Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 3 : De
la simplicité de Dieu
Après
avoir connu l’existence d’un être, il reste à examiner comment il existe pour
qu’on sache ce qu’il est. Or, comme on ne peut savoir à l’égard de Dieu ce
qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas, nous ne pouvons rechercher
comment il existe, mais plutôt comment il n’existe pas. Il faut donc examiner :
— 1° Comment il n’existe pas. — 2° De quelle manière nous le connaissons. — 3°
De quelle manière nous le nommons. — Or, on peut montrer commet t Dieu n’existe
pas, en éloignant de lui tout ce qui ne lui convient pas, comme la composition,
le mouvement et les autres choses semblables. — Il faut donc s’occuper 1° de la
simplicité de Dieu, qui écarte de lui toute composition. Et parce que dans les
choses corporelles les choses simples sont imparfaites et qu’elles sont des
parties, nous nous occuperons 2° de sa perfection ; 3° de son infinité ; 4° de
son immutabilité, et 5° de son unité.
A
l’égard de sa simplicité huit questions se présentent : — 1° Dieu est-il un
corps ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des anciens philosophes qui
n’admettaient que des causes matérielles, et qui voulaient expliquer la
formation du monde par le feu, l’eau, ou par d’autres éléments ; des gentils
qui avaient déifié les êtres matériels , des
anthropomorphites qui se figuraient Dieu sous des formes matérielles, et des
manichéens qui appelaient Dieu la substance de la lumière se répandant dans un
espace infini.) — 2° Est-il composé de matière et de forme ? (Cet article est
une réfutation de l’erreur des anciens qui ont considéré Dieu comme l’âme du
monde ; et de l’hérésie des agaréniens, qui
prétendaient que Dieu avait une âme d’une substance inférieure à son essence.
Ces hérétiques parurent au VIIe siècle,
ils renoncèrent à l’Evangile pour professer l’Alcoran, et on leur donna le nom
d’agaréniens, parce qu’ils se rattachèrent aux Arabes
qui descendent d’Ismaël, fils d’Agar.) — 3° Y a-t-il en lui composition de
l’essence ou de la nature et du sujet ? (Cet article est une réfutation de
l’erreur de Gilbert de la Porée, qui prétendait que
l’essence ou la nature de Dieu différait de sa divinité, que sa sagesse, sa
bonté, sa grandeur, n’étaient pas Dieu, mais la forme par laquelle il est Dieu.
Il faisait des attributs de Dieu et de la Divinité, des formes différentes, et
regardait Dieu comme la collection de ces formes. Il fut condamné par un
concile qui se tint à Reims en 1148 ; et la doctrine de saint Thomas vint par
conséquent à l’appui de la sentence de ce concile. Les scotistes distinguent
les attributs de Dieu de son essence, mais ils échappent à l’erreur de Gilbert
de la Porée, en admettant que ces attributs naissent
nécessairement de l’essence comme de leur source ou de leur principe.) — 4° Y
a-t-il en lui composition de l’essence et de l’être ? (Cet article est le
commentaire de ce passage de l’Ecriture où le Seigneur répond à Moïse, qui lui
demande son nom : Je suis celui qui suis
; tu diras aux enfants d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous (Ex., 3, 13).) — 5° Y a-t-il en lui
composition du genre et de la différence ? (Cet article est une démonstration
rationnelle de la vérité des paroles d’Innocent III, qui dit au concile de
Latran : Firmiter credimus et simpliciter confitemur quod Deus verus est simplex omninò.) —
6° Y a-t-il composition du sujet et de l’accident ? (Cette question est le
développement de toutes les précédentes, et elle a, comme elles, pour but
d’établir l’absolue simplicité de Dieu.) — 7° Est-il composé de quelque manière
ou est-il absolument simple ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des arnaudistes, ou des disciples d’Arnaud de Villeneuve, qui
admettaient en Dieu quelque chose de composé. Cette hérésie parut sur la fin du
XIIIe siècle, et se trouve
ici, comme beaucoup d’autres, détruite à l’avance.) — 8° Entre-t-il dans la
composition des autres êtres ? (Saint Thomas indique lui-même les erreurs qu’il
a eu l’intention de combattre dans cet article ; ce sont celles des anciens
philosophes que rapporte saint Augustin ; celle d’Amaury, qui soutenait que
Dieu est l’essence de toutes les créatures et l’être de toutes choses, et qui
fut condamné par Innocent III au concile général de Latran ; celle de David de
Dinant, qui confondit Dieu avec la matière première. On peut y ajouter les
panthéistes modernes. L’Ecriture condamne d’ailleurs
expressément toutes ces différentes erreurs. Voyez Spéc.
Ps. 101, 26 : Dès le commencement, Seigneur, vous avez fondé la terre, etc.)
Article
1 : Dieu est-il corporel ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu soit un corps. Car le corps est ce qui a trois
dimensions. Or, l’Ecriture sainte attribue à Dieu trois dimensions. Car il est
dit dans Job (11, 18) : Il est plus élevé
que le ciel, que ferez-vous ? Il est plus profond que l’enfer, comment le
connaîtrez-vous ? Il est plus long que la terre et plus large que la mer.
Donc Dieu est un corps.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 9), l’Ecriture
sainte nous présente les choses spirituelles et divines sous des images
corporelles. Ainsi quand elle attribue à Dieu une triple dimension, elle
désigne sous l’emblème de la quantité corporelle la quantité virtuelle qui est
en lui. En effet par la profondeur elle marque la faculté qu’il a de connaître
les choses les plus secrètes, par la hauteur sa supériorité sur toutes choses,
par la longueur la durée de son être, par la largeur l’étendue de son amour qui
comprend tout. Ou, comme le dit saint Denis (De div. nom.,
chap. 9), par la profondeur de Dieu on entend l’incompréhensibilité de son
essence ; par la longueur, l’étendue de sa vertu qui pénètre toutes choses ;
par la largeur, la diffusion de son être sur toutes ses créatures, selon qu’il
les embrasse toutes sous sa protection.
Objection
N°2. Tout ce qui est figuré est un corps, puisque la figure est une qualité qui
se rapporte à la quantité. Or, Dieu semble avoir une figure. Car il est écrit
dans la Genèse (1, 26) : Faisons l’homme
à notre image et à notre ressemblance. Le mot image et le mot figure
sont synonymes, d’après ces paroles de l’Apôtre qui dit (Héb., 1, 3) que le Christ est la splendeur de la gloire du Père et la
figure de sa substance, c’est-à-dire l’image. Donc Dieu est un corps.
Réponse
à l’objection N°2. Il faut répondre au second, que quand on dit que l’homme est
à l’image de Dieu on ne parle pas de son corps, mais de la partie de son être
qui le place au-dessus des autres animaux. C’est pourquoi dans la Genèse, après
avoir dit (1, 26) : Faisons l’homme à
notre image et à notre ressemblance, le texte sacré ajoute : pour qu’il commande aux poissons de la mer.
Or, l’homme l’emporte sur tous les animaux par la raison et l’intelligence.
C’est donc par la raison et l’intelligence, qui sont immatérielles, qu’il est à
l’image de Dieu.
Objection
N°3. Tout ce qui a des parties corporelles est un corps. Or, l’Ecriture
attribue à Dieu des parties corporelles. Car il est dit (Job, 40, 4) : Si vous avez un bras comme Dieu, et dans
les Psaumes (Ps. 33, 16 ; 118, 16) : Les yeux du Seigneur se reposent sur les
justes, et la droite du Seigneur a,
produit la force. Donc Dieu est un corps.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans l’Ecriture on attribue à Dieu des parties corporelles
d’après une certaine analogie fondée sur la nature de ses actes. Ainsi l’acte
de l’œil étant de voir, quand on parle de l’œil de Dieu on veut seulement
exprimer la faculté qu’il a de voir, non pas d’une manière matérielle, mais
d’une façon spirituelle. Et il en est de même des autres parties.
Objection
N°4. Il n’y a qu’un corps qui puisse prendre une pose quelconque. Or, dans
l’Ecriture il est dit : J’ai vu le
Seigneur assis (Is., 6, 1). Le Seigneur est debout pour juger (Is., 3,
13). Donc Dieu est un corps.
Réponse
à l’objection N°4 : On n’attribue à Dieu des poses différentes que par
métaphore. Ainsi on dit qu’il est assis pour signifier par cette image son
immobilité et son autorité, et on le dit debout pour exprimer la force qu’il
déploie en combattant tout ce qui lui est opposé.
Objection
N°5. Il n’y a qu’un corps ou quelque chose de corporel qui puisse être un terme
local vers lequel on marche ou duquel on s’éloigne. Or, dans l’Ecriture Dieu
est désigné comme un terme local. Allez
vers lui et vous serez éclairés (Ps.
33, 16). Ceux qui s’éloignent de vous
verront leurs noms écrits sur la terre (Jer., 17,
13). Donc Dieu est un corps.
Réponse
à l’objection N°5 : On ne s’approche pas de Dieu en franchissant corporellement
un espace, puisqu’il est partout, mais on s’en approche ou on s’en éloigne
d’après les dispositions du cœur. Ainsi ces expressions qu’on emprunte au
mouvement local sont métaphoriques et ne doivent s’entendre que des affections
spirituelles (Voyez pour le développement de cette question, Sum. cont. Gent., chap. 20).
Mais
c’est le contraire. Car il est dit (Jean, 4, 24) : Dieu est esprit.
Conclusion
Dieu étant le premier moteur immobile, le premier être, le plus parfait de
tous, il est impossible qu’il soit un corps.
Il
faut répondre absolument que Dieu n’est pas un corps, ce qui peut se démontrer
de trois manières : 1° Parce qu’aucun corps ne meut sans avoir été mû, comme on
le voit en les examinant tous en particulier. Or, nous avons montré plus haut
(quest. 2, art. 3) que Dieu est le premier moteur immobile ; il est donc
évident qu’il n’est pas un corps. — 2° Parce qu’il est nécessaire que l’être
premier soit en acte et qu’il ne soit d’aucune manière en puissance. Car,
quoique dans un seul et même être qui passe de la puissance à l’acte, la
puissance soit d’une priorité de temps antérieur à l’acte, cependant,
absolument parlant, l’acte (L’acte, comme on le voit, tel qu’on le comprend
dans la théorie péripatéticienne, n’a absolument rien de commun avec l’acte
moderne. L’acte moderne est un simple effet, une modification ; il n’est rien
par lui-même. Pure abstraction quand il est pris indépendamment de sa cause, il
n’a de réalité qu’autant qu’il lui est rattaché… Au contraire, l’acte
péripatéticien est absolu ; il est par lui-même ; il se rattache si peu par sa
nature à la puissance, qu’il n’est pur et parfait qu’autant qu’il a brisé les
liens qui l’unissent à elle. Seul il possède l’énergie, la force, la vie,
l’existence positive. Enfin l’acte pour Aristote, c’est l’être dans toute sa
plénitude (Vacherot, Théorie des premiers
principes, etc., p. 31, 32).) est antérieur à la
puissance, parce que ce qui est en puissance n’est réduit en acte que par l’être
qui est en acte lui-même. Or, nous avons démontré plus haut (quest, préc., art. 3) que Dieu est l’être premier. Il est donc
impossible qu’en lui il y ait quelque chose en puissance. Et, comme tout corps
est en puissance, puisque par là même qu’il est continu il est divisible à
l’infini, il s’ensuit qu’il est impossible que Dieu soit un corps. — 3° Parce
que Dieu est le plus noble de tous les êtres, comme il est évident d’après ce
que nous avons dit (quest. préc., art. 3). Il est impossible en effet qu’un corps soit le
plus noble des êtres. Car un corps est vivant ou il ne l’est pas. S’il est
vivant, il est évidemment plus noble que celui qui ne l’est pas. Mais un corps
vivant ne vit pas en tant que corps, parce qu’alors tous les corps vivraient.
Il faut donc qu’il vive par le moyen d’un autre être, comme notre corps vit par
le moyen de l’âme. Et comme ce qui fait vivre le corps est plus noble que lui,
il en résulte qu’il est impossible que Dieu soit un corps.
Article
2 : Dieu est-il composé de matière et de forme ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu soit composé de matière et de forme. Car tout ce qui a une âme est composé de matière et de forme, puisque l’âme
est la forme du corps. Or, l’Ecriture attribue à Dieu une âme. Car saint Paul
fait dire à Dieu (Héb.,
10, 38) : Mon juste vit de la foi ; s’il
se soustrait à son joug, il ne plaira plus à mon âme. Donc Dieu est composé
de matière et de forme.
Réponse
à l’objection N°1 : On attribue à Dieu une âme par suite de l’analogie de ses
actes avec les nôtres. Ainsi, comme ce que nous voulons est l’œuvre de notre
âme, on applique à l’âme de Dieu ce qui est le fruit de sa volonté.
Objection
N°2. La colère, la joie et les autres passions semblables appartiennent à un
être composé, comme on le voit (De anim., liv. 1, text.
12, 14 et 15). Or, l’Ecriture attribue à Dieu ces passions. Car il est dit (Ps. 105, 40) : Le Seigneur s’est irrité avec fureur contre son peuple. Donc il y a
en Dieu matière et forme.
Réponse
à l’objection N°2 : On attribue à Dieu la colère et d’autres passions
semblables, d’après l’analogie de leurs effets. Ainsi le propre de la colère
étant de punir, on donne métaphoriquement le nom de colère aux punitions qu’il
inflige.
Objection
N°3. La matière est le principe de l’individualité. Or, Dieu est un être
individuel, car son nom ne convient pas à une multitude d’autres. Donc il est
composé de matière et de forme.
Réponse
à l’objection N°3 : Les formes que la matière reçoit sont individualisées par
la matière, parce que la matière étant le sujet premier qui supporte
l’existence, elle ne peut exister dans un autre être, tandis que la forme
considérée en elle-même peut, s’il n’y a pas d’obstacle, être revêtue par
plusieurs êtres. Quant à la forme (Sur la forme et ses différentes acceptions
voir la Met. d’Aristote, liv. 7), qui n’est pas susceptible d’être reçue par la
matière, mais qui subsiste par elle-même, elle est individualisée par là même
qu’elle ne peut exister dans un autre être. Dieu étant une forme semblable, il
ne s’ensuit pas qu’il soit composé de matière.
Mais
c’est le contraire. Tout être composé de matière et de forme est un corps ; car
la première propriété de la matière est d’avoir des dimensions. Or, Dieu n’est pas
un corps, comme nous l’avons prouvé (art. préc). Il
n’est donc pas composé de matière et de forme.
Conclusion
Dieu étant un acte pur, le premier bien et le bien par excellence, le premier
agent absolument, il n’y a point en lui de matière.
Il
faut répondre qu’il est impossible que Dieu soit composé de matière. 1° Parce
que la matière est ce qui existe en puissance (La matière, d’après les théories
péripatéticiennes, est ce qui n’a en soi ni forme, ni quantité, ni aucun autre
attribut, mais qui est susceptible de recevoir toutes ces qualités.). Or, nous
avons prouvé (quest. 2, art. 3) que Dieu est un acte pur, n’ayant rien de
potentiel. Il est donc impossible qu’il soit composé de matière et de forme. 2°
Tout être composé de matière et de forme doit sa bonté et sa perfection à sa
forme ; par conséquent, il faut qu’il soit bon par participation, selon que la
matière participe à la forme. Or, le souverain bien, le bien par excellence,
qui est Dieu, ne peut pas être un bien de participation ou d’emprunt, parce que
le bien par essence est antérieur au bien par participation. Par conséquent, il
est impossible que Dieu soit composé de matière et de forme. 3° Tout agent
agissant par sa forme, il s’ensuit qu’il est comme forme ce qu’il est comme
agent. Ainsi, l’être premier qui agit par lui-même doit être forme avant tout
et par lui-même. Or, Dieu étant le premier agent puisqu’il est la première
cause efficiente, comme nous l’avons prouvé (quest. préc., art. 3), il s’ensuit qu’il
est forme par son essence et qu’il n’est pas composé de matière et de forme.
Article
3 : Dieu est-il la même chose que son essence ou sa nature ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas la même chose que son essence ou sa nature.
Car rien n’existe en soi-même. Or, on dit que l’essence ou la nature de Dieu
qui est sa divinité existe en Dieu ; donc il semble que Dieu ne soit pas la
même chose que son essence ou sa nature.
Réponse
à l’objection N°1 : Nous ne pouvons parler des êtres simples qu’en les
assimilant aux êtres composés d’où nous tirons nos connaissances. C’est
pourquoi quand nous parlons de Dieu nous nous servons de mots concrets pour
exprimer sa substance, parce que nous ne voyons autour de nous que des
substances d’êtres composés, et nous nous servons de mots abstraits pour
exprimer sa simplicité. Par conséquent quand nous parlons de la divinité, de la
vie, ou de quelque autre attribut de Dieu, il faut attribuer cette diversité
d’objets à notre manière de concevoir, sans supposer qu’elle existe réellement.
Objection
N°2. L’effet est semblable à sa cause, parce que tout agent produit son
semblable. Or, dans les choses créées le suppôt n’est pas la même chose que sa
nature ; ainsi l’homme n’est pas la même chose que son humanité : donc Dieu
n’est pas la même chose que sa divinité.
Réponse
à l’objection N°2 : Les effets produits par Dieu lui ressemblent autant que
possible, mais imparfaitement, et c’est cette imperfection qui fait qu’on ne
peut représenter ce qui est simple et un que par beaucoup d’objets. D’où il
résulte dans les êtres une composition qui fait qu’en eux le suppôt n’est pas
la même chose que la nature.
Mais
c’est le contraire. Il est dit de Dieu qu’il est la vie, et non pas seulement
qu’il est vivant, comme on le voit dans saint Jean (Jean, 14, 6) : Je suis la voie, la vérité et la vie.
Or, la vie est aux êtres vivants ce que la divinité est à Dieu. Donc Dieu est
la divinité même.
Conclusion
Dieu n’étant pas composé de matière et de forme, il est la même chose que son
essence et sa nature.
Il
faut répondre que Dieu est la même chose que son essence ou sa nature. Pour le
comprendre, il faut savoir que dans les choses composées de matière et de forme
il est nécessaire que le suppôt diffère de l’essence ou de la nature, parce que
l’essence ou la nature ne comprend que ce qui est strictement renfermé dans la
définition de l’espèce. Ainsi, l’humanité comprend en soi tout ce qui entre
dans la définition de l’homme, et n’exprime que les qualités nécessaires pour
le constituer. Mais la matière individuelle n’entre pas avec tous les accidents
qui l’individualisent dans la définition de l’espèce. Ainsi, dans la définition
de l’homme, on ne fait entrer ni les chairs, ni les ossements, ni la couleur
blanche ou noire, ni d’autres accidents de cette nature. Par conséquent la
chair, les os et tous les autres accidents qui déterminent la matière en
particulier ne sont pas compris dans l’humanité, quoiqu’ils soient renfermés
dans ce qui constitue la nature de l’homme. D’où l’on voit que l’homme a en lui
quelque chose que n’a pas l’humanité, et c’est pour ce motif que l’homme et
l’humanité ne sont pas absolument la même chose. L’humanité est la partie
formelle de l’homme, parce que les principes qui la définissent sont dans un
rapport formel avec la matière qui les individualise. — Pour les choses qui ne
sont pas composées de matière et de forme, et qui ne doivent pas leur
individualisation à une matière individuelle, c’est-à-dire à telle ou telle
matière déterminée, mais dont les formes s’individualisent par elles-mêmes, il
faut que ces formes soient des suppôts subsistant par eux-mêmes, et par
conséquent il ne peut y avoir en elles de différence entre leurs suppôts et
leur nature. Ainsi, Dieu n’étant composé ni de matière, ni de forme, comme nous
l’avons vu (art. préc), il faut qu’il soit sa
divinité, sa vie et tout ce qu’on peut affirmer de lui (En Dieu il y a identité
entre le sujet et les attributs.).
Article
4 : En Dieu l’essence est-elle la même chose que l’être ?
Objection
N°1. Il semble qu’en Dieu l’essence et l’être ne soient pas une même chose. Car
s’il en est ainsi, il n’y a rien alors à ajouter à l’être de Dieu. Or, l’être
auquel on n’ajoute rien est l’être en général qui est le prédicat de tous les
êtres. Par conséquent Dieu serait un être commun applicable à tous les êtres,
ce qui est faux, puisqu’il est dit au livre de la Sagesse (14, 21) : Ils ont donné au bois et à la terre le nom
de Dieu qui est incommunicable. Donc l’être de Dieu n’est pas son essence.
Réponse
à l’objection N°1 : On peut comprendre de deux manières qu’on n’ajoute pas
quelque chose à un être. Dans un sens cela peut signifier qu’il est dans la
nature de l’être qu’on ne lui ajoute rien, comme il est dans la nature de
l’animal déraisonnable d’être sans raison. Dans un autre sens on entend qu’on
n’ajoute rien à un être parce qu’il n’est pas dans sa nature qu’on lui ajoute
quelque chose. Ainsi l’animal en général est sans raison, parce qu’il n’est pas
dans la nature de l’animal en général d’avoir de la raison, comme il n’est pas
non plus dans sa nature d’en manquer. Dans le premier sens l’être auquel on
n’ajoute rien est l’être divin ; dans le second c’est l’être en général
(C’est-à-dire qu’il n’y a que Dieu dont la nature soit telle qu’on n’y puisse
rien ajouter ; l’être en général est tel qu’il n’est pas dans sa nature qu’on
lui ajoute quelque chose, parce que rien ne lui est dû ; mais on peut lui
ajouter.).
Objection
N°2. Nous pouvons savoir si Dieu existe, comme nous l’avons vu (quest. 2, art.
2, réponse N°3), mais nous ne pouvons savoir ce qu’il est. Donc il n’y a pas
identité entre son être et sa nature ou son essence.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mot être
s’emploie en deux sens. D’une part il signifie l’acte par lequel l’être existe,
de l’autre il a le sens de la proposition composée que forme notre esprit en
joignant l’attribut au sujet. Dans le premier sens nous ne pouvons pas plus
connaître l’existence de Dieu que son essence ; nous ne connaissons son
existence que de la seconde manière. Car nous savons que cette proposition que
nous formulons sur Dieu lorsque nous disons : Dieu existe, est vraie, et nous le savons, comme nous l’avons dit
(quest. 2, art. 2), d’après ses effets (Cette même question est très développée
Sum. cont. Gent., liv. 1, chap. 22).
Mais
c’est le contraire. Saint Hilaire dit (De
Trin., liv. 7) : En Dieu l’être n’est pas un accident, mais une vérité
subsistante (Boëce a dit aussi (De Trin., chap. 3) : Divina substantia est ipsum esse et ab eô est esse.).
Conclusion
Dieu étant la première cause efficiente, un acte pur, et absolument le premier
de tous les êtres, son essence et son être ne sont pas distincts.
Il
faut répondre que non seulement Dieu est son essence, comme nous l’avons vu
(art. préc), mais qu’il est encore son être ; ce
qu’on peut prouver de plusieurs manières. 1° Parce que tout ce qui se trouve
clans un être en dehors de son essence a été nécessairement produit, soit par
les principes même de son essence, comme les accidents propres à l’espèce et qui
en découlent naturellement, tels que la faculté de rire dans l’homme, qui
résulte en effet des principes essentiels à son espèce ; soit par une cause
extérieure, comme la chaleur qui est dans l’eau provient du feu. Si donc l’être
d’une chose diffère de son essence, il est nécessaire que l’être de cette chose
ait été produit par une cause extérieure ou par les principes essentiels de son
essence. Or, il est impossible que l’être d’une chose soit produit uniquement
par ses principes essentiels, parce qu’aucune des choses qui sont produites ne
peut être à elle seule la cause de son être. Il faut donc que les choses où il
y a une différence entre l’être et l’essence aient été produites par une cause
extérieure, ce qu’on ne peut dire de Dieu, puisque nous avons reconnu qu’il était
la première cause efficiente. Il est donc impossible qu’en Dieu l’être soit une
chose et l’essence une autre. 2° Parce que l’être est l’actualité de la forme
ou de la nature. Car la bonté ou l’humanité n’existent en acte qu’autant
qu’elles ont l’être. Il faut donc que l’être soit à l’essence qui en diffère ce
que l’acte est à la puissance. Et par là même qu’il n’y a rien en Dieu qui soit
seulement en puissance, comme nous l’avons vu (quest. 2, art. 3), il s’ensuit
que l’essence n’est pas en lui autre chose que son être. Donc elle est son
être. 3° Parce que comme ce qui est enflammé, sans être du feu, n’est chaud que
par participation, de même ce qui a l’être, sans être
l’être n’a qu’une existence empruntée. Or, Dieu est son essence, comme nous
l’avons vu (art. préc). S’il n’était pas son être il
n’existerait donc que par participation et non par essence. Il ne serait donc
pas le premier être, ce qu’il est absurde de dire. Donc Dieu est son être et
n’est pas seulement son essence (Cette proposition équivaut à celle-ci : en
Dieu l’être n’est pas un accident, mais il est sa substance même ou son
essence.).
Article
5 : Dieu appartient-il à un genre quelconque ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu appartienne à un genre. Car la substance est un être
qui subsiste par lui-même, ce qui convient parfaitement à Dieu. Donc Dieu est
du genre de la substance.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot de substance n’indique pas seulement l’être par soi
; parce que l’être ne peut pas être un genre par lui-même, comme nous l’avons
montré dans le corps de cet article ; mais il exprime l’essence à laquelle il
convient d’être par elle-même, sans que son être soit son essence. Ainsi il est
évident que Dieu n’est pas du genre de la substance (Saint Thomas s’étant fait
cette même objection (Sum. cont. Gent., liv. 1, chap. 25), il y
répond plus longuement. Sa réponse porte sur la définition de la substance, et
il dit, d’après Aristote, que la substance n’est point l’attribut d’un sujet (Mét., liv. 7, in prior.), mais qu’elle exprime la qualité
de la chose, c’est-à-dire ce dont tout le reste est attribut, et qu’elle ne
comprend pas l’être par soi.).
Objection
N°2. Chaque chose a pour mesure une chose du même genre. Ainsi les longueurs et
les nombres ont pour mesure le nombre. Or, Dieu est la mesure de toutes les
substances, comme le prouve le commentateur d’Aristote (Ce mot désigne Averroës, qui avait reçu le nom de Commentateur par excellence, parce que ses ouvrages embrassaient
tout Aristote.) (Met., liv. 10). Donc
Dieu est du genre de la substance.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette objection repose sur la mesure proportionnelle. Il
faut en effet que cette mesure soit de même nature que l’objet auquel on
l’applique. Mais Dieu n’est dans ce sens la mesure d’aucun être. On dit
seulement qu’il est la mesure de toutes choses, parce que leur être est en
raison de ce qu’elles approchent plus ou moins de lui (Il ressort de cet
article un corollaire important, c’est que Dieu ne peut être défini, et qu’on
ne peut le démontrer qu’à posteriori.).
Mais
c’est le contraire. Le genre est rationnellement antérieur à ce qu’il renferme.
Or, rien n’est antérieur à Dieu ni réellement, ni rationnellement. Donc Dieu
n’est d’aucun genre.
Conclusion
Dieu étant un acte pur, et son essence n’étant pas distinguée de son être, par
là même qu’il est le principe de tous les genres, il ne peut appartenir ni être
ramené à aucun.
Il
faut répondre qu’une chose appartient à un genre de deux manières : 1° d’une
manière absolue et propre, c’est ainsi que l’espèce est contenue dans le genre
; 2° par réduction, comme les principes et les privations. C’est ainsi que le
point et l’unité se ramènent au genre de la quantité comme en étant les
principes. La cécité et toute autre privation se ramènent au genre d’habitude
auxquelles elles correspondent. Or, Dieu n’appartient à un genre d’aucune de
ces deux manières. En effet, on peut prouver de trois façons qu’il ne peut être
l’espèce d’aucun genre : 1° parce que l’espèce comprend le genre et la
différence ; la chose d’où se tire la différence qui constitue l’espèce est
toujours à celle d’où se tire le genre ce que l’acte est à la puissance. Car
l’animal se prend de la nature sensitive d’une manière concrète, puisqu’on
donne le nom d’animal à tout ce qui a une nature
sensitive, et le raisonnable se tire de la nature intelligente, puisqu’on
appelle raisonnable tout ce qui comprend. Or, l’intelligence est à la
sensibilité ce que l’acte est à la puissance. Il en est évidemment de môme de
tout le reste. Par conséquent, puisqu’en Dieu la puissance n’est pas jointe à
l’acte, il est impossible qu’il soit comme une espèce comprise dans un genre.
2° Parce que l’être de Dieu étant son essence, comme nous l’avons prouvé (art. préc), si Dieu appartenait à un genre, il faudrait que son
genre fût l’être. Car le genre signifie l’essence même de la chose, puisqu’on
renferme en lui tout ce qui constitue la chose elle-même. Or, Aristote montre (Met., liv. 3, text.
10) que l’être ne peut pas être un genre. Car tout genre a des différences qui
sont en dehors de son essence. Or, on ne pourrait trouver aucune différence en
dehors de l’être, parce que le non-être ne peut constituer une différence. D’où
il suit que Dieu n’est d’aucun genre. 3° Parce que tous les êtres qui
appartiennent à un genre ont de commun la quiddité ou l’essence du genre qui
leur convient en ce qu’il a d’essentiel, mais ils diffèrent quant à leur être.
Ainsi, l’être d’un homme et d’un cheval n’est pas le même, pas plus que celui
de tel ou tel homme en particulier. Il faut par conséquent que, quels que
soient les êtres qui appartiennent à un genre, il y ait différence entre leur
être et leur essence. Or, en Dieu cette différence n’existe pas, comme nous
l’avons vu (art. préc). Donc il est manifeste que
Dieu n’appartient pas à un genre comme une espèce. D’où il est évident qu’il
n’a ni genre, ni différence, et qu’on ne peut le définir et le démontrer que
par ses effets, parce que la définition se fait d’après le genre et la
différence, et c’est sur elle que repose la démonstration. — Dieu ne peut pas
être non plus, comme principe, ramené à un genre quelconque. C’est évident,
parce qu’un principe qu’on ramène à un genre quelconque ne s’étend pas au delà
de ce genre. Ainsi, le point n’est le principe que de la quantité continue et
l’unité de la quantité discontinue. Or, Dieu est le principe de tout être,
comme nous le montrerons plus loin (quest. 44, art. 1). Par conséquent, il
n’est contenu dans aucun genre comme principe.
Article
6 : Y a-t-il en Dieu des accidents ?
Objection
N°1. Il semble qu’en Dieu il y ait des accidents. En effet, un accident ne peut
jamais être une substance, comme le dit Aristote (Phys., liv. 1, text. 27 à 30). Ce qui est
accident dans un être ne peut donc pas être substance dans un autre. C’est
ainsi qu’on prouve que la chaleur n’est pas la forme substantielle du feu parce
qu’elle est un accident dans d’autres êtres. Or, la sagesse, la vertu et toutes
les qualités analogues, qui sont en nous des accidents, sont attribuées à Dieu.
Donc elles sont aussi en Dieu des accidents.
Réponse
à l’objection N°1 : La vertu et la sagesse ne se disent pas de Dieu et de nous univoquement (Univoquement ; cette expression se rencontrera assez souvent.
D’après le langage de l’école, deux mots sont employés univoquement quand ils signifient absolument la même chose, et
qu’ils se rapportent absolument au même genre. On appelle aussi cause univoque celle qui produit un effet du
même genre qu’elle. Ainsi l’homme
engendre l’homme ; voilà une cause
univoque.), comme nous le verrons (quest. 13, art. 5). Par conséquent il ne
s’ensuit pas qu’elles soient en Dieu des accidents, comme en nous.
Objection
N°2. En tout genre il y a un être premier. Or, il y a beaucoup de genres
d’accidents. Si les premiers de ces genres ne sont pas en Dieu, il y aura donc
beaucoup de choses premières en dehors de Dieu, ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : La substance étant antérieure aux accidents, les principes
des accidents se ramènent aux principes de la substance, comme à ce qui les
précède. Ils se ramènent donc à Dieu qui n’est pas le premier être contenu dans
le genre de la substance, mais qui est le premier de tous les êtres en dehors
de tout genre (Voyez Sum. cont. Gent., liv. i, chap. 23. Il
paraît que, parmi les Sarrasins, il y en avait qui surajoutaient à l’essence
divine quelques intentions accidentelles ; et l’illustre docteur avait en vue
de combattre cette erreur.).
Mais
c’est le contraire. Tout accident existe dans un sujet. Or, Dieu ne peut être
un sujet, parce qu’une forme simple ne peut être un sujet, comme le dit Boëce (De Trinit.). Donc il
ne peut y avoir en Dieu d’accident.
Conclusion
Dieu étant un acte pur, l’être même, l’être premier et la cause première, il ne
peut y avoir en lui aucun accident.
Il
faut répondre que d’après ce qui a été préalablement établi, il est évident
qu’il ne peut y avoir en Dieu d’accident. 1° Parce que le sujet est à
l’accident ce que la puissance est à l’acte, car le sujet est en acte par
rapport à l’accident. Or, l’être en puissance répugne absolument à la nature de
Dieu, comme nous l’avons prouvé (quest. 2, art. 3). 2° Parce que Dieu est
lui-même son être. Car, comme le dit Boëce (in lib. de hebdomad.),
quoiqu’on puisse ajouter quelque chose à ce qui existe, cependant on ne peut
pas ajouter à l’être quelque chose qui soit différent de lui-même. Ainsi, ce
qui est chaud peut bien revêtir en même temps une autre propriété que la
chaleur, telle que la blancheur, mais la chaleur même ne peut avoir autre chose
que de la chaleur. 3° Parce que tout ce qui existe par soi est antérieur à ce
qui existe par accident. Ainsi, Dieu étant absolument le premier être, il ne
peut rien y avoir en lui qui soit accidentel. On ne peut pas non plus supposer
qu’il y ait en lui des accidents absolus (J’ai traduit par accidents absolus les
mots accidentia
per se ; c’est théologiquement l’expression
consacrée. D’ailleurs, en allant jusque-là, saint Thomas pousse cette question
jusqu’à ses dernières limites.), comme la faculté de rire en est un dans
l’homme, parce que ces accidents sont produits par les principes du sujet. Or,
en Dieu il ne peut rien y avoir qui soit un effet puisqu’il est la cause
première. D’où il suit qu’en Dieu il n’y a pas d’accident.
Article
7 : Dieu est-il absolument simple ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas absolument simple. Car ce qui vient de Dieu
lui ressemble. Ainsi tous les êtres proviennent du premier être, et tous les
biens du premier bien. Or, dans les choses qui viennent de Dieu, il n’y a rien
d’absolument simple. Donc Dieu ne l’est pas non plus.
Réponse
à l’objection N°1 : Les choses qui sont de Dieu lui ressemblent, autant qu’un
effet peut ressembler à la cause première. Or, il est de l’essence d’un effet
d’être composé de quelque manière, parce qu’à tout le moins son être est
différent de son essence, comme nous le verrons (quest. 4, art. 3, objection
N°3).
Objection
N°2. On doit attribuer à Dieu tout ce qu’il y a de mieux. Or, parmi nous les
choses composées valent mieux que les simples. Ainsi les corps valent mieux que
les éléments dont ils sont composés, et les animaux l’emportent sur les
plantes. Donc on ne doit pas dire que Dieu est absolument simple.
Réponse
à l’objection N°2 : Parmi nous les choses composées valent mieux que les choses
simples, parce que la perfection de la bonté dans les créatures ne se trouve
pas dans une seule et même chose, mais dans une multitude d’êtres, tandis que
la perfection de la bonté divine se trouve dans un seul être simple, comme nous
le verrons (quest. 4, art. 1, et quest. 6, art. 2).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
Trin., liv. 4, chap. 6 et 7) que Dieu est véritablement et souverainement
simple.
Conclusion
Dieu étant l’être premier, la cause première, un acte pur et son être même, il
est absolument simple.
Il
faut répondre qu’on peut évidemment démontrer de plusieurs manières que Dieu
est absolument simple : 1° D’après ce que nous avons dit dans les articles
précédents. Car Dieu n’étant pas composé de parties numériques puisqu’il n’est
pas un corps, par là même qu’il n’est pas matière et forme, que la nature et le
suppôt ne forment pas en lui deux choses différentes, que l’être et l’essence
sont identiques, qu’il n’y a pas lieu de distinguer le genre et la différence,
le sujet et l’accident, il est évident qu’il n’est composé d’aucune manière et
qu’il est, par conséquent, absolument simple. 2° Parce que tout ce qui est
composé est postérieur aux parties qui le composent et en dépend. Or, Dieu est
l’être premier, comme nous l’avons vu (quest. 2, art. 3). 3° Parce que tout
composé a une cause. Car les choses qui sont diverses en elles-mêmes ne peuvent
se rassembler dans un même sujet que sous l’influence d’une cause qui les unit.
Or, Dieu n’a pas de cause, comme nous l’avons vu (quest. 2, art. 3), puisqu’il
est la première cause efficiente. 4° Parce que dans tout composé il faut qu’il
y ait puissance et acte, parce que ou l’une des parties est acte par rapport à
l’autre, ou du moins elles sont toutes comme en puissance par rapport au tout.
Or, il n’y a pas en Dieu acte et puissance. 5° Parce que tout composé est une
chose que n’est pas l’une de ses parties. Ceci est en effet évident pour les
touts formés de parties dissemblables. Ainsi, dans l’homme il n’y a aucune
partie qui soit l’homme, et dans le pied il n’y a aucune des parties du pied
qui soit le pied lui-même. Quant aux touts composés de parties semblables,
quoique ce qu’on affirme du tout on l’affirme également de la partie, comme une
partie de l’air est de l’air, et une partie de l’eau est de l’eau, cependant
tout ce qu’on dit du tout ne convient pas à l’une de ses parties. Car, si une
masse d’eau a deux coudées de profondeur, il n’en sera pas de môme d’une partie
de cette masse. Ainsi, dans tout composé il y a donc quelque chose qui n’est
pas lui. Or, bien qu’on puisse dire d’un être qui a une forme qu’il a quelque
chose qui n’est pas lui, comme dans le blanc il peut y avoir quelque chose qui
n’appartient pas à la blancheur, cependant dans la forme même (Forma ipsa ; la forme absolue, qu’il ne
faut pas confondre avec l’être qui a une forme, habens formam
; pas plus qu’il ne faut confondre ce qui a l’être,
ou ce qui existe avec l’être absolu. C’est sur cette distinction que repose
tout l’argument.) il n’y a rien d’étranger. C’est
pourquoi, Dieu étant la forme, ou plutôt l’être même, il ne peut en aucune
manière être composé. Saint Hilaire indique cette raison quand il dit (De Trin.,
liv. 7) que Dieu qui est la force n’est pas composé d’éléments infimes, et que
celui qui est la lumière n’est pas formé de ténèbres (Cette question est également
approfondie (Sum. cont. Gent., chap. 18).).
Article
8 : Dieu entre-t-il dans la composition des autres êtres ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu entre dans la composition des autres êtres. Car saint
Denis dit (De cæl.
Hier., chap. 4) : La Divinité par la sublimité de son essence est l’être de
tous les êtres : or, elle ne peut être l’être de tous les êtres sans entrer
dans la composition de chacun. Donc Dieu entre dans la composition des autres
êtres.
Réponse
à l’objection N°1 : La Divinité est appelée l’être de tous les êtres dans le
sens qu’elle a tout produit et qu’elle est la cause exemplaire de tout ce qui
existe ; mais cela ne signifie pas qu’elle est l’être de toutes choses par
essence.
Objection
N°2. Dieu est la forme. Car, d’après ce que dit saint Augustin (de Verb. Dom.,
serm. 33), le verbe de Dieu qui est Dieu est une
forme qui n’a point été formée. Or, la forme fait partie de l’être composé.
Donc Dieu en fait aussi partie.
Réponse
à l’objection N°2 : Le Verbe est la forme exemplaire, mais non pas la forme qui
fait partie d’un être composé.
Objection
N°3. Toutes les choses qui existent sans différer en rien sont absolument les
mômes. Or, Dieu et la matière première existent sans différer l’un de l’autre d’aucune
manière. Ils sont donc absolument une même chose, et comme la matière première
entre dans la composition des êtres, il s’ensuit que Dieu y entre aussi. La
mineure de cet argument se prouve ainsi : Tous les êtres qui diffèrent entre
eux doivent à quelques dissemblances leur différence, ce qui suppose
nécessairement qu’ils sont composés. Or, Dieu et la matière première sont
absolument simples. Donc ils ne diffèrent en aucune manière.
Réponse
à l’objection N°3 : Les êtres simples ne diffèrent pas entre eux par quelques
différences particulières ; car c’est le propre des êtres composés. Ainsi
l’homme et le cheval diffèrent de la différence qu’il y a entre l’être
raisonnable et l’être irraisonnable ; mais ces différences ne diffèrent plus
entre elles par d’autres différences ; par conséquent si l’on s’en tient à la
rigueur des termes, on ne dit pas proprement qu’ils diffèrent, mais que ce sont
des choses diverses. Ainsi, d’après Aristote (Met., liv. 10, chap. 24 et 25) le mot divers s’entend d’une manière
absolue, tandis que tout ce qui diffère, diffère par quelque chose. Ainsi, pour
parler exactement, on ne doit pas dire que la matière première et Dieu sont des
choses différentes, mais diverses entre elles. Par conséquent il ne s’ensuit
pas qu’elles soient une seule et môme chose (Voyez Sum. cont. Gent., liv. 1, chap. 22, 27 et 28).
Mais
c’est le contraire. Car saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 2) qu’il n’y a de la part de Dieu ni contact, ni alliance qui puisse le
mêler avec ce qui a des parties. De plus on lit clans le livre Des causes
que la cause première gouverne toutes les choses, au lieu de se confondre avec
elles.
Conclusion
Dieu étant la première cause efficiente, et absolument le premier être et le
premier agent, il est impossible qu’il entre dans la composition d’aucun être,
soit comme l’âme du monde, soit comme sa forme ou sa matière, selon que
quelques-uns l’ont faussement pensé.
Il
faut répondre que sur ce point il y a eu trois erreurs. Les uns ont avancé que
Dieu était l’âme du monde, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, liv. 7, chap. 6), et c’est
à cette opinion qu’il faut rapporter ce que quelques-uns ont dit, qu’il était l’âme
du premier ciel. D’autres ont soutenu qu’il était le principe formel de toutes
choses, et ce sentiment a été celui des disciples d’Amaury. Enfin, David de Dinand a eu la folie de prétendre qu’il était la matière
première. Tous ces sentiments sont manifestement faux. Car il n’est pas
possible que Dieu entre de quelque manière dans la composition d’aucune chose,
ni comme principe formel, ni comme principe matériel. 1° Parce que, comme nous
l’avons dit (quest. 2, art. 3), Dieu est la première cause efficiente. Or, la
cause efficiente n’est pas numériquement la même que la forme de la chose qu’elle
a produite, elle est seulement la même quant à l’espèce. Ainsi, l’homme
engendre l’homme. Pour la matière, elle n’est la même que la cause efficiente
ni quant au nombre, ni quant à l’espèce ; car l’une est en puissance, tandis
que l’autre est en acte. 2° Parce que Dieu étant la première cause efficiente
est par là même un agent primordial et absolu. Or, ce qui entre dans la
composition d’un être n’est pas un agent primordial et absolu, mais c’est
plutôt l’être composé qui pourrait avoir ce double caractère. Car ce n’est pas
la main qui agit, mais c’est l’homme qui agit par la main, et c’est le feu qui
échauffe par la chaleur. D’où il est évident que Dieu ne peut pas faire partie
d’un être composé. 3° Parce qu’aucune partie d’un être composé
ne peut être absolument la première parmi les êtres. On ne peut en effet
considérer ainsi, ni la matière, ni la forme, qui sont les parties premières
des êtres composés. Car la matière est en puissance, et ce qui est en puissance
est postérieur à ce qui est simplement en acte, comme nous l’avons vu, (quest. 3,
art. 1). La forme qui fait partie d’un être composé est une forme participée (Remarquez
la distinction de la forme des êtres composés de la forme absolue ; c’est
encore sur cette distinction que repose la réponse à la seconde objection.). Or,
comme l’être qui participe est postérieur à celui qui existe par essence, de
même (On pourrait dire à fortiori.) l’être
participé. Ainsi, le feu dans les matières embrasées est postérieur au feu qui
existe par essence (L’école admettait des éléments absolus comme des idées
absolues ; ainsi on disait le feu absolu comme on dit le vrai absolu, le bon
absolu.). Et puisque nous avons démontré (quest. 2, art. 3) que Dieu est
absolument le premier être, il s’ensuit qu’il ne peut faire partie d’aucun être
composé.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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la morale catholique et des lois justes.