Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 22 : De la providence de Dieu

 

          Après avoir parlé de ce qui se rapporte absolument à la volonté, il faut examiner ce qui regarde la volonté et l’intelligence tout à fois. Or, telle est la providence qui s’exerce en général sur tous les êtres. Telles sont aussi la prédestination et la réprobation qui en sont une conséquence relativement au salut éternel du genre humain. C’est ici le lieu de discuter cette question. Car la providence semble se rapporter à la prudence dont on traite dans l’éthique après les vertus morales. A l’égard de la providence de Dieu quatre questions se présentent : 1° La providence est-elle un attribut de Dieu ? (Cette vérité a été niée par les impies de tous les temps, qui ont nié l’existence de Dieu et sa providence ; par les philosophes anciens, qui prétendaient que Dieu ne se mêle pas des choses de ce monde ; par Marcion, Priscillien et d’autres hérétiques.) — 2° Tous les êtres sont-ils soumis à la providence divine ? (L’Ecriture est très formelle à ce sujet (Matth., 6, 26) : Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas et ne moissonnent pas et n’amassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Est-ce que vous ne valez pas beaucoup plus qu’eux ? ; (Matth. 10, 29) : Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Or, pas un d’eux ne tombera sur la terre sans que votre Père le permette… ; (Luc, 12, 7) : Les cheveux de votre tête sont tous comptés, etc.) — 3° La providence de Dieu s’exerce-t-elle immédiatement sur tous les êtres ? (Cet article a pour but de nous apprendre à concilier ensemble ce passage de l’Ecriture (Job, 34, 13) : A quel autre a-t-il confié le soin de la terre ? et ces paroles de l’Eglise : Deus qui miro ordine angelorum ministeria hominumque dispensas, concede propitius…) — 4° La providence de Dieu rend-elle nécessaires toutes les choses prévues ? (La providence est quelque chose de plus que la prescience. C’est pour ce motif que, quoique saint Thomas ait établi la même proposition touchant la prescience, il n’y a pas de redite en y revenant encore pour sauvegarder les intérêts de la liberté.)

 

Article 1 : La providence est-elle un attribut de Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que la providence ne soit pas un attribut de Dieu. Car la providence, d’après Cicéron (De invent., liv. 2), est une partie de la prudence. Or, la prudence, puisqu’elle a pour caractère d’être bonne conseillère, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), ne peut convenir à Dieu qui n’est jamais dans le doute et qui n’a pas besoin de conseils. Donc la providence n’est pas un attribut de Dieu.

 

          Objection N°2. Tout ce qui est en Dieu est éternel. Or, la providence n’est pas éternelle, puisqu’elle a pour objet les créatures qui n’ont pas existé de toute éternité, comme l’observe saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 1, chap. 3). Donc il n’y a pas de providence en Dieu.

 

          Objection N°3. Il n’y a rien de composé en Dieu. Or, la providence paraît être quelque chose de composé, puisqu’elle comprend en elle la volonté et l’intelligence. Donc il n’y a pas de providence en Dieu.

 

          Mais c’est le contraire. Car le sage s’écrie : O Père, c’est vous qui gouvernez tout par votre providence (Sag., 14, 3).

 

          Conclusion Puisque les raisons de tous les êtres préexistent dans l’entendement divin, et que c’est Dieu qui détermine la fin de chaque chose, il faut nécessairement reconnaître en lui une providence qui n’est que la raison de l’ordre par lequel toute chose est conduite à sa fin.

          Il faut répondre qu’on doit reconnaître nécessairement en Dieu une providence. En effet, tout ce qu’il y a de bon dans la création vient de Dieu, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 6, art. 4). Or, les créatures ne sont pas seulement bonnes clans leur substance, mais elles le sont encore considérées dans leur fin et surtout dans leur fin dernière qui est la bonté de Dieu, comme nous l’avons dit dans la question précédente (art. 4). Donc Dieu est aussi l’auteur de cette dernière espèce de bien. Et puisque son intelligence est la cause des choses et que pour ce motif, comme nous l’avons déjà dit (quest. 19, art. 4), la raison de chacun des effets qu’il produit doit préexister en lui, il est également nécessaire que la raison qui ordonne les choses par rapport à leur fin soit préalablement dans son entendement. Or, cette raison est à proprement parler ce que nous appelons providence. Elle est en effet la partie principale de la prudence, qui comprend en outre la mémoire du passé et l’intelligence du présent. Car c’est d’après nos souvenirs et d’après l’impression des choses présentes que nous conjecturons les événements à venir. Le propre de la prudence, d’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 12), est de disposer les autres êtres pour une fin quelconque ; soit par rapport à soi, et dans ce sens on dit prudent l’homme qui ordonne bien ses actes à l’égard de la fin de sa vie ; soit par rapport aux membres d’une famille, d’une cité ou d’un royaume qui lui sont soumis. C’est de cette manière qu’il faut entendre ces mots de saint Matthieu : Quel est donc le serviteur fidèle et prudent que le maître a établi dans sa maison pour distribuer la nourriture au temps marqué ? (24, 45). Dans le premier sens la prudence ou la providence ne peut convenir à Dieu. Car en Dieu il n’y a rien qui puisse se rapporter à une fin, puisqu’il est lui-même la fin dernière de toutes choses. On se sert donc à son égard du mot providence, pour exprimer qu’il est la raison de l’ordre par lequel toutes choses sont amenées à leur fin. C’est pourquoi Boëce dit (De cons., liv. 4, pros. 6) que la providence est la raison divine placée à la tête de toutes choses pour les disposer. Or, cette disposition comprend le rapport des choses à leur fin aussi bien que celui des parties au tout.

          Réponse à l’objection N°1 : D’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9), la prudence commande à proprement parler ce qu’une volonté droite conseille et ce que la conscience approuve dans l’équité de ses jugements. A la vérité Dieu n’a pas besoin d’être conseillé comme s’il y avait en lui des doutes, mais il peut donner aux êtres des ordres en rapport avec leur fin, puisqu’il est lui-même leur règle, comme le dit le Psalmiste : Il a posé le précepte, et sa parole ne passera pas (Ps. 148, 8). Dans ce sens il y a en Dieu prudence et providence. — On pourrait encore dire qu’en Dieu la raison des choses qui doivent être faites est une sorte de conseil, non parce qu’il y a doute en lui, mais parce qu’il possède cette certitude de conviction à laquelle parviennent, à force de recherches, ceux qui prennent conseil. D’où saint Paul dit : Que Dieu fait tout selon le conseil de sa volonté (Eph., 1, 11).

          Réponse à l’objection N°2 : Dans la sollicitude de Dieu sur le monde il y a deux choses : la raison de l’ordre des êtres, qui est sa providence, la disposition et l’exécution de cet ordre qui est le gouvernement du monde. La première de ces deux choses est éternelle, la seconde ne l’est pas.

          Réponse à l’objection N°3 : La providence est dans l’intelligence, mais elle présuppose la volonté de la fin. Celui qui ne veut pas la fin ne commande rien en vue de cette fin. C’est ainsi que la prudence présuppose les vertus morales qui portent l’appétit au bien, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 12). D’ailleurs, quand même la providence se rapporterait également à la volonté et à l’intelligence divine, on ne pourrait rien en conclure contre la simplicité de Dieu, puisqu’en lui la volonté et l’intelligence sont une seule et même chose, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 2 et 4) (On peut voir sur cette question l’ouvrage de Théodoret, De Providentiâ, et celui de Salvien, De gubernatione mundi.).

 

Article 2 : Tout est-il soumis à la providence de Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que tout ne soit pas soumis à la providence divine. Car rien de ce qui est prévu n’est fortuit. Si donc tout est prévu par Dieu, il n’y a rien de fortuit. Et par là même c’en est fait du hasard et de la fortune, contrairement à l’opinion commune (A la fin de cette première partie, saint Thomas expliquera dans quel sens on doit entendre le destin.).

 

          Objection N°2. Tout être sage écarte dans sa prévoyance les défauts et les vices de ceux qui sont confiés à ses soins. Nous voyons cependant beaucoup de maux dans les créatures. Alors, ou Dieu ne peut pas les empêcher, et dans ce cas n’est pas tout-puissant, ou il ne prend pas soin de tous les êtres.

 

          Objection N°3. Les choses qui arrivent nécessairement ne demandent ni prévoyance, ni prudence. Comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9 et suiv.) : La prudence est la droite raison des événements contingents à l’égard desquels il y a lieu de conseiller et de choisir. Or, puisqu’il y a beaucoup de choses qui arrivent nécessairement, tout n’est donc pas soumis à la providence.

 

          Objection N°4. L’être abandonné à lui-même n’est pas soumis à la providence d’un autre être qui le gouverne. Or, les hommes sont abandonnés par Dieu à eux-mêmes, d’après ces mots de l’Ecclésiaste : Dieu a établi l’homme dès le commencement, et l’a abandonné dans la main de son conseil (15, 14). Il abandonne spécialement les méchants, d’après cette autre parole : Il les a abandonnés aux désirs de leur cœur (Ps. 80, 13). Donc tout n’est pas soumis à la providence divine.

 

          Objection N°5. L’Apôtre dit que Dieu n’a pas soin des bœufs (1 Cor., 9, 9). Pour le même motif il ne prend sans doute pas soin des autres créatures déraisonnables. Donc tout n’est pas soumis à la providence divine.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit de la sagesse éternelle qu’elle atteint tout, depuis une extrémité du monde à l’autre, avec une force infinie, et qu’elle dispose de tout avec douceur (Sag., 8, 1).

 

          Conclusion Dieu étant la cause première de tous les êtres et les connaissant tous individuellement, il est nécessaire que tout soit soumis à sa divine providence non seulement en général, mais encore en particulier.

          Il faut répondre que quelques philosophes, comme Démocrite et les disciples d’Epicure, ont nié complètement la providence, et supposé que le monde était l’œuvre du hasard. D’autres ont dit (Saint Thomas avait sans doute en vue le docteur Moïse et Averroës, qui ont enseigné cette erreur ; mais le même reproche peut s’adresser à Aristote, dont Averroës était, dans ce cas, le trop fidèle interprète.) que la providence ne s’étendait qu’aux êtres incorruptibles, et qu’elle n’embrassait les êtres corruptibles que dans l’espèce, parce qu’ils ne peuvent dans ce sens être détruits ou corrompus. Job leur fait dire, en parlant de Dieu : Les nuées sont sa demeure, il marche sur la voûte du ciel, il ne considère pas notre monde (22, 14). Moïse Maimonide excepte de la généralité des êtres corruptibles l’homme, en considération de la beauté de son intelligence. Par rapport aux autres êtres corruptibles il est de l’avis des philosophes dont nous venons d’émettre le sentiment. — Mais il est nécessaire de reconnaître que la providence divine embrasse non seulement toutes les créatures en général, mais encore chacune d’elles en particulier. Ce qui se démontre ainsi : Tout agent agit en vue d’une fin, et le rapport des effets à leur fin, s’étend aussi loin que la causalité du premier agent (C’est-à-dire : la disposition ou l’ordre de l’agent se porte sur toutes les choses auxquelles la vertu de l’agent s’étend parce que tout agent opère pour une fin.). Car s’il arrive qu’un agent produise un effet qui ne se rapporte pas à la fin qu’il s’est proposée, cet effet résulte d’une autre cause indépendante de son intention. Or, la causalité de Dieu, qui est le premier agent, s’étend à tous les êtres et embrasse non seulement les espèces, mais encore les individus, non seulement les choses incorruptibles, mais encore celles qui sont corruptibles. Donc il est nécessaire que tout ce qui possède l’être d’une manière ou d’une autre, ait reçu de Dieu une fin, suivant ce mot de l’Apôtre : Ce qui est de Dieu a été ordonné par lui (Rom., 13, 1). Or, la providence divine n’étant pas autre chose que la raison de l’ordre par lequel toutes les choses se rapportent à leur fin, il est nécessaire que toutes les créatures soient soumises à la providence de Dieu suivant l’être qu’elles en ont reçu. — En outre nous avons démontré plus haut (quest. 14, art. 6) que Dieu connaît toutes les choses générales et particulières. Sa connaissance étant aux choses ce qu’est la connaissance de l’art aux œuvres d’un artiste, comme nous l’avons dit (loc. cit.), il est nécessaire que tout soit soumis à l’ordre qu’il a établi, comme toutes les œuvres d’art sont soumises aux règles de l’art lui-même

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a une grande différence entre la cause universelle et une cause particulière. Il y a des effets qui peuvent être en dehors de la sphère d’une cause particulière, mais il n’y en a point qui échappent à la cause universelle. Car un effet ne se soustrait à l’ordre d’une cause particulière que par suite de l’intervention d’une autre cause de même nature qui lui fait obstacle. Ainsi, l’eau empêche le bois de brûler. Mais toutes les causes particulières étant contenues dans la cause universelle, il est impossible qu’aucun effet échappe à cette dernière. Tout effet qui échappe à une cause particulière est considéré, par rapport à cette cause, comme quelque chose de fortuit qu’on impute au hasard. Mais comme il rentre toujours dans le domaine delà cause universelle, on peut dire que pour elle il a été prévu, et qu’il relève de sa providence. C’est ainsi que deux serviteurs, en se rencontrant dans le même lieu, peuvent croire qu’ils s’y trouvent par hasard, mais leur rencontre n’a rien de fortuit pour le maître qui les y a envoyés l’un et l’autre, et qui a tout disposé de manière à leur causer cette surprise.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y a une grande différence entre celui qui prend soin d’une chose en particulier, et celui qui prend soin de la création tout entière. Celui qui ne prend soin que d’un objet spécial, en éloigne, autant qu’il est en lui, tous les défauts et toutes les imperfections. Mais celui qui prend soin de la création entière laisse des défauts dans certains êtres, afin de ne pas nuire à la perfection de l’ensemble. De là il arrive que la corruption et les défauts qui existent dans la nature sont opposés à la perfection des êtres considérés en particulier. Mais ils sont conformes à l’intention qui a présidé à la nature en général, parce que le défaut de l’un fait l’avantage de l’autre, et la perfection de tout l’univers (C’est, en effet, faute de comprendre le plan général de la création qu’une foule d’esprits étroits se scandalisent des imperfections qu’ils prétendent reconnaître dans l’univers.). Car la corruption d’un être en engendre un autre, et en conserve l’espèce. Par conséquent Dieu étendant sa providence universellement sur toutes les créatures, il doit laisser subsister certains défauts dans quelques êtres particuliers, pour ne pas détruire la perfection du monde en général. Car s’il n’y avait point de maux, il y aurait par là même beaucoup de biens qui n’existeraient pas. Ainsi, le lion ne vivrait pas s’il ne tuait pas des animaux, et sans la persécution des tyrans nous n’admirerions pas la patience des martyrs. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Ench., chap. 11) : Dieu tout-puissant ne permettrait, pas qu’il y eût du mal dans ses œuvres, si sa puissance et sa bonté n’étaient assez grandes pour qu’il retirât le bien du mal. — Ces deux arguments, que nous venons de résoudre, paraissent avoir particulièrement agi sur ceux qui ne soumettent pas à la providence divine les choses corruptibles dans lesquelles il y a du hasard et du mal.

          Réponse à l’objection N°3 : L’homme n’est pas l’auteur de la nature, mais il fait servir à son usage les choses naturelles pour l’art et la vertu. C’est ce qui fait que la providence humaine ne s’étend pas aux choses nécessaires, qui sont des effets de la nature, tandis que la providence de Dieu, qui est l’auteur de tout ce qui existe, s’y étend. Cette raison paraît avoir frappé ceux qui ont soustrait le cours des choses naturelles à la providence divine pour l’attribuer à la nécessité de la matière, comme l’ont fait Démocrite elles autres philosophes naturalistes (Par ce mot saint Thomas désigne tons les philosophes anciens qui n’ont pas admis d’autres principes des choses que les éléments matériels, et dont toutes les théories se sont ainsi renfermées dans la nature sensible.).

          Réponse à l’objection N°4 : S’il est écrit que Dieu a abandonné l’homme à lui-même, cela ne signifie pas que l’homme soit en dehors de la providence divine. L’Ecriture veut seulement nous apprendre que l’homme qui agit n’est pas nécessité dans ses actes comme les choses naturelles qui n’opèrent qu’autant qu’un être étranger les dirige vers une fin. Les créatures raisonnables sont au contraire le principe même de leurs actes, elles se dirigent d’elles-mêmes par leur libre arbitre, qui leur permet de délibérer, et de prendre ensuite la détermination qui leur plaît, et c’est pour cela que Dieu dit de l’homme, qu’il l’a laissé dans la main de son conseil. Mais parce que l’acte du libre arbitre se rapporte à Dieu comme à sa cause, il est nécessaire de soumettre à la providence divine tout ce qui résulte de cette belle prérogative. Car la providence de l’homme est contenue dans la providence de Dieu, comme la cause particulière dans la cause universelle. Toutefois la providence divine s’exerce plus particulièrement sur les justes que sur les impies, dans le sens qu’il ne permet pas que rien n’empêche les justes d’arriver finalement à leur salut. Car, comme le dit saint Paul : Tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu (Rom., 8, 28). Mais par là même qu’il n’éloigne pas des impies le mal du péché, on dit qu’il les laisse. Ce qui ne signifie pas qu’ils sont absolument en dehors de sa providence, car dans ce cas ils tomberaient dans le néant, puisqu’il n’y a que sa providence qui les conserve. — Ce faux raisonnement paraît avoir touché Cicéron qui dit que nos actes libres ne sont pas soumis à la providence divine (L’origine du mal moral a été un des grands problèmes que la philosophie ancienne s’est posés, et qu’elle n’a pu résoudre. Cicéron y a échoué après tant d’autres, et c’est ce qui l’empêchait de soumettre à la providence nos actes libres.).

          Réponse à l’objection N°5 : La créature raisonnable, ayant par son libre arbitre empire sur ses actes, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 10), elle est soumise d’une manière spéciale à la divine providence, qui lui impute ses actions à faute ou à mérite, et qui la récompense ou la punit. Dans ce sens l’Apôtre dit que Dieu ne prend pas soin des bœufs, mais cela ne signifie pas que sa providence ne s’étende pas aux créatures déraisonnables, comme l’a pensé le rabbin Moïse.

 

Article 3 : La providence de Dieu s’exerce-t-elle immédiatement sur tous les êtres ?

 

          Objection N°1. Il semble que la providence de Dieu ne s’exerce pas immédiatement sur tous les êtres. Car toute dignité doit se retrouver en Dieu. Or, il est de la dignité d’un roi d’avoir des ministres par lesquels il pourvoit aux besoins de ses sujets. Donc, à plus forte raison, la providence de Dieu ne doit-elle pas s’exercer immédiatement sur tous les êtres.

          Réponse à l’objection N°1 : A la vérité il est de la dignité d’un roi d’avoir des ministres qui soient les exécuteurs de sa providence, mais que c’est en lui une imperfection de ne pas avoir en lui la raison de ce qu’ils doivent faire. Car toute science pratique est d’autant plus parfaite qu’elle connaît mieux les objets spéciaux sur lesquels son activité s’exerce.

 

          Objection N°2. La providence ordonne les choses par rapport à leur fin. Or, la fin d’une chose est sa perfection et son bien. Et comme toute cause doit conduire son effet à bien, il s’ensuit que toute cause efficiente est cause d’un effet providentiel. Donc si la providence de Dieu s’exerçait immédiatement sur tous les êtres, il n’y aurait plus de cause seconde.

          Réponse à l’objection N°2 : La providence immédiate que Dieu exerce sur tous les êtres n’exclut pas pour cela l’intervention des causes secondes qui ne sont, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 5), que les exécutrices de ses ordres.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (Ench., chap. 17), qu’il est mieux de ne rien savoir que de connaître des choses viles. Et Aristote dit (Met., liv. 12, text. 51), qu’il faut affirmer de Dieu tout ce qu’il y a de mieux. Donc la providence de Dieu ne s’exerce pas immédiatement sur les êtres vils et méprisables.

          Réponse à l’objection N°3 : Pour nous il est mieux de ne pas connaître les choses mauvaises et viles, parce que la connaissance de ces choses nous empêche de songer à de meilleures (car nous ne pouvons songer à beaucoup de choses en même temps), et parce que la pensée des choses mauvaises peut pervertir notre volonté. Mais il n’en est pas de même de Dieu, qui voit tout d’un seul et même coup d’œil et dont la volonté ne peut être portée au mal.

 

         Mais c’est le contraire. Quel autre que lui a-t-il établi sur la terre, ou quel autre a-t-il placé au-dessus de l’univers qu’il a lui-même formé ? (Job, 34, 13). En commentant ces paroles saint Grégoire dit : Dieu gouverne par lui-même le monde qu’il a créé par lui-même.

 

          Conclusion La providence de Dieu s’exerce immédiatement sur tous les êtres quant à la connaissance de l’ordre auquel ils sont soumis, mais quant à son exécution elle s’exerce médiatement.

          Il faut répondre que la providence comprend deux choses : 1° la conception de l’ordre d’après lequel les choses se rapportent à leur fin ; 2° l’exécution de ce dessein ou de cet ordre qu’on peut appeler le gouvernement universel. — Quant à la première de ces deux choses la providence s’exerce immédiatement sur tous les êtres. Car Dieu les connaît tous jusqu’au plus infime. Il a en lui-même leur raison d’être, et quelques causes qu’il ait prédisposées pour produire un effet, il leur a donné la vertu de le produire. Par conséquent il faut qu’il ait eu préalablement en lui-même l’ordre selon lequel tous ces effets devaient être produits. — Quant à la seconde, c’est-à-dire quant à l’exécution de ces desseins, la providence ne s’exerce que médiatement ; car elle gouverne l’inférieur par le supérieur, non qu’elle ait besoin d’intermédiaires, mais pour donner dans l’excès de sa bonté la dignité de cause aux créatures. — Ainsi s’évanouit l’opinion de Platon qui, d’après saint Grégoire de Nysse (Cet ouvrage, attribué ici à saint Grégoire de Nysse, est de Némésius.) (De Prov., liv. 8, chap. 3), admettait trois providences : la première celle du Dieu souverain qui s’étendait principalement sur les choses spirituelles et qui comprenait par conséquent le monde entier relativement aux genres, aux espèces et aux causes universelles. La seconde avait pour objet les êtres soumis à la génération et à la corruption ; elle appartenait aux dieux qui s’agitent dans les cieux, c’est-à-dire aux substances séparées qui impriment aux corps célestes leur mouvement circulaire. La troisième regardait les choses humaines, et elle était attribuée aux démons que les platoniciens considéraient comme des êtres qui tenaient le milieu entre Dieu et nous, d’après saint Augustin (De civ. Dei, liv. 8, chap. 14, et liv. 9, chap. 1 et 2).

 

Article 4 : La providence rend-elle nécessaires les choses qui en sont l’objet ?

 

          Objection N°1. Il semble que la divine providence rende nécessaires les choses qu’elle règle. Car tout effet ayant une cause qui existe par elle-même, qui est déjà ou qui a été et dont il résulte nécessairement, est un effet nécessaire, comme le prouve Aristote (Met., liv. 6, text. 7). Or, la providence de Dieu existe avant l’effet qu’elle doit produire, puisqu’elle est éternelle ; et l’effet s’ensuit nécessairement, puisqu’elle ne peut être jamais déçue. Donc elle rend nécessaires les choses qu’elle règle.

          Réponse à l’objection N°1 : La providence de Dieu a pour effet non seulement de faire arriver les choses d’une manière ou d’une autre, mais de les faire arriver contingemment ou nécessairement. Ainsi ce que la providence a décrété devoir arriver infailliblement et nécessairement, arrive infailliblement et nécessairement, et ce qu’elle a décrété devoir arriver contingemment arrive de la même manière.

 

          Objection N°2. Quiconque prend soin d’une chose lui donne toute la stabilité possible pour qu’elle ne manque jamais. Or, Dieu est souverainement puissant. Donc il rend nécessaires toutes les choses qu’il règle.

          Réponse à l’objection N°2 : La certitude et la stabilité de l’ordre établi par la providence proviennent de ce que les choses que la providence prévoit arrivent toutes de la manière dont elle les règle, soit nécessairement, soit contingemment.

 

          Objection N°3. Boëce dit (De cons., liv. 4, pros. 6) que le destin est un acte qui a son origine dans les desseins immuables de la providence et qui soumet les fortunes humaines à une série indissoluble de causes inévitables. Il semble d’après ces paroles que la providence rende nécessaires les choses sur lesquelles elle exerce son action.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette indissolubilité et cette immutabilité dont parle Boëce ne regardent que la certitude de la providence, qui ne manque jamais son effet, et qui le produit toujours tel qu’elle décide, qu’elle n’implique point la nécessité des effets eux-mêmes. Il est d’ailleurs bon d’observer que le nécessaire et le contingent sont une conséquence directe de la nature de l’être. Ainsi ces deux modes sont compris sous la providence de Dieu, parce qu’elle embrasse absolument tout l’être, mais il n’en est pas de même de la providence particulière de chaque individu (A l’égard de la providence les scotistes se sont encore mis en désaccord avec saint Thomas, en attribuant la providence exclusivement à la volonté. Mais il est manifeste qu’elle se rapporte tout à la fois à l’intelligence et à la volonté, comme le dit saint Thomas, parce que la providence renferme deux choses : la connaissance des moyens en rapport avec la fin qu’on veut atteindre et l’emploi de ces moyens ; c’est à l’intelligence qu’il appartient de les connaître, et c’est à la volonté qu’il appartient de les mettre en œuvre.).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) qu’il n’appartient pas à la providence de changer la nature des êtres. Or, il y a des choses qui sont naturellement contingentes. Donc la providence divine ne rend pas les choses nécessaires en détruisant leur contingence.

 

          Conclusion Comme il entre dans les desseins de la providence de produire dans l’univers tous les degrés d’être afin de rendre l’univers parfait, elle n’a pas rendu nécessaires toutes les choses qu’elle a prévues, mais elle a donné à quelques-unes ce caractère en les soumettant à des causes nécessitantes.

          Il faut répondre que parmi les choses que la providence règle, il y en a de nécessaires, mais que toutes ne le sont pas, comme l’ont dit quelques philosophes (Nous avons indiqué les principaux philosophes qui ont soutenu cette erreur (Voyez quest, 19, art. 8).). En effet, c’est le propre de la providence d’ordonner les choses par rapport à leur fin. Or, après la bonté divine qui est la fin distincte, séparée de tous les êtres, le bien principal qui existe dans les créatures c’est la perfection de l’univers. Cette perfection n’existerait pas si on ne trouvait en lui tous les degrés de l’être. La providence de Dieu s’est donc appliquée à les produire tous. C’est pourquoi elle a préparé des causes nécessaires pour les effets qu’elle voulait voir arriver nécessairement, et elle a préparé des causes contingentes pour ceux qu’elle a voulu voir arriver d’une manière contingente suivant la condition des causes prochaines.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.