Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 21 : De la justice et de la miséricorde de Dieu

 

          Après avoir parlé de l’amour de Dieu nous avons à nous occuper de sa justice et de sa miséricorde. A cet égard quatre questions se présentent : — 1° Y a-t-il justice en Dieu ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des gnostiques, d’Apelle et des albigeois, qui prétendaient que Dieu est méchant, et que, par conséquent, il n’est pas juste.) — 2° Peut-on dire que sa justice est la vérité ? (Dans les saintes Ecritures, la justice de Dieu est souvent appelée vérité (Ps. 24, 10) : Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité ; (Ps. 60, 8) : Qui scrutera sa miséricorde et sa vérité ? ; (Ps. 56, 11) : votre miséricorde s’est élevée jusqu’aux cieux, et votre vérité jusqu’aux nues. Saint Thomas explique dans cet article la raison pour laquelle ces deux mots sont ainsi pris l’un pour l’autre.) — 3° Y a-t-il miséricorde en Dieu ? (La miséricorde de Dieu se trouve exprimée dans l’Ecriture en mille endroits. (Ps. 144, 8) : Le Seigneur est clément et miséricordieux, patient et tout à fait miséricordieux ; (2 Cor., 1, 3) : Béni soit Dieu, qui est aussi le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation.) — 4° Sa justice et sa miséricorde se manifestent-elles dans toutes ses œuvres ? (Dans cet article, saint Thomas prouve que dans toutes les œuvres de Dieu il y a miséricorde et justice, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ps. 24, 10) : Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité, et il nous montre de plus que la miséricorde l’emporte toujours sur la justice.)

 

Article 1 : Y a-t-il justice en Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas de justice en Dieu. Car la justice dans la division des vertus est opposée à la tempérance. Or, la tempérance n’existe pas en Dieu ; donc la justice n’y existe pas non plus.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a des vertus morales qui se rapportent aux passions. Ainsi la tempérance se rapporte à la concupiscence, le courage à la crainte et à l’audace, la mansuétude à la colère. Ces vertus ne peuvent être attribuées à Dieu que par métaphore, parce qu’en Dieu il n’y a pas de passions, comme nous l’avons dit (quest. 20, art. 1), et qu’il n’y a pas l’appétit sensitif qui est le sujet de ces vertus, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 2). Mais il y a les vertus morales qui ont pour objet les actions, telles que celles qui se rapportent aux dons et aux largesses, comme la justice, la libéralité et la magnificence. Ces vertus n’existant pas dans la partie sensitive de l’être, mais dans la volonté, rien n’empêche de les admettre en Dieu, pourvu qu’on ne les applique pas à des actions civiles, mais à des œuvres qui conviennent à la nature divine. Car il serait ridicule de faire à Dieu l’hommage de vertus purement humaines, comme les vertus civiles ou politiques, d’après l’observation que fait à si juste titre Aristote (Eth., liv. 10, chap. 8).

 

          Objection N°2. Celui qui fait tout selon le bon plaisir de sa volonté n’agit pas selon la justice. Or, comme le dit l’Apôtre, Dieu fait tout d’après le conseil de sa volonté (Eph., 1, 11). Donc on ne doit pas lui attribuer la justice.

          Réponse à l’objection N°2 : Le bien que l’intelligence perçoit étant l’objet de la volonté, il est impossible que Dieu veuille quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse. Et sa sagesse étant la règle même de la justice, sa volonté est nécessairement droite et juste. Par conséquent, en faisant sa volonté il observe la justice comme nous l’observons en suivant la loi. Mais pour nous la loi émane toujours de quelque supérieur, tandis que Dieu est à lui-même sa loi.

 

          Objection N°3. La justice consiste à payer ce qui est dû. Or, Dieu ne doit rien à personne. Donc la justice n’est pas un de ses attributs.

          Réponse à l’objection N°3 : On doit à chaque être ce qui lui revient. Or, on regarde comme la propriété d’un être ce qui se rapporte à lui comme à sa fin. Ainsi l’esclave appartient au maître et non réciproquement. Car l’homme libre est maître de sa personne et de ses actes. Par conséquent le mot de dette implique l’idée d’une exigibilité et d’une nécessité quelconque, par rapport à l’être auquel l’objet dû se rapporte. Or, ce rapport peut être considéré de deux manières. 1° Il peut exister d’un être créé à un autre être créé. C’est ainsi que les parties se rapportent au tout, les accidents aux substances, tous les êtres à leur fin. 2° Il peut exister des créatures à Dieu. Dans les œuvres divines la dette peut être encore considérée de deux manières. Ainsi il peut y avoir dette par rapport à Dieu et dette par rapport à la créature, et sous ce double rapport Dieu s’acquitte de sa dette. Car Dieu se doit à lui-même d’accomplir dans les créatures ce qui est conforme à sa sagesse et à sa volonté, et ce que la manifestation de sa bonté réclame, et dans ce sens sa justice rentre dans le respect de lui-même qui exige qu’il s’acquitte de tout ce qu’il se doit. De son côté, la créature a droit à tout ce que sa fin suppose. Ainsi l’homme doit avoir des mains et les autres animaux doivent le servir. Dieu fait donc un acte de justice en donnant à chaque être ce que demande sa nature et sa condition. Mais ce qui est dû à la créature revient à ce que Dieu se doit à lui-même ; car il ne doit à un être que ce que sa sagesse éternelle a déterminé en le créant pour telle ou telle fin. Et quoique Dieu doive en ce sens quelque chose à ses créatures, il n’est cependant le débiteur de personne, parce qu’il ne se rapporte pas aux autres êtres, mais que ce sont plutôt les autres êtres qui se rapportent à lui. C’est pourquoi en parlant de la justice de Dieu quelquefois on dit qu’elle n’est qu’une application de sa bonté et d’autres fois on la regarde comme rendant à chacun selon ses mérites. Saint Anselme la considère sous ce double point de vue quand il dit au Seigneur : Lorsque vous punissez les méchants c’est une justice, puisque vous les traitez comme ils le méritent ; mais quand vous les épargnez c’est également juste, parce que vous faites ce qui convient à votre bonté.

 

          Objection N°4. Tout ce qui est en Dieu est son essence. Or, la justice n’est pas son essence. Car Boëce dit (liv. de Heb) que le bien se rapporte à l’essence, mais que le juste se rapporte à l’acte. Donc il n’y a pas de justice en Dieu.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique la justice se rapporte à l’acte, elle n’en est pas moins l’essence de Dieu ; parce que ce qui est de l’essence d’une chose peut être un principe d’action. Or, le bien ne se rapporte pas uniquement à l’acte ; car on appelle bonne une chose, non seulement d’après son action, mais encore d’après la perfection de son essence. C’est pour cela qu’il est dit au même endroit que le bon est au juste ce que le général est au particulier (Ou plus littéralement, ce que le genre est à l’espèce.).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans les Psaumes : Le Seigneur est juste, et il aime la justice (Ps. 10, 8).

 

          Conclusion Puisque tout ce que nous avons vient de Dieu et que personne ne lui a rien donné pour mériter ce qu’il a reçu, c’est avec raison qu’on dit qu’il n’y a pas en lui de justice commutative, mais qu’il y a une justice distributive par laquelle il accorde à chaque être ce qui est nécessaire au complément de son existence, de telle sorte que l’ordre de l’univers soit par là même conservé.

          Il faut répondre qu’il y a deux sortes de justice. L’une consiste à donner pour recevoir, comme l’achat et la vente, et les autres commerces ou échanges de cette nature. Cette justice est appelée par Aristote (Eth., liv. 5, chap. 4) commutative (La justice commutative consiste à donner pour recevoir ou pour avoir reçu ; elle n’existe pas en Dieu, parce qu’il ne peut rien recevoir de personne.), parce qu’elle dirige les échanges et les autres espèces de commerce ; elle ne convient pas à Dieu, car, comme le dit saint Paul (Rom., 2, 35) : Qui a donné le premier à Dieu pour en prétendre une récompense ? L’autre justice consiste à distribuer ce qui revient à chacun suivant son mérite. On l’appelle pour ce motif distributive. Elle est le propre des rois et des juges. Comme l’ordre parfait, qui règne dans une famille ou dans une multitude bien gouvernée, fait voir cette justice dans celui qui en est le chef ; de même l’ordre général qui brille dans les choses de la nature aussi bien que dans le monde moral est une manifestation de la justice de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom., chap. 8) : Il faut reconnaître la justice de Dieu, en ce qu’il accorde à tous les êtres les dons qui conviennent spécialement à leur dignité, et en ce qu’il conserve la nature de chaque chose dans l’ordre et le rang qui lui est propre.

 

Article 2 : La justice de Dieu est-elle vérité ?

 

          Objection N°1. Il semble que la justice de Dieu ne soit pas vérité. Car la justice est dans la volonté, puisque saint Anselme la définit une certaine droiture de volonté (Dial. verit., chap. 13). Or, la vérité est dans l’entendement, comme le dit Aristote (Met., liv. 6, text. 8 ; Eth. liv. 6, chap. 2 et 6). Donc la justice et la vérité ne rentrent pas l’une dans l’autre.

          Réponse à l’objection N°1 : La justice considérée comme la loi qui doit régir les êtres existe dans la raison et dans l’intelligence ; mais si on la considère comme l’autorité qui règle tous les actes conformément à la loi, elle existe dans la volonté.

 

          Objection N°2. La vérité est, d’après Aristote (Eth., liv. 4, chap.7), une autre vertu que la justice. Donc la vérité n’est pas la même chose que la justice.

          Réponse à l’objection N°2 : La vérité dont parle Aristote dans le passage cité est la vertu par laquelle on se montre dans ses actes et ses paroles tel qu’on est. Dans ce sens la vérité consiste dans la conformité du signe avec la chose signifiée, mais non dans la conformité de l’effet avec sa cause et sa règle, comme nous l’avons dit dans le corps de cet article en parlant de la vérité de la justice.

 

          Mais c’est le contraire. Il est écrit : La miséricorde et la vérité se sont rencontrées en lui (Ps. 84, 11). Evidemment dans ce passage on prend la vérité pour la justice.

 

          Conclusion La justice, telle qu’elle existe en Dieu, est avec raison appelée vérité, pourvu qu’on entende par vérité le rapport de conformité qui existe entre l’intelligence et les choses qu’elle perçoit.

          Il faut répondre que la vérité consiste dans la conformité de l’intelligence et de la chose qu’elle a perçue, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 16, art. 1). Or, l’intelligence qui est la cause des êtres se rapporte à eux comme leur règle, leur mesure. Il en est autrement de l’intelligence (Saint Thomas s’applique ici à faire ressortir la différence qu’il y a entre l’intelligence divine et l’intelligence créée.) qui reçoit des objets extérieurs sa science. Quand les choses sont la mesure et la règle de l’intelligence, la vérité consiste dans la conformité de l’entendement avec les choses qu’il perçoit. Car suivant qu’une chose existe ou n’existe pas, nos pensées et nos paroles sont vraies ou fausses. Mais quand l’entendement est la règle ou la mesure des choses, la vérité consiste dans la conformité des choses avec l’entendement lui-même ; c’est ainsi qu’on dit qu’un artisan fait un ouvrage vrai, quand cet ouvrage est conforme aux règles de son art. Or, ce que les œuvres d’art sont à l’art lui-même, les actions justes le sont à la loi avec laquelle elles s’accordent. Par conséquent la justice de Dieu, qui établit dans le monde un ordre conforme à sa sagesse qui est sa loi, peut être appelée vérité, et c’est aussi ce qui nous fait dire que la vérité de la justice est en nous, quand nous agissons selon la loi de la raison.

 

Article 3 : La miséricorde est-elle un attribut de Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que la miséricorde ne soit pas un attribut de Dieu. Car, d’après saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 2, chap. 14), la miséricorde est une espèce de tristesse (La compassion a dans l’homme ce caractère ; mais il tant avoir soin, en l’appliquant à Dieu, d’en écarter tout ce qu’elle a en nous d’imparfait.). Or, la tristesse n’existe pas en Dieu. Donc la miséricorde n’y existe pas non plus.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette objection suppose que la miséricorde est une affection passionnelle, ce que nous avons eu soin d’exclure.

 

          Objection N°2. La miséricorde de Dieu n’est que le relâchement de sa justice. Or, Dieu ne peut rien sacrifier de ce qui appartient à sa justice. En effet il est dit : Si nous ne croyons pas, il demeure fidèle et ne peut se nier lui-même (2 Tim., chap. 2, 13). Or, comme le dit la glose à propos de ce passage, Dieu se nierait lui-même s’il niait ce qu’il a dit. Donc il n’y a pas en lui de miséricorde.

          Réponse à l’objection N°2 : Dieu agit par miséricorde sans aller contre la justice, mais en faisant quelque chose de plus qu’elle ne demande (C’est aussi le rapport qu’il y a entre la charité et la justice.). Ainsi celui qui donne deux cents deniers à un homme auquel il n’en doit que cent n’agit pas contre la justice, mais il agit avec libéralité et miséricorde. Il en est de même si on pardonne à quelqu’un l’offense qu’on en a reçue. Car celui qui remet une offense fait une sorte de don. C’est pourquoi saint Paul appelle la rémission des offenses une donation : vous pardonnant mutuellement, comme Dieu aussi vous a pardonnés dans le Christ (Eph., 4, 32). D’où il est manifeste que la miséricorde ne détruit pas la justice, mais qu’elle en est la plénitude. C’est ce qui fait dire à saint Jacques que la miséricorde surpasse la justice (Jacq., 2, 13).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est écrit : Le Seigneur est bon et miséricordieux (Ps. 110, 4).

 

          Conclusion Puisqu’il n’est pas dans la nature de Dieu de s’attrister sur les misères des autres et qu’il lui convient plutôt de les repousser, sa miséricorde n’est pas une passion sensible et corporelle, mais plutôt un effet de sa bonté.

          Il faut répondre que la miséricorde doit être tout particulièrement attribuée à Dieu, non toutefois comme une affection passionnelle, mais comme un effet de sa bonté. — Pour rendre la vérité de cette réponse évidente, il faut observer que le mot miséricordieux signifie avoir le cœur compatissant (cor miserum), c’est-à-dire être affecté des douleurs et des peines d’autrui aussi vivement que si on les ressentait soi-même. D’où il suit que quand quelqu’un travaille à détruire la misère des autres comme si elle lui était propre il fait une œuvre de miséricorde. Or, Dieu ne peut pas s’attrister de la misère d’autrui, mais il lui convient par excellence de soulager la misère, et par misère nous entendons tout ce qui manque à ses créatures. Ce soulagement ne pouvant être que l’effet de sa bonté, Dieu est souverainement miséricordieux par là même qu’il est la source de toute bonté, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 6, art. 4). — Il faut observer en outre que les perfections dont la Divinité gratifie la créature appartiennent à sa bonté, à sa justice, à sa libéralité ou à sa miséricorde, sous des rapports divers. Ainsi quand Dieu communique une perfection absolument parlant, c’est un effet de sa bonté, comme nous l’avons prouvé plus haut (quest. 6, art. 2 et 4) ; quand il communique à la créature une perfection qui est en rapport avec sa nature, c’est un effet de sa justice, comme nous l’avons dit (art. 2) ; quand il lui communique une perfection uniquement par l’effet de sa bonté sans qu’il en retire aucun avantage, c’est un effet de sa libéralité ; quand il lui donne les choses dont elle manque, c’est un effet de sa miséricorde.

 

Article 4 : Dans toutes les œuvres de Dieu y a-t-il miséricorde et justice ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans toutes les œuvres de Dieu miséricorde et justice. Car il y a des œuvres qu’on attribue à la miséricorde de Dieu, comme la justification des impies, et il y en a d’autres qui se rapportent à sa justice comme leur damnation. Ainsi saint Jacques dit : Celui qui n’a pas été miséricordieux sera jugé sans miséricorde (Jacq., 2, 13). Donc il n’y a pas dans toutes les œuvres de Dieu miséricorde et justice.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a des œuvres qu’on attribue à la justice de Dieu et d’autres à sa miséricorde, parce que dans les unes c’est la justice qui se montre avec le plus d’éclat, tandis que dans les autres c’est la miséricorde. Cependant la miséricorde se montre même dans la damnation des réprouvés, non pas en leur faisant la remise entière du châtiment, mais en l’allégeant sous un rapport, par exemple en punissant le coupable moins qu’il ne le mérite. Dans la justification de l’impie la justice se montre aussi, puisque Dieu ne remet les fautes qu’en vue de l’amour que sa miséricorde a répandu dans le cœur du coupable (Dans la justification du pécheur, la miséricorde de Dieu brille aussi, en ce qu’il n’exige pas qu’il satisfasse lui-même pour son péché, mais qu’il accepte la satisfaction que lui offre Jésus-Christ pour lui.). Ainsi il est dit de Magdeleine dans saint Luc : Il lui a été beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé (Luc, 7, 47).

 

          Objection N°2. Saint Paul attribue la conversion des juifs à la justice et à la vérité, celle des gentils à la miséricorde (Rom., chap. 15). Donc il n’y a pas dans toutes les œuvres de Dieu miséricorde et justice.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y a miséricorde et justice de la part de Dieu dans la conversion des juifs et des gentils. Mais il y a pour la conversion des juifs une raison de justice qu’on ne peut apporter pour la conversion des gentils. Ainsi, ils ont été sauvés en vue des promesses qui ont été faites à leurs pères.

 

          Objection N°3. Beaucoup de justes sont affligés en ce monde. Or, c’est là une chose injuste. Donc il n’y a pas justice et miséricorde dans toutes les œuvres de Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans la punition des justes en ce monde il y a justice et miséricorde, parce que ces afflictions les purifient de leurs fautes légères et les élèvent vers Dieu en les détachant de la terre. Car, comme le dit saint Grégoire (Moral., liv. 26, chap. 9), les maux qui nous accablent en ce monde nous forcent à aller vers Dieu.

 

          Objection N°4. Il est de la justice de donner ce que l’on doit, et il est de la miséricorde de soulager les malheureux. Ainsi la justice et la miséricorde présupposent quelque chose dans leur exercice. Or, la création ne présuppose rien. Donc dans la création il n’y a ni justice, ni miséricorde.

          Réponse à l’objection N°4 : A la vérité la création ne présuppose rien dans la nature des choses, mais elle présuppose quelque chose dans l’entendement divin. C’est ainsi qu’elle est une œuvre de justice, parce que Dieu accorde aux êtres qu’il crée ce que sa sagesse et sa bonté exigent, et elle est une œuvre de miséricorde, parce qu’elle fait passer les choses du non-être à l’être.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est écrit : Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (Ps., 24, 10).

 

          Conclusion Puisque Dieu ne peut dans aucune de ses œuvres se dispenser de ce qu’il se doit à lui-même et de ce qu’il doit à sa créature, et que d’ailleurs ce qu’il doit n’est toujours en dernière analyse qu’un effet de sa bonté, il faut nécessairement que dans tout ce qu’il fait on retrouve sa justice et sa miséricorde.

          Il faut répondre que dans toutes les œuvres de Dieu on doit trouver sa miséricorde et sa vérité, pourvu que par le mot miséricorde on entende l’éloignement de tout défaut, bien que tout défaut ne puisse être considéré comme une misère, mais que la misère n’existe que dans la créature raisonnable qui est faite pour être heureuse. Car la misère est le contraire de la félicité (Ainsi la miséricorde de Dieu qui délivre de la véritable misère n’existe que dans la créature raisonnable, mais elle n’existe pas dans les autres êtres.). — La preuve qu’il y a nécessairement en Dieu justice et miséricorde, c’est que la dette que la justice divine doit remplir se rapporte à Dieu ou à la créature, et que dans l’un et l’autre cas il est obligé de s’en acquitter. Car Dieu ne peut pas faire quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse et à sa bonté. Et c’est dans ce sens que nous avons entendu que Dieu se devait quelque chose à lui-même. De même tout ce que Dieu fait dans les créatures, il le fait dans l’ordre et la proportion qui convient, c’est-à-dire il observe par rapport à elles ce que la justice exige. Il faut donc qu’il y ait justice dans toutes les œuvres de Dieu (Ce premier argument établit d’abord qu’il y a justice en tout.). Or, toute œuvre de justice divine présuppose toujours une œuvre de miséricorde et se fonde sur elle. Car la créature ne peut avoir de droit qu’autant qu’il y aurait en elle quelque chose de préexistant et d’antérieur. Et si ce qui préexiste à la créature lui est dû, ce doit être pour quelque chose encore d’antérieur à lui. Et il faudrait ainsi remonter indéfiniment jusqu’à un don primitif qui n’aurait d’autre motif que la bonté de Dieu qui est la fin dernière de toutes choses. Par exemple, si nous disons que l’homme doit avoir des mains parce qu’il a une âme raisonnable, qu’il doit avoir une âme raisonnable parce qu’il est homme, il faudra avouer qu’il n’est homme que par l’effet de la bonté divine. Et ainsi dans toutes les œuvres de Dieu on retrouve la miséricorde comme la cause première de leur détermination. Cette cause a son influence sur tous les effets plus ou moins éloignés qui sont la conséquence de sa première action, et même elle agit plus fortement que toutes les autres causes, parce que la cause première a toujours plus de puissance qu’une cause seconde (Ainsi la miséricorde l’emporte toujours sur la justice ; ce qui doit être pour tous les chrétiens un motif d’espérance.). C’est pourquoi Dieu par un surcroît de bonté donne toujours à ses créatures beaucoup plus que n’exige strictement leur nature. Car la justice est loin de demander tout ce que la bonté divine accorde, puisque celle-ci va toujours au-delà de ce que la créature a le droit d’obtenir en raison de sa condition.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.