Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 18 : De
la vie de Dieu
Comprendre
étant le propre des êtres vivants, après avoir traité de la science et de
l’intelligence divine, il faut parler de sa vie. — A cet égard quatre questions
se présentent : 1° Quels sont les êtres qui vivent ? (On peut être étonné de
trouver des questions semblables dans une Somme
théologique. Mais il faut se rappeler que saint Thomas considérait, à juste
titre, la théologie comme la science des sciences, et qu’il faisait un devoir à
tout docteur de connaître les sciences naturelles, parce qu’une foule d’erreurs
ont eu là leur origine (Voy. ce qu’il dit à ce sujet,
Summ. cont. Gent., liv. 2).) — 2° Qu’est-ce
que la vie ? (Cette question fondamentale est un des plus grands problèmes que
puissent discuter les psychologues et les naturalistes.) — 3° La vie est-elle
en Dieu ? (Les deux articles précédents ne sont que des préliminaires qui
mènent à la question traitée ici. Saint Thomas y explique rationnellement le
sens qu’on doit attacher à ces paroles de l’Ecriture : Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant (Matth.,
16, 16) ; nous espérons au Dieu vivant
(1 Tim., 4,
10) ; Mon cœur, etc. (Ps., 83, 3).) — 4° Toutes les choses
sont-elles vie en Dieu ? (Cette question a pour objet d’expliquer ce passage de
saint Jean (Jean, 1, 3-4) : Tout a été
fait par lui, et sans lui n’a été fait rien de ce qui a été fait. En lui était
la vie. En expliquant ces paroles, saint Thomas montre le rapport intime
que tous les êtres ont avec Dieu, et il évite les excès dans lesquels se jette
le panthéisme.)
Article
1 : Toutes les choses naturelles sont-elles vivantes ?
Objection
N°1. Il semble que toutes les choses naturelles soient vivantes. Car Aristote
dit (Phys., liv. 8, text. 1) que le mouvement est une sorte de vie répandue
dans tous les êtres qui existent. Or, tout ce qui existe dans la nature
participe au mouvement. Donc toutes les choses naturelles participent à la vie.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce mot d’Aristote peut s’entendre du mouvement premier,
c’est-à-dire du mouvement des corps célestes ou du mouvement en général. Dans
ces deux sens on appelle par analogie, mais non à proprement parler, le
mouvement la vie des corps naturels. Car le mouvement céleste est pour tous les
autres corps de la nature ce qu’est pour l’animal le mouvement du cœur, qui est
la condition de la vie. De même le mouvement naturel est aussi pour les choses
de la nature ce qu’est pour le corps humain toute action vitale. De telle sorte
que si l’univers n’était qu’un seul et même animal, et que ce mouvement eût son
origine, comme quelques-uns l’ont supposé (Ce sentiment fut celui de plusieurs
philosophes anciens. Pythagore faisait de l’universalité des êtres un tout
auquel il donnait une âme pour l’animer, et Zénon faisait du monde un grand
animal de figure sphérique, nageant dans le vide (Diog.
Laert., liv. 7, chap. 139).), dans un principe
intérieur, il s’ensuivrait qu’il serait la vie de tous les corps qui existent
dans la nature.
Objection
N°2. On dit que les plantes vivent, parce qu’il y a en elles le principe d’un
mouvement qui les fait croître et décroître. Or, le mouvement local est plus
parfait et naturellement antérieur au mouvement d’accroissement et de
décroissement, comme le prouve Aristote (Phys.,
liv. 8, text. 56). Donc, puisque tous les corps
naturels ont un principe quelconque de mouvement local, il semble que tous les
êtres naturels vivent.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mouvement ne convient aux corps graves et légers qu’autant
qu’ils sont en dehors des lois de leur nature, comme quand ils sont hors du
lieu qui leur est propre. Car quand ils sont dans leur lieu propre et naturel,
ils sont en repos. Pour les plantes et les autres choses qui ont vie, elles se
meuvent non d’un mouvement local, mais d’un mouvement vital qui est une des
lois de leur nature, et même ce mouvement vital ne peut cesser sans que les
lois de leur nature ne soient en même temps violées. — De plus, les corps
graves et légers n’ont de mouvement que celui qui leur est imprimé par une
cause extérieure qui leur donne la forme qu’ils ont en les engendrant, ou qui
écarte ce qui leur serait contraire, comme le dit Aristote (Phys., liv. 8, text.
12). Ainsi ils ne se meuvent pas comme les êtres vivants.
Objection
N°3. Parmi les corps naturels les éléments sont les plus imparfaits, cependant
on leur attribue la vie ; ainsi on dit des eaux vives. Donc à plus forte raison
les autres corps naturels ont-ils la vie.
Réponse
à l’objection N°3 : On appelle eaux vives celles qui coulent sans cesse. On
appelle mortes les eaux dont le cours n’est pas continuel, mais qui sont
stagnantes, comme les eaux des citernes et des étangs. On parle ainsi par
analogie. Car, selon qu’elles paraissent se mouvoir, elles sont une image de la
vie, quoiqu’il n’y ait pas en elles ce qui fait l’essence même de la vie, parce
qu’elles n’ont pas d’elles-mêmes ce mouvement, et qu’elles le doivent seulement
à une cause extérieure, comme il en est du mouvement de tous les autres corps
graves ou légers.
Mais
c’est le contraire. Car saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 6) que dans les plantes brille le dernier reflet de la vie et qu’elles
sont les dernières des créatures vivantes. Or, les corps inanimés sont
au-dessous des plantes. Donc ils ne vivent pas.
Conclusion
Le mouvement étant le moyen de distinguer les êtres qui vivent de ceux qui ne
vivent pas, on appelle, à proprement parler, vivants les êtres qui se meuvent
eux-mêmes d’une certaine manière.
Il
faut répondre que nous pouvons emprunter aux êtres qui vivent évidemment les
notions nécessaires pour distinguer ce qui vit de ce qui ne vit pas. Or, les
animaux vivent évidemment ; car il est dit dans Aristote (De plantis, liv. 1, chap. 1) que la vie
se montre surtout dans les animaux. Il faut donc, d’après leur caractère,
distinguer les êtres qui vivent de ceux qui ne vivent pas, et ces caractères se
révèlent surtout au début et à la fin de la vie. — Or, le premier signe de vie
dans l’animal c’est la production de mouvements spontanés, et nous disons qu’il
vit tant que ces mouvements persévèrent en lui. Mais quand il cesse de se
mouvoir par lui-même, et qu’il est mû seulement par un autre, on dit que la vie
n’est plus en lui, qu’il est mort. D’où il est clair qu’il n’y a de vivant à
proprement parler que les êtres qui se meuvent eux-mêmes d’une certaine
manière, soit qu’ils aient le mouvement proprement dit que l’on appelle l’acte
de l’être imparfait, c’est-à-dire de l’être qui existe en puissance, soit
qu’ils aient le mouvement en général par lequel on désigne l’être parfait, et
qui est le propre de l’intelligence et du sentiment, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
3, text. 28). Ainsi donc, on appelle vivants tous les
êtres qui se meuvent et qui agissent d’eux-mêmes, tandis qu’on n’accorde cette
épithète que par analogie aux êtres qui ne sont par leur nature susceptibles ni
de se mouvoir, ni d’agir (Cette erreur fut celle de Campanella, qui attribuait
la vie et le sentiment à tous les êtres.).
Article
2 : La vie est-elle une opération ?
Objection
N°1. Il semble que la vie soit une espèce d’opération. Car il n’y a de division
possible qu’autant qu’on se renferme dans le genre de la chose que l’on divise.
Or, on divise la vie d’après certaines opérations, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
2, text. 13), qui distingue dans la vie quatre choses
: la nutrition, la sensation, la locomotion et l’intelligence (Ces quatre
grandes divisions dans les facultés qui constituent la vie sont reconnues et
admises par la science moderne, qui n’a point eu à les modifier (V. Muller. Manuel de physiologie, t. 1, p. 35).).
Donc la vie est une sorte d’opération.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote prend dans cette circonstance le mot vivre comme
exprimant une action ou une opération vitale. Ou plutôt il serait mieux de dire
que sentir et comprendre sont pris tantôt pour des
opérations, tantôt pour l’être même des choses qui sentent et qui comprennent.
Car Aristote dit (Eth.,
liv. 9, chap. 9) que vivre c’est sentir ou comprendre,
c’est-à-dire avoir une nature capable de sentiment ou d’intelligence, et dans
ce sens il distingue quatre sortes d’êtres vivants. En. effet, si nous jetons
un regard sur les êtres qui forment l’univers, nous voyons des êtres vivants
qui usent seulement d’aliments, et qui ne sont susceptibles que de croître et
de décroître en se reproduisant ; d’autres n’ont que le sentiment et sont
absolument immobiles, comme les huîtres ; d’autres ont de plus la propriété de
se mouvoir et d’aller d’un lieu dans un autre, comme les quadrupèdes, les
oiseaux, et en général tous les animaux parfaits ; d’autres ont en outre la
faculté de penser, comme l’homme.
Objection
N°2. On dit que la vie active est autre que la vie contemplative. Or, on ne
distingue les contemplatifs de ceux qui mènent la vie active que par certaines
opérations. Donc la vie est une sorte d’opération.
Réponse
à l’objection N°2 : On appelle œuvres vitales celles dont le principe est dans
le sujet qui les produit, de telle sorte qu’il est porté de lui-même à faire
ces actions. Or, il arrive que dans les hommes non seulement il y a des
principes naturels, tels que leurs facultés natives, qui leur font produire
invinciblement tels ou tels actes, mais il se surajoute encore en eux certaines
inclinations qui les portent à différentes espèces d’actions qui leur
deviennent pour ainsi dire naturelles, et qu’ils trouvent d’ailleurs très
agréables. C’est pourquoi ces actions, qui sont agréables à l’homme, pour
lesquelles il a une inclination très prononcée, qui sont le moyen et le but de
son existence, sont appelées par analogie sa vie. Ainsi, on dit des uns qu’ils
mènent une vie débauchée, et des autres qu’ils mènent une vie honnête. Dans le
même sens on distingue la vie active de la vie contemplative, et on dit aussi
que la vie éternelle consiste à connaître Dieu.
Objection
N°3. Connaître Dieu est une sorte d’opération. Or, la vie, d’après saint Jean, consiste
à connaître le seul vrai Dieu (Jean, 17, 3). Donc la vie est une opération.
Mais
c’est le contraire. Aristote a dit (De animâ, liv. 2, text. 37) :
Vivre, pour les êtres qui vivent, c’est être.
Conclusion
Le mot vie signifie dans son sens
propre la substance et l’être des choses qui se meuvent, quelquefois on
l’emploie improprement pour exprimer une opération vitale.
Il
faut répondre que, tel que nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 3), notre intelligence qui connaît la quiddité ou l’essence des choses
comme son objet propre et direct, reçoit ses connaissances des sens qui ont
pour objets propres les accidents extérieurs. C’est ce qui fait que nous ne
connaissons l’essence des choses que par les apparences qui nous frappent
extérieurement. Et comme nous donnons aux choses des noms qui sont en rapport
avec la connaissance que nous en avons, ainsi que nous l’avons démontré (quest.
13, art. 1), il arrive que la plupart des mots que nous employons pour désigner
l’essence des choses sont empruntés à leurs propriétés extérieures. C’est
pourquoi ces mots sont pris quelquefois dans leur sens propre, et alors ils
expriment l’essence des choses qu’on a voulu leur faire signifier ; quelquefois
ils ne désignent que les propriétés auxquelles ils sont empruntés, et dans ce
cas ils sont employés dans un sens plus impropre. C’est ainsi que le mot corps a été créé pour signifier un
certain genre de substances parce qu’on trouve en elle trois dimensions, et
c’est pour cela qu’on se sert quelquefois de ce nom pour signifier les trois
dimensions, selon que le corps est une espèce de quantité. — Il en faut dire
autant de la vie. Car le mot vie vient
de l’apparence extérieure de la chose, c’est-à-dire de ce qu’elle se meut. On ne
l’a cependant pas créé pour exprimer ce mouvement, mais pour signifier la
substance à laquelle il convient de se mouvoir selon sa nature (Cuvier définit
la vie : le mouvement des molécules qui entrent et qui sortent pour entretenir
le corps de l’animal. Il la réduit ainsi à l’état de nutrition, mais il regarde
la sensibilité et le mouvement comme les caractères les plus influents pour
classer les animaux (V. Règne animal,
t. 1, p. 11 et suiv.).) et d’opérer de quelque
manière. Ainsi vivre n’est rien autre chose que d’exister dans une nature de ce
genre ; et c’est ce que signifie le mot vie,
mais d’une manière abstraite, comme le mot course
signifie abstractivement l’action de courir. Le mot vivant n’est donc pas un
prédicat accidentel, mais substantiel. Cependant quelquefois on le prend dans
un sens plus impropre pour les opérations vitales auxquelles il est emprunté.
C’est ainsi qu’Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 9) que vivre c’est surtout sentir ou
comprendre.
La
réponse à la troisième objection devient par là même évidente.
Article
3 : Est-il convenable d’attribuer à Dieu la vie ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse pas dire que Dieu est vivant. Car on dit d’un
être qu’il vit parce qu’il se meut, comme nous l’avons vu (art. préc). Or, Dieu ne se meut pas et ne peut être mû. Donc on
ne peut pas dire qu’il vit.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Met.,
liv. 9, text. 16), il y a deux sortes d’action. L’une
qui se produit au dehors, comme chauffer, couper. L’autre qui est immanente clans le sujet qui la produit, comme comprendre,
sentir et vouloir. Ces deux sortes d’action diffèrent entre elles dans le sens
que la première perfectionne l’objet qui est mû et non le sujet qui meut,
tandis que la seconde est une perfection pour le moteur lui-même. Le mouvement
étant l’acte d’un être mobile, cette seconde espèce d’action est appelée
mouvement parce qu’elle est l’acte de l’être actif. Cette analogie repose sur
ce que le mouvement est l’acte d’un être qui se meut, comme cette seconde sorte
d’action est l’acte de l’être qui agit. On donne ainsi le nom de mouvement à
ces deux opérations, quoique le mouvement proprement dit soit l’acte de l’être
imparfait qui n’existe qu’en puissance, tandis que cette seconde sorte d’action
est l’acte de l’être parfait qui existe en acte, comme l’observe Aristote (De animâ, liv.
3, text. 28). Ainsi donc, comprendre étant une espèce
de mouvement, on dit que ce qui se comprend se meut. C’est dans ce sens que
Platon suppose que Dieu se meut lui-même, mais il n’entend pas par là cette
espèce de mouvement qui est l’acte de l’être imparfait.
Objection
N°2. Tous les êtres qui vivent ont reçu un principe de vie. Car il est dit dans
Aristote (De animâ,
liv. 2, text. 31) que l’âme est le principe et la
cause de la vie du corps. Or, Dieu n’a pas de principe. Donc il n’est pas
convenable de dire qu’il vit.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme Dieu est son être et son intelligence, il est aussi
sa vie, et pour ce motif il vit sans avoir aucun principe de vie (C’est-à-dire
sans aucun principe extérieur.).
Objection
N°3. Dans les choses vivantes qui sont autour de nous, le principe de vie est
l’âme végétative qui ne peut exister que dans les êtres matériels. Donc il n’est
pas convenable d’attribuer la vie aux choses spirituelles.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans les êtres d’un ordre inférieur, la vie a pour sujet
une nature corruptible, qui a besoin de la génération pour la conservation de
l’espèce et d’aliments pour la conservation des individus. C’est pourquoi la
vie n’existe pas dans ces êtres sans une âme végétative, mais il n’en est pas
de même des choses incorruptibles.
Mais
c’est le contraire. Il est dit dans les Psaumes : Mon cœur et ma chair brûlent d’ardeur pour le Dieu vivant (Ps. 83, 3).
Conclusion
La nature de Dieu étant son intelligence même, il a par là même la vie en lui
au degré le plus élevé.
Il
faut répondre que la vie est en Dieu de la manière la plus propre et la plus
excellente. En effet, si la vie consiste dans le mouvement spontané des êtres,
et non dans le mouvement qu’ils reçoivent des causes extérieures, plus ce
mouvement spontané est parfait, et plus est développée la vie qu’on trouve en
eux. Or, dans les êtres qui se meuvent et qui sont mus on distingue trois
choses. Il y a d’abord la fin, qui
est le mobile de l’agent ; ensuite la forme,
qui est le moyen par lequel l’agent principal agit, et l’instrument, qui ne produit rien en vertu de sa forme, mais qui
emprunte toute son action à la vertu de l’agent principal. L’instrument ne fait
qu’exécuter l’action. Or, il y a des êtres qui se meuvent et qui se bornent à
exécuter leur mouvement ; c’est la nature qui détermine en eux la forme par
laquelle ils agissent, et la fin qui est le but de leur action. Telles sont les
plantes, qui d’après la forme que la nature leur a imposée se meuvent suivant
qu’elles croissent ou décroissent. Il y en a d’autres qui se meuvent, mais qui
ne se bornent pas à exécuter leur mouvement. Ils acquièrent par eux-mêmes la
forme qui en est le principe. Tels sont les animaux, dont les mouvements ont
pour principe une forme qui ne leur est pas imposée par la nature, mais qu’ils
ont reçue par l’intermédiaire de leurs sens. C’est
pourquoi plus leurs sens sont développés et plus ils ont de facilité pour se
mouvoir. Car les animaux qui n’ont pas d’autres sens que celui du tact, ne se
meuvent qu’en se dilatant ou en se resserrant, comme font les huîtres qui n’ont
guère plus de mouvement que les plantes. Au contraire, ceux qui ont les sens
assez développés pour connaître non seulement ce qu’ils touchent et ce qui est
près d’eux, mais encore ce qui est éloigné, se dirigent
d’eux-mêmes vers les objets qui sont dans l’éloignement, et y tendent
directement. — Cependant, quoique les animaux reçoivent des sens la forme qui
est le principe de leur mouvement, ils ne déterminent pas par eux-mêmes la fin
de leurs actions, mais elle leur est imposée par la nature, qui les pousse
instinctivement à agir d’après la forme que leurs sens ont perçue (Ainsi on
voit que saint Thomas ne reconnaît aux animaux aucune espèce de liberté, bien
qu’il leur reconnaisse le sentiment.). Il faut donc considérer comme supérieurs
aux animaux les êtres qui se meuvent eux-mêmes en vue d’une fin qu’ils ont
eux-mêmes choisie. Ce qui ne peut se faire au reste que par la raison et par
l’intelligence, qui seule connaît le rapport de la fin et des moyens, et qui
sait ordonner l’un à l’égard de l’autre. — D’où il résulte que la meilleure
manière de vivre est celle des êtres intelligents. Car ils se meuvent plus
parfaitement. Ce qui le prouve, c’est que dans l’homme la force intellectuelle
commande les puissances sensitives, et que celles-ci commandent aux organes qui
exécutent les mouvements. C’est ainsi que dans les arts nous voyons, par
exemple, l’art de la navigation commander à celui qui détermine la forme du
navire, et celui-ci au manœuvre qui ne fait que préparer les matériaux. Mais,
quoique notre esprit se conduise quelquefois par lui-même, cependant il y a des
circonstances où il est dominé par la nature. Ainsi, il reçoit d’elle les
premiers principes qu’il ne peut pas changer, et sa fin
dernière qu’il ne peut pas ne pas vouloir. Par conséquent, si dans certains cas
il agit par lui-même, dans d’autres il reçoit l’impulsion d’une cause
extérieure. — Par conséquent l’être dont la nature est l’intelligence même, et
qui n’est soumis pour ses actions à aucune cause étrangère, est celui qui
possède la vie au souverain degré. Or, cet être est Dieu. Donc Dieu vit de la
vie la plus haute. C’est pourquoi Aristote dit (Met., liv. 12, text. 51) qu’une fois
qu’il est démontré que Dieu est intelligent, on est en droit de conclure qu’il
possède une vie parfaite et éternelle, parce que l’intelligence qu’on lui
attribue est nécessairement parfaite elle-même et toujours en acte.
Article
4 : Toutes les choses sont-elles vie en Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que tout ne soit pas vie en Dieu. Car il est dit aux Actes des
apôtres (17, 28) : Nous vivons, nous nous
mouvons et nous existons en Dieu. Or, tout n’est pas mouvement en Dieu.
Donc tout n’est pas vie en lui.
Réponse
à l’objection N°1 : Les créatures sont en Dieu de deux manières. Elles y sont
d’abord dans le sens que c’est sa vertu divine qui les contient et qui les
conserve. C’est ainsi que nous disons que tout ce qui est en notre pouvoir est
en nous. On dit donc que les créatures sont en Dieu selon qu’elles existent
dans leurs propres natures. Et c’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles de
l’Apôtre (Actes, 17, 28) : Nous vivons, nous nous mouvons et nous
existons en Dieu ; ce qui signifie que Dieu est la cause de notre vie, de
notre être et de nos mouvements. On dit aussi que les choses sont en Dieu comme
un objet connu peut être dans le sujet qui le connaît. Dans ce sens elles sont
en Dieu par leurs raisons propres qui ne sont d’ailleurs rien autre chose que
l’essence divine elle-même. Par conséquent les choses, selon qu’elles sont
ainsi en Dieu, sont son essence, et comme l’essence divine est la vie et non le
mouvement, il s’ensuit que, d’après cette manière de parler, les choses ne sont
pas le mouvement, mais la vie en Dieu.
Objection
N°2. Tous les êtres existent en Dieu comme dans leur premier modèle. Donc,
puisqu’ils ne vivent pas tous en eux-mêmes, il semble qu’ils n’aient pas tous
vie en Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce qui est fait d’après un modèle doit ressembler à ce
modèle selon la nature de la forme, mais non par rapport à la manière d’être
(Cette distinction détruit l’erreur d’Amauri, qui disait : Sicut alterius naturæ
non est Abraham et alterius Isaac, sed unius et ejusdem ; sic omnia esse unum et omnia esse
Deum.). Car la forme a une autre manière d’être dans le modèle et dans
l’objet qui en est imité. Ainsi la forme d’une maison est quelque chose
d’immatériel et d’intellectuel dans l’esprit d’un architecte, tandis que dans
la maison même qui existe hors de la pensée de l’ouvrier qui l’a bâtie, cette
forme est sensible et matérielle. C’est pourquoi les raisons des choses qui ne
vivent pas en elles-mêmes ont vie en Dieu, parce que dans l’intelligence divine
elles ont l’être divin.
Objection
N°3. Comme le dit saint Augustin (De ver.
rel., chap.
29), une substance qui vit est meilleure qu’une substance qui ne vit pas. Si
les créatures qui n’ont pas la vie en elles-mêmes sont vivantes en Dieu, il
semble qu’elles seront alors plus vraies en Dieu qu’en elles-mêmes. Ce qui
paraît faux, puisqu’en elles-mêmes elles sont en acte, tandis qu’en Dieu elles
n’existent qu’en puissance.
Réponse
à l’objection N°3 : Si la forme seule était de l’essence des choses naturelles
et que la matière n’en fût pas, ces choses seraient plus vraies de toutes les
manières dans l’intelligence divine qui les connaît par leurs idées qu’en
elles-mêmes. C’est pour cela que Platon a supposé que l’homme idéal était
l’homme véritable, tandis que l’homme matériel n’était homme que par
participation. Mais la matière étant de l’essence des choses naturelles, il
faut dire qu’elles ont un être, absolument parlant, plus vrai (Elles ont un être plus vrai ; c’est-à-dire
elles existent plus véritablement. Cette dernière locution est moins littérale,
mais elle eût peut-être mieux rendu le sens de la pensée.) dans
l’intelligence divine qu’en elles-mêmes. Car en Dieu elles ont un être incréé,
tandis qu’en elles-mêmes elles ont un être créé. Mais quant à leur existence
individuelle, comme celle de l’homme ou du cheval, elles ont un être plus vrai
dans leur nature qu’en Dieu, parce que pour être vraiment homme ou cheval il
faut à l’être une existence matérielle qui n’est pas en Dieu. Ainsi une maison
a une manière d’être plus noble dans la pensée de l’ouvrier que dans la matière
qui doit la construire. Cependant quand elle existe matériellement elle a une
existence plus vraie que quand elle n’est qu’en pensée, parce que dans le
premier cas elle est en acte et dans le second en puissance.
Objection
N°4. Comme Dieu connaît ce qui est bien et ce qui doit exister à une époque
quelconque, de même il sait le mal et ce qu’il peut faire, mais qu’il ne fera
jamais. Si donc les choses ont vie en Dieu précisément parce qu’il les connaît,
il semble que les choses mauvaises et celles qu’il ne fera jamais aient vie en
lui, puisqu’il les sait. Ce qui semble répugner.
Réponse
à l’objection N°4 : Quoique les choses mauvaises soient sues de Dieu et que sa
science les comprenne, elles ne sont cependant pas en lui, comme les êtres
qu’il a créés, qu’il conserve et qui ont en lui leurs raisons d’être. Car Dieu
connaît le mal par le bien, et on ne peut pas dire par conséquent que le mal
soit sa vie. Quant aux choses qui ne doivent jamais exister, on peut dire
qu’elles sont la vie de Dieu comme on dit que sa vie est son intelligence,
puisqu’il les comprend. Mais on ne peut pas le dire si on entend par vie
quelque chose qui implique un principe d’action.
Mais
c’est le contraire. Car saint Jean dit : Tout
ce qui a été fait était vie en lui (Jean, 1, 4). Or, tout à l’exception de
Dieu a été fait. Donc tout est vie en lui.
Conclusion
La vie de Dieu étant son intelligence, tout ce qu’il comprend a vie en lui.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc),
la vie de Dieu étant son intelligence ; son esprit, la chose qu’il comprend et
l’acte par lequel il la comprend, sont en lui une seule et même chose. Par
conséquent tout ce qui est en lui comme chose comprise est sa vie, et par là
même que ce qu’il a fait est en lui de cette manière, il s’ensuit que tout est
en lui sa vie divine elle-même (Comme le dit l’Ecole : toutes les choses créées
sont en Dieu son essence créatrice.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.