Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 20 : De l’amour de Dieu

 

          Nous avons ensuite à parler de ce qui appartient absolument à la volonté divine. Or, dans la partie appétitive de notre âme, nous trouvons les passions, telles que la joie, l’amour, etc., ainsi que les habitudes des vertus morales, telles que la justice, la force, etc. Nous traiterons donc : 1° de l’amour de Dieu, 2° de sa justice et de sa miséricorde. — A l’égard de l’amour de Dieu quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il amour en Dieu ? (Cet article est une réfutation des novatiens, qui osèrent avancer que Dieu était cruel.) — 2° Dieu aime-t-il tout ce qui existe ? (Cet article est une gradation par rapport à celui qui précède. Ce qu’il a de particulier, c’est que saint Thomas fait ressortir la différence qu’il y a entre la manière dont Dieu aime les créatures et la manière dont nous les aimons.) — 3° Aime-t-il une créature plus qu’une autre ? (Luther a enseigné que tous les justes avaient une justice égale, et qu’ils étaient tous également prédestinés à la même gloire ; les cathares disaient aussi qu’on serait tous également récompensés ou punis ; mais l’Eglise a toujours proclamé l’inégalité des peines et des mérites. Nous citerons le concile de Florence, qui dit formellement : Definimus animas purgatas in cælum mox recipi, et intueri clarè ipsum Deum trinum et unum, sicuti est, pro meritorum tamen diversitate alium alio perfectius. Illorum autem animus qui in actuali mortali peccato, vel solo originali decedunt, mox in infernum descendere, pænis tamen disparibus puniendas. C’est cette doctrine que saint Thomas développe dans cet article.) — 4° Aime-t-il les meilleures plus que les autres ? (Cet article touche indirectement à la question de la prédestination. D’après les objections qui suivent, on remarque que saint Thomas prend de là occasion d’éclaircir plusieurs difficultés que présentent quelques textes de l’Ecriture sainte.)

 

Article 1 : Y a-t-il amour en Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’amour ne soit pas en Dieu. Car en Dieu il n’y a pas de passion, et l’amour est une passion. Donc il n’y a pas d’amour en Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : L’intelligence n’agit que par le moyen de l’appétit, et comme la raison générale n’agit en nous que par le moyen d’une raison particulière, d’après ce que dit Aristote (De anim., liv. 3, text. 57), de même l’appétit intelligentiel, qu’on appelle la volonté, agit en nous au moyen de l’appétit sensitif, qui influe le plus directement et le plus prochainement sur le corps. C’est ce qui fait que l’appétit sensitif a toujours pour effet quelque changement dans les dispositions du corps, surtout par rapport au cœur, qui est le premier principe du mouvement dans les animaux. Et ce sont ces actes de l’appétit sensitif qui, par suite des transformations corporelles qui les accompagnent, reçoivent le nom de passions ; mais on ne le donne pas aux actes de la volonté. Ainsi, l’amour, la joie et la délectation, quand ils se rapportent à l’appétit sensitif, sont des passions ; mais on ne leur donne pas ce nom quand ils ont rapport à l’appétit intelligentiel, et c’est dans ce sens qu’ils existent en Dieu. D’où Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. ult.) que Dieu se réjouit par une opération simple et unique, et que pour ce motif il aime sans passion.

 

          Objection N°2. L’amour, la colère, la tristesse et les autres passions sont les membres opposés d’une même division. Or, la tristesse et la colère ne conviennent à Dieu que métaphoriquement. Donc l’amour ne lui convient pas autrement.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans les passions de l’appétit sensitif il faut considérer quelque chose de matériel qui est le changement qui se passe dans le corps, et quelque chose de formel qui provient de l’appétit lui-même. Ainsi, dans la colère, comme le dit Aristote (De anim., liv. 1, text. 15 et 63), ce qu’il y a de matériel c’est l’inflammation du sang, qui s’allume au cœur et se manifeste sur le reste du corps ; ce qu’il y a de formel, c’est le désir de la vengeance. En outre, sous le rapport formel, on peut observer qu’il y a dans chacune de ces passions quelque chose d’imparfait. Par exemple, le désir suppose une imperfection, puisqu’il a pour objet un bien qu’on n’a pas. Il en est de même de la tristesse, qui se rapporte à un mal dont on a été frappé. On en peut dire autant de la colère, puisqu’elle suppose la tristesse. Mais il y a des passions qui n’impliquent aucune imperfection, comme l’amour et la joie. Aucune de ces passions ne conviennent à Dieu, pour ce qu’il y a en elles de matériel ; celles qui impliquent formellement une imperfection ne peuvent lui convenir que métaphoriquement, d’après l’analogie ou la similitude des effets, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 2). Mais celles qui ne supposent pas d’imperfection, telles que l’amour et la joie, conviennent proprement à Dieu, pourvu, comme nous l’avons dit dans cet article, qu’on éloigne de ces affections toute passion.

 

          Objection N°3. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) : L’amour est une force qui unit et qui rassemble. Or, en Dieu une telle force ne peut exister, puisqu’il est absolument simple. Donc en Dieu il n’y a pas amour.

          Réponse à l’objection N°3 : L’amour a toujours une double tendance. Il se porte vers le bien que l’on veut à quelqu’un et vers le sujet auquel on veut ce bien. C’est ce qu’on appelle, à proprement parler, aimer quelqu’un et lui vouloir du bien. Par conséquent celui qui s’aime se veut du bien. Et il cherche à s’unir à ce bien de tout son pouvoir. On peut admettre en Dieu l’amour comme force unitive, pourvu qu’on ne le considère pas comme un être composé. Car le bien que Dieu se veut n’est autre que lui-même, puisqu’il est bon par essence, comme nous l’avons prouvé (quest. 4, art. 3). Mais quand on aime quelqu’un on lui veut du bien. Alors on est pour lui ce qu’on est pour soi-même, on lui rapporte comme à soi-même tout le bien possible. L’amour est dans ce cas une force qui rassemble, puisque celui qui aime s’attache celui qui est aimé en faisant à son avantage ce qu’il ferait pour lui-même. L’amour de Dieu peut être aussi considéré comme une force unitive, pourvu qu’on en écarte toute idée de composition, puisqu’il veut du bien à tous les autres êtres.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Jean dit : Dieu est charité (1 Jean, 4, 16) (Ce texte va même plus loin que la proposition ; car il prouve, non seulement que l’amour existe en Dieu, mais que Dieu est amour. D’ailleurs ces deux choses, pour Dieu, reviennent au même, parce que tout ce qui est en lui est une même chose que son être et que son essence.).

 

          Conclusion Puisqu’il y a en Dieu volonté, il est bien nécessaire d’admettre qu’il y a amour en lui, car l’amour est la cause et le principe de tous les mouvements de cette faculté.

          Il faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre qu’il y a amour en Dieu. Car le premier mouvement de la volonté et de la partie appétitive, c’est l’amour. En effet, tout acte de la volonté et de la faculté appétitive tendant au bien et au mal comme à leurs objets propres, mais le bien étant l’objet principal et direct de la volonté et de l’appétit, tandis que le mal n’est que leur objet secondaire et indirect, puisqu’elles ne le veulent qu’autant qu’il est opposé au bien, il faut naturellement que les actes de la volonté et de l’appétit qui se rapportent au bien soient placés avant ceux qui se rapportent au mal. Ainsi, la joie est avant la tristesse, l’amour avant la haine. Car ce qui existe par soi est toujours antérieur à ce qui existe par un autre. — En outre, ce qui est plus général est naturellement antérieur à ce qui l’est moins. Par conséquent, l’intelligence se rapporte au vrai en général plutôt qu’au vrai en particulier. Or, il y a des actes de la volonté et de l’appétit qui se rapportent au bien dans des conditions spéciales. Ainsi, la joie et la délectation ont pour objet le bien dans le présent et dans le passé, tandis que le désir et l’espérance ne regardent le bien que dans l’avenir. Mais l’amour se rapporte au bien en général, qu’on l’ait ou qu’on ne l’ait pas. Donc l’amour est naturellement le premier acte de la volonté et de l’appétit. C’est pour cela que tous les autres mouvements de l’appétit présupposent l’amour comme leur première source. Car on ne peut désirer que le bien qu’on a aimé, et on ne peut se réjouir d’autre chose. La haine n’a aussi pour objet que ce qui est opposé à la chose aimée. De même, il est évident que la tristesse et les autres passions se rapportent à l’amour comme à leur premier principe. Donc, partout où il y a volonté ou appétit, il faut qu’il y ait amour. Supprimez l’un, vous supprimez le reste (Cette théorie, qui rapporte tout à l’amour, se rencontrera encore quand il s’agira des passions de l’âme. Bossuet l’a reproduite dans son magnifique traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Il a dit d’après saint Thomas : Otez l’amour, il n’y a plus de passions, et posez l’amour, vous les faites naître toutes (édit. de Versailles, tome 34, p. 85-86).). Or, nous avons prouvé qu’il y avait volonté en Dieu (quest. 19, art. 1). Donc il est nécessaire d’admettre qu’il y a en lui amour.

 

Article 2 : Dieu aime-t-il tous les autres êtres ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu n’aime pas tous les êtres. Car, d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4), l’amour pose celui qui aime en dehors de lui et le transforme pour ainsi dire dans l’objet aimé. Or, on ne peut dire que Dieu se pose en dehors de lui et se transforme dans les autres êtres. Donc on ne peut dire que Dieu aime d’autres êtres que lui.

          Réponse à l’objection N°1 : Par son amour Dieu se pose hors de lui-même et se transforme dans les créatures, dans le sens qu’il leur veut du bien et que par sa providence il le leur fait. C’est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom., chap. 4) : J’oserai dire, parce que cela est vrai, que la cause suprême de tout, dans l’excès de sa tendresse, sort d’elle-même par l’action de sa providence qui s’étend à tous les êtres.

 

          Objection N°2. L’amour de Dieu est éternel. Or, les choses qui sont autres que Dieu ne sont éternelles qu’en Dieu. Donc Dieu ne les aime qu’en lui-même. Mais suivant qu’elles sont en lui-même elles ne diffèrent pas de lui. Donc Dieu n’aime pas autre chose que lui-même.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique les créatures n’aient existé de toute éternité qu’en Dieu, cependant, par là même qu’elles ont été éternellement en lui, il les a connues éternellement dans leur propre nature, comme nous connaissons les choses qui existent en elles-mêmes par les images qui sont en nous (Il les a ainsi aimées de toute éternité dans leur propre nature.).

 

          Objection N°3. Il y a deux sortes d’amour, l’un de concupiscence et l’autre d’amitié. Or, Dieu n’aime pas les créatures raisonnables d’un amour de concupiscence, puisque, hors de lui, il n’a besoin de rien. Il ne les aime pas non plus d’un amour d’amitié, puisqu’il ne peut aimer de cette façon les choses déraisonnables, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 8, chap. 2). Donc Dieu n’aime pas tous les êtres.

          Réponse à l’objection N°3 : Dieu ne peut avoir d’amitié que pour les créatures raisonnables qui lui rendent amour pour amour et qui participent à sa vie, et il ne peut avoir de bienveillance, à proprement parler, que pour celles qui sont bien ou mal, sous le rapport de la fortune et du bonheur. Or, les créatures irraisonnables ne sont pas capables d’aimer Dieu, ni de participer à sa vie intellectuelle et bienheureuse. Donc, à proprement parler, Dieu ne les aime pas d’un amour d’amitié, mais d’un amour de concupiscence (Cette distinction que saint Thomas explique ici suffisamment est employée par les théologiens.), dans le sens qu’il les aime par rapport aux créatures raisonnables et par rapport à lui-même, non qu’il ait besoin d’elles, mais à cause de sa bonté et pour notre utilité. Car nous désirons souvent une chose pour nous et pour les autres.

 

          Objection N°4. Il est dit dans les Psaumes : Vous haïssez tous ceux qui opèrent l’iniquité (Ps. 5, 7). Or, on ne peut aimer et haïr tout à la fois la même chose. Donc Dieu n’aime pas tous les êtres.

          Réponse à l’objection N°4 : Rien n’empêche d’aimer et de haïr la même chose sous des rapports différents. Dieu aime les pécheurs en vue de leur nature, puisque comme tels ils existent (C’est-à-dire ils existent comme hommes, et à ce point de vue ils sont l’œuvre de Dieu ; mais comme pécheurs ils n’existent pas, parce que le péché est purement négatif.) et ils sont ses œuvres. Mais, comme pécheurs, ils ne sont pas, il y a même en eux privation d’être ; sous ce rapport ils ne sont pas l’œuvre de Dieu. C’est pourquoi Dieu les hait.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est écrit au livre de la Sagesse : Vous aimez tout ce qui est, et vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait (Sag., 11, 25).

 

          Conclusion Puisque tous les êtres qui existent sont bons et qu’ils viennent de Dieu, il faut croire qu’il les aime ; pour nous la bonté des choses nous détermine à les aimer ; mais pour lui il en est autrement, il aime toutes les choses, et c’est son amour qui est cause de leur existence et du degré de bonté qu’il leur communique.

          Il faut répondre que Dieu aime tout ce qui existe. Car toutes les choses qui existent par là même qu’elles existent sont bonnes, puisque l’être de chaque chose est un bien et qu’il en est de même de chaque perfection. Or, nous avons montré (quest. 19, art. 4) que la volonté de Dieu est la cause de toutes choses. Il faut donc que dans chacune d’elles il y ait autant d’être et autant de bien que Dieu l’a voulu. Par conséquent Dieu veut quelque bien à tout ce qui existe, et comme aimer n’est rien autre chose que de vouloir du bien à quelqu’un, il est évident que Dieu aime tout ce qui existe, mais il l’aime d’une autre manière que nous. Car notre volonté n’est pas cause de ce qu’il y a de bon dans les êtres, mais elle est seulement mue par cette bonté comme par son objet. L’amour qui nous fait vouloir du bien à quelqu’un n’est pas cause de la bonté de cette personne ; c’est au contraire la bonté réelle ou supposée du sujet que nous aimons qui provoque notre amour et qui nous porte à lui conserver le bien qu’il a, et à y ajouter celui qu’il n’a pas ou du moins à travailler aie faire. Mais l’amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les êtres qui existent.

 

Article 3 : Dieu aime-t-il également toutes choses ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu aime également tous les êtres. Car il est dit au livre de la Sagesse que sa sollicitude s’étend également sur toutes choses (6, 8). Or, la providence de Dieu n’est que la conséquence dé l’amour qu’il a pour les êtres. Donc il les aime tous également.

          Réponse à l’objection N°1 En disant que Dieu étend également sa sollicitude sur toutes ses créatures, cela ne signifie pas que par ses soins il dispense également ses biens à tous les êtres, mais on veut dire par là qu’il les administre tous avec une égale sagesse et une égale bonté.

 

          Objection N°2. L’amour de Dieu est son essence. Or, l’essence divine n’est susceptible ni de plus ni de moins. Donc son amour non plus, et il n’y a par conséquent pas d’êtres qu’il aime plus que d’autres.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur l’intensité de l’amour considéré sous le rapport de l’acte de la volonté qui est l’essence divine. Or, le bien que Dieu veut à la créature n’est pas l’essence divine. Rien n’empêche donc qu’il soit plus ou moins considérable.

 

          Objection N°3. Comme l’amour de Dieu s’étend aux choses créées, de même aussi sa science et sa volonté. Or, on ne dit pas qu’il sache certaines choses plus que d’autres, ni qu’il les veuille davantage. Donc il n’aime pas plus les unes que les autres.

          Réponse à l’objection N°3 : Comprendre et vouloir ne sont que des actes, mais ils ne renferment pas dans leur signification d’objets d’après la diversité desquels on puisse dire de Dieu qu’il sait ou qu’il veut plus ou moins, comme nous l’avons dit en parlant de son amour (dans le corps de l’article.).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Tract. 110 in Ev. Joan.) : Dieu aime tout ce qu’il a fait, et parmi ce qu’il a fait il aime davantage les créatures raisonnables, et parmi les créatures raisonnables celles qui sont les membres de son Fils unique. A plus forte raison aime-t-il encore davantage son Fils unique lui-même.

 

          Conclusion Quand on ne considère que l’acte de la volonté, Dieu aime tous les êtres également puisqu’il les aime tous par un seul et même acte de sa volonté ; mais quand on considère le bien qu’il veut, il n’aime pas tous les êtres également, il veut à l’un plus de bien qu’à l’autre.

          Il faut répondre que puisque aimer c’est vouloir du bien à quelqu’un, on peut aimer une chose plus qu’une autre de deux manières : 1° Sous le rapport de l’acte de la volonté qui peut être plus ou moins intense. Mais ceci n’a pas lieu en Dieu, parce qu’il aime toutes choses par un simple et unique acte de sa volonté et qui est toujours le même. 2° Sous le rapport du bien que l’on veut au sujet que l’on aime. Ainsi on dit que nous aimons plus celui auquel nous voulons plus de bien, quoique nous ne l’aimions pas d’une manière plus vive. En ce sens on doit dire que Dieu aime plus une chose qu’une autre. Car l’amour de Dieu étant, comme nous l’avons dit (art. préc), la cause de la bonté des êtres, l’un ne serait pas meilleur que l’autre s’il ne voulait pas à celui-ci plus de bien qu’à celui-là.

 

Article 4 : Dieu aime-t-il toujours ses meilleures créatures plus que les autres ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu n’aime pas toujours davantage ses meilleures créatures. Car il est évident que le Christ est meilleur que tout le genre humain, puisqu’il est Dieu et homme. Or, Dieu a plus aimé le genre humain que le Christ. Car il est dit : Qu’il n’a pas épargné son propre Fils, mais qu’il l’a livré pour nous tous (Rom., 8, 32). Donc les meilleures créatures ne sont pas toujours celles que Dieu aie plus aimées.

          Réponse à l’objection N°1 : Dieu aime le Christ non seulement plus que tout le genre humain, mais encore plus que toutes les créatures qui sont sorties de ses mains ; car il lui a voulu le plus grand bien et il lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, comme étant vrai Dieu. Il ne lui a rien fait perdre de son excellence en le livrant à la mort pour le salut du genre humain, puisqu’il en est sorti glorieusement victorieux, et que selon l’expression d’Isaïe : Il a porté la principauté sur son épaule (Is., 9, 6).

 

          Objection N°2. L’ange est meilleur que l’homme. Ainsi dans les Psaumes il est dit de l’homme (Ps. 8, 7) : Vous l’avez placé un peu au-dessous des anges. Or, Dieu a plus aimé l’homme que l’ange. Car saint Paul dit du Christ qu’il n’a pas revêtu la nature de l’ange, mais qu’il a voulu être de la famille d’Abraham (Héb., 2, 16). Donc Dieu n’aime pas toujours ses meilleures créatures plus que les autres.

          Réponse à l’objection N°2 : Dieu aime plus la nature humaine ennoblie par son Verbe dans la personne du Christ que tous les anges, et elle est en effet meilleure principalement par suite de cette union. Mais en parlant de la nature humaine en général, et en la comparant à celle des anges dans l’ordre de la grâce et de la gloire, on les considère comme égales. Car sous ce rapport la même mesure servira pour les anges et les hommes, comme il est dit dans l’Apocalypse (chap. 20), et s’il y a des anges plus haut placés que certains hommes, il y aura aussi des hommes placés au-dessus de certains anges. Mais si l’on se renferme dans l’ordre naturel, l’ange est meilleur que l’homme. Ce qui a porté Dieu à prendre notre nature ce n’est pas qu’il ait aimé l’homme davantage, absolument parlant, mais c’est que l’homme avait plus de besoin (Cette question, qui n’est ici qu’effleurée, se représentera dans la troisième partie, où elle recevra les développements qu’elle exige.). Ainsi le bon père de famille donne à son serviteur malade des choses précieuses qu’il ne donne pas à son fils en bonne santé.

 

          Objection N°3. Pierre fut meilleur que Jean, parce qu’il aimait plus le Christ. Le Seigneur sachant bien qu’il en était ainsi interrogea Pierre en lui disant : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Le Christ aima cependant Jean plus que Pierre. Car saint Augustin, à l’occasion de ces mots de l’évangéliste : Il vit le disciple que Jésus aimait (Jean, chap. 20), dit que par ce moyen Jean est distingué des autres disciples, non parce qu’il était le seul que Jésus aimât, mais parce qu’il en était aimé plus que les autres. Donc ce n’est pas toujours celui qui est le meilleur que Dieu aime le plus.

          Réponse à l’objection N°3 : L’objection soulevée à propos de Pierre et de Jean, se résout de plusieurs manières. Saint Augustin l’entend dans un sens mystique. Il dit que la vie active qui est signifiée par Pierre, suppose un plus grand amour de Dieu que la vie contemplative qui est représentée par Jean ; parce que celui qui mène la vie active sent plus vivement les misères de la vie présente, et désire plus ardemment d’en être délivré pour aller à Dieu. Mais Dieu aime mieux la vie contemplative, parce que c’est celle-là qu’il conserve ; car elle ne finit pas, comme l’autre, avec la vie du corps. — D’autres disent que Pierre a plus aimé le Christ dans ses membres, et que sous ce rapport il en a été plus aimé, puisqu’il lui a confié son Eglise ; mais que Jean a plus aimé le Christ en lui-même, et que sous ce rapport il en a été plus aimé, puisqu’il lui a confié sa mère. — D’autres pensent qu’on ne sait lequel de Pierre ou de Jean a le plus aimé le Christ d’un amour de charité, et qu’on ne peut pas dire non plus quel est celui des deux que Dieu a le plus aimé, par rapport à la gloire dont ils jouissent dans la vie éternelle, et que si l’on dit que Pierre a plus aimé le Christ, cela signifie que son amour avait plus d’impétuosité et d’ardeur, et que la prédilection que le Christ avait pour Jean ne consistait que dans certains témoignages de familiarité que le Christ lui accordait à cause de sa jeunesse et de sa pureté. — D’autres enfin croient que le Christ a plus aimé Pierre à cause de l’excellence de sa charité, et qu’il a plus aimé Jean parce qu’il avait reçu plus particulièrement le don d’intelligence. D’où il suivrait qu’absolument parlant Pierre fut le meilleur et qu’il fut le plus aimé, mais que Jean n’eut la préférence que sous un rapport. Mais il nous semble présomptueux de porter de semblables jugements, parce que, comme le dit l’Ecriture (Prov., 16, 2), il n’appartient qu’au Seigneur d’apprécier les esprits.

 

          Objection N°4. L’innocent est meilleur que le pénitent puisque la pénitence, d’après, saint Jérôme, est une seconde planche après le naufrage. Or, Dieu aime plus celui qui est pénitent que celui qui est innocent, puisqu’il s’en réjouit davantage. Car il est dit dans saint Luc : Je vous le dis, il y aura plus de joie au ciel pour un pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence (Luc, 15, 7). Donc Dieu n’aime pas toujours plus que les autres celui qui est le meilleur.

          Réponse à l’objection N°4 : Les pénitents et les innocents sont aimés en raison de la mesure de biens qu’ils renferment. Car, qu’on soit innocent ou pénitent, les meilleurs êtres et les plus aimés sont ceux qui ont le plus de grâce. Cependant, toutes choses égales d’ailleurs, l’innocence vaut mieux que la pénitence et elle est plus aimée. Néanmoins, on dit que Dieu se réjouit plus du pénitent que de l’innocent, parce qu’ordinairement les pénitents se relèvent plus humbles, plus fervents, plus sur leurs gardes. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Hom. 34 in Ev.), que dans un combat le général aime plus le soldat qui retourne avec ardeur à l’ennemi après avoir pris la fuite, que le soldat qui ne fuit jamais, et qui n’a non plus jamais combattu vaillamment. Sous un autre rapport la même somme de grâce quand on l’applique à un pénitent qui a mérité un châtiment, paraît plus grande que quand on l’accorde à un innocent qui ne mérite pas de punition. Ainsi, cent pièces d’argent paraissent une somme plus considérable quand on les donne à un pauvre qu’à un riche.

 

          Objection N°5. Un juste connu à l’avance pour tel est meilleur qu’un pécheur prédestiné. Or, Dieu aime mieux le pécheur prédestiné, puisqu’il lui veut un plus grand bien, à savoir la vie éternelle. Donc Dieu n’aime pas toujours plus ce qu’il y a de meilleur.

          Réponse à l’objection N°5 : La volonté de Dieu étant la cause de la bonté qui existe dans les choses, on doit apprécier la bonté de l’objet aimé de Dieu en le considérant dans le temps où il doit recevoir de la bonté divine quelque bien. En se reportant à ce moment, le pécheur prédestiné doit recevoir de la bonté divine plus de bien que le juste qui n’est qu’appelé. Il est donc meilleur, quoique dans un autre temps il ait été pire, et que dans un autre il n’ait été ni bon ni mauvais (Il était pire avant d’avoir reçu la grâce de sa conversion, et il n’était ni bon ni mauvais dans un autre temps, c’est-à-dire quand il n’existait pas encore.).

 

          Mais c’est le contraire. Car comme le dit l’Ecriture : Tout être aime son semblable (Ecclésiastique, 13, 19). Or, un être est d’autant plus parfait qu’il ressemble davantage à Dieu. Donc les meilleures créatures sont celles que Dieu aime le plus.

 

          Conclusion Les meilleures créatures n’étant telles que parce que Dieu leur veut plus de bien, il s’ensuit que les meilleures sont celles qu’il aime le plus.

          Il faut répondre que d’après ce qui précède Dieu aime nécessairement ses meilleures créatures plus que les autres. Car nous avons dit que si Dieu a plus d’amour pour une chose, c’est qu’il lui veut plus de bien, puisque sa volonté est cause de la bonté qui existe dans les créatures. Il s’ensuit donc que les choses sont d’autant meilleures que Dieu leur veut plus de bien, et que par conséquent il aime davantage celles qui l’emportent sur les autres en perfection.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.