Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 2 : Dieu existe-t-il ?

 

          Le but principal de la science sacrée étant de faire connaître Dieu, non seulement selon ce qu’il est en lui-même, mais encore selon .qu’il est le principe et la fin de toutes choses et spécialement de la créature raisonnable, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 7) ; pour exposer cette science dans toute son étendue, nous traiterons : — 1° De Dieu. — 2° Du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu. — 3° Du Christ qui, comme homme, est la voie par laquelle nous devons arriver à Dieu.

          Nous diviserons en trois parties nos considérations sur Dieu : nous considérerons ce qui regarde : 1° L’essence divine. — 2° La distinction des personnes. — 3° La manière dont les créatures procèdent de lui.

          A l’égard de l’essence divine, il faut examiner : — 1° Si Dieu existe. — 2° Comment il est, ou plutôt comment il n’est pas. — 3° Tout ce qui a rapport à son opération, c’est-à-dire sa science, sa volonté et sa puissance.

          Touchant l’existence de Dieu trois questions se présentent : — 1° L’existence de Dieu est-elle connue par elle-même ? (Cet article a pour objet de démontrer la vérité de cette parole de l’Ecriture : L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu (Ps. 52, 1), en établissant que l’existence de Dieu n’est pas une vérité évidente par elle-même.) — 2° Peut-on la démontrer ? (De nos jours, plusieurs philosophes ont soutenu qu’on ne pouvait démontrer l’existence de Dieu. Pascal le prétend dans ses Pensées. Cette opinion ayant été aussi avancée par des philosophes anciens, saint Thomas l’a combattue ici, comme il l’avait déjà fait dans sa Somme contre les Gentils (liv. 1, chap. 12).) — 3° Dieu existe-t-il ? (Cet article est une réfutation de l’athéisme et une démonstration de la première vérité exprimée dans le Symbole : Je crois en Dieu.)

 

Article 1 : L’existence de Dieu est-elle connue par elle-même ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’existence de Dieu soit connue par elle-même (Connue par elle-même, c’est-à-dire sans qu’on ait besoin d’avoir recours à un autre terme ; ce qui revient au même que si l’on disait évidente par elle-même.). Car nous considérons comme connues par elles-mêmes toutes les choses dont la connaissance est naturellement en nous, comme cela est évident pour les premiers principes. Or, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 1, chap. 1 et 3), la connaissance de l’existence de Dieu existe naturellement chez tout le monde. Donc l’existence de Dieu est connue par elle-même.

          Réponse à l’objection N°1 : Nous avons naturellement une connaissance générale et confuse de l’existence de Dieu en ce sens que Dieu est le souverain bonheur de l’homme ; car l’homme recherche naturellement ce qui doit le rendre heureux, et ce qu’il recherche naturellement il le connaît de même. Mais ce n’est pas là connaître absolument que Dieu existe, pas plus qu’on ne connaît Pierre lorsqu’on voit quelqu’un qui vient, bien que celui qui arrive soit Pierre lui-même. Car il y en a beaucoup qui placent le bonheur ou la béatitude de l’homme dans les richesses, d’autres dans la volupté, d’autres ailleurs.

 

          Objection N°2. On dit encore qu’on connaît par elles-mêmes toutes les choses que l’on connaît aussitôt que l’on sait les termes qui les constituent. C’est ce qu’Aristote attribue aux premiers principes de la démonstration (Post., liv. 1, chap. 2). Car, qu’on sache ce qu’est le tout et ce qu’est la partie, aussitôt on sait que le tout est plus grand que la partie. De même quand on sait ce que signifie le mot Dieu, on sait aussitôt que Dieu existe ; car ce mot signifie une chose telle qu’on ne peut pas en imaginer une plus grande. Or, ce qui existe tout à la fois en réalité et en pensée est plus grand que ce qui n’existe qu’en pensée. C’est pourquoi quand on a compris le nom de Dieu, aussitôt qu’on en a l’intelligence on en conclut qu’il existe en réalité. Donc l’existence de Dieu est connue par elle-même.

          Réponse à l’objection N°2 : Celui qui entend le nom de Dieu ne comprend pas qu’il signifie une chose telle qu’on ne puisse rien imaginer de plus grand, puisqu’il y en a qui ont cru que Dieu était corporel. Supposé encore que tout le monde attache ce sens au mot Dieu et qu’on entende par là tout ce qu’on peut imaginer de plus grand, il ne s’ensuit pas pour cela qu’on comprenne que ce que ce nom exprime existe réellement dans la nature, et qu’on ne le considère pas seulement comme une perception de l’intelligence ; car on ne peut conclure qu’il existe en réalité qu’autant qu’on accorde préalablement qu’il existe en réalité une chose si grande que la pensée ne peut rien concevoir au delà ; ce que n’accordent pas ceux qui nient l’existence de Dieu (Saint Thomas n’admettait pas, comme on le voit, la preuve de l’existence de Dieu, uniquement d’après l’idée qu’on en a ; il y voyait une pétition de principe. Voyez le même sentiment (Sum. cont. Gent., liv. 1, chap. 14).).

 

          Objection N°3. L’existence de la vérité est connue par elle-même. En effet, celui qui nie l’existence de la vérité accorde sa non-existence. Car si la vérité n’existe pas, il est vrai qu’elle n’existe pas. Et s’il y a quelque chose de vrai, il faut que la vérité existe. Or, Dieu est la vérité même, d’après ces paroles (Jean, 14, 6) : Je suis la voie, la vérité et la vie. Donc l’existence de Dieu est connue par elle-même.

          Réponse à l’objection N°3 : L’existence de la vérité en général est connue par elle-même, mais l’existence de la vérité première n’est pas une chose qui soit connue par elle-même par rapport à nous.

 

          Mais c’est le contraire. Car personne ne peut penser le contraire de ce qui est connu par lui-même, comme le dit Aristote (Met., liv. 4 text. 9 et Post., liv. 1, text. 5) à l’égard des premiers principes de la démonstration. Or, on peut penser le contraire de l’existence de Dieu d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 52, 1) : L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a. pas de Dieu. Donc l’existence de Dieu n’est pas connue par elle-même.

 

          Conclusion Puisque Dieu est son être et que nous ne savons pas ce qu’il est, cette proposition, Dieu existe, est évidente en elle-même, bien qu’elle ne le soit pas par rapport à nous.

          Il faut répondre qu’une chose peut être connue par elle-même de deux manières. Elle peut l’être en soi sans l’être par rapporta nous, et elle peut l’être tout à la fois de ces deux manières. Ainsi, une proposition est connue par elle-même quand l’attribut ou le prédicat est renfermé dans l’essence du sujet, comme : l’homme est un animal ; car l’animal est de l’essence de l’homme. Si tout le monde connaît l’attribut et le sujet de cette proposition, elle sera pour tout le monde connue par elle-même, comme on le voit évidemment pour les premiers principes des démonstrations dont les termes sont des choses communes que personne n’ignore, telles que l’être et le non-être, le tout et la partie. Mais s’il y en a qui ne connaissent ni le sujet ni le prédicat de la proposition, elle sera, autant qu’il est en elle, connue par elle-même, mais elle ne le sera pas pour ceux qui en ignorent le sujet et le prédicat. C’est pourquoi il arrive, comme dit Boëce (liv. De Hebd.), qu’il y a des conceptions générales de l’esprit qui ne sont connues par elles-mêmes que pour les philosophes, telles que celle-ci : Il n’y a pas de lieu pour les êtres spirituels. Je dis donc que cette proposition : Dieu existe, est, autant qu’il est en elle, connue par elle-même, parce que le prédicat ne fait qu’une même chose avec le sujet : car Dieu est son être, comme nous le démontrerons plus loin (quest. 3, art. 4). Mais, parce que nous ne savons pas ce qu’est Dieu, cette proposition ne nous est pas connue par elle-même, mais elle a besoin de nous être démontrée par des choses qui sont plus évidentes par rapport à nous et qui le sont moins quant à leur nature, c’est-à-dire par des effets.

 

Article 2 : Peut-on démontrer l’existence de Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse démontrer l’existence de Dieu. Car l’existence de Dieu est un article de foi. Or, les choses qui sont de foi ne sont pas susceptibles d’être démontrées, parce que la démonstration produit la science, tandis que la foi a pour objet ce qu’on ne voit pas, comme le dit l’Apôtre (Héb., chap. 11). Donc l’existence de Dieu ne peut se démontrer.

          Réponse à l’objection N°1 : L’existence de Dieu et toutes les choses que nous pouvons connaître en lui avec les lumières de la raison, comme le dit l’Apôtre (Rom., chap. 1), ne sont pas des articles de foi, mais des notions préliminaires qui y préparent. Car la foi présuppose les lumières naturelles, comme la grâce présuppose la nature, et la perfection ce qui est perfectible. Rien n’empêche cependant que ce qui est en soi susceptible d’être su et démontré, ne soit accepté comme un objet de foi par celui qui n’en saisit pas la démonstration.

 

          Objection N°2. Le moyen de démontrer une chose est de partir de ce qu’elle est. Or, à l’égard de Dieu nous ne pouvons savoir ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 1. chap. 4). Donc nous ne pouvons démontrer l’existence de Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Quand on démontre une cause par son effet, il est nécessaire pour démontrer l’existence de la cause de se servir de l’effet au lieu de la définition de la cause elle-même, et c’est ce que l’on fait par rapport à Dieu. En effet, pour prouver l’existence d’une chose, il est nécessaire de prendre pour moyen de démonstration le sens qu’on attache au mot qui l’exprime, mais non l’essence de la chose elle-même, puisque ce n’est qu’après avoir reconnu l’existence d’une chose qu’on examine ce qu’elle est. Or, les noms que nous donnons à Dieu sont empruntés aux effets qu’il produit, comme nous le montrerons plus loin (quest. 13, art. 1). Par conséquent, en démontrant l’existence de Dieu par ses effets, nous pouvons prendre pour moyen de démonstration le sens que l’on attache à son nom.

 

          Objection N°3. Si on démontrait l’existence de Dieu, ce serait uniquement d’après ses effets. Or, il n’y a pas de proportion entre Dieu et ses effets, puisqu’il est infini et que ses effets sont finis, et qu’il n’y a pas de proportion du fini à l’infini. Par là même qu’une cause ne peut pas être démontrée par un effet qui ne lui est pas proportionné, il semble donc qu’on ne puisse pas démontrer l’existence de Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Il n’est pas possible de connaître parfaitement une cause d’après ses effets s’ils n’ont pas de proportion avec elle. Mais un effet quelconque, s’il nous est connu, démontre évidemment l’existence de sa cause, comme nous l’avons dit dans le cours de cet article. C’est ainsi que nous pouvons démontrer l’existence de Dieu d’après ses effets, bien que nous ne puissions par le même moyen le connaître parfaitement dans son essence.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Paul dit (Rom., 1, 20) : Ce qu’il y a d’invisible en Dieu, les créatures qu’il a faites nous l’ont fait connaître (Ce passage de l’Ecriture n’est pas le seul qui prouve qu’on peut démontrer l’existence de Dieu par ses œuvres (voy. Sag., chap. 13, Ps. 135, Actes, chap. 14).). Or, il n’en serait pas ainsi si l’on ne pouvait démontrer l’existence de Dieu par ses œuvres. Car la première chose que l’on puisse connaître de quelqu’un c’est son existence.

 

          Conclusion Quoiqu’on ne puisse démontrer l’existence de Dieu à priori, on peut la démontrer à posteriori d’après ceux de ses effets qui nous sont les mieux connus.

          Il faut répondre qu’il y a deux sortes de démonstrations : l’une qui procède par la cause et qu’on appelle à priori, l’autre qui procède par l’effet et qu’on appelle à posteriori (Selon les termes de l’école, la première de ces démonstrations se nomme propter quid et la seconde quià. La démonstration à posteriori part de choses qui n’existent que postérieurement, mais que nous connaissons cependant antérieurement aux autres. Telles sont les créatures qui sont postérieures à Dieu, mais que nous connaissons avant lui.). Quand un effet nous est plus connu que sa cause, nous partons de l’effet pour arriver à la connaissance de la cause. Ainsi, d’après un effet quelconque on peut démontrer l’existence de sa cause propre, pourvu toutefois que cet effet nous soit plus connu que sa cause. Car, l’effet dépendant de la cause, du moment où l’effet existe il est nécessaire que la cause ait existé préalablement. Par conséquent, l’existence de Dieu, qui n’est pas évidente par elle-même par rapport à nous, peut nous être démontrée par ses effets que nous connaissons.

 

Article 3 : Dieu existe-t-il ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu n’existe pas. Car si de deux contraires l’un était infini, l’autre serait totalement détruit. Or, par le nom de Dieu on entend un bien infini. Par conséquent si Dieu existe, le mal ne doit pas exister. Mais comme il y a du mal dans le monde, il s’ensuit donc que Dieu n’existe pas.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Enchrid., chap. 11), Dieu étant souverainement bon, il ne permettrait jamais qu’il y eût quelque chose de mauvais dans ses œuvres, s’il n’avait assez de puissance et de bonté pour tirer le bien du mal même. Il appartient donc à sa bonté infinie de permettre que le mal existe et d’en tirer du bien.

 

          Objection N°2. Ce qui peut être fait par quelques principes ne doit pas être l’œuvre d’un plus grand nombre. Or, il semble que tout ce que nous voyons dans le monde pourrait être produit par d’autres principes dans l’hypothèse où Dieu n’existerait pas. Ainsi les choses naturelles seraient ramenées à un principe unique qui est la nature, et celles qui résultent de notre liberté seraient ramenées également à un principe unique qui est la raison ou la volonté humaine. Il n’est donc pas nécessaire d’admettre l’existence de Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : La nature agissant pour une fin déterminée sous la direction d’un agent supérieur, il est nécessaire qu’on rapporte à Dieu comme à leur cause première toutes les choses que la nature opère. De même tout ce que nous faisons d’après nos pensées doit être rapporté à une cause plus élevée que la raison et la volonté humaine. Car la raison et la volonté humaine sont choses changeantes et faillibles, et tout ce qui est faillible et changeant doit être ramené à un premier principe immobile et nécessaire par lui-même, comme nous l’avons vu (dans le corps de l’article.).

 

          Mais c’est le contraire. L’Ecriture fait dire à Dieu (Ex., 3, 10) : Je suis celui qui suis.

 

          Conclusion Il est nécessaire que dans la nature il y ait un premier moteur, une première cause efficiente, un être nécessaire qui ne vienne pas d’un autre, un être infiniment bon, excellent, étant par son intelligence le premier gouverneur et la fin dernière de toutes choses, enfin un être qui soit Dieu.

          Il faut répondre qu’on peut démontrer l’existence de Dieu de cinq manières (Ces cinq démonstrations sont indiquées dans Aristote ; mais saint Thomas les a fortifiées en les développant, et surtout en les dégageant d’une erreur dans laquelle sont tombés tous les philosophes anciens, l’erreur de l’éternité du monde, ce qui infirmait considérablement leurs raisonnements.). — La première preuve et la plus évidente est celle qu’on tire du mouvement. Car il est certain, et les sens le constatent, que dans ce monde il y a des choses qui sont mues. Or, tout ce qui est mû reçoit d’un autre le mouvement. Car aucun être n’est mû qu’autant qu’il est en puissance par rapport à l’objet vers lequel il est mû. Au contraire, une chose n’en meut une autre qu’autant qu’elle est en acte (Ces mots d’acte et de puissance ne doivent pas être pris dans leur acception actuelle. Pans la langue d’Aristote que reproduit ici saint Thomas, l’acte est pour un objet l’état opposé à la puissance. On dit, par exemple, que le juste est en puissance dans les lois, parce qu’il peut en être tiré ; on donne le nom de savant en puissance même à celui qui n’étudie pas, s’il a la faculté d’étudier. L’acte c’est l’être qui bâtit relativement à celui qui a la faculté de bâtir ; l’être qui est éveillé relativement à celui qui dort ; l’être qui voit par rapport à celui qui a les yeux fermés, tout en ayant la faculté de voir ; ce qui est fait par rapport à ce qui n’est point fait (Mét., liv. 9). Nous empruntons à Aristote lui-même ces exemples pour qu’on se fasse une juste idée de ces deux mots que saint Thomas emploie très fréquemment.). Car mouvoir n’est pas autre chose que de faire passer un être de la puissance à l’acte. Or, un être ne peut passer de la puissance à l’acte que par le moyen d’un être qui est en acte lui-même. C’est ainsi que ce qui est chaud en acte comme le feu rend le bois, qui est chaud en puissance, chaud en acte, et par là même il le meut et le consume. Mais il n’est pas possible que le même être soit tout à la fois et sous le même rapport en acte et en puissance ; il ne peut l’être que sous des rapports différents. Car ce qui est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance ; mais il est simultanément froid en puissance. Il est donc impossible que le même être meuve et soit mû sous le même rapport et de la même manière ou qu’il se meuve lui-même. Par conséquent, il faut que tout ce qui est mû le soit par un autre. Si donc celui qui donne le mouvement est mû lui-même, il faut qu’il l’ait été par un autre, et ainsi indéfiniment, parce que dans ce cas il n’y aurait pas de premier moteur, et par conséquent il n’y en aurait pas d’autre non plus. Car les seconds moteurs ne meuvent qu’autant qu’ils ont été mus eux-mêmes par un premier moteur. Ainsi, un bâton ne meut qu’autant qu’il est mû lui-même par la main de celui qui s’en sert. Il est donc nécessaire de remonter à un premier moteur qui n’est mû par aucun autre, et c’est ce premier moteur que tout le monde reconnaît pour Dieu (La manière dont Aristote a exposé cette preuve se trouve développée avec beaucoup de détails (Sum. cont. Gent., liv. 1, chap. 13) ; mais les preuves suivantes n’y sont qu’indiquées.). — La seconde preuve se déduit de la nature de la cause efficiente. En effet, dans les choses sensibles nous trouvons un certain enchaînement de causes efficientes. On ne trouve cependant pas et il n’est pas possible qu’une chose soit cause efficiente d’elle-même, parce qu’alors elle serait antérieure à elle-même, ce qui répugne. Il n’est pas possible non plus que pour les causes efficientes on remonte de causes en causes indéfiniment. Car, d’après la manière dont toutes les causes efficientes sont coordonnées, on trouve que la première est cause de celle qui tient le milieu, et celle qui tient le milieu est cause de la dernière, soit que les causes intermédiaires soient nombreuses ou qu’il n’y en ait qu’une. Comme en enlevant la cause on enlève aussi l’effet, il s’ensuit que, si dans les causes efficientes on n’admet pas une cause première, il n’y aura ni cause dernière, ni cause seconde. Or, si par les causes efficientes on remontait de cause en cause indéfiniment, il n’y aurait pas de cause efficiente première, et par conséquent il n’y aurait ni dernier effet, ni causes efficientes intermédiaires, ce qui est évidemment faux. Donc il est nécessaire d’admettre une cause efficiente première, et c’est cette cause que tout le monde appelle Dieu. — La troisième preuve est tirée du possible et du nécessaire, et on l’expose ainsi. Dans la nature nous trouvons des choses qui peuvent être et ne pas être, puisqu’il y en a qui naissent et qui meurent, et qui peuvent, par conséquent, être et ne pas être. Or, il est impossible que de tels êtres existent toujours, parce que ce qui peut ne pas exister n’existe pas en certain temps. Donc, si tous les êtres ont pu ne pas exister, il y a eu un temps où rien n’existait. S’il en était ainsi, rien n’existerait encore maintenant, parce que ce qui n’existe pas ne peut recevoir la vie que par ce qui existe. Si donc aucun être n’eût existé, il eût été impossible que quelque chose commençât à exister, et par conséquent rien n’existerait, ce qui est évidemment faux. Donc tous les êtres ne sont pas des possibles, mais il faut qu’il y ait dans la nature un être nécessaire. Or, tout être nécessaire emprunte à une autre cause sa nécessité d’être, ou il la tient de lui-même. On ne peut dire qu’il l’emprunte à une autre cause, parce que pour les causes nécessaires on ne peut pas plus que pour les causes efficientes aller indéfiniment de cause en cause, comme nous venons de le démontrer. Donc il faut admettre un être qui soit nécessaire par lui-même, qui ne tire pas d’ailleurs la cause de sa nécessité, mais qui donne au contraire aux autres êtres tout ce qu’ils ont de nécessaire, et c’est cet être que tout le monde appelle Dieu. — La quatrième preuve est prise des divers degrés qu’on remarque dans les êtres. En effet, on remarque dans la nature quelque chose de plus ou moins bon, de plus ou moins vrai, de plus ou moins noble, et il en est ainsi de tout le reste. Or, le plus et le moins se disent d’objets différents, suivant qu’ils approchent à des degrés divers de ce qu’il y a de plus élevé. Ainsi, un objet est plus chaud à mesure qu’il s’approche davantage de la chaleur portée au degré le plus extrême. Il y a donc quelque chose qui est le vrai, le bon, le noble, et par conséquent l’être par excellence : car le vrai absolu est l’être absolu, comme le dit Aristote (Met., liv. 2, chap. 4). Or, ce qu’il y a de plus élevé dans un genre est cause de tout ce que ce genre renferme. Ainsi, puisque le feu, qui est tout ce qu’il y a de plus chaud, est cause de ce qui est chaud, comme le dit le même philosophe (loc. cit.), il y a donc quelque chose qui est cause de ce qu’il y a d’être, de bonté et de perfection dans tous les êtres, et c’est cette cause que nous appelons Dieu. — La cinquième preuve est empruntée au gouvernement du monde. En effet, nous voyons que les êtres dépourvus d’intelligence, comme les êtres matériels, agissent d’une manière conforme à leur fin : car on les voit toujours, ou du moins le plus souvent, agir de la même manière pour arriver à ce qu’il y a de mieux. D’où il est manifeste que ce n’est point par hasard, mais d’après une intention qu’ils parviennent ainsi à leur fin. Or, les êtres dépourvus de connaissances ne tendent à une fin qu’autant qu’ils sont dirigés par un être intelligent qui la connaît : comme la flèche est dirigée par le chasseur. Donc il y a un être intelligent qui conduit toutes les choses naturelles à leur fin, et c’est cet être qu’on appelle Dieu.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.