Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 9 : De
l’immutabilité de Dieu
Nous
avons ensuite à examiner l’immutabilité de Dieu, et l’éternité qui en est la
conséquence. — A l’égard de l’immutabilité, deux questions se présentent : — 1°
Dieu est-il absolument immuable ? (L’Eglise, dans son
office de la sainte Trinité, proclame ce dogme en ces termes : Te semper idem esse, vivere
et intelligere profitemur
; il a été nié par les agnoetes.
On appelait ainsi des hérétiques qui étaient disciples de Théophrone
et qui vivaient sur la fin du IVe siècle.
Ils ont prétendu que Dieu ne connaissait pas tout, et qu’il acquérait chaque
jour des connaissances. On a donné aussi ce nom, qui signifie ignorant, à ceux qui ont soutenu que
Jésus-Christ ne savait pas tout. Ils se fondaient sur le passage dans lequel
Jésus-Christ dit que le Fils de l’Homme ne connaît pas le jour du jugement.) —
2° L’immutabilité est-elle le propre de Dieu ? (Cette vérité est exprimée dans
beaucoup d’endroits de l’Ecriture (Ps.
101, 27-28) : Ils périront, mais vous,
vous demeurez, et ils vieilliront comme un vêtement. Vous les changerez comme
un manteau, et ils seront changés ; mais vous, vous êtes toujours le même, et
vos années ne passeront point ; (1 Tim., 6, 16) : qui
seul possède l’immortalité. Et saint Augustin dit dans son livre De la foi
(De fide ad Petrum, c. AX) : Firmissimè tene et nullatenùs
dubites omnem creaturam naturaliter mutabilem à Deo incommutabili factam.)
Article
1 : Dieu est-il absolument immuable ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas absolument immuable. Car tout ce qui se
meut est muable sous un rapport. Or, saint Augustin dit (sup. Gen. ad litt.,
liv. 8, chap. 20) : L’Esprit créateur se meut, bien
que ce ne soit ni dans le temps, ni dans le lieu. Donc Dieu est muable de
quelque manière.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin s’exprime dans ce passage à la manière de
Platon, qui disait que le premier moteur se mouvait lui-même, comprenant parle
mot mouvement toute espèce d’opération.
Ainsi comprendre, vouloir, aimer, sont appelés dans la langue des platoniciens
des mouvements. Par là même que Dieu se comprend et s’aime, on peut dire dans
ce sens qu’il se meut. Mais cela ne signifie pas qu’il y a en lui mouvement et
changement dans le sens que nous l’entendons ici, ce qui n’est possible que
dans un être existant de quelque manière en puissance.
Objection
N°2. Il est écrit de la sagesse (Sag., 7, 24) qu’elle est plus variable que tout ce qui est
changeant. Or, Dieu est la sagesse elle-même. Donc, Dieu n’est pas immuable.
Réponse
à l’objection N°2 : On dit que la sagesse est changeante en raison de sa
ressemblance qui est très variable (C’est-à-dire que l’image de la sagesse qui
se trouve dans les créatures varie beaucoup, car elle change comme les
créatures elles-mêmes. Pour exprimer cette pensée, saint Thomas emploie le mot similitudinaris,
qui n’a pas d’équivalent en français.). Ainsi elle s’imprime jusqu’au dernier
des êtres, puisque rien ne peut exister qu’il ne procède de la divine sagesse
et n’en reproduise une image quelconque. Elle est le premier principe de toutes
choses, elle en est la cause efficiente et formelle, et tout doit lui
ressembler comme l’œuvre ressemble à la pensée de l’artisan qui l’a conçue et
exécutée. Or, cette ressemblance de la divine Sagesse s’étendant graduellement
des créatures supérieures qui y participent le plus largement, aux créatures
inférieures qui y participent le moins, il y a dans cette diffusion une sorte
de progression qui ressemble au mouvement de la lumière qui s’échappe du soleil
et traverse l’espace pour arriver à la terre. C’est de cette manière que saint
Denis comprend que toute émanation de la divine splendeur nous vient de Dieu le
père des lumières (De cæl.
hier.,
chap. 1).
Objection
N°3. S’approcher et s’éloigner indiquent un mouvement. Or, il est dit dans
l’Ecriture (Jacq., 4, 8) : Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. Donc Dieu n’est
pas immuable.
Réponse
à l’objection N°3 : L’Ecriture emploie ces expressions
dans un sens métaphorique. Comme on dit que le soleil entre dans une maison ou
qu’il en sort pour exprimer la direction de ses rayons, de même on dit que Dieu
se rapproche de nous ou qu’il s’en éloigne, suivant que nous recevons ses
faveurs ou que nous en sommes privés.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit (Mal.,
3, 6) : Je suis Dieu et je ne change
point.
Conclusion
Puisque Dieu est le premier être, qu’il est tout à fait simple et qu’il est
infini par essence, il est absolument immuable.
Il
faut répondre que, d’après ce que nous avons vu précédemment (quest. 2, art.
3), il est démontré que Dieu est immuable. En effet, il a été prouvé (loc. cit.) : 1° Qu’il y a un être
premier que nous appelons Dieu ; que cet être premier doit être un acte pur,
sans qu’il y ait rien en lui qui soit seulement en puissance, parce que ce qui
est en puissance est nécessairement postérieur à ce qui est en acte. Or, tout
ce qui est susceptible de changement n’existe sous certains rapports qu’en
puissance. D’où l’on voit qu’il est impossible que Dieu
subisse aucun changement. — 2° Tout ce qui change a quelque chose de
stable et quelque chose qui ne fait que passer. C’est ainsi que l’objet qui de
blanc devient noir, reste substantiellement le même pendant que ce changement s’opère.
Par conséquent tout ce qui change est composé. Or, nous avons prouvé plus haut
(quest. 3, art. 7) que Dieu n’est point du tout composé, mais qu’il est
absolument simple. Donc il est évident qu’il ne peut changer. — 3° Tout ce qui
est mû acquiert quelque chose par l’effet de son mouvement, et il est après ce
qu’il n’était pas avant. Or, Dieu étant infini et comprenant en lui-même toute
la plénitude de la perfection totale de l’être, ne peut rien acquérir. Il ne
peut pas non plus arriver à quelque chose qu’auparavant il ne possédait pas. Le
mouvement ne peut donc être en aucune manière compatible avec sa nature. C’est
pourquoi il y a eu dans l’antiquité des philosophes qui ont été forcés par
cette vérité à reconnaître que le premier principe des choses est immobile.
Article
2 : N’y a-t-il que Dieu qui soit immuable ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas que Dieu qui soit immuable. Car Aristote dit (Met., liv. 2, text.
12) que tout ce qui change est matière. Or, il y a des substances créées, comme
les anges et les âmes, qui n’ont pas de matière (Le mot matière est pris ici dans le sens péripatéticien. L’être composé
résulte de la réunion de la forme et de la matière, mais il n’en est pas de
même des anges, comme on le verra (quest. 50, art. 2).), selon le sentiment de
quelques-uns. Donc l’immortalité n’appartient pas qu’à Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Il ne s’agit, dans ce passage d’Aristote, que de ce qui
change quant à la substance ou l’accident. C’est de ce mouvement que les
philosophes ont parlé.
Objection
N°2. Tout ce qui est mû l’est pour une fin quelconque. Les êtres qui sont
parvenus à leur fin dernière ne doivent donc plus être
mus. Or, il y a des créatures qui sont parvenues à leur fin dernière, telles
que les bienheureux. Donc il y a des créatures qui sont immuables.
Réponse
à l’objection N°2 : Les anges bienheureux possèdent, indépendamment de
l’immutabilité d’existence qui est de l’essence de leur nature, l’immutabilité
d’élection qu’ils doivent à la vertu de Dieu qui les a fixés dans le bien, mais
ils ne sont pas immuables quant au lieu.
Objection
N°3. Tout ce qui change varie. Or, les formes sont invariables ; car il est
dit, au livre six des principes, que la forme consiste dans une essence simple
et invariable. Donc Dieu seul n’est pas immuable.
Réponse
à l’objection N°3 : On dit que les formes sont invariables, parce qu’elles ne
peuvent être le sujet d’aucune variation. Cependant, elles sont soumises au
changement dans le sens que le sujet dans lequel elles se trouvent est
variable. D’où il est évident qu’elles varient suivant qu’elles existent. Car
on leur donne le nom d’êtres non comme étant le sujet de l’existence, mais
parce que par elles il y a quelque chose qui existe.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit, dans son livre de la Nature du bien
(chap. 1) : Dieu seul est immuable.
Toutes les choses qu’il a faites par là même qu’elles sortent du néant, sont
changeantes.
Conclusion
Dieu seul est immuable. Tous les autres êtres sont muables sous quelque rapport,
soit par la puissance qu’un autre être a sur eux, soit par celle qu’ils ont en
eux-mêmes, soit selon leur substance et leurs accidents tout à la fois, soit
selon leurs accidents seulement.
Il
faut répondre que Dieu est absolument immuable et que toute créature est muable
de quelque façon. En effet, il faut savoir qu’on peut entendre la mutabilité de
deux manières. D’abord, elle peut résulter de la nature de l’être changeant, ou
bien elle peut être l’effet de la puissance qu’un autre être exerce sur lui. Car
les créatures, avant d’exister, ne pouvaient recevoir l’être d’une puissance
créée, puisqu’aucun être créé n’est éternel. Il n’y
avait que la puissance divine qui pût leur donner
l’existence. Or, comme l’existence des choses créées dépend de la volonté de
Dieu, de même aussi leur conservation. Car il ne leur conserve l’être qu’en
continuant à le leur donner, et il suffirait qu’il leur retirât son action pour
que toutes rentrassent dans le néant, comme le dit saint Augustin (sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 12). Ainsi donc, comme il était au
pouvoir de Dieu de donner l’être aux créatures avant qu’elles ne l’eussent
reçu, de même il est en son pouvoir de les anéantir après les avoir créées.
Elles sont donc toutes muables par suite de la puissance que Dieu exerce sur
elles, puisque cette puissance qui les a fait passer du néant à l’être peut à
tout instant les ramener de l’être au néant. — Si on considère la mutabilité
comme résultant de la nature même de l’être changeant, dans ce sens toute
créature est encore muable sous quelque rapport. Dans toute créature il y a en
effet deux puissances, l’une active et l’autre passive. J’appelle puissance
passive celle qui permet à l’être d’arriver à sa perfection, soit dans la
formation de son être, soit en atteignant sa fin. Quand on ne considère la
mutabilité d’une chose que par rapport à l’être, elle n’existe pas de cette
manière dans toutes les créatures. Elle n’existe que dans celles où ce qui est
en puissance peut survivre à la destruction même de l’être. Ainsi, dans les
corps terrestres, leur être substantiel est muable, parce que la matière qui
les compose peut exister sans la forme substantielle qu’elle a revêtue. Leurs
accidents sont muables aussi, parce que le sujet peut être privé de l’une de
ses manières d’être sans être détruit. Ainsi, un homme peut rester tel et
n’être pas blanc ; par conséquent, il peut passer du blanc à une autre couleur
sans cesser de vivre. Mais si l’accident se rattachait nécessairement aux
principes essentiels du sujet, on ne pourrait le détruire sans détruire le
sujet lui-même, et c’est pour ce motif que le sujet ne peut, dans ce cas,
changer quant à l’accident. Ainsi la neige ne peut devenir noire. — Dans les
corps célestes, la matière ne peut être séparée de la forme (D’après la doctrine
péripatéticienne, les premiers cieux étaient regardés comme substantiellement
immuables. Saint Thomas s’en tient à ce que la science enseignait alors sur ces
matières.), parce que la forme embrasse tout ce qu’il y a de potentiel dans la
matière. C’est pourquoi ils ne changent pas quant à la substance, mais quant au
lieu, parce que le changement de lieu est compatible avec leur existence. — Les
substances spirituelles, par là même qu’elles sont des formes subsistantes qui
sont à l’être ce que la puissance est à l’acte, leur essence n’est
pas compatible avec la privation de leur être. Car l’être suit la forme, et
aucun être ne se corrompt qu’autant qu’il perd sa forme. Par conséquent, la
forme étant inséparable de l’être, il s’ensuit que les substances de cette
nature sont immuables et invariables quant à l’être. C’est ce qui a fait dire à
saint Denis (De div. nom., chap. 4), que les substances
intellectuelles, créées comme toutes les choses spirituelles et immatérielles,
sont pures de toute génération et de toute variation. — Cependant elles sont
encore muables sous deux rapports : par rapport à leur fin, parce qu’elles sont
libres de choisir le bien ou le mal, comme dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 3 et 4) ; par rapport au lieu, car
leur essence étant bornée, elles peuvent s’étendre à des lieux qui leur étaient
auparavant inconnus ou étrangers, ce qu’on ne peut dire de Dieu qui, comme nous
l’avons vu, remplit tout par son infinité (quest. 8, art. 2). — Ainsi donc,
toute créature est par elle-même susceptible de changement, soit dans sa
substance comme les corps qui sont corruptibles, soit par rapport aux lieux
qu’elle occupe, comme les corps célestes, soit par rapport à sa fin et aux
divers usages qu’elle fait de ses facultés, comme les anges, et de plus elles
sont toutes soumises à la puissance de Dieu, qui peut les faire changer en leur
donnant ou en leur retirant l’être. Dieu n’étant muable d’aucune de ces
manières, il s’ensuit que l’immutabilité est un attribut qui lui est propre.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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