Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 16 : De la vérité

 

          La science ayant la vérité pour objet, après avoir parlé de la science de Dieu nous devons nous occuper de la vérité. — A cet égard huit questions se présentent : 1° La vérité n’existe-t-elle que dans l’esprit ? (Cette question présente d’abord deux sens, suivant que par l’entendement on conçoit l’entendement humain ou l’entendement divin. Les objections roulent principalement sur cette équivoque.) — 2° La vérité n’est-elle que dans l’entendement qui compose et qui divise ? (Il s’agit ici du vrai considéré comme objet connu. Cet article est l’explication d’un passage de la métaphysique d’Anatole (Met., liv. 6 ad fin.).) — 3° Quel rapport y a-t-il entre la vérité et l’être ? (Cette proposition est purement philosophique. Il eût été plus littéral de traduire ainsi : Le vrai et l’être se disent-ils l’un de l’autre ?) — 4° Quels sont les rapports du vrai au bien ? (Toutes ces propositions ont pour objet de nous donner une juste idée de l’ordre et de l’origine de nos connaissances, ce qui est très essentiel. Ainsi, d’après saint Thomas, nous connaissons d’abord l’être, ensuite le vrai, et en troisième lieu le bon. On pourrait partir de là pour établir une classification générale des sciences.) — 5° Dieu est-il la vérité ? (L’Ecriture dit (Jér., 10, 10) : Mais le Seigneur est le vrai Dieu. (Nom., 23, 19) : Dieu n’est point comme l’homme pour être capable de mentir. (Prov., 12, 22) : Les lèvres menteuses sont en abomination au Seigneur. (Rom., 3, 4) : Dieu est véridique. Il paraît qu’il y a des auteurs qui avaient avancé que Dieu pouvait tromper on mentir, par sa puissance ordinaire, au moyen de ses ministres. Melchior Canus réfute vivement cette erreur (De locis theologicis, liv. 2, chap. 5).) — 6° Y a-t-il une seule vérité qui fait que toutes les autres sont vraies, ou y en a-t-il plusieurs ? (Cette question toute philosophique offre une réponse péremptoire contre les hérétiques qui prétendaient que Dieu seul était juste, et que les hommes ne l’étaient pas.) — 7° La vérité est-elle éternelle ? (Le concile de Latran a défini ce point de doctrine en ces termes : Firmiter credimus… quod solus Deus sud omnipotenti virtute ab initio de nihilo condidit creaturam angelicam, mundanam et humanam. Puisqu’il n’y a d’éternel que l’entendement divin, il est évident qu’il n’y a de vérité éternelle que celle qui existe en lui. Saint Thomas renverse ainsi radicalement l’erreur des trinitaires, qui supposaient notre entendement éternel.) — 8° La vérité est-elle immuable ? (Saint Thomas réfute ici l’erreur des agnoëtes, qui prétendaient que l’entendement divin n’est pas toujours dans le même état, et celle de Secundinus, qui voulait que Dieu fut changeant.)

 

Article 1 : La vérité n’existe-t-elle que dans l’entendement ?

 

          Objection N°1. Il semble que la vérité ne soit pas seulement dans l’entendement, mais qu’elle soit plutôt dans les choses. Car saint Augustin (Sol., liv. 2, chap. 5) rejette cette définition du vrai : Le vrai est ce que l’on voit, parce que, dit-il, d’après cette définition, les pierres qui sont cachées dans le sein de la terre ne seraient pas de vraies pierres, puisqu’on ne les voit pas. Il rejette encore celle-ci : Le vrai est ce qui est tel qu’il paraît à celui qui le connaît, s’il a la volonté et le pouvoir d’en prendre connaissance. Car il suivrait de là, ajoute-t-il, qu’il n’y aurait rien de vrai s’il n’y avait personne pour le connaître. Il définit ainsi le vrai : C’est ce qui est. Il semble par là que la vérité soit dans les choses et non dans l’entendement.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle de la vérité de la chose, et il exclut de l’essence de cette vérité son rapport avec notre entendement. Car ce qui existe par accident doit être exclu de toute définition.

 

          Objection N°2. Si la vérité n’est que dans l’entendement, on devra considérer comme vrai tout ce qu’on regardera comme tel ; ce qui est l’erreur des anciens philosophes (Met., liv. 2 (11 ?), text. 6, et liv. 4, text. 19 et suiv.), qui disaient que tout ce qu’on voit est vrai (Démocrite était de ce sentiment ainsi que tous les philosophes, qui ne donnaient pas aux connaissances d’autres bases que les sensations.). Il suivrait encore de là que deux choses contradictoires pourraient être également et en même temps vraies, puisque diverses personnes peuvent croire vraies des choses qui se contredisent.

          Réponse à l’objection N°2 : Les anciens philosophes ne disaient pas que les espèces des choses naturelles provenaient d’une intelligence quelconque, mais ils les attribuaient au hasard. Et comme ils remarquaient que le vrai doit être nécessairement en rapport avec l’entendement, ils étaient contraints d’établir la vérité des choses sur le rapport qu’elles ont avec notre esprit. De là une foule d’inconvénients qu’expose Aristote (loc. cit.) et dans lesquels nous ne tombons pas du moment où nous faisons consister la vérité des choses dans leur rapport avec l’intelligence divine.

 

          Objection N°3. Ce par quoi une chose existe, dit Aristote, existe aussi plus qu’elle. Ainsi l’opinion ou le discours étant vrai ou faux en raison de ce que la chose est ou n’est pas, il ne s’ensuit pas que la vérité est plus dans les choses que dans l’entendement.

          Réponse à l’objection N°3 : Bien que la vérité soit produite dans notre esprit par les choses extérieures, ce n’est cependant pas un motif pour que nous admettions que la vérité réside primitivement hors de l’entendement, comme nous ne devons pas croire que la médecine soit la cause première de la santé, bien qu’elle la produise. Car c’est la vertu de la médecine et non sa santé qui guérit, puisque ce n’est pas un agent univoque. De même c’est l’être de la chose et non sa vérité qui produit le vrai dans notre esprit. C’est ce qui fait dire à Aristote que la vérité de la pensée et de la parole provient de ce que la chose existe, mais non de ce qu’elle est vraie.

 

          Mais c’est le contraire. Aristote dit que le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans l’entendement (Met., liv. 6, text. 8).

 

          Conclusion Le vrai étant le terme de l’intellect, comme le bon est celui de l’appétit, il faut que la vérité soit primitivement clans l’entendement et secondairement dans les choses suivant le rapport qu’elles ont avec l’intelligence dont elles dépendent.

          Il faut répondre que comme le bon est le terme de l’appétit, de même le vrai est le terme de l’intellect. Toutefois il y a cette différence entre l’appétit et l’intellect, entre le désir et la connaissance, que celle-ci existe selon que l’objet connu est dans le sujet qui le connaît, tandis que le désir est selon l’inclination du sujet qui désire vers l’objet désiré. Et ainsi, le terme du désir, c’est-à-dire le bon, est dans l’objet désiré, tandis que le terme delà connaissance, ou le vrai, est dans l’entendement. Comme le bon existe dans l’objet suivant le rapport qu’a cet objet avec l’appétit, et que, pour ce motif, la raison de bonté passe de l’un à l’autre de telle sorte qu’on dit de l’appétit qu’il est bon, parce qu’il se laisse solliciter par la bonté de l’objet extérieur qui agit sur lui ; de même la vérité étant dans l’entendement en raison de la conformité qui existe entre lui et la chose qu’il a comprise, il faut nécessairement que la raison du vrai s’étende de l’entendement à la chose comprise, de telle façon que cette chose soit appelée vraie, suivant le rapport qu’elle a avec l’intelligence (Cette différence que saint Thomas établit entre l’intelligence et la volonté, par rapport à leurs objets respectifs, est fondamentale ; il y revient souvent et en tire le parti le plus avantageux.). — Or, la chose comprise peut être en rapport avec l’intelligence, soit par elle-même, soit par accident. Elle est par elle-même en rapport avec l’entendement dont son existence dépend. Elle y est par accident lorsqu’elle est seulement susceptible d’être connue. Ainsi une maison est en rapport par elle-même avec l’intelligence de l’architecte qui l’a construite, mais elle n’est en rapport qu’accidentellement avec l’intelligence des hommes dont elle ne dépend pas. Or, quand on veut porter un jugement sur une chose, on ne se fonde pas sur ce qu’elle a d’accidentel, mais bien sur ce qu’elle est en elle-même. Par conséquent on doit appeler vraie toute chose qui est absolument en rapport avec l’intelligence dont elle dépend. De là on appelle vraies toutes les œuvres d’art qui sont en rapport avec notre esprit ; une maison vraie est celle qui rend parfaitement la pensée de l’architecte qui l’a construite ; un discours vrai est celui qui exprime bien l’idée de celui qui le prononce. De même on dit que les êtres de la nature sont vrais quand ils reproduisent l’image des espèces qui sont dans l’entendement divin. On dit qu’une pierre est vraie, parce qu’elle a la nature propre que lui avait assignée la pensée divine avant sa création. Ainsi toutes les vérités sont primitivement dans l’entendement, secondairement dans les choses, et elles se rapportent à l’entendement comme à leur principe. — Les définitions qu’on a données de la vérité ont varié d’après ce double point de vue. En ne considérant la vérité que dans l’entendement, saint Augustin a pu dire : La vérité est ce qui nous montre ce qui est (De vera rel., chap. 36). Et saint Hilaire a pu dire aussi que le vrai est la déclaration ou la manifestation de l’être (De Trin., liv. 5). En considérant la vérité dans les choses extérieures, suivant le rapport qu’elles ont avec l’intelligence dont elles dépendent, saint Augustin l’a définie en disant qu’elle est la parfaite ressemblance de la chose et de son principe. Saint Anselme a dit (De verit., chap. 12) que c’était une rectitude qui n’est connue que de l’esprit. Avicenne l’a définie : la propriété de l’être, ou le pouvoir qu’a chaque chose de rester ce qu’on l’a faite. On peut dire qu’elle est la conformité de la chose et de l’entendement (Adæquatio rei et intellectus, une conformité parfaite entre le sujet et l’objet. Cette définition est la plus profonde qu’on ait donnée.). Cette définition a l’avantage de convenir à la vérité sous l’un et l’autre point de vue.

 

Article 2 : La vérité n’existe-t-elle que dans l’intelligence qui compose et qui divise ?

 

          Objection N°1. Il semble que la vérité n’existe pas seulement dans l’intelligence qui compose ou qui divise. Car Aristote dit (De animâ, liv. 3, text. 26) que les sens sont toujours vrais par rapport à leur objet propre, et que l’intelligence l’est aussi par rapport à l’essence de la chose (Quod quid est, ou quidditas, que nous traduisons par le mot essence, pure essence.) qu’elle connaît. Or, ni les sens, ni l’intellect qui connaît l’essence des choses, ne composent ni ne divisent, puisqu’ils ne raisonnent pas. Donc la vérité n’existe pas seulement dans l’entendement qui a ce double caractère.

 

          Objection N°2. Isaac dit dans son livre des Définitions (Isaac, fils d’Honain, était un traducteur arabe qui fit passer dans la langue du Coran un très grand nombre, d’ouvrages grecs. Gérard de Crémone traduisit en latin son livre De definitionibus, que saint Thomas cite ici (Voyez Fabricius, Biblioth. méd. et inf. lat., t. 3, p. 30).) que la vérité est l’équation ou la conformité de l’intelligence et de l’objet perçu. Or, comme il y a équation entre l’intelligence des choses complexes et leur réalité, la même équation existe pour les choses incomplexes, et pour les sens aussi qui sentent les choses comme elles sont. Donc la vérité n’existe pas seulement dans l’intelligence qui compose et qui divise.

 

          Mais c’est le contraire. Aristote dit (Met., liv. 6, text. 8) que la vérité n’existe ni dans l’entendement, ni dans les choses à l’égard des notions simples et de la pure essence des êtres.

 

          Conclusion Le vrai n’est que dans l’entendement qui compose et qui divise, il n’existe ni dans les sens, ni dans l’entendement qui connaît la quiddité des choses, c’est-à-dire leur pure essence.

          Il faut répondre que le vrai, comme nous l’avons dit (art. préc), existe primitivement et fondamentalement dans l’intelligence. La vérité d’une chose consistant dans la possession de la forme propre à sa nature, il faut que l’intelligence, dans l’acte même de la connaissance, ne soit dans le vrai qu’autant qu’elle possède l’image ou la ressemblance de la chose connue qui est sa forme. C’est pourquoi la vérité se définit la conformité de l’intelligence et de l’objet, de telle sorte que connaître cette conformité c’est connaître la vérité (« Le faux ni le vrai, dit Aristote, ne sont point dans les choses…, ils n’existent que dans la pensée ; encore les notions simples, la conception des pures essences ne produisent-elles rien de semblable dans la pensée. » Et ses traducteurs ajoutent, pour l’éclaircissement de ce passage : Quand on dit homme, cheval, etc., on ne dit rien qui soit vrai ou faux, on n’affirme rien, on ne nie rien. Pour qu’il puisse y avoir vérité ou erreur, il faut un sujet et un attribut, et l’affirmation ou la négation de leur convenance ou de leur disconvenance. Cette note peut aider à comprendre le sens de cet article de saint Thomas, qui a ses difficultés.). Les sens ne la connaissent d’aucune manière. Car quoiqu’il y ait dans l’œil l’image de l’objet visible, la vue ne saisit pas le rapport qu’il y a entre ce qu’elle perçoit et l’objet qui la frappe. Mais l’entendement peut connaître la conformité qu’il y a entre lui et l’espèce intelligible. Toutefois il ne la connaît pas quand il juge de l’essence des choses. Mais quand il pense qu’une chose est comme la forme qu’il en possède, alors il connaît proprement (Ainsi pour que le vrai existe proprement dans l’entendement il faut deux choses : la conformité de l’entendement avec la chose qu’il perçoit et la connaissance de cette conformité.) le vrai et il l’exprime, ce qui a lieu par la composition et la division. Car dans toute proposition l’esprit affirme la chose exprimée par le sujet de la forme que l’attribut signifie, ou il la nie (C’est ce qu’on appelle composer ou diviser ; dans le premier cas, la proposition est affirmative ; dans le second, clic est négative.). C’est pourquoi il peut bien se faire que les sens soient dans le vrai à l’égard des choses qu’ils perçoivent, ou que l’entendement soit aussi dans le vrai touchant la connaissance qu’il a des essences ; mais ils n’en ont pas la connaissance (Le vrai n’existe qu’improprement dans les sens et dans l’entendement ainsi considéré, parce qu’ils n’ont pas conscience de leur conformité avec la chose qu’ils perçoivent ), ou ils ne l’expriment pas. Il en faut dire autant des mots incomplexes. La vérité peut donc être dans les sens ou dans l’intelligence qui connaît l’essence des êtres, mais elle y est comme dans toute chose vraie, elle n’y est pas comme l’objet connu est dans le sujet qui le connaît ; ce qu’implique le mot vrai. Car la perfection de l’entendement est le vrai selon qu’il est connu. C’est pourquoi la vérité, à proprement parler, n’est ni dans les sens, ni dans l’entendement qui connaît l’essence des êtres, mais dans l’entendement qui compose et divise, c’est-à-dire qui forme des propositions.

          La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 3 : Le vrai et l’être sont-ils une même chose ?

 

          Objection N°1. Il semble que la vérité et l’être ne soient pas une seule et même chose. Car la vérité est, à proprement parler, dans l’entendement, comme nous l’avons dit (art. 1), tandis que l’être est dans les choses. Donc la vérité et l’être ne sont pas une seule et même chose.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. 1), le vrai est tout à la fois dans les choses et dans l’entendement. Le vrai qui est dans les choses est substantiellement la même chose que l’être. Le vrai qui est dans l’entendement est aussi la même chose que l’être, comme l’effet manifesté est la même chose que le principe qui le manifeste. Car c’est en cela, comme nous l’avons dit (ibid.), que consiste la nature du vrai. Quoiqu’on puisse dire de l’être et du vrai qu’ils sont tout à la fois l’un et l’autre dans les choses et dans l’entendement, il y a cette différence, c’est que l’être est principalement dans les choses, tandis que le vrai est principalement dans l’esprit, et cette différence provient de ce que l’être et le vrai ne sont pas connus de nous sous le même rapport (Ou bien de ce qu’ils diffèrent par l’apport à nous rationnellement.).

 

          Objection N°2. Ce qui embrasse l’être et le non-être n’est pas la même chose que l’être. Or, la vérité embrasse l’être et le non-être ; car il est vrai que ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas. Donc la vérité et l’être ne sont pas une seule et même chose.

          Réponse à l’objection N°2 : Le non-être n’a rien en lui-même qui le fasse connaître ; on ne le connaît qu’autant que l’intelligence en fait un objet de connaissance. Ainsi donc le vrai est fondé sur l’être dans le sens que le non-être est un être de raison, c’est-à-dire une conception de l’esprit.

 

          Objection N°3. Quand de deux choses l’une est avant l’autre on ne peut pas les réduire à une seule. Or, le vrai semble antérieur à l’être, car on ne comprend l’être que sous le rapport du vrai. Donc il semble que l’être et le vrai ne soient pas une seule et même chose.

          Réponse à l’objection N°3 : Quand on dit que l’être ne peut être saisi que sous le rapport du vrai, cette proposition a deux sens. Elle peut signifier qu’on ne peut saisir l’être sans que par suite on ne soit en rapport avec le vrai, et dans ce sens elle est exacte. On peut aussi entendre par là qu’on ne pourrait saisir l’être sans saisir en même temps le rapport du vrai, et elle est fausse. On ne peut saisir le vrai sans saisir le rapport de l’être, parce que l’être entre dans la nature du vrai, mais il n’y a pas de réciprocité. Il en est de même du rapport de l’intelligible à l’être. On ne peut comprendre un être s’il n’est intelligible, mais on peut comprendre l’être sans comprendre son intelligibilité. De même l’être compris est vrai quoiqu’en comprenant l’être on ne comprenne pas le vrai.

 

          Mais c’est le contraire. Car Aristote dit (Met., liv. 2, text. 4) : Les choses ont la même disposition sous le rapport de l’être et sous le rapport du vrai (C’est-à-dire : le rang qu’une chose occupe dans l’ordre de l’être est aussi celui qu’elle occupe dans l’ordre de la vérité.).

 

          Conclusion Les choses ne pouvant être connues et vraies qu’autant qu’elles sont des êtres, il s’ensuit nécessairement que l’être et le vrai ainsi que le bon sont une seule et même chose ; seulement le vrai ajoute à l’être un rapport qui en fait l’objet de l’intelligence.

          Il faut répondre que comme le bon est l’objet de la volonté, ainsi le vrai est l’objet de la connaissance. Or, une chose est un objet de connaissance d’autant plus élevé qu’elle possède plus d’être. C’est ce qui a fait dire à Aristote que notre âme est en quelque sorte toutes choses par les sens et l’entendement. Pour la même raison que le bon revient à l’être, le vrai doit donc y revenir aussi. Mais avec cette différence, c’est que le bon ajoute à l’être un rapport qui en fait l’objet de la volonté, tandis que le vrai y ajoute un rapport qui en fait l’objet de l’intelligence.

 

Article 4 : Le bon est-il rationnellement antérieur au vrai ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bon soit rationnellement antérieur au vrai. Car ce qui est le plus universel a la priorité, d’après Aristote (Phys., liv. 1, text. 3). Or, le bon est plus universel que le vrai ; car le vrai n’est qu’une sorte de bon, celle qui est en rapport avec l’intelligence. Donc le bon est rationnellement antérieur au vrai.

          Réponse à l’objection N°1 : L’intelligence et la volonté agissent mutuellement l’une sur l’autre. L’intelligence comprend la volonté, et la volonté veut que l’intelligence comprenne. C’est ce qui fait que parmi les choses qui ont rapport à l’intelligence on place aussi celles qui ont rapport à la volonté, et réciproquement. C’est ce qui fait aussi que dans l’ordre des choses désirables le bon est considéré comme l’objet général et le vrai comme un objet particulier ; tandis que dans l’ordre des choses intelligibles, c’est le vrai qui est l’objet général et le bon l’objet particulier. Ainsi donc, de ce que le vrai est une sorte de bien il s’ensuit que le bon lui est antérieur dans l’ordre des choses qui sont l’objet de nos désirs, mais il n’en résulte pas qu’il lui soit antérieur absolument.

 

          Objection N°2. Le bon est dans les choses, le vrai dans l’intelligence qui compose et divise, comme nous l’avons prouvé (art. 2). Or, ce qui est dans les choses est antérieur à ce qui est dans l’esprit. Donc le bon est rationnellement antérieur au vrai.

          Réponse à l’objection N°2 : L’ordre rationnel des êtres est réglé par l’ordre suivant lequel nous les comprenons. Or, notre intelligence saisit avant tout l’être lui-même, elle a en second lieu le sentiment de sa perception, et elle se porte en troisième lieu vers l’être. Ainsi, le premier objet de son activité est donc l’être, le second le vrai, le troisième le bon, quoique le bon existe dans les choses et que le vrai soit dans l’entendement.

 

          Objection N°3. La vérité est une espèce de vertu, d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 7). Or, la vertu est contenue dans l’idée du bon, puisqu’elle n’est qu’une qualité de l’esprit, comme le dit saint Augustin (Cont. Jul., liv. 6, chap. 7). Donc le bon est antérieur au vrai.

          Réponse à l’objection N°3 : La vertu qu’on appelle vérité n’est pas la vérité en général, mais une sorte de vérité qui fait que l’homme se montre dans ses paroles et ses actes tel qu’il est. On appelle en particulier vérité de la vie, la vertu qui dirige l’homme pendant toute sa carrière, et le porte à remplir la mission dont Dieu l’a chargé sur cette terre. De même la vérité de la justice est ce qui fait que l’homme respecte d’après la loi tous les droits de ses semblables. On conçoit qu’on ne peut légitimement, dans le raisonnement, passer de ces vérités particulières à la vérité générale qui nous occupe ici.

 

          Mais c’est le contraire. Ce qui existe dans un plus grand nombre de choses est antérieur rationnellement. Or, le vrai est dans des choses où n’est pas le bon, par exemple, dans les mathématiques. Donc le vrai est antérieur au bon.

 

          Conclusion Puisque le vrai tient de plus près à l’être que le bon et qu’il a rapport à la connaissance qui est antérieure à la volonté dont le bon est l’objet, il s’ensuit qu’il a rationnellement la priorité sur le bon.

          Il faut répondre que, bien que le bon et le vrai rentrent dans l’être, ils diffèrent cependant entre eux rationnellement. Et sous ce rapport on peut dire, absolument parlant, que le vrai est antérieur au bon, ce qui se prouve de deux manières : 1° Le vrai tient de plus près à l’être qui est antérieur au bon ; car le vrai se dit de l’être immédiatement et absolument, tandis que le bon ne se dit de l’être qu’autant qu’il a une perfection quelconque qui le rend désirable ; 2° la connaissance précédant le désir, le vrai qui est l’objet de la connaissance doit être naturellement avant le bon qui est l’objet du désir.

 

Article 5 : Dieu est-il la vérité ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne soit pas la vérité. Car la vérité existe dans l’intelligence qui compose et divise, et en Dieu il n’y a ni composition, ni division. Donc la vérité n’est pas en lui.

          Réponse à l’objection N°1 : Bien que dans l’entendement divin il n’y ait ni composition, ni division, cependant, dans sa simplicité, il juge de tout et connaît tous les êtres complexes. Et c’est ainsi que la vérité est dans son entendement.

 

          Objection N°2. D’après saint Augustin (De vera rel., chap. 36), la vérité d’une chose consiste dans sa ressemblance avec son principe. Or, Dieu ne peut ressembler à son principe. Donc la vérité n’est pas en lui.

          Réponse à l’objection N°2 : Le vrai pour notre entendement consiste dans sa ressemblance avec son principe, c’est-à-dire avec les choses auxquelles il emprunte ses connaissances ; la vérité des choses consiste dans leur conformité avec leur principe, c’est-à-dire avec l’entendement divin. Mais, à proprement parler, on ne peut pas dire de la vérité divine qu’elle est la ressemblance d’un principe, à moins qu’on ne l’approprie au fils qui a un principe. Mais si on voulait entendre cette proposition de l’essence divine elle-même, il faudrait la résoudre en une proposition négative, comme quand on dit : Le Père existe par lui-même parce qu’il n’existe pas par un autre. On peut dire de même que la vérité divine est la ressemblance d’un principe en ce sens que son être n’est pas dissemblable à son intelligence (Cette réponse au second argument a pour objet d’indiquer tous les sens que l’on peut donner au mot de saint Augustin sans tomber dans l’erreur.).

 

          Objection N°3. Tout ce qu’on dit de Dieu on le dit comme de la cause première de tous les êtres. Ainsi, comme son être est la cause de tout être, sa bonté la cause de toute bonté, de même sa vérité devrait être la cause de toute vérité. Or, il est vrai que l’on pèche. Dieu serait donc cause de la vérité de cette proposition, ce qui est évidemment faux.

          Réponse à l’objection N°3 : Le non-être et les privations n’ont pas de vérité par eux-mêmes, mais qu’ils ne sont que des conceptions de l’esprit. Or, toutes nos conceptions viennent de Dieu, par conséquent tout ce qu’il y a de vrai dans cette proposition : Un tel est un fornicateur, vient de Dieu. Mais si l’on en conclut que Dieu est l’auteur que cet individu a péché, on fait le sophisme fallacia accidentis (Fallacia accidentis. Le sophisme que l’Ecole a ainsi nommé a lieu lorsque, l’on tire une conclusion absolue, simple et sans restriction de ce qui n’est vrai que par accident.).

 

          Mais c’est le contraire. Car Notre-Seigneur a dit : Je suis la voie, la vérité et la vie (Jean, 14, 6).

 

          Conclusion Dieu étant son être et son intelligence, ainsi que la mesure de tout être et de toute intelligence, non seulement la vérité est en lui, mais il est la vérité première et souveraine.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la vérité est dans l’entendement quand il saisit les choses telles qu’elles sont objectivement, et elle est dans les choses quand leur existence est conforme à l’entendement. Or, si la vérité a ce caractère, c’est surtout en Dieu qu’elle se trouve. Car, non seulement son être est conforme à son intelligence, mais il est son intelligence même, et son intelligence est la mesure et la cause de tout autre être et de toute autre intelligence. D’où il suit que non seulement la vérité est en lui, mais qu’il est lui-même la première et souveraine vérité.

 

Article 6 : N’y a-t-il qu’une seule vérité d’après laquelle toutes les choses sont vraies ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule vérité d’après laquelle toutes les choses sont vraies. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 14, chap. 8) qu’il n’y a que Dieu qui soit au-dessus de l’esprit humain. Or, la vérité est au-dessus de l’esprit humain, puisque si elle n’était pas au-dessus, l’esprit humain pourrait en être juge. Ce qui n’est pas, car maintenant notre esprit juge tout d’après la vérité et non d’après lui-même. Donc Dieu seul est la vérité, et il n’y a pas d’autre vérité que lui.

          Réponse à l’objection N°1 : L’âme ne juge pas de toutes choses d’après une vérité quelconque ; ses jugements n’ont d’autre règle que la vérité première qui se réfléchit comme dans un miroir, en lui communiquant les premiers principes qui sont la base de l’intelligence. D’où il suit que la vérité première est au-dessus de notre âme. On peut dire aussi que la vérité créée qui existe dans notre entendement est supérieure à l’âme, non d’une manière absolue, mais sous un rapport, selon qu’elle est sa perfection, comme on peut dire que la science est plus noble que l’âme. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a aucun être substantiel, à l’exception de Dieu, qui soit plus grand que l’âme raisonnable.

 

          Objection N°2. Saint Anselme dit (In dial. de verit., chap. 14) que ce que le temps est aux choses temporelles la vérité l’est aux choses vraies. Or, il n’y a qu’un temps pour toutes les choses temporelles. Donc il n’y a qu’une vérité d’après laquelle toutes les choses sont vraies.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mot de saint Anselme est exact quand on parle de la vérité des choses par rapport à l’entendement divin (Cette distinction, comme je l’ai déjà remarqué, est fondamentale. Elle est nécessaire pour bien comprendre toutes les discussions auxquelles se livre saint Thomas.).

 

          Mais c’est le contraire. Car le Psalmiste dit : Les vérités ont été diminuées par les enfants des hommes (Ps. 11, 2).

 

          Conclusion La vérité, considérée par rapport à l’entendement dans lequel elle réside avant d’être dans les choses, se multiplie autant que les intelligences qui la perçoivent se multiplient elles-mêmes ; mais la vérité considérée par rapport aux choses est une et souveraine, et c’est d’après elle qu’on dit toutes les choses vraies ou véritables.

          Il faut répondre que dans un sens il y a une vérité unique d’après laquelle tout est vrai, mais que dans un autre sens il n’en est pas ainsi. Pour bien saisir cette proposition il faut savoir que quand on emploie un prédicat univoquement pour plusieurs choses, ce prédicat doit être propre à chacune d’elles individuellement. Ainsi le prédicat animal doit convenir à toutes les espèces d’animaux. Mais quand on n’applique un prédicat à plusieurs choses que par analogie, il n’est absolument propre qu’à l’une d’elles, à celle dont les autres tirent leur dénomination. Ainsi, le prédicat sain se dit de l’animal, de l’urine et de la médecine : il se dit proprement de l’animal, et par analogie de l’urine ou de la médecine en tant que signe ou cause de santé pour l’animal. Et quoique la santé ne soit ni dans la médecine, ni dans l’urine, il y a dans l’une et l’autre quelque chose qui y a rapport et qui justifie l’emploi du prédicat. — Or, nous avons dit (art. 1) que la vérité était en premier lieu dans l’entendement, et en second lieu dans les choses suivant le rapport qu’elles ont avec l’entendement divin. Si donc nous parlons de la vérité selon qu’elle existe dans l’entendement d’après sa nature propre, il faudra reconnaître qu’il y a autant de vérités qu’il y a d’entendements créés, et que dans le même entendement il y en a autant que d’objets connus. C’est pourquoi saint Augustin, développant cette pensée du Psalmiste (Ps. 11, 2) : Les vérités ont .été diminuées par les enfants des hommes, dit que comme le visage d’un homme peut se reproduire en même temps dans un miroir sous plusieurs images ; de même la vérité divine, qui est souverainement une, donne lieu à plusieurs vérités en se reflétant dans ses créatures. Mais si nous parlons de la vérité telle qu’elle est dans les choses, nous trouvons que toutes sont vraies, d’après une vérité première et unique à laquelle chacune d’elles ressemble selon son entité (Entitas.). Et quoiqu’il y ait plusieurs essences et plusieurs formes de choses, il n’y a cependant qu’une seule vérité, celle de l’entendement divin, qui est la vérité souveraine d’après laquelle on appelle toutes les choses vraies.

 

Article 7 : La vérité créée est-elle éternelle ?

 

          Objection N°1. Il semble que la vérité créée soit éternelle. Car saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 2, chap. 8) qu’il n’y a rien de plus éternel que les vérités mathématiques, comme la nature du cercle ou trois et deux font cinq. Or, ces vérités sont des vérités créées. Donc la vérité créée peut être éternelle.

          Réponse à l’objection N°1 : La nature du cercle, que trois et deux font cinq, sont des vérités mathématiques qui ont leur éternité dans la pensée de Dieu.

 

          Objection N°2. Ce qui existe toujours est éternel. Or, les choses universelles sont de tous les temps et de tous les lieux. Elles sont donc éternelles. Donc le vrai l’est aussi, puisqu’il est ce qu’il y a de plus universel.

          Réponse à l’objection N°2 : On peut comprendre qu’une chose est dans tous les temps et tous les lieux de deux manières. 1° Parce qu’elle a dans sa nature assez de ressources pour s’étendre à tous les temps et à tous les lieux ; ce qui convient à Dieu qui est en effet partout et toujours. 2° Parce que sa nature n’a rien qui détermine son existence dans le temps ou dans l’espace. Ainsi on dit que la matière première est une, non parce qu’elle a une forme unique comme l’homme est un d’après l’unité de sa forme, mais parce qu’il n’y a rien en elle qui la distingue d’une chose plutôt que d’une autre. On dit de même que tout ce qui est universel, existe partout et toujours, parce que les universaux sont des abstractions qui échappent aux conditions du temps et de l’espace. Mais on ne doit pas en conclure qu’ils sont éternels, à moins qu’on ne veuille dire qu’ils existent comme tels dans l’entendement divin.

 

          Objection N°3. Ce qui est vrai maintenant, il a toujours été vrai qu’il devait exister. Or, comme la vérité d’une proposition qui a rapport au présent est une vérité créée, il en est de même de la vérité d’une proposition qui a rapport à l’avenir. Donc il y a des vérités créées qui sont éternelles.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce qui existe maintenant devait être, parce qu’avant de se produire il existait dans la cause qui l’a produit. Par conséquent si on avait enlevé sa cause, cet effet n’aurait plus eu de raison pour exister. Or, il n’y a que la cause première qui soit éternelle. Par conséquent, s’il a toujours été vrai que les choses qui existent devaient être, c’est qu’elles ont toujours existé dans une cause éternelle qui est Dieu lui-même.

 

          Objection N°4. Tout ce qui n’a ni commencement ni fin est éternel. Or, la vérité des propositions que nous formons n’a ni commencement ni fin. Car si on suppose qu’elle a commencé d’être, il était vrai de dire, avant qu’elle n’existât, qu’elle n’était pas, et cette proposition était elle-même une sorte de vérité, et par conséquent la vérité existait avant d’avoir commencé à exister. De même si on suppose que la vérité a une fin, il s’ensuivra qu’elle existe après avoir cessé d’être, puisqu’il sera vrai de dire que la vérité n’existe plus. Donc la vérité est éternelle.

          Réponse à l’objection N°4 : Notre entendement n’étant pas éternel, la vérité des propositions que nous formons ne l’est pas non plus, mais elle a eu un commencement. Et avant que cette vérité n’existât il n’était pas vrai de dire qu’elle existait, sinon dans l’entendement divin qui seul possède la vérité éternelle. Mais il est vrai de dire maintenant qu’elle n’existait pas alors. Ce qui n’est vrai toutefois que de la vérité qui est dans notre entendement, et non de la vérité qui existe dans les choses. Car cette vérité qui est en nous a pour objet le non-être, et le non-être n’a rien de vrai en lui-même, il n’a de vérité que celle qui est dans l’entendement qui le perçoit. D’où l’on voit qu’on n’est autorisé à dire qu’une vérité n’a pas existé qu’autant que nous saisissons sa non-existence comme antérieure à son existence même.

 

         Mais c’est le contraire. Car, comme nous l’avons prouvé (quest. 10, art. 3), il n’y a que Dieu qui soit éternel.

 

          Conclusion Aucune vérité créée n’est éternelle, il n’y a que la vérité divine qui le soit, parce qu’elle est inséparable de l’entendement divin qui est lui-même éternel.

          Il faut répondre que la vérité des propositions que nous formons n’est rien autre chose que la vérité de l’entendement qui les forme. Car toute proposition est dans la pensée, et elle est exprimée par la parole. Dans la pensée elle est vraie en elle-même ; dans la parole elle n’est pas vraie en elle-même, c’est-à-dire elle n’est pas vraie d’une vérité qui lui soit propre et qui existe en elle-même comme dans son sujet ; elle n’est vraie qu’autant qu’elle exprime une vérité de l’entendement. Ainsi, on dit que l’urine est saine, non parce qu’elle renferme la santé en elle-même, mais parce qu’elle est le signe de la santé de l’animal. De même, comme nous l’avons dit (art. 1), toutes les choses sont appelées vraies d’après la vérité de l’entendement. Par conséquent, s’il n’y avait pas d’entendement éternel, il n’y aurait pas de vérité éternelle, et comme il n’y a que l’intelligence de Dieu qui ait ce caractère, il n’y a de vérité éternelle qu’en elle. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il y ait autre chose que Dieu qui soit éternel, parce que la vérité de son entendement c’est lui-même, comme nous l’avons prouvé (art. 5).

 

Article 8 : La vérité est-elle immuable ?

 

          Objection N°1. Il semble que la vérité soit immuable. Car saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 2, chap. 12) que la vérité n’est pas égale à l’esprit, parce qu’elle serait muable comme l’esprit lui-même.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle de la vérité divine.

 

          Objection N°2. Ce qui reste le même après toute espèce de changement est immuable ; ainsi la matière première n’est ni engendrée, ni corruptible, parce qu’elle reste la même après la génération et la corruption de tous les êtres. Or, la vérité subsiste après tous les changements, parce que, quels que soient les changements qui arrivent, il est toujours vrai de dire d’une chose, qu’elle est ou qu’elle n’est pas. Donc elle est immuable.

          Réponse à l’objection N°2 : Le vrai et l’être rentrent l’un dans l’autre. Ainsi donc comme l’être ne s’engendre ni se corrompt par lui-même, mais par accident dans le sens que tel ou tel être (L’être, en général, n’est susceptible ni d’être engendré ni d’être corrompu, parce que rien dans la nature ne s’anéantit ; la génération et la corruption ne regardent que les individus.) est corrompu ou engendré, comme le dit Aristote (Phys., liv. 1, text. 76), de même la vérité change non pas dans le sens qu’aucune vérité ne reste, mais parce que ce qui était vrai dans un temps ne l’est plus ensuite.

 

          Objection N°3. Si la vérité des propositions que nous formons était susceptible de changer, ce serait surtout quand les choses qu’elles expriment changent elles-mêmes. Or, même dans ce cas elle ne change pas. Car, d’après saint Anselme, la vérité est une certaine règle qui fait que chaque chose remplit ce que l’entendement divin pense d’elle. Or, cette proposition, Socrate est assis, emprunte à la pensée divine sa signification et la conserve même quand Socrate n’est plus assis. Donc la vérité de la proposition ne change pas.

          Réponse à l’objection N°3 : Une proposition est vraie, non seulement comme les autres choses sont vraies quand elle remplit la fin à laquelle l’entendement divin l’a destinée, mais elle est encore vraie d’une manière toute spéciale dans le sens qu’elle exprime la vérité de l’entendement lui-même (Une proposition est vraie logiquement quand elle est construite conformément aux règles du langage, et elle est vraie réellement quand la chose qu’elle exprime est exacte ; c’est la distinction que fait ici saint Thomas.). Cette vérité consiste dans la conformité de l’esprit avec la chose qu’il perçoit. Cette conformité n’existant plus, la vérité de l’opinion et par conséquent de la proposition est détruite. Ainsi cette proposition : Socrate est assis, est vraie dans sa forme, parce que ces paroles expriment un sens bien déterminé, et elle est vraie aussi dans sa signification, tant que Socrate est assis, parce qu’elle exprime une opinion vraie. Mais si Socrate se lève, elle reste vraie dans le premier sens et devient fausse dans le second.

 

          Objection N°4. La même cause produit le même effet. Or, la vérité de ces trois propositions : Socrate est assis, s’assoira, s’est assis, a pour cause la même chose. Donc leur vérité est la même, et il faut que l’une d’elles soit nécessairement vraie. Leur vérité est donc immuable, et il en est de même de toute autre proposition.

          Réponse à l’objection N°4 : L’action de Socrate qui a déterminé la vérité de cette proposition : Socrate est assis, n’est pas la même sous tous les rapports, pendant, après et avant qu’il est assis. Par conséquent la vérité que cette action produit varie, et elle doit être exprimée par diverses propositions qui expriment le présent, le passé et le futur. De ce que l’une de ces trois propositions est nécessairement vraie, il ne résulte pas que la même vérité reste invariable.

 

          Mais c’est le contraire. Car le Psalmiste dit : Les vérités ont été diminuées par les enfants des hommes (Ps., 11, 2).

 

          Conclusion La vérité de l’entendement divin est seule immuable, celle de notre esprit est changeante parce que nos opinions le sont aussi, et que nous ignorons d’ailleurs beaucoup de choses ; mais la vérité des choses naturelles ne change pas.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la vérité n’existe, à proprement parler, que dans l’entendement, et les choses sont appelées vraies d’après la vérité qui réside dans l’entendement. Par conséquent c’est au point de vue de l’intellect qu’il faut examiner si la vérité est changeante. Or, la vérité de l’entendement consiste dans sa conformité avec les choses qu’il perçoit. Cette conformité peut varier de deux manières, comme tout rapport en raison de ses deux termes. Ainsi il y a variété du côté de l’entendement quand la chose restant la même, l’esprit s’en fait néanmoins une autre opinion. Il y a encore variation, quand la chose change, bien que l’esprit reste le même. Dans l’un et l’autre cas ce qui était vrai devient faux. Donc, s’il y avait un entendement qui ne fût pas ainsi susceptible de changer d’opinion et qui comprit les choses de telle façon que rien ne pût changer l’idée qu’il en a, la vérité serait en lui immuable. Or, tel est, comme nous l’avons prouvé (quest. 12, art. 13), l’entendement divin. — La vérité qui est en lui est donc immuable, mais il n’en est pas de même de celle qui est dans notre esprit. Ce n’est pas qu’elle soit elle-même le sujet du changement, mais c’est notre esprit qui change en passant du vrai au faux ; ce qui fait que ses formes sont variables. Mais la vérité de l’entendement divin, d’après laquelle on appelle vraies toutes les choses naturelles, est absolument immuable.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.