Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 7 : De
l’infinité de Dieu
Après
avoir examiné la perfection de Dieu, il faut parler de son infinité et de son
existence dans les choses créées. Car on dit que Dieu est partout et en toutes
choses, parce qu’il n’a pas de limites et qu’il est infini. — Touchant
l’infinité de Dieu quatre questions se présentent : — 1° Dieu est-il infini ?
(D’après le prophète (Baruch, 3, 25) : Il
est vaste et n’a pas de bornes ; il est élevé, il est immense. Toutes les
professions de foi catholique expriment la même vérité que saint Thomas
explique ici et démontre.) — 2° Indépendamment de Dieu, y a-t-il quelque autre
chose qui soit infini dans son essence ? (Le corollaire de cet article est que
Dieu est le principe de toutes choses : car du moment où l’on admet que tous
les êtres ont été créés, on démontre par là même qu’il n’y a que Dieu qui soit
infini par essence.) — 3° Peut-il y avoir un infini en grandeur ? (On distingue
deux sortes d’infini : l’infini actuel, ou l’infini en acte, qui est
actuellement aussi pariait qu’il peut être ; et l’infini potentiel, ou l’infini
en puissance, qui peut toujours être augmenté. En prouvant que la grandeur ne
peut être infinie en acte, saint Thomas réfute les anciens philosophes qui
admettaient un premier principe infini qu’ils supposaient corporel.) — 4°
L’infini peut-il exister dans les choses même en raison de leur multitude ?
(L’infini en nombre (in numero) peut-il exister ? Telle est la question. Dans l’article
précédent, saint Thomas a prouvé qu’il ne pouvait exister en grandeur (in mensurâ), et auparavant il avait
démontré qu’il ne pouvait exister qu’en Dieu par essence (in pondere).
Ces trois articles sont donc un nouveau commentaire de l’Ecriture (Sag., 11, 21) : vous avez tout disposé avec mesure, et avec nombre, et avec poids.)
Article
1 : Dieu est-il infini ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas infini. Car tout ce qui est infini est
imparfait, parce que tout ce qui est infini a des parties et est matériel,
comme le dit Aristote (Phys., liv. 3,
text. 66) : Dieu étant très parfait, il n’est donc
pas infini.
Objection
N°2. D’après Aristote (Phys., liv. 1,
text. 15), le fini et l’infini se rapportent à la
quantité. Or, en Dieu il n’y a pas de quantité, puisque ce n’est pas un corps,
comme nous l’avons prouvé (quest. 3, art. 1). Donc il ne lui convient pas
d’être infini.
Réponse
à l’objection N°2 : Le terme d’une quantité est comme sa forme. La preuve en
est que la figure qui consiste dans la délimitation de la quantité est une
forme qui a pour objet la quantité elle-même. Par conséquent, l’infini qui
convient à la quantité est l’infini qui se rapporte à la matière ; mais ce
n’est pas cet infini qu’on attribue à Dieu, comme nous l’avons dit dans le
corps de cet article.
Objection
N°3. Ce qui est ici ce qu’il n’est pas ailleurs est fini quant au lieu. Donc ce
qui est une chose et non une autre est fini quant à la
substance. Or, Dieu est ce qu’il est et non autre chose ; car il n’est ni bois,
ni pierre. Donc Dieu n’est pas infini quant à la substance.
Réponse
à l’objection N°3 : L’être de Dieu subsistant par lui-même et n’étant pas reçu
dans un autre être, il se distingue en tant qu’infini de tous les autres, et
les autres diffèrent de lui. C’est ainsi que si la blancheur existait par
elle-même, par là même qu’elle n’existerait pas dans un autre, elle différerait
de toute blancheur existant dans un sujet quelconque.
Mais
c’est le contraire. Car saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 1, chap. 4) dit que Dieu est infini, éternel et sans
limites.
Conclusion
L’être de Dieu n’étant pas un être reçu dans un sujet, mais Dieu étant lui-même
son être subsistant par lui-même, il est par là même infini et parfait.
Il
faut répondre que tous les anciens philosophes ont reconnu que le premier
principe était infini, comme le dit Aristote (Phys., liv. 3, text. 30). La raison le
leur a fait comprendre en leur montrant que les êtres découlaient à l’infini de
ce premier principe. Mais quelques-uns s’étant trompés sur la nature du premier
principe, ils ont dû nécessairement se tromper aussi à l’égard de son infinité.
Car, par là même qu’ils supposaient que la matière était le premier principe (Les
uns, comme Démocrite, en faisaient une quantité discrète, et ils supposaient
des atomes infinis ; les autres en faisaient une quantité continue, et ils
regardaient comme premier principe de toutes choses un élément ou un corps
infini.), ils ont attribué conséquemment au premier principe une infinité
matérielle, et ils ont dit que le premier principe était un corps infini. — Il
faut donc observer qu’on appelle infini un être par là même qu’il n’est pas fini.
Or, la matière est en quelque sorte finie ou délimitée par la forme, et la
forme par la matière. La matière est limitée par la forme, parce que tant
qu’elle n’a pas reçu une forme elle est susceptible d’en recevoir (Ou, plus mot
à mot, elle est en puissance à l’égard d’une multitude de formes.) un très grand
nombre ; mais aussitôt qu’elle en a revêtu une, elle est alors limitée par
elle. De même, la forme est finie ou déterminée par la matière ; car la forme
considérée en elle-même peut s’appliquer à une multitude d’êtres, mais une fois
qu’elle s’est attachée à la matière, elle détermine l’existence d’une chose spéciale
(Cette théorie est tout à fait celle d’Aristote, qui fait de la forme le
principe de l’individualité, et qui, par là même, se sépare de Platon (voyez Arist., Met.,
liv. 7).). La matière doit sa perfection à la forme qui la délimite : c’est
pourquoi l’infini attribué à la matière est nécessairement imparfait, parce
qu’il est comme la matière sans forme. Mais la forme n’est pas perfectionnée
par la matière, son étendue est plutôt restreinte par elle. C’est pour cela que
l’infini, considéré sous le rapport de la forme non déterminée par la matière,
a la nature du parfait. Or, la forme la plus élevée c’est l’être même, comme
nous l’avons fait voir (quest. 4, art. 1). L’être de Dieu n’étant point un être
reçu ou communiqué, mais Dieu étant lui-même son être subsistant, comme nous
l’avons démontré (quest. 3, art. 4), il est évident qu’il est infini et
parfait.
D’après
ces considérations, la réponse à la première objection est évidente.
Article
2 : Y a-t-il autre chose que Dieu qui puisse être infini par essence ?
Objection
N°1 : Il semble qu’il y ait autre chose que Dieu qui puisse être infini par
essence. Car la vertu d’une chose est toujours en proportion de son essence. Si
donc l’essence de Dieu est infinie, il faut que sa vertu le soit aussi. Par
conséquent, il peut produire un effet infini, puisque l’étendue de la puissance
se connaît d’après ses effets.
Réponse
à l’objection N°1 : Il est contraire à la nature d’une créature que son essence
soit son être lui-même, parce que l’être qui subsiste par soi n’est pas l’être
créé ; par conséquent il est contraire à la nature des choses que ce qui est
créé soit absolument infini. Car comme Dieu, quoiqu’il ait une puissance
infinie, ne peut pas faire quelque chose qui n’ait pas été fait, puisqu’il y a
contradiction dans les termes ; de même il ne peut pas faire quelque chose
d’absolument infini.
Objection
N°2. Tout ce qui a une vertu infinie, a une essence infinie. Or, une
intelligence créée a une vertu infinie, car elle saisit l’universel qui peut
s’étendre à une infinité d’individus. Donc toute substance intellectuelle créée
est infinie.
Réponse
à l’objection N°2 : La vertu qu’a l’intelligence de s’étendre pour ainsi dire à
l’infini, provient de ce qu’elle est une forme indépendante de la matière ;
soit qu’elle en soit complètement séparée comme dans les anges, soit au moins
qu’il y ait en elle une puissance intellectuelle qui n’est pas l’acte d’un
organe corporel, comme dans l’âme humaine.
Objection
N°3. La matière première est autre chose que Dieu, comme nous l’avons vu
(quest. 3, art. 1, et 8, réponse N°3). Or, la matière première est infinie.
Donc, indépendamment de Dieu, il y a autre chose qui peut être infini.
Réponse
à l’objection N°3 : La matière première n’existe pas par elle-même dans la
nature, puisqu’elle n’est pas un être en acte, mais seulement en puissance, et
par conséquent elle a plutôt été concréée que créée.
Cependant en la considérant comme existant en puissance, elle n’est pas infinie
absolument, elle ne l’est que sous un rapport, parce qu’elle n’est pas
susceptible de revêtir d’autres formes que les formes naturelles.
Mais
c’est le contraire. Car l’infini ne peut sortir d’un principe quelconque, comme
le dit Aristote (Phys., liv. 3, text. 30). Or, tout ce qui n’est pas Dieu est sorti de Dieu
comme de son premier principe. Donc il n’y a rien, excepté Dieu, qui puisse
être infini.
Conclusion
Il n’y a que Dieu qui soit infini absolument et par essence ; tous les autres
êtres sont absolument finis, ou ils ne sont infinis que sous un rapport (Secundum quid, c’est-à-dire dans un genre.).
Il
faut répondre qu’indépendamment de Dieu il y a des êtres qui peuvent être
infinis sous un certain rapport (Dans un genre, comme la ligne qui est parfaite
sous le rapport de l’étendue, mais qui manque de toutes les autres perfections.),
mais il n’y en a pas qui le soient absolument. En effet, si nous parlons de
l’infini dans ses rapports avec la matière, il est évident que tout ce qui est
en acte a une forme, et qu’ainsi sa matière est
déterminée par cette forme. Mais, par là même que la matière qui a revêtu une
forme substantielle est encore en puissance (Ainsi l’homme peut être blanc ou
noir, grand ou petit, ignorant ou savant, etc./) à
l’égard d’une multitude de formes accidentelles, il s’ensuit qu’un être
absolument fini peut être infini sous un certain rapport. Ainsi, le bois est
fini quant à sa forme, et cependant il est infini sous un rapport, dans le sens
qu’il est susceptible de changer de figure indéfiniment. — Si nous parlons de
l’infini relativement à la forme, il est alors évident que les êtres dont les
formes sont inhérentes à la matière, sont absolument finis et qu’ils ne sont
infinis d’aucune manière. Si l’on admet qu’il y ait des formes créées qui ne
soient pas reçues dans une matière, mais qui subsistent par elles-mêmes, comme
quelques-uns le pensent des anges, ces formes seront infinies sous un rapport,
dans le sens qu’elles ne seront limitées ni restreintes par une matière
quelconque : mais parce qu’une forme créée et ainsi subsistante a l’être et
qu’elle n’est pas son être elle-même, il faut que son être ait été reçu et
restreint à une nature limitée. Par conséquent, il ne peut être absolument
infini.
Article
3 : Peut-il y avoir un infini actuel en grandeur ?
Objection
N°1. Il semble qu’il puisse y avoir un infini actuel en grandeur. En effet,
dans les sciences mathématiques il n’y a pas de fausseté, parce que les
abstractions ne mentent pas, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 18). Or, les
sciences mathématiques font usage de l’infini en grandeur ; car en géométrie on
dit souvent dans les démonstrations que telle
ligne soit infinie. Donc il n’est pas impossible qu’il y ait un infini en
grandeur.
Réponse
à l’objection N°1 : En géométrie on n’a pas besoin de ligne qui soit infinie en
acte. On se sert seulement de ligne finie en acte dont on puisse retrancher
autant de parties qu’il est nécessaire, et ce sont ces lignes indéfinies qu’on
appelle infinies.
Objection
N°2. Ce qui n’est pas contraire à la nature d’une chose peut bien lui convenir.
Or, l’idée d’infini ne répugne pas à celle de grandeur. Le fini et l’infini
semblent plutôt être les éléments de la quantité. Donc il n’est pas impossible
qu’il y ait une grandeur qui soit infinie.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique l’infini ne répugne pas à l’idée de grandeur en
général, cependant il est contraire à la nature de toute grandeur spécifique,
telle que la grandeur de deux ou trois coudées, la grandeur circulaire ou
triangulaire et toutes les espèces de grandeur semblables. Or, il n’est pas
possible que ce qui ne peut exister dans l’espèce existe dans le genre. Donc il
n’est pas possible qu’il y ait une grandeur infinie, puisqu’il n’y a aucune
espèce de grandeur qui le soit.
Objection
N°3. La grandeur est divisible à l’infini. Car on définit le continu ce qui
peut être divisé à l’infini, comme on le voit dans Aristote (Phys., liv. 3, text.
1). Or, les contraires sont susceptibles des mêmes modifications. L’addition
étant contraire à la division, et l’augmentation à la diminution, il semble que
si l’on peut diviser un objet à l’infini, il peut aussi croître en grandeur à
l’infini, et qu’il est par conséquent possible, qu’il y ait une grandeur
infinie.
Réponse
à l’objection N°3 : L’infini qui convient à la quantité, comme nous l’avons dit
(art. 1), se rapporte à la matière. Or, par la division du tout, on arrive à la
matière, puisque les parties ont la nature de la matière. Par l’addition on
approche au contraire du tout, qui a la nature de la forme (Ou plus clairement,
la division regarde la matière qui est une puissance divisible à l’infini, et
c’est pourquoi la division est infinie ; l’addition regarde le tout qui a sa
forme, et par conséquent ses limites ; c’est pour cette raison que l’addition
ne peut croître à l’infini.). C’est pourquoi on n’ajoute pas à sa grandeur à
l’infini, quoique sa divisibilité soit infinie.
Objection
N°4. Le temps et le mouvement empruntent la quantité et la continuité à la
grandeur, par laquelle passe le mouvement, comme le dit Aristote (Phys., liv. 4). Or, il n’est pas
contraire à la nature du mouvement et du temps qu’ils soient infinis, puisque
tous les points indivisibles marqués dans le temps et dans un mouvement
circulaire sont principe et fin. Donc il ne répugne pas à la nature de la
grandeur qu’elle soit infinie.
Réponse
à l’objection N°4 : Le mouvement et le temps ne sont pas totalement, mais
successivement en acte, et, par conséquent, ils sont tout à la fois en acte et
en puissance. Mais la grandeur est totalement en acte. C’est pourquoi l’infini
qui convient à la quantité et qui se rapporte à la matière, répugne à la
grandeur sans répugner à celle du temps ou du mouvement, parce qu’il convient à
la matière d’être en puissance.
Mais
c’est le contraire. En effet, tout corps a une surface. Or, tout corps qui a
une surface est fini, parce que la surface est la limite même du corps. Donc
tout corps est fini. On peut en dire autant de la surface et de la ligne. Il
n’y a donc rien d’infini en grandeur.
Conclusion
Aucun corps ni naturel, ni mathématique ne peut être infini.
Il
faut répondre qu’il y a une différence entre l’infini par essence et l’infini
en grandeur. En supposant qu’il y eût un corps infini en grandeur, comme le feu
ou l’air, il ne serait cependant pas infini en essence, parce que son essence
serait toujours limitée à une espèce par la forme, et à un individu par la
matière. C’est pourquoi, après avoir admis, d’après ce qui précède, qu’aucune
créature n’est infinie en essence, il reste encore à examiner s’il n’y a point
quelque créature qui soit infinie en grandeur. — Il faut savoir que le corps
qui est l’expression complète de la grandeur est pris en deux sens : mathématiquement quand on ne considère
en lui que la quantité, et naturellement
quand on considère la matière et la forme. Pour le corps naturel, il est
évident qu’il ne peut être infini en acte. Car tout corps naturel a une forme
substantielle déterminée, et comme la forme substantielle emporte avec elle les
accidents, il faut, si la forme est déterminée, que les accidents le soient
aussi. La quantité étant comprise dans les accidents, il s’ensuit que dans tout
corps naturel elle doit être déterminée en plus ou en moins. Par conséquent, il
est impossible qu’un corps naturel soit infini. C’est ce qu’on peut encore
démontrer par le mouvement. En effet, tout corps naturel a un mouvement
naturel, mais un corps infini ne pourrait pas avoir un mouvement naturel. Car
il ne pourrait pas avoir un mouvement en droite ligne, parce qu’aucun corps ne
se meut de cette manière, à moins qu’il ne soit hors de son lieu, ce qui ne
pourrait arriver à un corps infini, puisqu’il occuperait tous les lieux et
qu’ils lui appartiendraient tous indifféremment. Il ne pourrait pas non plus
avoir un mouvement circulaire, parce que dans le mouvement circulaire il faut
qu’une partie du corps passe à l’endroit qu’occupait auparavant une autre
partie ; ce qui ne pourrait se faire dans un corps circulaire, si on le suppose
infini. Car dans un corps circulaire, deux lignes qui partent du centre sont
d’autant plus écartées entre elles qu’on les prolonge davantage. Or, si le
corps était infini, les lignes seraient infiniment écartées, et l’une ne
pourrait jamais arriver à la place de l’autre. — Pour le corps mathématique la
même raison existe. Car si nous nous représentons un corps mathématique comme
existant réellement, il faut que nous le considérions sous une forme
quelconque, puisque rien n’existe en acte que par une forme, et la forme d’une
quantité étant par elle-même une figure, il faudrait que le corps mathématique
eût une figure. Il serait par conséquent fini, car une figure est
nécessairement comprise dans une ou plusieurs limites.
Article
4 : L’infini peut-il exister dans les choses en raison de leur multitude ?
Objection
N°1. Il semble possible qu’il y ait une multitude infinie en acte, car il n’est
pas impossible de faire passer à l’acte ce qui est en puissance. Or, le nombre
peut être multiplié à l’infini. Donc il n’est pas impossible qu’il y ait une
multitude infinie en acte.
Réponse
à l’objection N°1 : Tout ce qui est en puissance peut être réduit en acte
conformément à sa manière d’être : ainsi on ne peut pas faire qu’un jour soit
en acte, et qu’il existe tout entier dans un seul et même instant ; sa durée
doit être successive. De même on ne peut faire qu’une multitude infinie soit en
acte, et qu’elle existe tout entière simultanément ; elle doit se composer
d’une série successive, parce qu’après une multitude il peut y en avoir une
autre, et cela jusqu’à l’infini.
Objection
N°2. Il est possible qu’un individu de chaque espèce existe en acte. Or, les
espèces de figures sont infimes. Donc il est possible qu’il y ait des figures
infinies en acte.
Réponse
à l’objection N°2 : Les espèces des figures sont infinies comme les nombres.
Ainsi il y a des figures de trois, de quatre côtés, et ainsi de suite. D’où il
suit que comme une multitude infinie en nombre ne peut exister en acte tout à
la fois dans sa totalité, mais qu’elle offre nécessairement une succession, il
en est de même des figures.
Objection
N°3. Les choses qui ne sont pas opposées entre elles, ne se font pas obstacle
mutuellement. En supposant qu’il y ait une multitude de choses existantes, on
peut encore en produire une multitude d’autres qui ne leur soient pas opposées.
Donc il n’est pas impossible qu’on en ajoute encore d’autres qui existent
simultanément avec les premières, et cela jusqu’à l’infini. Par conséquent il
est possible qu’il y ait des infinis en acte.
Réponse
à l’objection N°3 : Bien qu’après avoir établi l’existence de certaines choses
on puisse en établir d’autres sans répugnance, cependant l’infini répugne à la
multitude, de quelque espèce qu’elle soit. Il n’est par conséquent pas possible
qu’une multitude infinie existe en acte.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit au livre de la Sagesse (11, 21) : Vous avez tout disposé avec poids, nombre et
mesure.
Conclusion
Il est impossible qu’il y ait une multitude qui soit par elle-même ou par
accident infinie en acte, mais il est possible qu’elle existe en puissance.
Il
faut répondre qu’à cet égard il y a eu deux opinions. Les uns ont dit avec
Avicenne et Algazel (Avicenne décida de la fortune d’Aristote parmi les Arabes,
il adopta presque toutes ses opinions, et il passa en revue tous ses ouvrages
en les abrégeant ou en les commentant, Algazel et Fakhr-Eddin
Rhazy introduisirent les premiers la logique dans les
discussions religieuses, et ce mélange de philosophie et de théologie altéra
beaucoup la religion musulmane.), qu’il était impossible qu’il y eut une
multitude qui fût infinie en acte par elle-même, mais qu’il n’était pas
impossible qu’il y en eût une qui le fût par accident. Car on dit qu’une
multitude est infinie par elle-même quand, pour opérer une chose quelconque, on
demande une multitude infinie d’éléments. Cela ne peut pas être, parce qu’il
faudrait alors que l’objet dépendît d’une infinité de causes ; par conséquent,
il ne serait jamais terminé, puisque ce qui est infini n’a pas de fin. Une
multitude est infinie par accident quand on ne requiert pas une multitude infinie
de moyens pour faire une chose, mais qu’il arrive qu’on en emploie réellement
une infinité. C’est ce qu’on peut rendre sensible par le travail d’un forgeron.
Pour travailler il a besoin en soi d’une multitude de choses. Ainsi, il faut
qu’il ait dans l’esprit la science de son art, qu’il meuve sa main, qu’il se
serve d’un marteau. Si ces auxiliaires se multipliaient à l’infini, jamais son
ouvrage ne serait terminé, parce qu’il dépendrait d’une infinité de causes.
Mais le nombre des marteaux qu’il emploie lorsqu’il brise l’un et qu’il en
prend un autre produit une multitude par accident. Car il arrive qu’il s’est servi de beaucoup de marteaux, et rien n’empêche qu’il
n’en emploie un, deux, plusieurs, ou une infinité s’il travaille un temps
infini. D’après ce raisonnement, ils ont supposé qu’il était possible qu’il y
eût par accident une multitude infinie en acte. Mais cela est impossible, parce
qu’il faut que toute multitude existe dans une espèce de multitude quelconque.
Or, les espèces de multitude sont selon les espèces des nombres, et aucune
espèce de nombre n’est infinie, parce que tout nombre est une multitude qui a
pour mesure l’unité. Il est par conséquent impossible qu’il y ait une multitude
qui soit par elle-même ou par accident infinie en acte. — De même, toute
multitude qui existe dans la nature des choses a été créée, et tout ce qui a
été créé, le créateur l’a fait dans une certaine intention, car il n’a rien
créé qu’en vue d’une fin. Il faut donc que tout ce qui a été créé corresponde à
un nombre déterminé, et il est par conséquent impossible qu’une multitude
infinie existe en acte, même par accident. — Mais il est possible qu’il y ait
une multitude infinie en puissance, parce que l’augmentation de la multitude
est une conséquence de la division de la grandeur. Car plus un objet est
divisé, et plus est considérable le nombre de ses parties. D’où il suit que,
comme l’infini existe en puissance dans la division de ce qui est continu,
parce qu’on se rapproche alors de la matière, comme nous l’avons vu (art. préc), de même il existe en puissance dans l’accroissement
de la multitude.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.