Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 8 : De l’existence de Dieu dans les êtres

 

          Parce qu’il semble dans la nature de l’infini d’être partout et en tout, il faut examiner si cela convient à Dieu. — A cet égard quatre questions se présentent : — 1° Dieu est-il en toutes choses ? (Il est dit au livre de la Sagesse (1, 7) : l’esprit du Seigneur remplit l’univers ; et comme il contient tout, etc. Cette même vérité se trouve exposée dans une multitude d’autres endroits, dans l’Ecriture, les conciles et les Pères. Elle n’a guère été contredite que par Basilide, qui croyait, d’après les pythagoriciens, que la Divinité résidait dans le soleil. (Voyez l’exposition de son système dans le Dictionnaire des hérésies.)) — 2° Dieu est-il partout ? (Dans l’article précédent, saint Thomas a prouvé que Dieu était en toutes choses ; ici il prouve qu’il est dans tous les lieux. Ceux qui ont nié cette vérité, ce sont les païens, qui renfermaient leurs dieux dans des idoles ou des temples ; les stoïciens, qui attachaient Dieu au monde comme le patient à sa roue ; les platoniciens, qui le renfermaient dans le monde comme un pilote dans un vaisseau ; les juifs et les samaritains, qui restreignaient la Divinité au temple de Jérusalem ou sur le mont Garizim ; les gnostiques et les manichéens ; les sociniens, qui niaient que Dieu fût substantiellement partout ; enfin les disciples de Gassendi, qui, avec Epicure, distinguaient l’espace ou le vide de Dieu et de la matière.) — 3° Dieu est-il partout par son essence, sa puissance et sa présence ? (Cet article combat les manichéens, qui disaient que Dieu ne s’occupe pas des choses matérielles, en montrant que tout est soumis à sa puissance ; il attaque les athées, en montrant qu’il est présent partout ; il réfute les philosophes qui admettaient le système des émanations en prouvant qu’il est partout par sa puissance. On ne peut nier aucune de ces vérités sans être hérétique, selon la remarque du P. Petau (De Deo, liv. 7, chap.7, n. 5).) — 4° Est-ce le propre de Dieu d’être partout ? (On peut, au moyen de la doctrine renfermée dans cet article, répondre à Zuingle et aux ubiquistes, qui disaient que l’humanité du Christ, comme sa divinité, était partout.)

 

Article 1 : Dieu est-il en toutes choses ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne soit pas en toutes choses. Car ce qui est au-dessus de tout n’est pas en toutes choses. Or, Dieu est au-dessus de tout, d’après cette parole du Psalmiste (Ps. 112, 4) : Le Seigneur est au-dessus de toutes les nations. Donc Dieu n’est pas en toutes choses.

          Réponse à l’objection N°1 : Dieu est au-dessus de tout par l’excellence de sa nature, et cependant il est en toutes choses parce qu’il est la cause de tout ce qui existe, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

         Objection N°2. Ce qui est dans une chose est contenu par elle. Or, Dieu n’est pas contenu par les choses, mais plutôt il les contient. Donc Dieu n’est pas dans les choses, mais les choses sont plutôt en lui. C’est pourquoi saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 20) que toutes les choses sont en lui plutôt qu’il n’est quelque part.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoiqu’on dise que les choses corporelles sont dans un milieu qui les contient, il n’en est pas de même des choses spirituelles. Elles contiennent au contraire les choses dans lesquelles elles existent, comme l’âme contient le corps. Ainsi donc on dit que Dieu est dans les choses parce qu’il les contient ; mais cela n’empêche pas de dire, par analogie avec les choses corporelles, que tout est en Dieu dans le sens qu’il renferme tout.

 

          Objection N°3. Plus un agent a de vertu et plus son action agit à distance. Or, Dieu est l’agent qui a le plus de puissance. Son action peut donc s’étendre aux choses qui sont les plus éloignées de lui, et il n’est pas nécessaire qu’il soit en elles.

          Réponse à l’objection N°3 : Tout agent, quelque puissant qu’il soit, n’agit sur un objet éloigné que par le moyen d’un intermédiaire. Mais la toute-puissance de Dieu a ceci de particulier qu’elle s’exerce immédiatement sur toutes choses. Car il n’y a rien qui soit éloigné de Dieu, puisqu’il renferme tout en lui-même. On dit cependant qu’une chose en est éloignée en raison de la différence qui existe entre elle et lui au point de vue de la nature ou de la grâce ; comme on dit qu’il est au-dessus de tout par l’excellence de sa nature.

 

          Objection N°4. Les démons sont des êtres, et cependant Dieu n’est pas en eux. Car il n’y a pas de rapport entre la lumière et les ténèbres, comme le dit saint Paul (2 Cor., 6, 15). Donc Dieu n’existe pas en toutes choses.

          Réponse à l’objection N°4 : Dans les démons on doit distinguer la nature qui est l’œuvre de Dieu et la tache du péché qui ne provient pas de lui. C’est pourquoi il ne faut pas dire, absolument parlant, que Dieu est dans les démons, mais on doit ajouter qu’il est en eux considérés comme êtres. Mais pour les choses dont la nature n’a point été déformée on doit dire absolument que Dieu existe en elles.

 

          Mais c’est le contraire. En effet, un être existe partout où il opère quelque chose. Or, Dieu opère quelque chose dans tous les êtres, d’après ce mot d’Isaïe (Is., 26, 12) : Vous opérez en nous, Seigneur, toutes nos œuvres. Donc Dieu existe en toutes choses.

 

          Conclusion Dieu étant l’être même par essence, il existe en toutes choses de la manière la plus intime.

          Il faut répondre que Dieu existe en toutes choses, non point comme une partie de leur essence ou comme un accident, mais comme l’agent est présent à l’être sur lequel il agit. Car il faut que tout agent soit uni à l’être sur lequel il agit immédiatement, et qu’il l’atteigne par sa vertu. C’est de là que part Aristote pour prouver (Phys., liv. 7, text. 10) qu’il faut que le moteur et l’objet qu’il meut existent en même temps. Dieu étant l’être même par son essence, il faut que l’être créé soit son effet propre : comme l’action de brûler est l’effet propre du feu. Or, Dieu produit cet effet dans les choses, non seulement au premier moment de leur existence, mais tant qu’il leur conserve l’être : comme la lumière est produite dans l’air par le soleil, tant que l’air est illuminé. Par conséquent, tant qu’une chose existe, il faut que Dieu lui soit présent conformément à son mode d’existence. Et, comme l’être est ce qu’il y a de plus intime dans chaque chose et ce qu’il y a de plus profond, puisque c’est la forme qui embrasse tout ce qui existe, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 7, art. 1 ), il s’ensuit que Dieu existe en toutes choses et d’une manière intime.

 

Article 2 : Dieu est-il partout ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne soit pas partout. Car être partout signifie être en tout lieu. Or, il ne convient pas à Dieu d’être en tout lieu, puisqu’il ne peut pas être dans un lieu. Car il n’y a pas de lieu, dit Boëce (lib. de hebdom.) pour les êtres incorporels. Donc Dieu n’est pas partout.

          Réponse à l’objection N°1 : Les êtres spirituels ne sont pas dans un lieu à la manière des êtres corporels qui ont des dimensions qu’on peut calculer, mais ils y existent par l’effet de leur puissance.

 

          Objection N°2. Le lieu est aux choses permanentes ce que le temps est aux choses successives. Or, l’unité indivisible de l’action ou du mouvement ne peut exister, en divers temps. Donc l’unité indivisible dans le genre des choses permanentes en général ne peut pas non plus exister en tous lieux. L’être de Dieu n’étant pas successif, mais permanent, il s’ensuit que Dieu n’existe pas dans plusieurs lieux, et que, par conséquent, il n’est pas partout.

          Réponse à l’objection N°2 : L’indivisibilité est de deux sortes. L’une s’applique aux quantités continues, comme le point dans les choses qui sont permanentes et le moment dans celles qui sont successives. Cette sorte d’indivisibilité, quand il s’agit de choses permanentes, par là même que sa situation est déterminée, ne peut être dans plusieurs parties d’un lieu, ni dans plusieurs lieux. De même l’indivisibilité de l’action ou du mouvement, ayant dans le mouvement ou l’action un ordre déterminé, ne peut être dans plusieurs parties du temps. Mais il y a une autre sorte d’indivisibilité qui est en dehors de toute quantité continue, et c’est ainsi que les substances spirituelles, telles que Dieu, l’ange et l’âme, sont indivisibles. Cette indivisibilité ne s’applique pas aux quantités continues comme à des choses qui sont de même nature qu’elle, mais comme à des objets soumis à son action ; par conséquent, en raison de l’étendue de son action qui peut atteindre un ou plusieurs lieux, un petit ou un grand espace, on dit qu’elle est dans un ou plusieurs lieux, dans un lieu resserré ou vaste.

 

          Objection N°3. Quand un être est tout entier quelque part, il n’y a rien de lui hors de ce lieu. Or, si Dieu est dans un lieu, il y est tout entier, puisqu’il n’a pas de parties. Donc il n’y a rien en lui hors de ce lieu et par conséquent il n’est pas partout.

          Réponse à l’objection N°3 : On parle du tout par rapport aux parties. Or, il y a deux sortes de parties : la partie de l’essence, c’est ainsi que l’on dit que la forme et la matière sont les parties d’un être composé, le genre et la différence les parties de l’espèce, et la partie de l’étendue qui n’est que la division d’une quantité quelconque. Or, ce qui est tout entier dans un lieu sous le rapport de l’étendue, ne peut être hors de ce lieu, parce que l’étendue d’un corps a la même mesure que celle du lieu qu’il occupe. Mais l’essence n’a pas ainsi pour mesure la délimitation du lieu où elle est présente, et il n’est pas nécessaire qu’un être qui est par son essence dans un lieu ne soit d’aucune manière ailleurs. C’est ce qu’on peut voir dans les formes accidentelles qui sont étendues par accident. Ainsi la blancheur, considérée au point de vue de son essence, est tout entière dans chaque partie d’une surface, parce qu’on la trouve dans chacune de ces parties avec les propriétés qui caractérisent son espèce. Mais si on la considère au point de vue de l’étendue de la qualité dont elle a, par accident, revêtu la forme, elle n’est plus alors tout entière dans chaque partie de la surface. Or, dans les substances spirituelles, l’ensemble de l’être ne peut exister, ni par lui-même ni par accident, sous le rapport de la quantité ou de l’étendue, mais seulement sous celui de l’essence. Et c’est pourquoi comme l’âme est tout entière dans chaque partie du corps, de même Dieu est tout entier en toutes choses et dans chacune d’elles.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans Jérémie (23, 24) : Je remplis le ciel et la terre.

 

          Conclusion Dieu est en tous les lieux comme dans des choses auxquelles il donne la vertu de conserver les objets qui s’y placent ; il est aussi en tous les lieux, et il les remplit tous, non à la façon des corps qui empêchent les autres corps d’occuper le même espace qu’eux, mais en donnant l’être à tous les objets qui les remplissent.

          Il faut répondre qu’un lieu étant une chose, un être peut être dans un lieu de deux manières. 1° A la manière des autres choses, c’est-à-dire comme une chose peut être dans d’autres d’une certaine manière ; de même que les accidents d’un lieu sont dans un lieu. 2° A la manière propre du lieu, c’est-à-dire comme les objets placés dans un lieu existent dans ce lieu. Or, de ces deux manières, Dieu est sous un rapport en tout lieu, c’est-à-dire qu’il est partout. D’abord, comme il est en toutes choses, en tant qu’il leur donne l’être, la vertu et l’action, de même il est en tout lieu selon qu’il donne à chaque lieu la vertu de recevoir les objets. Ensuite les objets placés dans un lieu y existent suivant qu’ils le remplissent. Or, Dieu remplit tous les lieux, non pas à la façon d’un corps, car on dit qu’un corps remplit un lieu quand il ne permet pas d’y placer d’autres corps avec lui, tandis que Dieu peut être dans un lieu sans empêcher les autres êtres d’y être avec lui. Au contraire il remplit tous les lieux en donnant l’être à tous les objets qui s’y trouvent placés et qui les occupent complètement.

 

Article 3 : Dieu est-il partout par son essence, sa présence et sa puissance ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ait mal déterminé la manière d’être de Dieu dans les choses, en disant que Dieu est en toutes choses par son essence, sa puissance et présence. Car ce qui est par son essence dans une chose est essentiellement en elle. Or, Dieu n’est pas essentiellement dans les choses puisqu’il n’est de l’essence d’aucune chose. Donc on ne doit pas dire que Dieu est dans les choses par son essence, sa présence et sa puissance.

          Réponse à l’objection N°1 : On dit que Dieu est en toutes choses par son essence et non par leur essence ; ce qui ne signifie pas conséquemment qu’il est de leur essence, mais que sa substance est présente à tout en tant que cause de tout ce qui existe, comme nous l’avons dit (art 1.).

 

          Objection N°2. Etre présent à une chose, c’est ne lui manquer jamais. Or, quand on dit que Dieu est par son essence en toutes choses, cela signifie qu’il ne fait défaut à aucune d’elles. Donc dire que Dieu est en toutes choses par son essence, c’est comme si l’on disait qu’il y est par sa présence. Il était par conséquent superflu de dire qu’il y est par son essence, sa présence et sa puissance.

          Réponse à l’objection N°2 : Une chose peut être présente à quelqu’un sans qu’il soit en elle par son essence. Il peut la voir et cependant être éloigné d’elle substantiellement, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pour ce motif qu’il était important d’exprimer ces deux manières d’être, l’essence et la présence.

 

          Objection N°3. Comme Dieu est le principe de toutes choses par sa puissance, il l’est aussi par sa science et sa volonté. Or, on ne dit pas que Dieu soit dans les choses par sa science et sa volonté. Donc on ne devrait pas dire non plus qu’il y est par sa puissance.

          Réponse à l’objection N°3 : Il est de la nature de la science et de la volonté que ce qui est su soit dans le sujet qui sait et ce qui est voulu dans le sujet qui veut. Par conséquent sous ce double rapport les choses sont en Dieu plutôt que Dieu n’est en elles. Mais il est dans la nature de la puissance d’agir sur un objet qui est en dehors d’elle. D’où il suit que l’être qui met sa puissance en action agit toujours sur un objet extérieur, et qu’on peut dire conséquemment que par sa puissance il existe dans un autre.

 

          Objection N°4. Comme la grâce est une perfection surajoutée à la substance d’une chose, ainsi il y a beaucoup d’autres perfections pareillement surajoutées. Si l’on admet que Dieu existe d’une manière spéciale dans certains êtres par sa grâce, il semble qu’on doive admettre autant de différentes manières d’être dans les choses qu’il y a de perfections particulières qui peuvent leur être surajoutées.

          Réponse à l’objection N°4 : Il n’y a pas d’autre perfection que la grâce qui se surajoute à la substance pour faire connaître et aimer Dieu, et il n’y a par conséquent que la grâce qui établisse une manière d’être particulière de Dieu dans les choses. Il y a cependant encore une autre manière d’être de Dieu dans l’homme, qui consiste dans l’union de l’un et de l’autre. Nous en parlerons en son lieu (3a pars, quest. 2, art. 1).

 

          Mais c’est le contraire. D’après la glose (Sup. Cant. des cant., chap. 5), Dieu est d’une manière générale en toutes choses par sa présence, sa puissance et sa substance ; néanmoins on dit qu’il est d’une manière familière dans quelques êtres par sa grâce.

 

          Conclusion Dieu est en tout par sa puissance parce que tout lui est soumis ; il est en tout par son essence parce qu’il a tout créé immédiatement, et il est en tout par sa présence parce qu’il connaît tout.

          Il faut répondre que Dieu peut être dans une chose de deux manières : d’abord comme cause efficiente, et à ce titre il est dans toutes les choses qu’il a produites ; ensuite il peut être dans une chose comme l’objet de l’action est dans celui qui agit. Ce qui est propre aux opérations de l’âme où l’objet connu est dans le sujet qui le connaît, et l’objet désiré dans le sujet qui le désire. C’est de cette seconde manière que Dieu existe spécialement dans la créature raisonnable qui le connaît et l’aime actuellement ou habituellement. Et, parce que c’est la grâce qui détermine dans la créature ces sentiments et ces dispositions, comme on le verra plus loin (quest. 12, art. 4), on dit qu’il est dans les saints par sa grâce. Pour se faire une idée de sa manière d’être dans les autres êtres qu’il a créés, il faut examiner ce qui se passe dans les choses humaines. Ainsi, on dit qu’un roi existe dans tout son royaume par sa puissance, quoiqu’il ne soit pas partout. On dit que quelqu’un existe par sa présence dans toutes les choses qu’il voit devant lui. C’est ainsi qu’on considère toutes les choses qui sont dans une maison comme présentes à celui qui les voit, bien qu’il ne soit pas substantiellement dans toutes les parties de la maison. Et l’on dit qu’une chose existe essentiellement ou substantiellement dans le lieu où sa substance existe. — Il y a eu des hérétiques, tels que les manichéens (Cette erreur se retrouve dans la plupart des systèmes de la philosophie ancienne.), qui ont dit que les choses spirituelles et incorporelles étaient soumises à la puissance divine, mais que les choses visibles et corporelles dépendaient de la puissance du principe contraire. Il faut donc affirmer contre eux que Dieu existe en tout par sa puissance. — D’autres ont dit que, tout en admettant que tout était soumis à la puissance divine, il ne fallait cependant pas croire que la Providence s’étendît jusqu’aux créatures les plus humbles (D’après ces philosophes, la Providence ne s’occupe pas des individus, des choses contingentes et particulières.). C’est dans leur bouche que l’écrivain sacré met ces paroles (Job, 22, 14) : Il marche autour des portes du ciel, mais ses regards ne s’abaissent pas jusqu’à nous. Il a fallu établir contre eux que Dieu est en toutes choses par sa présence. — D’autres ont supposé que, bien que la providence de Dieu s’étendît à tout, il n’avait cependant pas créé immédiatement toutes choses (Les philosophes alexandrins et les gnostiques se sont particulièrement arrêtés au système des émanations.), qu’il avait immédiatement créé les créatures premières, et que celles-ci avaient fait les autres. Contre ces derniers il faut dire que Dieu est en tout par son essence. — Ainsi donc, il est en tout par sa puissance, parce que tout lui est soumis ; il est en tout par sa présence, parce que tout est à découvert devant ses yeux ; il est en tout par son essence, parce qu’il est présent atout comme cause de tout ce qui existe, tel nous l’avons dit (art. 1).

 

Article 4 : Est-ce le propre de Dieu d’être partout ?

 

          Objection N°1. Il semble que ce ne soit pas le propre de Dieu d’être partout. Car, d’après Aristote (Post., liv. 1, text. 43), l’universel est partout et toujours ; la matière première est aussi partout puisqu’elle est dans tous les corps. Cependant aucune de ces choses n’est Dieu, comme nous l’avons précédemment démontré (quest. 3, art. 1). Donc ce n’est pas le propre de Dieu d’être partout.

          Réponse à l’objection N°1 : L’universel et la matière première sont partout, à la vérité, mais non selon le même être (Leur être diffère selon les individus dans lesquels ils se trouvent.).

 

          Objection N°2. Le nombre existe dans toutes les choses qui sont comptées. Or, l’univers entier a été formé dans le nombre, comme il est dit au livre de la Sagesse (chap. 2). Donc il y a un nombre qui est dans tout l’univers, et par conséquent partout.

          Réponse à l’objection N°2 : Le nombre n’étant qu’un accident n’est point dans un lieu par lui-même, mais accidentellement. Il n’est pas non plus tout entier dans chacun des objets qui sont comptés ; il n’y est qu’en partie. Par conséquent il ne s’ensuit pas qu’il soit partout tout entier et par lui-même.

 

          Objection N°3. L’univers forme un corps dont l’ensemble est parfait, comme le dit Aristote (De cælo et mundo, liv. 1, text. 4). Or, l’univers, compris dans sa généralité, est partout, parce qu’il n’y a aucun lieu en dehors de lui. Donc il n’y a pas que Dieu qui soit partout.

         Réponse à l’objection N°3 : L’ensemble de l’univers est partout, mais il n’est pas tout entier en chaque lieu ; il n’y est que par parties. Il n’est pas non plus partout par lui-même, parce que si l’on supposait la création d’autres lieux il ne serait pas en eux.

 

          Objection N°4. Si un corps était infini, il comprendrait tous les lieux. Donc il serait partout, et l’ubiquité ne serait pas ainsi un attribut spécial de Dieu.

          Réponse à l’objection N°4 : S’il y avait un corps infini, il serait partout, mais par parties.

 

         Objection N°5. L’âme, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 6, chap. 5), est tout entière dans tout le corps comme dans chaque partie du corps. Par conséquent, s’il n’y avait dans le monde qu’un seul être animé, son âme serait partout, et l’ubiquité ne serait pas le propre de Dieu.

          Réponse à l’objection N°5 : S’il n’y avait dans le monde qu’un seul être animé, son âme ne serait partout que par accident.

 

          Objection N°6. D’après saint Augustin (Epist. 3 ad Volus.), où l’âme voit, elle sent ; où elle sent, elle vit ; où elle vit, elle est. Or, l’âme voit presque partout ; car elle parcourt successivement tout le ciel. Donc l’âme est partout.

          Réponse à l’objection N°6 : Ces mots où l’âme voit peuvent s’entendre de deux manières : 1° l’adverbe peut être considéré selon qu’il détermine l’acte de la vue par rapport à l’objet (L’acte de voir est alors pris objectivement.). Dans ce sens il est vrai que quand l’âme voit le ciel, sa vue est dans le ciel, et pour la même raison ses sentiments, mais il ne s’ensuit pas qu’elle vive dans le ciel ou qu’elle y soit ; parce que vivre et exister n’impliquent pas un acte qui passe à un objet extérieur. L’adverbe peut s’entendre selon qu’il détermine l’acte de celui qui voit, considéré par rapport au sujet qui le produit (Dans ce second sens, l’idée de voir est pris subjectivement.). Dans ce cas il est vrai que l’âme est dans le sujet où elle sent et où elle voit, et qu’elle y vit selon cette manière de parler. Par conséquent il ne s’ensuit pas qu’elle soit partout.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Ambroise dit dans son livre sur l’Esprit-Saint (liv. 1, chap. 7) : Qui oserait dire que le Saint-Esprit est une créature, lui qui est en tout, partout et toujours ? Ce qui est certainement le propre de la Divinité.

 

          Conclusion Il faut que Dieu soit partout, qu’il y soit tout entier, et non par partie.

          Il faut répondre que c’est le propre de Dieu d’être partout premièrement et par lui-même. Je dis qu’il est partout premièrement, c’est-à-dire qu’il est absolument partout tout entier. Car si une chose était partout de manière que ses différentes parties fussent en divers lieux, elle ne serait pas partout premièrement ; parce que ce, qui convient à une chose sous le rapport de ses parties ne lui convient pas premièrement ; par exemple, si un homme avait les dents blanches, la blancheur ne conviendrait pas à l’homme premièrement, mais à la dent (Cet exemple fait comprendre le sens qu’on doit attacher au mot premièrement.). J’appelle être partout par soi, quand l’ubiquité ne convient pas à une chose par accident, en raison d’une hypothèse quelconque. Ainsi, un grain de millet serait partout, en supposant qu’aucun corps n’existe. Une chose existe partout par elle-même quand, dans toute hypothèse possible, elle est toujours nécessairement partout. C’est là le propre de Dieu, parce que, quel que soit le nombre des lieux qu’on suppose, quand on en ajouterait encore indéfiniment à ceux qui existent, il faudrait que Dieu fût dans tous, parce que rien ne peut exister que par lui. Ainsi, être partout tout entier et par soi-même, c’est donc un des propres attributs de Dieu. Car, quel que soit le nombre des lieux qu’on suppose, il faut qu’il soit dans chacun d’eux, non par partie, mais tout entier.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.