Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 5 : Du bon en général

 

          Nous avons maintenant à nous occuper du bon. Et d’abord du bon en général, puis de la bonté de, Dieu. — A l’égard du bon en général six questions se présentent : — 1° Le bon et l’être sont-ils en réalité une même chose ? (Cet article a pour objet de prouver qu’il n’y a entre le bon et l’être qu’une distinction rationnelle, et non une différence réelle, de sorte que l’être et le bon sont réellement convertibles, c’est-à-dire que tout être est bon et que toute chose bonne est un être. Saint Thomas rappellera souvent dans le cours de sa Somme ce principe métaphysique.) — 2° En supposant qu’il n’y ait entre eux qu’une différence rationnelle, est-ce le bon ou l’être qui est le premier, rationnellement parlant ? (Cet article a pour but d’établir que l’être est ce que nous percevons avant toutes choses, et, par conséquent, que nous ne connaissons les objets qu’autant qu’ils sont en acte. Ces notions abstraites sur le principe de nos connaissances, auront plus loin leur application.) — 3° En supposant que l’être soit antérieur, tout être est-il bon ? (Il est dit dans la Genèse (1, 31) : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites ; et elles étaient tout à fait bonnes. Dieu dit, en parlant de lui-même à Moïse (Ex., 33, 19) : Je vous ferai voir toutes sortes de biens. D’après l’Ecriture tout est donc bon, le créateur et la créature ; et c’est cette même vérité que saint Thomas démontre rationnellement. Cette doctrine attaque aussi ceux qui admettaient deux principes, l’un bon et l’autre mauvais ; les platoniciens considéraient la matière comme la cause du mal, et les manichéens pensaient à peu près de même.) — 4° A quelle espèce de cause le bon se rapporte-t-il ? (Le bon est-il toujours la fin ou le but qu’on se propose ? Telle est la question que saint Thomas discute dans cet article. Il la résout affirmativement avec Aristote. Ce principe qui tient une si grande place dans toutes les théories péripatéticiennes revient aussi très souvent dans la Somme à propos de la nature du mal et de sa cause.) — 5° L’essence du bon consiste-t-elle dans le mode, l’espèce et l’ordre ? (Il est dit dans la Sagesse (11, 21) : vous avez réglé toutes choses avec mesure, et avec nombre, et avec poids. Et l’Apôtre dit que toute créature de Dieu est bonne (1 Tim., 4, 4) : Tout ce que Dieu a créé est bon. II s’ensuit par conséquent que, d’après l’Ecriture, la bonté consiste dans le nombre, le poids et la mesure, c’est-à-dire dans le mode, l’espèce et l’ordre, puisque, d’après saint Augustin, ces trois choses sont les mêmes.) — 6° Comment divise-t-on le bon en trois parties : l’honnête, l’utile et l’agréable ? (Cette division est celle d’Aristote, que saint Thomas tenait à justifier, sans doute à cause des conséquences pratiques qui résultent de la hiérarchie qu’il établit entre ces trois idées dans sa réponse au dernier argument.)

 

Article 1 : Le bon diffère-t-il de l’être en réalité ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bon diffère de l’être en réalité. Car Boëce dit (lib. de hebdomad.) : Je vois que dans les choses ce qui les rend bonnes est autre que ce qui les fait exister ; donc le bon et l’être sont en réalité différents.

          Réponse à l’objection N°1 : Le bon et l’être sont en réalité la même chose ; mais par là même qu’ils diffèrent rationnellement, l’être et le bon, absolument pariant, ne s’entendent pas de la même manière. En effet, l’être désignant dans la rigueur des termes ce qui est en acte, et l’acte étant directement en rapport avec la puissance, on ne comprend strictement sous le nom d’être que ce qui distingue une chose en acte de celle qui n’est qu’en puissance ; et c’est là l’être substantiel de chaque chose. Quand on ne parle absolument que de l’être d’une chose, on ne comprend que son être substantiel ; ce qu’on y surajoute détermine sa manière d’être, mais ce n’est plus l’être absolument parlant, c’est l’être relatif (L’être secundum quid. J’ai traduit cette expression par le mot relatif et le mot simpliciter par le mot absolu, parce qu’en français l’absolu et le relatif expriment assez bien dans la langue philosophique l’opposition de ces deux termes.). C’est ainsi que le blanc exprime seulement une manière d’être, mais il ne fait pas passer une chose de la puissance à l’acte, puisqu’il s’attache à ce qui préexistait déjà. — Mais le bon renferme une idée de perfection qui sollicite l’appétit, et par conséquent il est le complément de l’être. C’est pourquoi on appelle bon, absolument parlant, ce qui a reçu son dernier degré de perfection. Mais ce qui n’a pas toute la perfection qu’il doit avoir, quoiqu’il soit déjà parfait en tant qu’il est en acte, on ne le dit ni parfait, ni bon absolument, mais seulement sous certain rapport (Secundum quid.). Ainsi ce qu’il y a de premier dans une chose, son être substantiel, est désigné sous le nom d’être absolument parlant, mais il n’est bon que relativement, c’est-à-dire en tant qu’il existe ; au contraire ce qui complète l’être, le dernier acte, n’emporte l’idée de l’être que relativement, puisque ce n’est qu’un mode, tandis qu’il produit le bon absolu en donnant à l’être sa perfection. Par conséquent, ce que dit Boëce : Je vois que dans les choses ce qui les rend bonnes est autre que ce qui les fait exister, doit se rapporter à l’être et au bon compris dans un sens absolu : car dans la formation des choses, le premier acte détermine l’être absolument parlant et le dernier sa bonté absolue ; bien que dans le premier acte il y ait déjà une bonté relative et que dans le dernier il y ait aussi une sorte d’être.

 

          Objection N°2. Il n’y a rien qui soit sa forme à lui-même. Or, le bon est la forme de l’être, comme on le voit dans le commentaire du livre des Causes (Prop. 21 et 22) (Le livre des Causes a joué un rôle très important dans l’histoire de la philosophie au moyen âge. Cet ouvrage a été attribué à Aristote ; Albert le Grand et saint Thomas ont cru devoir le commenter. Albert l’attribuait à David le Juif, qui l’aurait composé d’après Aristote en y ajoutant beaucoup de choses tirées d’Avicenne et d’Alfarabius. Saint Thomas le regardait comme un extrait du livre de Proclus (V. S. Thomas, in lib. de Causis, lect. prima).). Donc le bon diffère réellement de l’être.

          Réponse à l’objection N°2 : Quand on dit que le bon est la forme de l’être, on parle du bon absolument parlant, comme résultant du dernier acte qui perfectionne l’objet.

 

         Objection N°3. Le bon est susceptible de plus ou de moins. Or, l’être n’en est pas susceptible. Donc le bon diffère en réalité de l’être.

          Réponse à l’objection N°3 : On dit le bon susceptible de plus ou de moins en raison de l’acte qui s’y surajoute, par exemple, la science ou la vertu.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit dans son livre de la Doctrine chrétienne (liv. 1, chap. 32) que nous sommes bons selon que nous sommes.

 

          Conclusion Le bon et l’être sont en réalité la même chose, mais ils sont distincts par rapport à la raison. Car le bon emporte avec lui une raison d’appétibilité que l’être n’emporte pas.

          Il faut répondre que le bon et l’être sont en réalité une seule et même chose, mais que rationnellement ils diffèrent ; ce qu’on peut rendre ainsi très manifeste. En effet la nature du bon consiste en ce qu’il offre quelque chose qui sollicite notre appétit. C’est ce qui a fait dire à Aristote (Eth., liv. 1, in princ.) : Le bon est ce que tout le monde recherche. Or, il est évident que chaque chose est recherchée en raison de sa perfection, puisque c’est sa perfection même que l’on recherche. D’un autre côté, la perfection d’un être dépend de ce qu’il est en acte ; d’où il est clair que la bonté d’une chose n’a d’autre mesure que son être ; car l’être est précisément l’actualité de toute chose, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 3, art. 4, et quest. 4, art. 1). D’où il est évident que le bon et l’être sont en réalité une seule et même chose : mais le bon a une raison d’appétibilité que n’a pas l’être (L’être est l’objet de l’intelligence et le bon l’objet de la volonté.).

 

Article 2 : Le bon est-il rationnellement avant l’être ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bon soit rationnellement avant l’être. Car l’ordre des noms doit être conforme à l’ordre des choses qu’ils expriment. Or, saint Denis, en énumérant les noms de Dieu, place la bonté avant l’être, comme on le voit dans son livre des Noms divins (chap. 3). Donc le bon est rationnellement avant l’être.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Denis traite des noms divins dans leur rapport avec Dieu considéré comme cause. Car, comme il le dit lui-même, nous nommons Dieu d’après les créatures comme on nomme la cause d’après ses effets. Or, le bon comprenant ce que l’on doit désirer, renferme par là même l’idée de cause finale. Ce genre de cause est avant tous les autres, parce que l’agent n’agit qu’en vue d’une fin et que c’est de lui que la matière reçoit sa forme. C’est ce qui fait dire que la fin est la cause des causes. Par conséquent, au point de vue de la causalité, le bon est avant l’être, comme la fin avant la forme, et c’est pour ce motif que parmi les noms qui expriment la causalité divine, le bon est placé avant l’être. — De plus le bon est encore placé avant l’être, parce que, d’après les platoniciens, qui ne distinguaient pas la matière de la privation et qui disaient que la matière c’était le non-être, la participation du bon s’étend à un plus grand nombre de choses que la participation de l’être : car la matière première participe au bon, puisqu’elle aspire après lui et que les êtres n’ont jamais d’attrait que pour ce qui leur ressemble ; mais elle ne participe pas à l’être, puisqu’on la suppose un non-être. C’est ce qui fait dire à saint Denis que le bon s’étend aux choses qui n’existent pas.

 

          Objection N°2. Ce qui s’étend à un plus grand nombre de choses est rationnellement le premier. Or, le bon s’étend à plus de choses que l’être ; car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 5), le bon s’étend à ce qui existe et à ce qui n’existe pas, tandis que l’être ne s’étend qu’à ce qui existe. Donc le bon est rationnellement avant l’être.

          Réponse à l’objection N°2 : Par là même la réponse est évidente. Ou bien il faut répondre que le bon s’étend à ce qui existe et à ce qui n’existe pas, non comme attribut, mais en vertu du principe de causalité, de telle sorte que par les choses qui n’existent pas on n’entend pas celles qui ne sont pas absolument, mais celles qui n’existent qu’en puissance sans être en acte. Car par là même que le bon emporte l’idée de fin, non seulement les choses qui existent en acte reposent en lui, mais il est encore le but vers lequel tendent les choses qui ne sont qu’en puissance. L’être, au contraire, ne comprend pas l’idée d’une autre cause que de la cause formelle, inhérente ou exemplaire, et sa causalité ne s’étend à ce titre qu’aux choses qui sont en acte.

 

          Objection N°3. Ce qui est le plus universel est rationnellement le premier. Or, le bon semble plus universel que l’être ; car le bon comprend tout ce que l’on désire, et pour certaines personnes la non-existence est une chose désirable, car il est dit de Judas (Matth., 26, 24) qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né. Donc le bon est rationnellement avant l’être.

          Réponse à l’objection N°3 : Le non-être n’est pas désirable par lui-même, mais par accident ; c’est-à-dire en tant que le non-être nous délivre d’un mal dont nous souhaitons la fin. Et si nous désirons voir notre mal enlevé, c’est parce qu’il nous prive de l’être en quelque manière. Ce qui est désirable par lui-même, c’est l’être ; le non-être ne l’est que par accident, c’est-à-dire parce que l’homme ne peut obtenir un certain bien-être qu’il recherche et dont il ne supporte pas la privation. C’est dans ce sens que le non-être est appelé bon par accident.

 

          Objection N°4. On ne recherche pas seulement l’être, mais encore la vie, la sagesse et beaucoup d’autres choses semblables. Il semble par là que l’être ne soit qu’une chose particulière que l’on doit désirer, tandis que le bon est universel. Donc, absolument parlant, il est rationnellement avant l’être.

          Réponse à l’objection N°4 : On recherche la vie, la sagesse et les autres choses semblables selon qu’elles sont en acte, qu’ainsi en tout on recherche l’être ; qu’il n’y a rien de désirable que lui, et par conséquent qu’il n’y a rien autre chose de bon.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans le livre des Causes (Prop. 4) que la première des choses créées, c’est l’être.

 

          Conclusion L’être étant conçu par l’intelligence avant le bon, il s’ensuit que rationnellement il est avant lui.

          Il faut répondre que l’être est rationnellement avant le bon. Car la raison d’une chose est ce que l’intelligence en conçoit, et ce qu’elle exprime par la parole ; par conséquent ce qui tombe le premier sous le concept de l’intelligence a rationnellement la priorité. Or, l’être tombe avant tout sous le concept de l’intelligence, parce qu’un être n’est susceptible d’être connu qu’autant qu’il est en acte, comme le dit Aristote (Met., liv. 9, text. 10). D’où l’on voit que l’être est l’objet propre de l’intelligence, et par là même la première chose que l’intelligence perçoit, comme le son est la première chose qui frappe l’ouïe. Ainsi donc, rationnellement, l’être est avant le bon.

 

Article 3 : Tout être est-il bon ?

 

          Objection N°1. Il semble que tout être ne soit pas bon. Car le bon ajoute à l’être, comme il est évident d’après ce que nous avons dit (art. 1). Ce qui ajoute quelque chose à l’être le restreint, comme la substance, la quantité, la qualité et les autres choses de cette nature. Donc le bon restreint l’être, et par conséquent tout n’est pas bon.

          Réponse à l’objection N°1 : La substance, la quantité, la qualité et tout ce qu’elles renferment, restreignent l’être, en l’appliquant à une essence ou à une nature déterminée : mais le bon n’ajoute rien autre chose à l’être qu’une raison d’appétibilité et de perfection, ce qui lui convient toujours, à quelque nature qu’il appartienne ; d’où l’on voit que le bon ne restreint pas l’être.

 

          Objection N°2. Rien de ce qui est mauvais n’est bon. Malheur à vous, dit Isaïe (Is., 5, 20), qui appelez mauvais ce qui est bon et bon ce qui est mauvais. Or, il y a des êtres mauvais, donc tout être n’est pas bon.

          Réponse à l’objection N°2 : Aucun être n’est appelé mauvais en tant qu’être, mais seulement parce qu’il manque d’un certain degré d’être. Ainsi on dit l’homme mauvais quand il manque de vertu, et on dit l’œil mauvais quand il manque d’une vue pénétrante.

 

          Objection N°3. Ce qui est bon est désirable. Or, la matière première n’a rien de désirable, seulement elle tend vers ce qui est bon. Donc la matière première n’a pas ce qui constitue le bon en général, donc tout être n’est pas bon.

          Réponse à l’objection N°3 : La matière première n’est que l’être en puissance, comme elle n’est que le bon en puissance. Quoique, d’après les platoniciens, on puisse dire que la matière première est un non-être, à cause de la privation qui y est adjointe, cependant elle participe au bon, parce qu’elle a le désir et l’aptitude de le recevoir. C’est ce qui fait qu’elle n’est pas une chose désirable, mais qu’elle a pour le bien de l’attrait.

 

          Objection N°4. Aristote dit que le bon n’existe pas dans les mathématiques (Met., liv. 3, text. 3). Or, les mathématiques sont des êtres, autrement elles ne seraient pas l’objet d’une science. Donc tout être n’est pas bon.

          Réponse à l’objection N°4 : Les mathématiques ne sont pas des êtres réellement existants. Car, s’il en était ainsi, il y aurait en eux quelque chose de bon, ne serait-ce que leur existence même. Mais les mathématiques ne sont que des êtres de raison que l’on considère, abstraction faite du mouvement et de la matière (Les choses sont bonnes, ou parce qu’elles existent, ou parce qu’elles ont telle manière d’être, ou parce qu’elles se rapportent au bien ; les mathématiques ne sont bonnes à aucun de ces titres, parce qu’elles ne sont ni un être, ni une manière d’être, et parce quelles font abstraction de la fin.) ; elles sont par là même en dehors de la fin, qui est la règle du moteur. Or il n’y a pas de répugnance que dans un être de raison le bon n’existe pas, puisque l’être est rationnellement antérieur au bon, comme nous l’avons vu (art. préc).

 

          Mais c’est le contraire. Tout être qui n’est pas Dieu, est une créature de Dieu. Or, toute créature de Dieu est bonne, comme le dit l’Apôtre (1 Tim., chap. 4) ; et puisque Dieu est infiniment bon, il s’ensuit que tout être est bon.

 

          Conclusion Tout être, en tant qu’être, est bon.

          Il faut répondre que tout être, en tant qu’être, est bon. Car tout être, en tant qu’être, existe en acte, et est parfait en quelque façon, puisque tout acte est une perfection. Or, ce qui est parfait est désirable et bon, comme nous l’avons prouvé plus haut (art. 1) ; d’où il suit que tout être, en tant qu’être, est bon.

 

Article 4 : Le bon se rapporte-t-il à la cause finale ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bon ne se rapporte pas à la cause finale, mais plutôt aux autres causes. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), on loue le bon comme le beau : or, le beau se rapporte à la cause formelle ; donc le bon également.

          Réponse à l’objection N°1 : Le bon et le beau sont subjectivement une seule et même chose, parce qu’ils ont l’un et l’autre pour base la forme, et c’est pour ce motif que le bon est loué comme le beau ; mais ils diffèrent rationnellement. Car le bon se rapporte, à proprement parler, à l’appétit, puisqu’on appelle bon tout ce que les êtres désirent, et il emporte avec lui l’idée de fin, parce que l’appétit n’est qu’un mouvement qui nous entraine vers une chose. Mais le beau n’a rapport qu’à l’intelligence. Car on appelle beau ce qui flatte la vue, et le beau consiste dans l’harmonie des proportions, parce que les sens se délectent dans cette harmonie comme dans quelque chose qui leur ressemble, puisqu’ils sont eux-mêmes un rapport ou une harmonie et qu’il en est ainsi de toute faculté cognitive. Et parce que la connaissance est produite par l’assimilation et que l’assimilation se rapporte à la forme, il s’ensuit que le beau rentre, à proprement parler, dans la cause formelle.

 

          Objection N°2. Le bon est expansif de sa nature, comme nous l’apprend saint Denis quand il dit (loc. cit.) que le bon est ce qui donne la subsistance et l’être à toutes choses ; or, l’expansion de soi-même emporte l’idée de cause efficiente ; donc le bon se rapporte à la cause efficiente.

          Réponse à l’objection N°2 : On dit le bien expansif de sa nature dans le même sens qu’on dit que la fin produit le mouvement.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 31) que nous sommes parce que Dieu est bon : or, nous nous rattachons à Dieu comme à notre cause efficiente ; donc le bon emporte avec lui le caractère de la cause efficiente.

          Réponse à l’objection N°3 : Tout être doué de volonté est appelé bon en raison de l’usage qu’il fait de sa volonté, parce que c’est au moyen de cette faculté que nous mettons en œuvre tout ce qui est en nous. Ainsi on n’appelle pas bon l’homme parce qu’il a une bonne intelligence, mais parce qu’il a une bonne volonté. Or, la volonté se rapporte à la fin comme à son objet propre. Par conséquent, quand on dit que nous sommes parce que Dieu est bon, ceci se rapporte à la cause finale.

 

          Mais c’est le contraire. Car Aristote dit (Phys., liv. 2, text. 31) que le bon est cause que les autres êtres existent et qu’il est leur fin. Donc le bon se rapporte à la cause finale (Il en est le fondement.).

 

          Conclusion Il faut que le bon se rapporte à la cause finale, puisqu’il est par nature l’objet de l’appétit.

          Il faut répondre que le bon étant ce que tous les êtres recherchent, et ce qu’ils recherchent ayant la nature de la fin, il est évident que le bon implique la nature de la fin. Mais cependant la raison du bon présuppose celle de la cause efficiente et de la cause formelle. Car nous voyons que ce qui est le premier dans l’ordre des causes est le dernier dans celui des effets. Ainsi le feu échauffe avant de manifester sa forme, quoique la chaleur ne soit en lui qu’une conséquence de sa forme substantielle. En allant de la cause à l’effet, on trouve dans la cause : 1° le bon et la fin qui sont la cause efficiente ; 2° l’action de la cause efficiente qui dispose l’être à la forme ; 3° la forme qui advient à l’être. En procédant dans un sens inverse, il faut au contraire que dans l’effet il y ait en premier lieu la forme qui détermine l’être ; en second lieu on considère en lui sa vertu productive qui est en raison de la perfection de son être, parce que l’être est parfait quand il peut produire un être semblable à lui, comme le dit Aristote (Meteor., liv. 4) ; la bonté est son troisième caractère, parce qu’elle est le complément de l’être, et que c’est en elle que consiste sa perfection.

 

Article 5 : La nature du bon consiste-t-elle dans le mode, l’espèce et l’ordre ?

 

          Objection N°1. Il semble que la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l’espèce et l’ordre. En effet, le bon et l’être diffèrent rationnellement, comme nous l’avons dit (art. 1er). Or, le mode, l’espèce et l’ordre paraissent appartenir à la nature de l’être. Car, comme il est dit au livre de la Sagesse : Vous avez tout disposé avec nombre, poids et mesure (11, 21). L’espèce, le mode et l’ordre se rapportent à ces trois choses parce que, comme le dit saint Augustin (Sup. Genes. ad litt., liv. 4, chap. 3), la mesure détermine le mode pour toute chose, le nombre produit l’espèce, et le poids donne le repos et la stabilité. Donc la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l’espèce et l’ordre.

          Réponse à l’objection N°1 : Ces trois choses n’appartiennent à l’être qu’autant qu’il est parfait et qu’à ce titre il est bon.

 

          Objection N°2. Le mode, l’espèce et l’ordre sont bons chacun en particulier. Si la nature du bon consiste dans le mode, l’espèce et l’ordre, il faut, par conséquent, que le mode contienne lui-même le mode, l’espèce et l’ordre. Il devra en être de même de l’espèce et de l’ordre, et il faudra procéder ainsi jusqu’à l’infini.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mode, l’espèce et l’ordre sont appelés bons comme on leur donne le nom d’êtres ; non parce qu’ils subsistent par eux-mêmes, mais parce qu’ils constituent dans les autres choses l’être et la bonté. D’où l’on voit qu’il n’est pas nécessaire que d’autres êtres s’adjoignent à eux pour les rendre bons, puisqu’on ne les appelle pas bons comme s’ils avaient reçu formellement ce caractère de l’adjonction de quelques autres êtres, mais uniquement parce que pour eux il y a des choses qui sont formellement bonnes. Ainsi on ne dit pas que la blancheur est un être, comme si elle avait l’être par quelque chose, mais parce qu’elle est elle-même quelque chose sous un rapport, c’est-à-dire parce qu’elle est une chose blanche.

 

          Objection N°3. Ce qui est mauvais est la privation du mode, de l’espèce et de l’ordre. Or, ce qui est mauvais n’enlève pas entièrement ce qui est bon. Donc la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l’espèce et l’ordre.

          Réponse à l’objection N°3 : Tout être existe selon une forme quelconque, d’où il suit que chaque manière d’être d’une chose a son mode, son espèce et son ordre. Ainsi, l’homme en tant qu’homme a son espèce, son mode et son ordre. Il a également ces trois choses en tant que blanc, en tant que vertueux, en tant que savant et sous le rapport de toutes ses autres qualités. Or, le mal est une certaine privation d’être, comme la cécité est une privation de la vue. D’où il suit que le mal n’enlève pas tout mode, toute espèce, tout ordre, mais seulement le mode, l’espèce et l’ordre correspondant au bien dont il prive, comme la cécité ne détruit que le mode, l’espèce et l’ordre qui se rapportent à la vue.

 

          Objection N°4. Ce qui constitue la nature du bon ne peut être appelé mauvais. Or, on donne le nom de mauvais au mode, à l’espèce et à l’ordre. Donc la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l’espèce et l’ordre.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin dans son livre De la nature du bien (chap. 23), tout mode en tant que mode est bon, et on peut en dire autant de l’espèce et de l’ordre. Mais le mode, l’espèce ou l’ordre sont mauvais ou réputés tels, parce qu’ils sont inférieurs à ce qu’ils auraient dû être, ou parce qu’ils ne sont pas unis aux choses qui auraient dû les recevoir, et on les dit mauvais parce qu’ils ne sont pas à leur place et que pour ce motif ils manquent de convenance.

 

          Objection N°5. Le mode, l’espèce et l’ordre résultent du poids, du nombre et de la mesure, comme nous l’avons vu d’après saint Augustin. Or, tout ce qui est bon ne dépend pas du poids, du nombre et de la mesure. Car saint Ambroise dit (Hexam., liv. 1, chap. 9) que la nature de la lumière est de n’avoir pas été créée selon le nombre, le poids et la mesure. Donc la nature de la lumière ne consiste pas dans le mode-, l’espèce et l’ordre.

          Réponse à l’objection N°5 : Si on dit que la lumière n’a pas été créée avec nombre, poids et mesure, il ne faut pas prendre ces paroles dans un sens absolu, mais on doit les entendre comparativement aux objets corporels. Car la vertu de la lumière s’étend à tous les objets corporels, parce qu’elle est la qualité active du premier corps altérant, c’est-à-dire du ciel.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit, dans son livre De la nature du bien (chap. 3) : Ces trois choses, le mode, l’espèce et l’ordre, sont comme des biens généraux qui se trouvent dans tout ce que Dieu a fait, et partout où ces trois choses sont développées, il y a beaucoup de bon ; là où elles sont restreintes, il y en a peu ; là où elles sont nulles, il n’y en a pas du tout ; ce qui ne serait pas si la nature du bon ne consistait pas en ces trois choses. Donc la nature du bon consiste dans le mode, l’espèce et l’ordre.

 

          Conclusion Puisque tout être existe par sa forme qui a pour antécédents les principes qui la déterminent, et pour conséquent le penchant qui l’incline vers l’action ou vers sa fin, il consiste dans le mode, l’espèce et l’ordre.

          Il faut répondre que tout être est réputé bon en raison de sa perfection ; car c’est à ce titre, nous l’avons dit (art. 1 et 3), qu’il est l’objet de l’appétit. Or, on appelle parfait tout être qui ne manque de rien dans son genre de perfection. Comme tout être n’est ce qu’il est qu’en raison de sa forme ; que la forme présuppose des antécédents et qu’elle a nécessairement des conséquents ; pour qu’un être soit bon et parfait il est donc nécessaire qu’il ait une forme avec ses antécédents et ses conséquents. Or, ce qui est antérieur à la forme, c’est la détermination ou la délimitation des principes soit matériels, soit efficients qui la produisent, et c’est ce qu’on appelle le mode. C’est pourquoi on dit que la mesure indique le mode. La forme elle-même est marquée par l’espèce, parce que c’est la forme qui détermine à quelle espèce chaque chose appartient. C’est pour ce motif qu’on dit que le nombre donne l’espèce. Car les définitions qui expriment l’espèce sont comme les nombres, d’après Aristote (Métaph., liv. 8, texte 10). En effet, comme en ajoutant ou en retranchant l’unité on fait changer l’espèce d’un nombre ; de même dans les définitions, suivant qu’on ajoute ou qu’on retranche la différence, l’espèce varie aussi. Ce qui est la conséquence de la forme c’est la tendance de l’être vers la fin, ou vers l’action, ou vers quelque chose de semblable. Car tout être, selon qu’il est en acte, agit et tend vers ce qui lui convient d’après sa forme. Et c’est ce qui se rapporte au poids et à l’ordre. D’où l’on voit que la nature du bon consiste dans le mode, l’espèce et l’ordre, selon qu’elle consiste dans la perfection de l’être.

 

Article 6 : Le bon est-il convenablement divisé en trois parties, l’honnête, l’utile et l’agréable ?

 

          Objection N°1. Il semble que cette division en trois parties, l’honnête, l’utile et l’agréable, ne soit pas convenable. Car le bon, d’après Aristote (Eth., liv. 1, chap. 6), se divise en dix catégories (Les dix catégories sont la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, l’état, l’action ou la passion (Voy. De prædicam., sect. 2, chap. 4).). Or, l’honnête, l’utile et l’agréable peuvent se trouver dans une seule catégorie. Donc cette division du bon n’est pas convenable.

          Réponse à l’objection N°1 : Le bien, considéré subjectivement comme une seule et même chose avec l’être, se divise en dix catégories, mais la division établie lui convient quand on l’envisage selon sa propre nature.

 

          Objection N°2. Dans toute division les parties doivent être opposées. Or, ces trois choses ne paraissent pas être opposées. Car ce qui est honnête est agréable, et ce qui n’est pas honnête ne peut être utile. Cependant, pour que les membres de la division fussent opposés, il faudrait que l’honnête et l’utile le fussent, comme le dit Cicéron (De offic., liv. 2). Donc la division proposée n’est pas convenable.

          Réponse à l’objection N°2 : L’opposition des membres de cette division n’est pas dans les choses, mais dans le point de vue sous lequel on les considère. Car on appelle, à proprement parler, agréables les choses qui ne se font rechercher que pour le plaisir qu’on y trouve, bien qu’elles soient quelquefois nuisibles et déshonnêtes. On appelle utiles celles qu’on ne recherche pas pour elles-mêmes, mais seulement comme un moyen d’atteindre un autre but, comme quand on prend une médecine amère en vue de recouvrer la santé. Enfin, on appelle honnêtes celles qui ont en elles-mêmes des raisons pour être recherchées.

 

          Objection N°3. Quand une chose existe à cause d’une autre, elle n’en est pas distincte. Or, l’utile n’est bon que parce qu’il est agréable ou honnête. Donc l’utile ne doit pas être séparé de l’agréable et de l’honnête.

          Réponse à l’objection N°3 : Le bon n’est pas ainsi divisé en trois parties, comme s’il était également le prédicat univoque de chacune d’elles, mais comme un prédicat analogue (Pour qu’il y ait univocité, il faut qu’il y ait même nature ; l’analogie n’exige qu’une ressemblance.) qui admet antériorité et postériorité ; ainsi, l’honnête est au premier rang, l’agréable au second et l’utile au troisième.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Ambroise suit cette division du bon dans son livre De officiis (liv. 1, chap. 9 et 10).

 

          Conclusion Non seulement le bon qui se rapporte à l’homme, mais encore le bon absolu, par là même qu’il est le terme de l’appétit, se divise en trois parties, l’honnête, l’utile et l’agréable.

          Il faut répondre que cette division du bon se rapporte spécialement au bon considéré au point de vue de l’homme. Si cependant nous examinons de plus haut et d’une manière plus générale la nature du bon, nous trouverons que cette division lui convient aussi très parfaitement ; car le bon étant l’objet de l’appétit est aussi le terme de mouvement de cette faculté. Le terme de ce mouvement peut être apprécié d’après ce qui se passe dans le mouvement des corps naturels. Or, le mouvement des corps s’arrête absolument à un dernier terme, et sous un rapport à un terme moyen par lequel on arrive au dernier qui termine le mouvement ; et le point où s’arrête une partie du mouvement est appelée le terme du mouvement. Le dernier terme du mouvement peut recevoir une double acception ; ou c’est la chose elle-même vers laquelle on tend, comme le lieu ou la forme, ou c’est le repos dans lequel l’objet mis en mouvement doit s’arrêter. De même dans le mouvement de l’appétit il y a un milieu que l’on recherche comme un moyen pour parvenir à autre chose et qui n’est pas conséquemment le terme absolu de l’appétit ; c’est ce qu’on appelle l’utile. Ce que l’on recherche comme le dernier terme du mouvement, ou la chose vers laquelle l’appétit se porte de lui-même s’appelle l’honnête, parce qu’on donne le nom d’honnête à ce qui est désiré par soi-même. Mais ce qui arrête le mouvement de l’appétit en permettant à l’être de se reposer dans la jouissance de l’objet désiré, c’est l’agréable (Ainsi l’honnête est la chose bonne qu’on désire et l’agréable est la joie qui fait que l’appétit se repose en elle.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.