Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 13 : Des noms que nous donnons à Dieu

 

          Après avoir examiné ce qui concerne la connaissance de Dieu, il faut maintenant considérer les noms divins ; car nous donnons à tous les êtres des noms en rapport avec la connaissance que nous en avons. — A cet égard douze questions se présentent : — 1° Pouvons-nous donner à Dieu un nom ? (L’Ecriture nous y autorise, puisque le Seigneur dit lui-même (Is., 42, 8) : Je suis le Seigneur, c’est là mon nom. Et ailleurs (Ex., 15, 3) : Le Seigneur a paru comme un guerrier ; le Tout-Puissant, voilà son nom. Cependant, aucun des noms que nous donnons à Dieu ne peuvent exprimer ce qu’il est dans son essence. C’est pourquoi le concile de Latran dit : Firmiter credimus et simpliciter confitemur quod… Deus est ineffabilis.) — 2° Parmi les noms qu’on donne à Dieu y en a-t-il qui lui soient applicables dans son essence ? (Algazel avait prétendu que les attributs de Dieu, comme sa sainteté, sa bonté, n’étaient pas des perfections positives, mais des perfections négatives, c’est-à-dire qu’elles n’affirmaient rien positivement à l’égard de la nature divine, mais qu’elles en éloignaient seulement ce qui est incompatible avec la nature. Ainsi la sainteté n’était que la négation du mal, et la puissance la négation de la faiblesse. Saint Thomas éclaircit admirablement cette question, qui fut de son temps l’objet de vives controverses.) — 3° Les noms qu’on donne à Dieu lui sont-ils propres ou sont-ils tous métaphoriques ? (Cet article est le développement de celui qui précède. A ce sujet on peut établir la règle suivante : c’est que quand l’Ecriture sainte attribue à Dieu ce qui convient à l’homme ou à une créature quelconque, l’expression qu’elle emploie est alors métaphorique ; mais quand elle lui attribue ce qui n’est pas propre à la créature, mais ce qui est en soi une perfection absolue, alors ces expressions sont prises dans leur sens propre.) — 4° Tous les noms qu’on donne à Dieu sont-ils synonymes ? (L’Ecriture est digne de tous nos respects, d’après ces paroles des Proverbes (8, 8) : Tous mes discours sont justes ; il n’y a en eux rien de mauvais ni de pervers. Et ailleurs (Mich., 2, 7) : Est-ce que mes paroles ne sont pas bonnes pour celui qui marche avec droiture ? Or, l’Ecriture appelle Dieu : bon, doux, longanime, fort, patient, admirable, miséricordieux, juste ; ce qui serait puéril, si tous ces mots signifiaient la même chose.) — 5° Les noms qu’on donne tout à la fois à Dieu et aux créatures doivent-ils être entendus de la créature de la même manière que de Dieu, ou seulement d’une manière analogue ? (Le but de cet article est d’établir que Dieu n’est pas absolument de la même nature que les créatures ; qu’il n’est pas non plus d’une nature tout à fait différente, niais qu’il y a analogie entre l’un et l’autre.) — 6° En supposant que ces noms ne soient employés que par analogie, appartiennent-ils aux créatures avant de convenir à Dieu ? (Saint Paul dit (Eph., 3, 14-15) : je fléchis les genoux devant le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, duquel toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom, et il indique par là que tout découle de Dieu.) — 7° Y a-t-il des noms qui conviennent à Dieu par rapport au temps ? (On lit dans les Psaumes et Isaïe (Ps. 9, 10) : Le Seigneur est devenu le refuge du pauvre ; (Is. 49, 5) : Mon Dieu deviendra ma force ; (Ps. 89, 1) : Seigneur, vous avez été pour nous un refuge ; (Ps. 117, 14) : Le Seigneur est ma force et ma gloire, et il s’est fait mon salut. Il est évident que tous ces noms ne conviennent à Dieu que temporairement.) — 8° Le mot Dieu exprime-t-il la nature ou l’opération divine ? (Saint Augustin dit (Lib. De fid. ad Petrum, chap. 1) : Cum enim aliud nomen sit Pater, aliud Filius, alius Spiritus sanctus, hoc est utique unum naturæ nomen horum trium, quod dicitur Deus. A l’égard de Dieu il y a deux sortes de noms : les uns qui expriment la nature, les autres les opérations. Le mot Dieu exprime la nature, d’après ces paroles du prophète (Is. 45, 15) : Vous êtes vraiment un Dieu caché.) — 9° Le nom de Dieu est-il un nom communicable ? (Cet article est la conséquence de celui qui précède. Le nom de Dieu exprimant la nature divine, il est incommunicable, puisque la nature de Dieu l’est. D’ailleurs l’Ecriture est expresse à ce sujet. Mais saint Thomas approfondit d’une manière très remarquable cette question en donnant des règles d’après lesquelles on peut distinguer les noms communicables de ceux qui ne le sont pas.) — 10° Le nom de Dieu se prend-il univoquement ou équivoquement suivant qu’il convient à Dieu par nature ou par participation et selon l’opinion ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des gentils, auxquels l’Apôtre reproche d’avoir confondu la créature avec le créateur (Rom., 1, 23) : ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible, etc. Il attaque aussi tous ces hérétiques qui voulaient qu’on adorât le serpent qui a trompé Eve (ophitæ), qu’on adorât Cain (cainici) ; qu’on adorât Seth (sethiani) ; qu’on adorât les anges (angelici) ; qu’on adorât le soleil (heliogrostici), etc.) — 11° Le nom, celui qui est, est-il le nom de Dieu qui lui soit le plus propre ? (Cet article est l’interprétation de ce passage sublime de l’Ecriture (Ex., 3, 14) : Je suis celui qui est, ou de celui-ci (ibid.) : Celui qui est m’a envoyé vers vous.) — 12° Peut-on former sur Dieu des propositions affirmatives ? (Nous en lisons un très grand nombre dans l’Ecriture (Is., 55, 7) : et à notre Dieu, parce qu’il est large pour pardonner ; (Ps. 144, 13) : Le Seigneur est fidèle dans toutes ses paroles, et saint dans toutes ses œuvres.)

 

Article 1 : Est-il de convenable de donner à Dieu un nom ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne convienne pas de donner à Dieu un nom. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 1) : Il n’a pas de nom, et il est au-dessus de toute conjecture. Et on lit dans les Proverbes (30, 4) : Savez-vous son nom et le nom de son fils ?

          Réponse à l’objection N°1 : Ce qui fait dire que Dieu n’a pas de nom ou qu’il est au-dessus de tout nom, c’est que son essence est au-dessus de tout ce que notre intelligence peut comprendre, et de tout ce que notre parole peut exprimer.

 

          Objection N°2. Tout nom a une signification abstraite ou concrète. Or, les noms qui ont une signification concrète ne conviennent pas à Dieu, puisqu’il est simple. Les noms qui ont une signification abstraite ne lui conviennent pas davantage, parce qu’ils n’expriment pas de perfection subsistant en elle-même. Donc aucun nom ne convient à Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : La connaissance que nous avons de Dieu nous venant des créatures, c’est à elles que nous empruntons les noms que nous lui donnons. Ces noms ont nécessairement une signification en rapport avec les créatures matérielles que nous connaissons par nos facultés naturelles, ainsi que nous l’avons dit (quest. préc., art. 4). Et comme dans ces créatures ce qu’il y a de parfait et de substantiel est composé, tandis que leur forme n’est pas quelque chose de complet qui subsiste par lui-même, mais qu’elle est plutôt ce qui détermine la manière d’être d’une chose, de là il arrive que tous les noms que nous employons pour exprimer un être complet, réellement subsistant, ont une signification concrète qui convient aux êtres composés. Mais ceux que nous employons pour exprimer de simples formes ne signifient rien de réel, ils expriment seulement telle ou telle manière d’être ; par exemple, la blancheur indique ce qui fait qu’un objet est blanc. Dieu étant tout à la fois simple et subsistant par lui-même, nous lui donnons des noms abstraits qui expriment sa simplicité, et des noms concrets qui rendent ce qu’il y a en lui de substantiel et de parfait, bien que ces deux sortes de noms n’expriment ni l’un ni l’autre ce qu’il est, puisque notre esprit ne peut le connaître tel qu’il est dès cette vie.

 

          Objection N°3. Le substantif désigne la substance avec sa qualité, le verbe et le participe expriment le temps, les pronoms sont démonstratifs ou relatifs. Or, aucune de ces choses ne convient à Dieu. Il n’y a en lui ni qualité, ni accident, ni temps. On ne peut le sentir de manière à l’exprimer par un démonstratif ou par un relatif quelconque. D’ailleurs les relatifs ne servent qu’à rappeler leurs antécédents qui sont des substantifs, des participes ou des pronoms démonstratifs. Donc nous ne pouvons donner à Dieu aucun nom.

          Réponse à l’objection N°3 : Exprimer la substance avec la qualité c’est exprimer le suppôt avec la nature ou la forme particulière dans laquelle il subsiste. Par conséquent, comme nous avons des mots concrets pour rendre, ainsi que nous l’avons dit dans la réponse précédente, sa substance et sa perfection, nous en avons qui expriment sa substance avec sa qualité. Les verbes et les participes qui désignent le temps lui sont applicables dans le sens que son éternité comprend tous les temps. Car, comme nous ne pouvons saisir les êtres simples que par le moyen des êtres composés, de même nous ne pouvons comprendre l’éternité dans sa simplicité, ni en parler qu’autant que nous nous aidons de l’idée que nous avons des choses temporelles, parce que notre intelligence ne connaît naturellement que les êtres composés qui existent dans le temps. Quant aux pronoms démonstratifs, on les emploie à l’égard de Dieu, non pour démontrer ce qu’on sent, mais ce qu’on comprend. Car nous ne pouvons le démontrer qu’en raison de l’intelligence que nous en avons. Pour les noms et les pronoms relatifs, ils n’ont pas d’autre sens que les noms, les participes et les pronoms démonstratifs qu’ils remplacent.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit dans l’Exode (Ex., 15, 3) : Il est comme un héros qui combat, le Tout-Puissant est son nom.

 

          Conclusion Comme nous ne connaissons pas Dieu en cette vie tel qu’il est en lui-même, mais que nous ne le connaissons qu’autant qu’il est le premier principe de toutes choses, nous pouvons lui donner des noms qui expriment ce titre, mais il n’y a pas dans la langue humaine d’expressions qui représentent adéquatement son essence.

          Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Periher., liv. 1, chap. 1), les mots sont les signes des idées, et les idées les images des choses. D’où l’on voit que les mots se rapportent aux choses qu’ils expriment, au moyen de l’intelligence qui les unit par son concept l’un à l’autre. Nous ne pouvons donc nommer une chose qu’en raison de la connaissance que notre intelligence en a. Or, il a été démontré plus haut (quest. préc., art. 11) que nous ne pouvons en cette vie voir Dieu dans son essence, mais que nous ne le connaissons que d’après les créatures qui nous le représentent comme leur principe, et comme étant infiniment au-dessus d’elles et plus parfait qu’elles. Nous pouvons donc le nommer d’après ce que nous en savons par les créatures, mais les noms que nous lui donnons ne peuvent exprimer son essence et le rendre tel qu’il est en lui-même, comme le mot homme, par exemple, exprime l’essence humaine telle qu’elle est en elle-même, puisque la définition de ce mot est l’expression même de l’essence qu’il signifie. Car le rapport qu’un mot exprime est sa propre définition.

 

Article 2 : Y a-t-il des noms qui conviennent à Dieu substantiellement ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas de nom qui convienne à Dieu substantiellement. Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 1, chap. 4) : Il faut que chacun des noms qu’on donne à Dieu exprime, non ce qu’il est substantiellement, mais ce qu’il n’est pas, soit qu’ils expriment un rapport, soit qu’ils expriment un des attributs qui découlent nécessairement de sa nature ou de son opération.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Jean Damascène dit que ces noms n’expriment pas ce qu’est Dieu, parce qu’aucun d’eux ne l’exprime en effet parfaitement. Ils ne l’expriment qu’imparfaitement, comme les créatures le représentent.

 

          Objection N°2. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 1) : Vous trouverez que tous les écrivains sacres qui nous font connaître et louer Dieu ont pris les noms qu’ils lui donnent de ce qui est émané de sa divine bonté. Le sens de ces paroles est clair, car qui dit procession n’exprime rien qui appartienne à l’essence. Donc les noms qu’on donne à Dieu ne lui conviennent pas substantiellement.

          Réponse à l’objection N°2 : Les mots ont souvent d’autres sens que celui pour lequel on les a d’abord employés. Ainsi, le mot pierre (lapis) a d’abord signifié ce qui blesse le pied (Lædere pedem : cette étymologie n’est pas merveilleuse ; mais sous ce rapport la science était absolument dans l’enfance, comme on peut le voir par les œuvres de Cassiodore, qui a eu une si grande influence au moyen âge, et qui s’est occupé dans un de ses livres à décomposer les mots pour en indiquer les racines primitives.) ; mais son sens n’est pas aussi étendu que cette signification, autrement il embrasserait tout ce qui blesse les pieds. On l’a restreint à une certaine espèce de corps. On peut donc dire qu’il y a des noms divins qui viennent en effet des processions de la Divinité. Comme les créatures représentent Dieu, quoique imparfaitement, d’après ses diverses processions, de même notre esprit le connaît, le nomme en raison de chacune de ces processions. Cependant, les noms que nous tirons de là ne sont pas absolument restreints à leur dénomination. Ainsi, quand on dit : Dieu est vivant ; cela ne signifie pas seulement que c’est de lui que la vie procède, mais cela signifie aussi qu’il est le principe de toutes choses, que toute vie préexiste en lui, d’une manière plus élevée que nous ne pouvons le comprendre ou l’exprimer.

 

          Objection N°3. Nous nommons les choses comme nous les comprenons. Or, nous ne comprenons pas Dieu en cette vie dans sa substance. Donc le nom que nous lui donnons ne peut lui convenir substantiellement.

          Réponse à l’objection N°3 : Nous ne pouvons connaître l’essence de Dieu en cette vie, selon ce qu’elle est en elle-même. Mais nous la connaissons telle que les perfections des créatures nous la représentent. Et c’est ainsi que les noms que nous lui donnons l’expriment.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 7, chap. 1 et7) : Pour Dieu, être, c’est être fort, sage, et tout ce qui désigne sa simplicité convient à sa substance. Donc tous ces noms que nous lui donnons expriment sa substance.

 

          Conclusion La connaissance que nous avons de la substance divine étant imparfaite, les noms négatifs ou relatifs n’expriment pas la substance de Dieu, mais les noms positifs et absolus l’expriment quoique imparfaitement.

          Il faut répondre que les noms négatifs (Les noms négatifs, comme le mot infini.) et les noms relatifs qui désignent un rapport de la Divinité à la créature (Les noms relatifs, comme le mot suprême, qui implique une relation.), n’expriment nullement sa substance. Ils expriment seulement l’éloignement qu’il y a de l’un à l’autre, ou le rapport qui existe entre Dieu et la créature, ou plutôt de la créature à Dieu. — Mais quant aux noms qu’on donne à Dieu d’une manière absolue et affirmative, comme bon, sage, ou les autres noms semblables, il y a différentes opinions à ce sujet. Les uns ont dit que tous ces noms, bien qu’affirmatifs, ont été imaginés plutôt pour écarter de Dieu quelque chose qui convient à la créature, que pour désigner positivement ce qui est en lui. Ainsi quand nous disons que Dieu est vivant, nous disons seulement par là qu’il n’existe pas à la façon des choses inanimées ; il en est de même de tous les autres noms. Cette opinion est celle du rabbin Moïse (In lib. Doc. Dubiorum). — D’autres prétendent que ces noms n’expriment que le rapport du Créateur à la créature. Ainsi quand nous disons : Dieu est bon, cela signifie qu’il est la cause de la bonté qui existe dans les êtres qu’il a créés. Et ils donnent la même interprétation à tous les autres noms. Or, il nous semble que ni l’une ni l’autre de ces opinions n’est fondée, et cela pour trois raisons : 1° Parce que, dans ces deux hypothèses, on ne peut dire pourquoi il y a des noms qui conviennent à Dieu mieux que d’autres. Car il est cause des corps aussi bien que de la bonté. Par conséquent, si quand on dit : Dieu est bon, cela signifie seulement qu’il est cause des choses bonnes, on pourra, au même titre dire : Dieu est un corps, parce qu’il est également cause des corps. D’ailleurs, en disant qu’il est corps, on dit aussi par là qu’il n’est pas seulement un être en puissance comme la matière première. 2° Parce qu’il suivrait de là que tous les noms que nous donnons à Dieu lui seraient donnés à posteriori. C’est ainsi qu’on applique à posteriori le mot sain à la médecine, pour indiquer qu’elle est cause de la santé, tandis que le mot sain ne convient à priori qu’à l’animal, lorsqu’il n’est pas malade. 3° Parce que ces systèmes ne tiennent pas compte de l’idée que ; nous avons lorsque nous parlons de Dieu. Car quand nous disons que Dieu est vivant, nous n’avons pas seulement l’intention de dire qu’il est la cause de notre vie ou qu’il diffère des corps bruts ; notre pensée va plus loin. — Il faut donc admettre une autre explication, et dire que les noms positifs expriment la substance divine et qu’ils en sont de vrais prédicats, mais qu’ils ne la représentent qu’imparfaitement. En effet, le sens des noms que nous donnons à Dieu est en rapport avec la connaissance que nous en avons. Or, notre intelligence ne le connaissant que d’après les créatures, elle ne le connaît que comme les créatures le représentent. Nous avons démontré (quest. 3, art. 2) que Dieu possède en lui les perfections de toutes les créatures comme étant souverainement parfait. Conséquemment, une créature ne le représente et ne lui ressemble que par les perfections qu’elle a reçues de lui. Cependant elle ne peut le représenter comme une chose du même genre et de la même espèce qu’elle, elle le représente seulement comme le principe suprême, comme la cause dont les effets ne peuvent rendre qu’une image quelconque, telle que celle, par exemple, que nous donnent les corps inférieurs de la vertu du soleil. C’est ce que nous avons déjà dit à propos de la perfection de Dieu (quest. 4, art. 3). Ainsi donc, les noms affirmatifs expriment la substance divine imparfaitement, comme les créatures nous la représentent d’ailleurs. Quand on dit : Dieu est bon, cela ne signifie donc pas seulement qu’il est cause de la bonté, ou qu’il n’est pas mauvais. Mais le vrai sens de cette proposition, c’est que la bonté qui est dans les créatures préexiste en Dieu et d’une manière suréminente. D’où il suit que ce n’est pas à posteriori que Dieu est bon, c’est-à-dire on ne le dit pas tel, parce qu’il est cause de la bonté, mais c’est parce qu’il est bon à priori, qu’il répand sa bonté sur ses créatures. Car, comme le dit saint Augustin (De Doct. Christ., liv. 1, chap. 31), c’est parce qu’il est bon que nous existons.

 

Article 3 : Y a-t-il des noms qui soient propres à Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas de nom qui soit propre à Dieu. Car tous les noms que nous donnons à Dieu sont empruntés aux créatures, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, les noms des créatures ne sont applicables à Dieu que métaphoriquement, comme quand on dit que Dieu est une pierre, un lion ou toute autre chose semblable. Donc les noms qu’on donne à Dieu sont métaphoriques.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a des noms qui expriment les perfections que Dieu a mises dans ses créatures de telle sorte que le mot lui-même rend ce qu’il y a d’imparfait dans la manière dont ces créatures procèdent de Dieu. C’est ainsi que le mot pierre ne rappelle qu’un être matériel. Quand il s’agit de Dieu, des noms de ce genre ne peuvent être pris que dans un sens métaphorique. Mais il y a des noms qui expriment des perfections absolues sans que leur signification rappelle aucune idée de participation, comme être, bon, vivant, etc. Ceux-là sont propres à Dieu.

 

          Objection N°2. On ne peut considérer comme un nom propre à une chose celui qui indique plutôt ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est. Or, les noms de bon, de sage, et autres semblables, indiquent plutôt ce que Dieu n’est pas que ce qu’il est, comme le dit saint Denis (De cælest. hierar., chap. 2). Donc il n’y a aucun de ces noms qui soit propre à Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Denis dit (loc. cit.) que les noms ne conviennent à Dieu que négativement, parce qu’à la vérité les perfections qu’ils expriment ne lui appartiennent pas quant à la manière dont ils les expriment. C’est ce qui fait dire au même écrivain que Dieu est au-dessus de toute substance et de toute vie.

 

          Objection N°3. Les noms des corps ne conviennent à Dieu que dans un sens métaphorique, puisqu’il est spirituel. Or, tous les noms donnés à Dieu impliquent quelques-uns des attributs des choses corporelles, tels que le temps, la composition et plusieurs autres manières d’être semblables qui rentrent dans la nature des corps. Donc tous ces noms ne conviennent à Dieu que métaphoriquement.

          Réponse à l’objection N°3 : Les noms qui sont propres à Dieu impliquent certaines idées de choses corporelles, non dans les perfections qu’ils expriment, mais quant à la manière dont ils les expriment, tandis que les expressions métaphoriques les impliquent même dans l’objet qu’elles signifient (Ainsi les mots qui impliquent des conditions matérielles dans la chose qu’ils signifient, doivent être pris métaphoriquement quand il s’agit de Dieu ; mais il n’en est pas de même des mots qui signifient une perfection absolue.).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De fid., liv. 2) : Il y a des noms qui sont évidemment propres à Dieu ; il y en a qui expriment l’unité (Il y a des éditions qui portent la vérité, au lieu de l’unité. éclatante de sa divine majesté, comme il y en a qui ne lui conviennent qu’en figure. Donc tous les noms qu’on donne à Dieu ne sont pas métaphoriques, mais il y en a qui lui sont propres.

 

          Conclusion Tous les noms qu’on donne à Dieu ne lui sont pas propres quant à la manière dont ils expriment ses perfections, mais ils lui sont propres quant aux perfections mêmes qu’ils expriment.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc), nous ne connaissons Dieu que par les perfections qu’il a mises dans les créatures ; perfections qui sont en lui d’une manière beaucoup plus éminente que dans les êtres qu’il a créés. Or, notre intelligence saisit ces perfections telles qu’elles sont dans les créatures, et les exprime telles qu’elle les a saisies. Par conséquent il y a deux choses à considérer dans les noms que nous donnons à Dieu : les perfections mêmes qu’ils expriment, la bonté, la vie, etc., et la manière de les exprimer. Quant aux perfections qu’ils expriment, les noms sont propres à Dieu et lui sont même plus propres qu’aux créatures, parce qu’ils lui appartiennent à priori (Per prius, porte le texte ; ce que nous avons traduit par cette expression consacrée.), c’est-à-dire avant d’appartenir à la créature. Mais quant à la manière dont les noms expriment ces perfections, ils ne sont pas propres à Dieu, parce qu’ils les expriment d’une manière qui ne convient qu’à la créature.

 

Article 4 : Tous les noms que l’on donne à Dieu sont-ils synonymes ?

 

          Objection N°1. Il semble que tous les noms qu’on donne à Dieu soient synonymes. En effet, on appelle synonymes tous les noms qui signifient la même chose. Or, tous les noms que nous donnons à Dieu signifient tous la même chose ; car sa bonté est son essence, sa sagesse l’est également. Donc ces noms sont absolument synonymes.

          Réponse à l’objection N°1 : On appelle synonymes les noms qui expriment la même chose sous le même rapport. Quant à ceux qui expriment les rapports divers d’une même chose, on ne peut dire qu’ils aient absolument et par eux-mêmes une signification identique, parce que le nom, comme nous l’avons dit (art. 1), n’exprime les choses qu’au moyen du concept que l’esprit s’en forme.

 

          Objection N°2. Si on répond que ces noms signifient en réalité la même chose, mais que rationnellement ils ont des sens divers, on peut insister et dire : Une idée rationnelle à laquelle rien ne répond en réalité, est vaine. Donc, s’il n’y a diversité de sens qu’au point de vue de la raison, ces distinctions sont frivoles.

          Réponse à l’objection N°2 : La diversité de rapports que ces noms expriment n’est pas frivole, puisque ces rapports répondent à un principe simple et un qu’ils représentent imparfaitement et d’une manière multiple.

 

          Objection N°3. Ce qui est un réellement et rationnellement, l’est plus que ce qui est un réellement et multiple rationnellement. Or, Dieu est souverainement un. Donc il semble qu’il n’est pas un réellement et multiple rationnellement. Par conséquent les noms qu’on donne à Dieu n’ont pas des significations diverses, mais ils sont synonymes.

          Réponse à l’objection N°3 : Il appartient à l’unité absolue de Dieu de posséder en lui d’une manière simple et une ce qui est à l’état multiple et divisé dans les autres. Mais il arrive qu’il est un en réalité et multiple rationnellement, parce que notre esprit le conçoit multiple tel que les créatures le représentent.

 

          Mais c’est le contraire. Quand dans le discours on place à la suite l’un de l’autre des termes absolument synonymes, comme habit, vêtement, le langage perd de sa gravité. Conséquemment si tous les noms qu’on donne à Dieu étaient synonymes, on ne pourrait pas décemment faire une énumération de ses attributs, comme celle qui se trouve dans Jérémie : Vous le très fort, le grand, le puissant, le Seigneur des armées est votre nom (32, 19).

 

          Conclusion Les noms qui sont propres à Dieu ne sont pas synonymes.

 

          Il faut répondre que les noms propres à Dieu ne sont pas synonymes. Ce serait facile à comprendre si nous admettions que ces noms n’expriment que la distance qu’il y a de la créature au créateur, ou le rapport de causalité qu’il y a de l’un à l’autre (C’est-à-dire si tous ces noms étaient négatifs on relatifs.). Le sens de ces noms varierait avec la diversité des choses qu’ils nieraient de Dieu et avec la diversité des effets qu’ils exprimeraient. Mais, comme nous l’avons dit (art. 2), ces noms expriment la substance divine bien qu’imparfaitement, et dans ce sens il faut également reconnaître qu’ils diffèrent l’un de l’autre. Car le sens d’un mot n’est que le concept de l’intellect touchant la chose que ce mot exprime. Or, notre intelligence connaissant Dieu par les créatures, se fait de Dieu des concepts en rapport avec les perfections qui procèdent de lui dans les créatures. Ces perfections préexistent en lui d’une manière souverainement une et souverainement simple, tandis qu’elles sont dans les créatures à l’état divisé et multiple. Comme les perfections diverses de toutes les créatures répondent à un principe unique et simple qu’elles représentent dans leur variété et leur multiplicité, de même les concepts multiples et variés de notre esprit répondent à un concept unique et absolument simple que nous n’embrassons qu’imparfaitement, en raison de la diversité d’idées qui contribuent à le former en nous. C’est pourquoi les noms que nous donnons à Dieu, bien qu’ils signifient une seule et même chose, ne sont cependant pas synonymes, parce qu’ils expriment cette chose sous des rapports multiples et variés.

 

Article 5 : Les noms qui sont communs à Dieu et à la créature doivent-ils s’entendre de l’un et de l’autre univoquement ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures, doivent s’entendre univoquement (Pour traduire cet article, nous avons dû conserver ces mots : équivoque, équivoquement (æquivocè), univoque et univoquement (univocè), sauf à en donner ici le sens. Or, saint Thomas appelle univoques, les mots qui ont absolument le même sens ; équivoques, ceux qui ont un sens tout à fait différent ; analogues (analogici), ceux dont le sens, sans être le même, a quelque rapport et quelque ressemblance. Il est nécessaire de bien retenir la signification de ces mots pour comprendre parfaitement cette discussion.). Car tout mot équivoque peut être ramené à un mot univoque, comme le multiple à l’unité. En effet, si le mot chien se dit équivoquement d’un animal qui aboie et d’un être marin, il doit se rapporter univoquement à quelques êtres, c’est-à-dire à tous ceux qui aboient. Autrement son sens ne serait pas fixé. Or, on trouve des agents univoques qui sont de même nature que leurs effets ; ainsi un homme engendre un homme. Il y en a aussi qui sont équivoques ; ainsi le soleil produit de la chaleur quoiqu’il ne soit chaud qu’équivoquement. Il semble donc que le premier agent, celui auquel tous les autres se rapportent, est un agent univoque, et par conséquent que les noms communs à Dieu et aux créatures s’emploient univoquement.

          Réponse à l’objection N°1 : Logiquement les choses équivoques doivent être ramenées à ce qui est univoque, mais dans la réalité l’agent qui n’est pas univoque précède nécessairement l’agent univoque. En effet, l’agent qui n’est pas univoque est la cause universelle de toute l’espèce, comme le soleil est la cause de la génération de tous les hommes. Mais l’agent univoque ne peut être ainsi la cause universelle de toute l’espèce, car il serait alors sa propre cause puisqu’il est lui-même dans l’espèce, mais il est cause particulière relativement à l’individu qu’il produit. Donc la cause universelle de toute l’espèce n’est pas un agent univoque, par conséquent l’agent qui n’est pas univoque précède dans la réalité l’agent qui a ce caractère, puisque la cause universelle est antérieure à la cause particulière. Cependant cet agent universel, bien qu’il ne soit pas univoque, n’est cependant pas équivoque, parce que dans ce cas ce qu’il produirait ne lui ressemblerait point. Mais on peut dire qu’il y a analogie entre lui et ses œuvres. C’est ainsi que logiquement tous les êtres de même nature peuvent être ramenés à un être unique et premier qui n’est pas d’une nature identique à la leur, mais qui est analogue (L’analogie tient le milieu entre l’univocité et l’équivocité.).

 

          Objection N°2. Les choses équivoques n’ont point entre elles de ressemblance. Puisqu’il y a quelque ressemblance entre Dieu et les créatures, d’après cette parole de la Genèse (1, 26) : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, il semble qu’on puisse univoquement parler de Dieu et des créatures.

          Réponse à l’objection N°2 : La créature ne ressemble qu’imparfaitement à Dieu, parce qu’elle ne le représente pas quant au genre, comme nous l’avons démontré (quest. 4, art. 3).

 

          Objection N°3. La mesure est de même nature que l’objet mesuré, d’après Aristote (Met., liv. 10, text. 4). Or, Dieu est la mesure première de tous les êtres, comme le dit ce philosophe au même endroit. Donc il est de même nature que les créatures, et les noms qui lui sont communs avec elles peuvent être pris univoquement.

          Réponse à l’objection N°3 : Dieu n’est pas une mesure en rapport avec les objets mesurés, et qu’il ne faut pas par conséquent le comprendre sous le même genre que la créature.

 

          Objection N°4. Mais c’est le contraire. Tous les mots qu’on applique à plusieurs choses dans des sens différents sont équivoques. Or, il n’y a pas de nom qui convienne à Dieu dans le même sens qu’aux créatures. Car la sagesse dans les créatures est une qualité et n’en est pas une en Dieu ; le genre variant, le sens du mot change aussi, puisque le genre est une partie de sa définition. Il en est de même de tous les autres noms. Donc tous les mots qui sont communs à Dieu et aux créatures sont employés équivoquement. — En outre, Dieu est plus éloigné des créatures que les créatures ne le sont les unes des autres. Or, en raison de l’éloignement qui existe entre certaines créatures, il n’y a aucun mot qui puisse leur convenir univoquement. Telles sont les choses qu’on ne peut rapporter au même genre. Donc il est encore moins possible de prendre univoquement les mots dont on se sert pour Dieu et pour les créatures. Il faut donc les entendre équivoquement.

          Réponse à l’objection N°4 : Ces mots ne peuvent se dire de Dieu et des créatures d’une manière absolument univoque, mais ils ne démontrent pas qu’on doive les entendre d’une manière absolument équivoque (Il n’est pas nécessaire en effet de se jeter dans ces extrêmes, puisqu’il y a un milieu.).

 

          Conclusion Les noms dont on se sert pour Dieu et les créatures ne sont employés ni univoquement, ni équivoquement, mais par analogie suivant le rapport qu’il y a des créatures au créateur.

          Il faut répondre qu’il est impossible d’entendre univoquement les noms dont on se sert pour Dieu et les créatures. L’effet n’ayant jamais la valeur de la cause qui le produit, ne reçoit que d’une manière défectueuse la ressemblance de la cause même, et ne la reproduit qu’imparfaitement. Ainsi, ce qui est simple et un dans la cause, est divisé et multiple dans les effets ; comme le soleil fait jaillir de sa seule et unique puissance les formes multiples et variées qu’il donne aux choses d’ici-bas. C’est de cette manière, comme nous l’avons dit (art. préc), que toutes les perfections qui sont à l’état multiple et divisé dans les créatures, préexistent en Dieu dans son unité et sa simplicité absolue. C’est pourquoi quand un mot exprime une perfection dans une créature, il indique une perfection particulière distincte de tout le reste. Par exemple, quand nous disons d’un homme qu’il est sage, nous entendons par là une perfection distincte de l’essence même de l’homme, de sa puissance, de son être et de toutes ses autres qualités. Mais si nous l’appliquons à Dieu, nous n’avons pas l’intention de désigner quelque chose de distinct de son essence, de sa puissance et de son être. Donc, pour l’homme, le mot sage limite et circonscrit, pour ainsi dire, les choses qu’il exprime, tandis que pour Dieu il n’en est pas de même. La perfection que ce mot exprime est une chose qu’il ne peut embrasser, et qui surpasse toutes les significations dont il est susceptible. Il est donc clair que le mot sage appliqué à Dieu n’a pas le même sens que si on l’applique à l’homme. Il en est de même de tous les autres noms ; ce qui nous permet de conclure qu’il n’y a aucun nom qui puisse être appliqué univoquement à Dieu et aux créatures. — Il ne faudrait pas non plus dire, avec quelques philosophes, que les noms communs à Dieu et aux créatures sont pris équivoquement ; car il s’ensuivrait que les créatures ne pourraient rien nous faire connaître de Dieu, et qu’en le démontrant d’après les effets qu’il a produits on tomberait toujours dans le sophisme appelé fallacia æquivocationis (Dans ce sophisme on abuse de l’ambiguïté des termes, en prenant le même mot avec un double sens. D’où il résulte que le syllogisme a en réalité quatre termes, quoiqu’il ne paraisse en avoir que trois, ce qui le rend faux.). Ce qui est opposé à Aristote, qui démontre à l’égard de Dieu beaucoup de choses, et à ces paroles de saint Paul : Dieu nous fait comprendre par ses œuvres ce qu’il y a d’invisible en lui (Rom., 1, 20). Il faut donc dire qu’on se sert des mêmes noms pour Dieu et pour la créature par analogie. — En effet, il peut y avoir analogie entre les mots de deux manières : 1° Quand plusieurs choses se rapportent à un même point. Ainsi, on dit également que la médecine et l’urine sont saines, parce qu’elles se rapportent l’une et l’autre à la santé de l’animal ; l’une en est le signe et l’autre la cause. 2° Quand une chose a rapport à une autre. Ainsi, on dit que la médecine et un animal sont des choses saines, parce que la médecine est la cause de la santé qui est dans l’animal. Et c’est dans ce sens qu’on attribue par analogie les mêmes noms à Dieu qu’aux créatures, noms qui ne leur conviennent ni équivoquement, ni univoquement. Car, comme nous l’avons dit (art. 1), nous ne pouvons nommer Dieu que d’après les créatures. Et si nous nous servons des mêmes mots pour l’un et l’autre, c’est que la créature se rapporte à Dieu, comme à son principe et à sa cause dans laquelle préexistent éminemment toutes les perfections de ce qui existe. Cette sorte de rapport est un milieu entre l’identité (Univocatio.) et la diversité absolue (Æquivocatio.). Car dans les mots qui ne sont appliqués aux choses que par analogie il n’y a pas identité de sens comme dans les mots univoques ; il n’y a pas non plus diversité absolue comme dans les mots équivoques ; mais tout en conservant une certaine différence de sens, le mot que l’on emploie analogiquement exprime des rapports divers qui rentrent dans une seule et même chose. Ainsi, quand on dit que l’urine est saine, on exprime un signe de la santé de l’animal ; si on le dit de la médecine, on exprime la cause de ce même état.

 

Article 6 : Les noms appartiennent-ils aux créatures avant d’appartenir à Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms appartiennent aux créatures avant d’appartenir à Dieu. Car nous nommons les choses comme nous les connaissons, puisque, d’après Aristote (Perih., liv. 1, chap. 1), les noms sont les signes des idées. Or, nous connaissons la créature avant de connaître Dieu. Donc les noms dont nous nous servons conviennent à la créature avant de convenir à Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette objection ne repose que sur l’usage que nous faisons des noms (Nous avons, à ce sujet, tout concilié dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Suivant saint Denis (De div. nom., chap. 1), nous connaissons Dieu d’après les créatures. Or, les noms empruntés aux créatures pour être appliqués à Dieu appartiennent aux créatures avant d’appartenir à Dieu ; comme les mots lion, pierre, etc. Donc tous les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures sont applicables aux créatures avant de l’être à Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y a une différence entre les noms métaphoriques et ceux qui sont propres à Dieu. C’est ce que nous avons établi dans le corps de cet article.

 

          Objection N°3. Tous les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures, conviennent à Dieu, comme à la cause de toutes choses, ainsi que le dit saint Denis (De myst. Theol., chap. 1). Or, ce qui ne convient à une chose qu’en tant que cause ne lui est applicable qu’à posteriori. Ainsi le mot sain convient à l’animal avant de convenir à la médecine qui est la cause de la santé. Donc les noms de causalité appartiennent aux créatures avant d’appartenir à Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette objection ne serait fondée que dans le cas où ces noms n’exprimeraient en Dieu que la causalité et non l’essence, comme le mot sain appliqué à la médecine (Dans ce sens, l’adjectif exprime l’effet que la médecine produit.).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Eph., 3, 14) : Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, duquel toute paternité emprunte son nom dans le ciel et sur la terre. On peut donner la même raison pour tous les autres noms qui sont communs à Dieu et aux créatures. Donc tous les noms de cette sorte se disent de Dieu avant de se dire des créatures.

 

          Conclusion Les noms qu’on donne à Dieu métaphoriquement, et qui signifient sa ressemblance avec les créatures, appartiennent d’abord (priùs) aux créatures elles-mêmes ; les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures, et qui expriment l’essence divine, conviennent d’abord à Dieu pour les perfections qu’ils expriment, mais ils conviennent d’abord aux créatures quant à la manière dont ils les expriment.

          Il faut répondre que dans tous les noms qui conviennent analogiquement à plusieurs êtres il faut toujours qu’ils se rapportent tous à une idée unique, et cette idée doit entrer dans la définition de tous ces noms. Et parce que, comme le dit Aristote (Met., liv. 4, text. 28), la signification d’un nom est sa définition, il faut que le nom convienne d’abord à ce qui entre dans la définition des autres choses, et qu’ensuite il se dise d’elles selon qu’elles approchent plus ou moins de l’objet premier auquel on les rapporte. Par exemple, le mot sain, qui se dit de l’animal, entre dans la définition du mot sain qui se dit de la médecine, parce qu’elle est cause de la santé ; il entre également dans la définition du mot sain qui se dit de l’urine, parce qu’elle est le signe de la santé (Ainsi le même mot est employé pour signifier la manière d’être d’une chose, la cause de cette manière d’être et ce qui en est le signe.). — Ainsi donc tous les noms métaphoriques qu’on donne à Dieu appartiennent à la créature avant de lui appartenir, parce qu’ils n’expriment que la ressemblance qui existe entre lui et ses créatures. Ainsi, comme on dit une riante prairie, pour exprimer le rapport qu’il y a entre une prairie émaillée de fleurs et le visage d’un homme que le rire épanouit, de même on dira que Dieu est un lion pour signifier qu’il déploie dans ses œuvres une force et une vigueur semblables à celles qu’on admire dans le roi des animaux. On voit par là que les noms de cette sorte n’ont de sens et de signification possible par rapport à Dieu que d’après le sens et la signification qu’ils ont par rapport aux créatures. — Il en serait de même de tous les autres noms qui ne sont point métaphoriques, si, comme quelques-uns l’ont prétendu, ils n’exprimaient en Dieu que la causalité. En effet, que cette proposition : Dieu est bon, ne signifie rien autre chose que celle-ci : Dieu est la cause de la bonté de la créature, le mot bon, appliqué à Dieu, n’impliquerait dans sa compréhension que la bonté de la créature, et lui appartiendrait avant d’être à Dieu. — Mais nous avons montré (art. 2) que ces noms ne désignent pas seulement Dieu comme cause, mais qu’ils expriment encore son essence. Car, quand on dit que Dieu est bon et sage, cela ne signifie pas seulement qu’il est la cause de la sagesse ou de la bonté, mais que ces perfections préexistent en lui suréminemment. Par conséquent il faut dire que quant aux perfections qu’ils expriment ils conviennent à Dieu primitivement, parce que ces perfections sont émanées de Dieu dans les créatures, mais que, par rapport à l’usage que nous faisons nous-mêmes de ces noms, nous les donnons primitivement aux créatures parce que nous les connaissons avant de connaître Dieu, et c’est ce qui fait que leur mode de signification ne convient qu’aux créatures, comme nous l’avons dit (art. 3).

 

Article 7 : Les noms qui expriment les rapports de Dieu aux créatures, s’appliquent-ils à Dieu temporairement ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms qui expriment le rapport de la créature au créateur ne signifient pas à l’égard de Dieu quelque chose de temporel. Car tous ces noms expriment la substance divine, comme on le dit communément. Ainsi saint Ambroise dit (De fid., liv. 1, chap. 1) que le nom de Seigneur est le nom de la puissance qui est la substance divine, et que le nom de Créateur signifie une action de Dieu qui est son essence. Or, la substance divine n’est pas temporelle, mais éternelle. Donc ces noms qu’on donne à Dieu n’ont rien de temporel, mais ils sont éternels.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a des noms relatifs qu’on a créés pour signifier les rapports eux-mêmes, comme les mots de seigneur et d’esclave, de père et de fils, etc. Ces mots sont appelés relatifs quant à l’être. D’autres expriment des choses qui entraînent nécessairement après elles une relation, ainsi le moteur et l’objet mû, etc. Ceux-là sont appelés relatifs par rapport à la manière de dire. A l’égard des noms divins, il faut faire attention à cette double distinction. Car il y en a qui expriment le rapport même de Dieu à la créature, comme le mot Seigneur. Ces mots ne signifient pas directement la substance divine ; ils ne l’expriment qu’indirectement dans le sens qu’ils la supposent, comme la domination présuppose la puissance qui est la substance de Dieu. D’autres expriment directement l’essence divine et n’emportent avec eux l’idée de rapport que comme conséquence. C’est ainsi que les mots Sauveur, Créateur, et autres semblables, expriment l’action de Dieu qui est son essence. Cependant ces deux sortes de noms sont dits de Dieu temporairement, quant à la relation qu’ils expriment, soit comme principe, soit comme conséquence, mais non quant à l’essence qu’ils signifient directement ou indirectement.

 

          Objection N°2. Tout être auquel une chose ne convient que temporairement est un être créé. Car ce qui est blanc temporairement a été fait tel. Or, en Dieu rien n’a été créé. Donc il n’y a rien qui lui convienne temporairement.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme les relations qu’on affirme de Dieu temporairement ne sont pas en lui, et n’existent que dans notre esprit, de même si l’on dit de Dieu qu’il a été fait ou qu’il est devenu quelque chose, ces expressions ne sont employées que par rapport à nous ; elles ne supposent aucun changement en Dieu. Telles sont ces paroles : Vous êtes devenu, Seigneur, notre refuge (Ps. 89, 1).

 

          Objection N°3. S’il y a des noms qui ne conviennent à Dieu que temporairement parce qu’ils expriment le rapport de Dieu aux créatures, cette même raison devrait être applicable à tous les noms qui expriment ce rapport. Or, parmi ces noms il y en a cependant qui conviennent à Dieu de toute éternité. En effet il a connu et il a aimé de toute éternité sa créature, suivant cette parole de Jérémie (31, 3) : Je vous ai aimé d’un amour éternel. Donc les autres noms qui expriment le rapport de Dieu aux créatures sont aussi éternels.

          Réponse à l’objection N°3 : L’action de l’intelligence et de la volonté est dans le sujet qui opère. C’est pourquoi les noms qui expriment des relations qui sont une conséquence de l’action de l’intelligence ou de la volonté conviennent à Dieu de toute éternité. Mais ceux qui expriment des relations qui résultent de la procession extérieure des créatures ne conviennent à Dieu que temporairement, comme les mots Sauveur, Créateur, etc.

 

          Objection N°4. Ces noms expriment un rapport. Il faut que ce rapport soit quelque chose en Dieu ou qu’il n’existe que dans la créature. Or, il ne peut avoir son fondement dans la créature seule, parce que dans ce cas Dieu serait appelé Seigneur en vertu de la relation opposée qui serait dans les créatures, ce qui est impossible, car aucun être ne reçoit son nom de ce qui lui est opposé. Il faut donc admettre que la relation a aussi son fondement en Dieu. Or, en Dieu il ne peut rien y avoir de temporaire, puisqu’il est au-dessus du temps. Donc il semble que ces noms ne conviennent pas à Dieu temporairement.

          Réponse à l’objection N°4 : Les relations exprimées par des noms qui ne se disent de Dieu que temporairement ne sont par rapport à Dieu que des êtres de raison, mais les relations opposées sont en réalité dans les créatures. Or, il n’y a pas d’inconvénient à donner à Dieu une dénomination empruntée aux relations qui existent réellement dans les créatures, pourvu toutefois que notre esprit conçoive en Dieu ces relations de telle sorte qu’il les applique de Dieu à la créature (C’est-à-dire pourvu que notre esprit conçoive que ces relations n’existent en Dieu que rationnellement, et que c’est la créature qui se rapporte à Dieu et non Dieu à la créature.), parce que c’est en effet la créature qui se rapporte à Dieu, comme le dit Aristote (Met., liv. 5, text. 2). C’est dans ce sens qu’on peut parler relativement de l’objet de la science (scibile), parce que la science se rapporte à lui.

 

          Objection N°5. Un mot relatif suppose un objet relatif comme le seigneur une seigneurie, le blanc la blancheur. Donc si en Dieu il n’y a pas réellement un rapport de domination, et que ce rapport ne soit qu’un être de raison, il s’ensuit que Dieu n’est pas réellement seigneur ; ce qui est évidemment faux.

          Réponse à l’objection N°5 : Dieu se rapportant à la créature, parce que la créature se rapporte à Dieu, par là même que la relation de sujétion est réelle dans la créature, il s’ensuit que Dieu n’est pas seulement rationnellement, mais qu’il est réellement Seigneur. Car on dit qu’il est Seigneur au même titre qu’on dit que la créature lui est soumise.

 

          Objection N°6. Quand des choses sont relatives, mais qu’elles ne sont pas de nature à exister simultanément, l’une peut exister sans l’autre. C’est ainsi que l’objet de la science (L’objet de la science, ou plus littéralement, ce qui peut être su (scibile).) peut exister sans la science elle-même. Or, les choses relatives qu’on dit de Dieu et des créatures n’existent pas simultanément par nature. Donc on peut exprimer la relation de Dieu à la créature sans que la créature existe, et par conséquent les mots de Seigneur et de Créateur peuvent avoir par rapport à Dieu un caractère éternel et non temporaire.

          Réponse à l’objection N°6 : Pour connaître si deux relatifs sont de nature à exister simultanément, il ne faut pas considérer l’ordre des choses que ces relatifs expriment, mais leur signification. Car si l’une de ces choses renferme l’autre dans son idée et réciproquement, elles existent simultanément, comme le double, la moitié, le père, le fils, etc. Mais si le sens de l’une renferme l’autre et qu’il n’y ait pas de réciprocité, elles n’existent plus ensemble. Tels sont l’objet de la science et la science elle-même. Car l’objet de la science n’existe qu’en puissance (Ce qui est sachable (scibile) est seulement susceptible d’être su ; par conséquent, il est seulement en jouissance.), et la science existe en acte. Par conséquent l’objet de la science, dans l’acception rigoureuse du mot, est préexistant à la science. Si l’on supposait l’objet de la science subjectivisé, il n’existerait plus alors en puissance, il serait passé en acte et coexisterait avec la science elle-même. C’est pourquoi, bien que Dieu soit antérieur aux créatures, par là même que les mots de Seigneur et de serviteur se supposent réciproquement, ces deux relatifs existent simultanément, et Dieu n’a été Seigneur que quand il a eu une créature qui lui a été soumise.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit que le mot Seigneur convient à Dieu temporairement.

 

          Conclusion Dieu étant au-dessus de l’ordre des créatures de manière que celles-ci se rapportent à lui sans qu’il se rapporte à elles, les noms qui expriment ce rapport conviennent à Dieu temporairement et non de toute éternité, à moins qu’ils n’expriment une relation qui serait une conséquence de l’action de l’intelligence ou de la volonté divine.

          Il faut répondre qu’il y a des noms qui expriment le rapport de Dieu à la créature, qui conviennent à Dieu temporairement et non de toute éternité. — Pour rendre évidente cette proposition, il faut savoir que quelques philosophes ont supposé que la relation n’était pas une chose réelle, que ce n’était qu’un être de raison. Ce qui est manifestement faux, parce que les choses ont entre elles un ordre naturel et des relations réciproques. — Cependant il faut remarquer que la relation exigeant deux extrêmes, il peut arriver de trois manières qu’elle soit une chose réelle ou un être de raison. 1° Quelquefois elle peut être de la part de l’un et l’autre extrême un être de raison. C’est ce qui arrive quand l’ordre ou la relation est une simple conception de notre esprit, comme quand nous disons : Le même au même est le même. Car dans ce cas la raison prend l’un deux fois, le pose comme deux et le met en rapport avec lui-même. Il en est de même de toutes les relations qu’elle établit entre l’être et le non-être, relations que la raison forme en prenant le non-être pour un extrême. Il en faut dire autant de toutes les relations que la raison crée, comme les rapports de genre, d’espèce, etc. — 2° Il y a des relations qui sont réelles quant aux deux extrêmes qu’elles unissent. Ceci a lieu lorsque le rapport qui se trouve entre deux êtres est fondé sur quelque chose de réel qui convient à l’un et à l’autre. C’est ce qui est évident pour toutes les relations qui se fondent sur la quantité, comme grand et petit, double et moitié, etc. Car la quantité existe également dans les deux extrêmes. C’est également vrai pour les relations qui se fondent sur l’action et la passion, comme le moteur et le mobile, le père et le fils, etc. (Ces principes auront leur application quand il s’agira du mystère de la sainte Trinité.). —3° Quelquefois la relation est un être réel par rapport à l’un des extrêmes et un être de raison par rapport à l’autre. C’est ce qui arrive quand les deux extrêmes ne sont pas du même ordre, comme la sensation et la science qui se rapportent aux choses que l’on peut sentir et à celles que l’on peut savoir. En effet, ces choses considérées telles qu’elles existent en elles-mêmes dans leur propre nature sont en dehors de l’ordre du sensible et de l’intelligible. C’est pourquoi il y a dans la science et dans la sensation une relation réelle, selon qu’elles ont pour objet de savoir ou de sentir les choses ; mais les choses considérées en elles-mêmes sont en dehors de cet ordre. Par conséquent il n’y a pas en elles de relation réelle à l’égard de la science et des sens, il n’y a qu’une relation de raison, qui résulte de ce que l’entendement les perçoit comme les termes des relations de la science et des sens. C’est ce qui fait dire à Aristote (Met., liv. 5, text. 20) qu’elles ne se disent pas relativement, parce qu’elles se rapportent à d’autres, mais parce que les autres se rapportent à elles. C’est ainsi qu’on ne distingue la droite d’une colonne qu’après qu’on a placé près d’elle un être animé qui a une droite. Ce qui prouve que la relation n’est pas réellement dans la colonne, mais dans l’animal. — Or, Dieu étant en dehors de l’ordre des créatures et celles-ci se rapportant à lui, tandis qu’il ne se rapporte pas à elles, il est évident que la relation de la créature à Dieu est réelle, et que celle de Dieu à la créature ne l’est pas, mais que c’est un être de raison, puisque c’est notre esprit qui la produit en rapportant les créatures à Dieu. Donc rien ne s’oppose à ce que les noms qui expriment des rapports avec les créatures ne soient donnés à Dieu temporairement, non pas qu’ils supposent un changement en Dieu, mais à cause du changement qui a lieu dans les créatures, comme une colonne se trouve à droite ou à gauche d’un animal par suite du changement de celui-ci sans qu’elle ait cessé pour cela d’être immobile.

 

Article 8 : Le mot Dieu exprime-t-il la nature divine ?

 

          Objection N°1. Il semble que le mot Dieu n’exprime pas la nature divine. Car saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 1, chap. 12) que le mot Dieu (θεòς) vient du mot grec (θεἵν) qui signifie prendre soin et animer toutes choses ; ou du mot αἵθειν qui veut dire embraser, car notre Dieu est un feu qui consume, ou du mot θεἅσθαι qui signifie voir toutes choses. Or, toutes ces interprétations se rapportent à l’action extérieure de Dieu. Donc le mot Dieu exprime cette action et non la nature divine.

          Réponse à l’objection N°1 : Tout ce que dit saint Jean Damascène a rapport à la Providence divine, c’est-à-dire à l’opération d’où le mot Dieu tire sa première signification.

 

          Objection N°2. Nous ne nommons que ce que nous connaissons. Or, la nature divine nous est inconnue. Donc le mot Dieu ne l’exprime pas.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme nous pouvons connaître la nature d’une chose d’après ses propriétés et ses effets, nous pouvons de même l’exprimer par un nom. Ainsi, parce que nous pouvons connaître la substance de la pierre en elle-même d’après ses propriétés et savoir ce qu’elle est, le mot pierre exprime la substance même de la pierre suivant ce qu’elle est en elle-même. Car ce mot emporte avec lui la définition de la pierre, c’est-à-dire ce qui nous fait savoir ce qu’elle est, puisque, comme le dit Aristote, ce qu’un mot exprime est une définition (Met., liv. 4, text. 28). Or, nous ne pouvons connaître la nature divine en elle-même d’après les effets qu’elle produit, et nous ne pouvons savoir ce qu’elle est ; nous la connaissons seulement, ainsi que nous l’avons dit (quest. 12, art. 12), comme supérieure à tout ce qui existe, comme la cause de tous les êtres, et comme étant d’une nature toute différente, et c’est dans ce sens que le mot Dieu l’exprime. Car ce mot a été choisi pour designer l’être qui existe au-dessus de tout, qui est le principe de tout et qui est infiniment éloigné de tous les autres êtres. C’est la signification qu’y attachent tous ceux qui l’emploient.

 

         Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De fid. in prologo, liv. 2) que le mot Dieu exprime la nature divine.

 

          Conclusion Le mot Dieu exprime la substance divine si on le considère par rapport à l’être auquel il s’applique, mais il ne désigne qu’une action de Dieu si on le considère par rapport à son origine.

          Il faut répondre que ce qui nous fait donner un nom à un être et ce que ce nom exprime ne sont pas toujours une seule et même chose. Car comme nous ne connaissons la substance d’une chose que par ses propriétés ou ses actions, nous la nommons d’après ses propriétés ou ses opérations. Ainsi nous donnons à la substance de la pierre le nom de lapis d’après une de ses actions, parce qu’elle blesse notre pied (lædit pedem) ; cependant nous ne lui donnons pas ce nom pour exprimer cette action, mais bien pour désigner sa substance elle-même. — Il y a des choses qui nous sont connues en elles-mêmes et qui ne reçoivent leur nom d’aucun autre être, comme la chaleur, le froid, la blancheur, etc. Dans ce cas la chose que le nom exprime et ce qui nous fait donner ce nom reviennent au même. — Dieu ne nous étant pas connu en lui-même, mais seulement par ses actions ou ses effets, nous ne le pouvons nommer, comme nous l’avons dit (art. 1), que d’après ce qui nous le fait connaître. Par conséquent le mot Dieu est le nom d’une opération ou d’une action, quand on le considère par rapport à sa signification primitive ; car il a été emprunté de la providence universelle que Dieu exerce sur le monde. C’est la signification que tous les hommes attachent à ce mot quand ils le prononcent. C’est pourquoi saint Denis dit (De div. nom., chap. 12) que la Divinité est une Providence qui voit tout et qui embrasse tout dans sa bonté infinie. Mais ce nom de Dieu qui tire de cette opération son origine a été employé pour signifier la nature divine.

 

Article 9 : Le nom de Dieu est-il communicable ?

 

          Objection N°1. Il semble que le nom de Dieu soit communicable. Car quand la chose que le nom exprime peut être communiquée, le nom peut l’être aussi. Or, le nom de Dieu, comme nous venons de le dire, exprime la nature divine qui est communicable, d’après ces paroles de saint Pierre : Il nous a fait de grandes et de précieuses promesses, celle de nous rendre participants de la nature divine (2 Pierre, 1, 4). Donc le nom de Dieu est communicable aussi.

          Réponse à l’objection N°1 : La nature divine n’est communicable qu’autant qu’on participe à sa ressemblance.

 

          Objection N°2. Il n’y a que les noms propres qui ne soient pas communicables. Or, le mot Dieu n’est pas un nom propre, c’est un nom appellatif ; la preuve c’est qu’il a un pluriel. Il est dit dans les Psaumes : J’ai dit, vous êtes des dieux (Ps. 81, 6). Donc le nom de Dieu est communicable.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mot Dieu est un nom appellatif et non pas un nom propre, parce qu’il signifie la nature divine comme existant dans un sujet, bien que Dieu ne soit en réalité ni universel, ni particulier. Car les noms n’expriment pas la véritable manière d’être des choses, mais celle qu’elles ont dans notre esprit. Et cependant dans la réalité ce nom est incommunicable, d’après ce que nous avons dit du nom du soleil (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Le nom de Dieu est pris, comme nous l’avons dit (art. préc), de l’une de ses actions. Or, les autres noms qui viennent de ses actions ou de ses effets, comme bon, sage, etc., sont communicables. Donc le nom de Dieu l’est aussi.

          Réponse à l’objection N°3 : Ces noms bon, sage, etc., servent à exprimer les perfections émanées de Dieu dans les créatures, mais on ne les emploie pas pour désigner la nature divine. C’est ce qui fait qu’ils sont véritablement communicables à un grand nombre d’êtres. Mais le mot Dieu a été emprunté à une action propre à Dieu que nous éprouvons continuellement (Cette opération est sa providence, qui s’étend continuellement sur tous les êtres.), et c’est pour ce motif qu’il exprime la nature divine.

 

          Mais c’est le contraire. Au livre de la Sagesse il est dit en parlant du nom de Dieu (14, 21) : Ce nom incommunicable ils l’ont donné au bois et à la pierre. Donc le nom de Dieu est un nom incommunicable.

 

          Conclusion Le nom de Dieu est incommunicable en réalité, mais il ne l’est pas d’après l’opinion.

          Il faut répondre qu’un nom peut être communicable de deux manières, proprement et par ressemblance. Proprement, quand la signification tout entière du nom convient à plusieurs choses ; par ressemblance quand on ne participe qu’à une ou plusieurs parties de sa signification. Ainsi le mot lion sera proprement communicable à tous les êtres qui ont la nature que ce nom désigne, et il ne sera communicable que par similitude à ceux qui ne participent à cette nature que sous certains rapports comme l’audace ou la force et que pour ce motif on n’appelle lion que par métaphore. — Mais pour savoir les noms qui sont proprement incommunicables, il faut remarquer que toute forme qui existe dans un suppôt qu’elle individualise est commune à beaucoup de choses, soit réellement, soit au moins rationnellement. Ainsi la nature humaine est commune à beaucoup d’êtres réellement et rationnellement. Mais la nature du soleil n’est commune à beaucoup de créatures que rationnellement, elle ne l’est pas en réalité. Car on peut comprendre la nature du soleil comme existant dans plusieurs suppôts, et cela parce que notre esprit conçoit toujours la nature de l’espèce en faisant abstraction de l’individualité. Par conséquent, qu’une chose existe dans un ou plusieurs suppôts, ceci est en dehors du concept que nous avons de la nature de l’espèce, et sans détruire ce concept nous pouvons comprendre ce qui en fait l’objet comme existant dans plusieurs choses. Mais ce qui est unique et individuel (singulare), par là même qu’il a ce caractère, n’a absolument rien de commun avec les autres êtres, il en est complètement séparé. C’est pourquoi tout nom que l’on emploie pour exprimer un être unique est incommunicable réellement et rationnellement. L’esprit ne peut le comprendre à l’état multiple. Par conséquent il n’y a pas de nom désignant un individu unique qui soit proprement communicable à plusieurs. Il ne peut l’être que par ressemblance. Ainsi on peut dire métaphysiquement d’un homme qu’il est un Achille parce qu’il a quelque chose de ce qui distinguait ce héros, la force, par exemple, mais on ne pourrait le dire au sens propre. — Quant aux formes qui ne sont pas individualisées par un suppôt étranger, mais par elles-mêmes parce qu’elles sont substantielles, si nous les comprenions suivant ce qu’elles sont dans leur essence, nous leur donnerions un nom qui ne serait communicable ni réellement ni rationnellement, mais seulement par ressemblance comme celui des individus. Mais comme nous ne pouvons comprendre les formes simples subsistant par elles-mêmes suivant ce qu’elles sont et que nous ne les connaissons qu’à la manière des choses composées qui ont leurs formes dans la matière, nous leur donnons des noms concrets qui expriment une nature dans un suppôt quelconque. Par conséquent, par rapport à la signification des mots, il faut raisonner de la même manière sur ceux que nous employons pour exprimer la nature des choses composées et sur ceux qui nous servent à désigner les natures simples subsistant par elles-mêmes. — Or, le nom de Dieu étant employé, comme nous l’avons dit (art. préc), pour signifier la nature divine, et la nature divine n’étant pas multiple, comme nous l’avons démontré (quest. 11, art. 3), il s’ensuit que ce nom est incommunicable en réalité, mais que selon l’opinion, ou selon certaines manières de voir de l’esprit, il est communicable ; comme le nom de soleil serait communicable lui-même dans l’opinion de ceux qui supposent qu’il y en a plusieurs. C’est en ce sens que saint Paul dit : Vous serviez des dieux qui n’en avaient point la nature (Gal., 6, 8), ce que la glose explique ainsi : Vous serviez ceux qui ne sont réellement pas Dieu, mais qui étaient réputés tels par l’opinion des hommes. — Le nom Dieu est pourtant communicable non dans toute l’étendue de sa signification, mais seulement par similitude ou par analogie, et c’est ainsi qu’on appelle dieux ceux qui participent à la nature divine, suivant ces paroles du Prophète : Je l’ai dit, vous êtes des dieux (Ps. 81, 6). — Mais si l’on donnait à Dieu un nom qui signifiât en lui non la nature, mais le suppôt, considéré en lui-même, ce nom serait absolument incommunicable, comme l’est peut-être le mot Tetragrammaton (C’est le mot Jéhovah, qui se compose des quatre lettres : iod, hé, vau, hé.) chez les Hébreux. Il en serait de même du nom du soleil, si on entendait par ce nom ne désigner absolument que cet astre.

 

Article 10 : Le mot Dieu se prend-il univoquement quand il s’agit de celui qui est Dieu par sa nature et de ceux qui le sont par participation ou selon l’opinion ?

 

          Objection N°1. Il semble que sous ce triple rapport de la nature, de l’opinion (Par l’opinion saint Thomas entend l’idée que les hommes se sont faite de Dieu, quand ils se sont éloignés de la révélation primitive.), de la ressemblance ou de la participation, le mot Dieu soit toujours pris univoquement. En effet, quand il y a diversité de sens dans un mot, on ne peut le nier et l’affirmer de la même chose sans qu’il y ait contradiction, parce que l’opposition des sens qui en sortent permet de dire ainsi le oui et le non sans se contredire. Or, quand un catholique dit : l’idole n’est pas Dieu, il contredit le païen qui dit que l’idole est Dieu. Donc de part et d’autre le mot Dieu est pris dans le même sens.

          Réponse à l’objection N°1 : La multiplicité des noms ne se prend pas de l’application qu’on en fait, mais du sens qu’on y attache. Car le mot homme, peu importe à qui on l’applique, qu’on l’emploie à tort ou à raison, n’est pas multiple. Il le deviendrait si par ce même mot on avait l’intention de désigner des choses diverses, par exemple, si l’un prétendait désigner ce qu’il désigne maintenant, un homme véritable, et qu’un autre lui fit signifier une pierre ou toute autre chose. D’où il est clair qu’un catholique, en disant qu’une idole n’est pas Dieu, contredit un païen qui affirme le contraire, parce que l’un et l’autre se servent du mot Dieu pour signifier le vrai Dieu. En effet, quand le païen dit que l’idole est Dieu, il ne se sert pas de ce mot pour lui faire signifier Dieu suivant l’opinion. Car alors il dirait vrai, puisque les catholiques emploient ce mot dans le même sens, comme quand ils disent (Ps. 95, 5) : Tous les dieux des nations sont des démons.

 

          Objection N°2. Comme une idole est Dieu suivant l’opinion et qu’elle ne l’est pas en vérité, de même la jouissance des plaisirs charnels est appelée bonheur suivant l’opinion, bien qu’elle ne le soit pas en réalité. Or, le mot bonheur s’emploie dans le même sens quand il s’agit de la félicité vraie et de la félicité que l’opinion vante. Donc le mot Dieu est employé dans le même sens quand il s’agit du vrai Dieu que quand il s’agit du Dieu que l’opinion suppose.

          Réponse à l’objection N°2 : Il faut faire la même réponse que pour la première objection. Car cette objections est tirée des diverses applications du mot Dieu et non des sens différents qu’il peut avoir.

 

          Objection N°3. On appelle univoques les choses dont la raison est absolument la même. Or, quand un catholique dit que Dieu est un, il entend par le nom de Dieu un être tout-puissant, qui doit être honoré plus que tous les autres êtres. Le gentil entend la même chose quand il dit que l’idole est Dieu. Donc, de part et d’autre, on donne à ce nom le même sens.

          Réponse à l’objection N°3 : Même réponse qu’à la réponse précédente.

 

          Objection N°4. D’un autre côté il semble que ce mot ait des sens tout différents, suivant qu’on l’applique au vrai Dieu ou aux faux dieux. En effet, ce qui est dans l’intelligence est l’image de ce qui existe dans la réalité. Ainsi, quand on se sert du mot animal pour désigner un animal véritable et un animal peint, on lui donne un sens différent. Donc il en est de même du mot Dieu, suivant qu’on parle du vrai Dieu ou du Dieu conçu à la manière des gentils.

          Réponse à l’objection N°4 : Le mot animal, employé pour exprimer un animal véritable et un animal peint, n’est pas pris dans un sens absolument différent (Purè æquivocè.). Aristote a pris (Aristote appelle homonymes les êtres que les scolastiques ont désignés sous le nom d’équivoques, et il entendait par homonymes les êtres qui ont un nom identique et une essence différente, comme un homme réel et un homme en peinture (Voy. De prædic., sect. c. 1).) dans une acception large le mot équivoque, et il a compris dans sa signification l’analogue, parce que l’être pris analogiquement se rapporte quelquefois équivoquement à différentes catégories.

 

          Objection N°5. On ne peut désigner ce qu’on ne connaît pas. Or, un gentil ne connaît pas la nature divine. Donc, quand il dit qu’une idole est Dieu, il ne désigne pas le vrai Dieu ; mais le catholique le désigne en disant qu’il n’y a qu’un Dieu. Donc ce mot Dieu n’est pas employé dans le même sens, mais dans un sens différent, suivant qu’il s’agit du vrai Dieu ou de ce que l’opinion regarde comme Dieu.

          Réponse à l’objection N°5 : Le catholique ne connaît pas plus que le païen la nature de Dieu en elle-même, mais ils la connaissent l’un et l’autre comme la cause universelle, comme l’être supérieur à tous les autres êtres et comme étant infiniment éloignée de tout ce qui existe. Et quand le gentil dit : Cette idole est Dieu, il prend par conséquent le mot Dieu dans le même sens que le catholique qui le contredit. S’il y avait quelqu’un qui ne connût Dieu sous aucun rapport, il ne le nommerait pas, ou s’il le nommait, il serait comme nous quand nous prononçons des mots dont nous ignorons la signification.

 

          Conclusion Celui qui parle de Dieu selon l’opinion ou d’après la ressemblance qu’ont avec lui les créatures, comprenant dans l’un et l’autre cas le mot Dieu sous le rapport du vrai Dieu, on doit dire que le sens qu’il attache à ce mot dans ces différentes circonstances n’est pas absolument le même que le sens de celui qui s’en sert pour exprimer le Dieu véritable, qu’il n’est pas non plus absolument différent, mais qu’il y a de l’analogie entre l’un et l’autre (Cette question revient donc à celle que nous avons rencontrée précédemment (art. 5).).

          Il faut répondre que sous le triple rapport de la ressemblance, de la nature et de l’opinion, le mot Dieu n’est pas pris absolument dans le même sens, qu’il n’est pas pris non plus dans des sens absolument différents, mais qu’il y a de l’analogie entre ses diverses significations. En effet, les mots univoques sont ceux qui ont absolument le même sens, et les mots équivoques sont ceux qui ont un sens tout différent. Mais pour qu’il y ait analogie, il faut que le nom pris dans un sens entre dans la définition du même nom pris dans d’autres sens. Ainsi l’être qu’on entend de la substance entre dans la définition de l’être accidentel, et le mot sain qui se dit de l’animal entre dans la définition du mot sain qui se rapporte à l’urine et à la médecine, parce que l’urine est le signe de la santé et que la médecine en est la cause. Ainsi le mot Dieu employé pour exprimer le vrai Dieu est pris sous le même rapport quand on s’en sert pour exprimer Dieu suivant l’opinion ou la ressemblance. Car quand nous appelons Dieu une créature en raison de sa participation à la nature divine, nous comprenons par le nom de Dieu quelque chose qui a la ressemblance du Dieu véritable. De même quand nous appelons Dieu une idole, nous avons l’intention de désigner par ce nom quelque chose que les hommes prennent pour Dieu. Il est évident que le sens de ce mot n’est pas le même dans chacune de ces circonstances, mais que l’un de ces sens est renfermé dans les autres, et que par conséquent il y a entre eux analogie.

 

Article 11 : Celui qui est, est-ce le nom qui soit le plus propre à Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que le nom celui qui est, ne soit pas le nom le plus propre à Dieu. Car le nom de Dieu est, comme nous l’avons dit (art. 9), un nom incommunicable. Or, ce nom, celui qui est, n’est pas incommunicable. Donc il n’est pas le plus propre à Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce nom, celui qui est, est plus propre à la Divinité que le mot Dieu, par rapport à son origine qui est l’être, ainsi que par rapport à sa signification et à sa cosignification, comme nous venons de le dire. Mais quant à ce qu’on a voulu faire signifier aux noms, le mot Dieu est plus propre à la Divinité que le mot celui qui est, parce que le mot Dieu est employé pour exprimer la nature divine. Le Tetragrammaton est dans ce sens un nom encore plus propre que le mot Dieu, parce qu’on l’a formé pour exprimer la substance même de Dieu comme étant incommunicable et singulière (Singulière ; il faut prendre ce mot dans toute son acception primitive, selon l’étymologie du mot latin singularis, dont il est ici la traduction.), si l’on peut se servir de cette dernière expression.

 

          Objection N°2. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 3) que la détermination du bon est ce qui manifeste le mieux tout ce que Dieu a produit. Or, ce qui convient le mieux à Dieu, c’est d’être le principe universel des choses. Donc le nom de bon est le plus propre à Dieu et non pas le nom de celui qui est.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mot bon est le nom principal de Dieu considéré comme cause, mais non considéré absolument, car l’idée d’être est conçue absolument avant celle de cause.

 

          Objection N°3. Tout nom divin semble emporter avec lui un rapport de Dieu aux créatures, puisque nous ne connaissons Dieu que par elles. Or, ce nom, celui qui est, ne désigne aucune relation de Dieu à la créature. Donc il n’est pas celui qui convient le mieux à Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Il n’est pas nécessaire que tous les noms divins emportent avec eux un rapport avec les créatures. Mais il suffit qu’ils viennent de quelques-unes des perfections qui procèdent de Dieu dans les créatures. Or, la première de ces perfections est l’être lui-même, et c’est de là que vient ce nom : celui qui est.

 

          Mais c’est le contraire. Il est rapporté dans l’Exode que Moïse demandant : S’ils me disent quel est le nom du Seigneur, que leur dirai-je ? le Seigneur lui répondit : Vous leur direz : Celui qui est, m’a envoyé vers vous (Ex., 3, 13). Donc ce nom, celui qui est, est le nom de Dieu qui lui est le plus propre.

 

          Conclusion Le nom celui qui est, est le nom de Dieu qui lui est le plus propre pour trois raisons.

          Ces trois raisons sont tirées de sa signification, de son universalité et de sa cosignification. — 1° Sa signification. En effet il n’exprime point une forme quelconque, mais l’être lui-même. Car l’être de Dieu étant la même chose que son essence, ce qui ne peut se dire d’aucune créature, comme nous l’avons prouvé (quest. 3, art. 4), il est évident qu’entre tous les autres noms celui-là est le plus propre à la Divinité. Car tous les autres êtres doivent leur nom à leur forme, tandis que Dieu seul le tire de son être. — 2° Son universalité. En effet, tous les autres noms sont moins généraux, ou, s’ils reviennent à lui, ils y ajoutent toujours quelque chose qui n’existe que dans notre esprit. Ainsi ils lui donnent une forme ou un mode quelconque qui le détermine. Or, notre esprit ne peut, sur cette terre, connaître l’essence de Dieu en elle-même, et toutes les fois qu’il détermine ce qu’il sait de Dieu sous un ordre quelconque, il s’éloigne par là même du mode dont Dieu existe en lui-même. C’est pourquoi plus les noms sont déterminés, généraux et absolus, plus ils sont propres à Dieu. Et saint Jean Damascène a dit avec raison que le premier de tous les noms qu’on donne à Dieu c’est : celui qui est ; parce qu’il a l’être et qu’il le comprend tout entier comme étant l’océan infini et sans rivage de la substance (Orth. fid., liv. 1, chap. 12). Tout autre nom indique un mode de la substance. Ce nom, celui qui est, n’en détermine aucun. Il les laisse au contraire tous indéterminés, et c’est pour cela qu’il désigne parfaitement cet océan infini de la substance. — 3° Sa cosignification. Car il exprime l’être dans le présent, et c’est ce qui est tout à fait propre à Dieu dont l’être ne connaît ni le passé, ni l’avenir, comme dit saint Augustin (De Trin., liv. 5, chap. 2, et Quæst., liv. 83, quest. 17).

 

Article 12 : Peut-on former sur Dieu des propositions affirmatives ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse former sur Dieu des propositions affirmatives. Car saint Denis dit (De cælest. hier., chap. 2) que dans les choses divines les négations sont vraies et les affirmations manquent de justesse.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Denis dit que toutes les affirmations sont par rapport à Dieu inexactes, dans le sens qu’il n’y a pas de noms qui lui conviennent, quant à la manière dont ils expriment ses perfections, et c’est ce que nous avons dit (art. 3).

 

          Objection N°2. Boëce dit (De Trin.), qu’une forme simple ne peut être un sujet. Or, Dieu est la forme la plus simple, comme nous l’avons démontré (quest. 3, art. 7 et 8). Il ne peut donc être un sujet. Cependant on ne peut faire une proposition affirmative sans un sujet. Donc on ne peut former sur Dieu une proposition de cette nature.

          Réponse à l’objection N°2 : Notre esprit ne peut saisir les formes simples subsistantes, suivant ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais il les saisit à la manière des choses composées dans lesquelles il y a toujours un sujet et un attribut. C’est pourquoi il saisit les formes simples avec ce double rapport (Nous ne pouvons pas nous empêcher de distinguer dans la forme la plus simple le sujet et l’attribut, quoique nous sachions bien qu’en Dieu, par exemple, ces deux choses n’en font qu’une, de telle sorte qu’il n’y a pas lieu de distinguer sa divinité de sa sagesse, sa sagesse de sa bonté, comme on le fait en disant : Dieu est sage, bon, etc.).

 

          Objection N°3. Quand l’esprit conçoit une chose autrement qu’elle n’est, il est dans l’erreur. Or, l’être de Dieu n’est nullement composé, comme nous l’avons démontré (quest. 3, art. 7). Par conséquent, toute affirmation supposant quelque chose de composé, il semble qu’on ne puisse former sur Dieu une proposition affirmative sans tomber dans l’erreur.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette proposition : L’esprit qui comprend une chose autrement qu’elle n’est, est dans le faux, offre deux sens, suivant que l’adverbe autrement signifie une différence provenant de l’objet compris ou du sujet qui comprend. Si la différence provient de l’objet, la proposition est vraie, et voici son sens : Quiconque comprend qu’une chose existe autrement qu’elle n’est, est dans l’erreur. Ce n’est pas ce qui arrive à l’égard de la question qui nous occupe ; car notre esprit, en établissant sur Dieu une proposition, ne dit pas qu’il est composé, mais qu’il est simple. Si la différence provient au contraire du sujet qui comprend, alors la proposition est fausse. Car notre manière de comprendre les choses n’est pas la même que leur manière d’être. En effet, il est évident que notre esprit conçoit d’une manière immatérielle les choses matérielles qui existent au-dessous de lui, non qu’il admette qu’elles soient spirituelles comme lui, mais parce que tel est son mode de comprendre. De même quand il a l’intelligence des êtres simples qui sont au-dessus de lui, il les comprend selon son mode, c’est-à-dire d’une manière composée, sans que pour cela il affirme qu’ils soient réellement tels. Voilà comment notre esprit ne tombe pas dans l’erreur en formant sur Dieu des propositions composées.

 

         Mais c’est le contraire. Ce qui est de foi ne peut être erroné. Or, il y a des propositions affirmatives qui sont de foi, comme celles-ci : Dieu est trin et un, il est tout-puissant, etc. Donc on peut former sur Dieu des propositions affirmatives.

 

          Conclusion L’esprit humain étant impuissant à connaître Dieu dans son unité, mais le connaissant sous des rapports divers, peut former sur lui beaucoup de propositions affirmatives qui sont vraies.

          Il faut répondre qu’on peut véritablement former sur Dieu des propositions affirmatives. Pour s’en convaincre il faut savoir que, dans toute proposition affirmative, le prédicat et le sujet doivent en réalité signifier la même chose ; ils ne présentent un sens différent que par rapport à notre esprit. Et ceci est évident pour les propositions dont le prédicat est accidentel et celles dont le prédicat est substantiel. En effet, il est clair que homme et blanc désignent la même chose par rapport au sujet, mais ces mots ne présentent pas à notre esprit le même sens, parce qu’autre est la signification du mot homme, et autre la signification du mot blanc. De même quand je dis : L’homme est un animal, c’est le même sujet qui est homme et véritablement animal ; car c’est dans le même suppôt qu’existe la nature sensible qui constitue l’un et la nature raisonnable qui constitue l’autre. D’où l’on voit que dans ce cas le prédicat et le sujet sont une même chose dans le suppôt, mais qu’ils sont différents par rapport à notre esprit. — On trouve encore la même chose dans les propositions où le sujet même fournit son propre prédicat, parce qu’alors l’intelligence fait rapporter au suppôt ce qu’elle considère comme sujet, et elle fait un attribut ou un prédicat de ce qui vient de la nature de la forme qui existe dans le suppôt, suivant cet axiome que les prédicats sont pris formellement et les sujets matériellement. La pluralité du prédicat et du sujet répond à cette diversité qui est toute rationnelle, et l’esprit exprime leur identité réelle par la composition même de la proposition affirmative, c’est-à-dire par la copule qui unit le sujet et l’attribut. Or, Dieu considéré en lui-même est absolument un et simple. Cependant notre esprit ne le connaît que par des concepts divers, parce qu’il ne peut le voir tel qu’il est en lui-même. Néanmoins, quoiqu’il ne le comprenne que de cette manière, il sait que tous les concepts qu’il s’en forme ne désignent qu’un seul et même être absolument simple. Le langage représente donc cette pluralité qui est le fait de notre esprit, par la pluralité du prédicat et du sujet, et il exprime l’unité de l’un et de l’autre par la copule qui entre dans la composition de toute proposition affirmative.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.