Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 23 : De
la prédestination
Après
avoir parlé de la providence divine, nous devons nous occuper de la
prédestination et du livre de vie. Touchant la prédestination huit questions se
présentent : 1° Est-il convenable de dire que Dieu prédestine ? (Cet article
est une réfutation de l’hérésie de Calvin, qui prétendait que Dieu a créé le
genre humain pour la damnation et la mort éternelle.) — 2° Qu’est-ce que la
prédestination ? Met-elle quelque chose dans celui qui est prédestiné ? (La
prédestination ne met rien dans le prédestiné ; c’est pourquoi elle a pu
exister avant la constitution du monde, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 1, 4) : il nous a élus en lui avant la création du monde. Mais l’exécution
de la prédestination met quelque chose dans le prédestiné, et c’est pour cela
que la vocation des élus a lieu dans le temps.) — 3° Est-il conforme à la
nature de Dieu de réprouver quelques hommes ? (Les prédestinatiens
ont erré sur ce point, en prétendant que Dieu prédestine au mal comme au bien.
Cette erreur, condamnée dans les conciles d’Arles et de Lyon, fut reproduite,
au IXe siècle, par Gotescale,
et au XVIe par Calvin (Inst., liv. 3, chap. 2), qui étendit cette prédestination nécessitante
à l’état d’innocence et aux anges eux-mêmes. Ceux qui embrassèrent son
sentiment dans toute sa rigueur ont reçu le nom d’antélapsaires. D’autres l’ont
adouci, en disant que la réprobation n’avait lieu que conséquemment à la
prévision du péché originel. Ce dernier sentiment fut celui des jansénistes.
Ces erreurs ont été condamnées expressément par les conciles d’Orange, de
Valence et de Trente.) — 4° En comparant la prédestination à l’élection,
peut-on dire que les prédestinés sont élus ? (L’Ecriture
emploie fréquemment le mot d’élu en
parlant des prédestinés (Eph.,
1, 4) : Il nous a élus, etc. ; (Matth., 24, 22) : mais
ces jours seront abrégés à cause des élus ; (2 Tim., 2, 10) : je supporte tout pour les élus, etc.) — 5° Les mérites sont-ils la
cause ou la raison de la prédestination, ou de la réprobation, ou de l’élection
? (Cet article a spécialement pour objet de réfuter les pélagiens et les
rationalistes modernes, qui veulent que l’homme soit prédestiné à la gloire à
cause de ses mérites que Dieu a prévus de toute éternité.) — 6° De la certitude
de la prédestination. Les prédestinés sont-ils infailliblement sauvés ? (De la
certitude de la prédestination il y a des hérétiques qui ont tiré de mauvaises
conséquences. Les uns sont partis de là pour détruire le libre arbitre ; les
autres ont nié la nécessité des bonnes œuvres. Les
luthériens ont nié le libre arbitre et attaqué les œuvres ; les calvinistes ont
proclamé l’inamissibilité de la justice, les prédestinatiens enseignaient que les prédestinés seraient
toujours sauvés, quelques crimes qu’ils commissent. Saint Thomas évite toutes
ces erreurs en maintenant le dogme de la certitude de la prédestination.) — 7°
Le nombre des prédestinés est-il certain ? (Il est dit dans l’Ecriture (Jean,
10, 28) : Personne ne les ravira de ma
main ; (2 Tim.,
2, 19) : le solide fondement de Dieu
reste debout, muni de ce sceau : Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui.
Saint Thomas ne fait qu’expliquer ici ces textes.) — 8° Les prières des saints
peuvent-elles aider à la prédestination ? (Il y a deux écueils à éviter dans la
solution de cette question ; saint Thomas les indique et nous montre la vérité
catholique entre ces deux extrêmes. Le premier est celui dans lequel Jean Hus
et les prédestinatiens sont tombés, en niant la
nécessité des bonnes œuvres ; le second est l’erreur des anciens, qui croyaient
que l’on pouvait faire changer de dessein à la Divinité. Toute la difficulté
consiste à concilier l’existence de la cause première avec les causes
secondes.)
Article
1 : Les hommes sont-ils prédestinés de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que les hommes ne soient pas prédestinés de Dieu. Car, dit saint
Jean Damascène (Orth.fid.,
liv. 2, chap. 30), il faut savoir que Dieu connaît à l’avance toutes choses,
mais qu’il ne les prédétermine pas toutes. En effet il connaît à l’avance ce
qui est en nous, mais il ne prédétermine pas nos actions. Nos mérites et nos
démérites sont notre œuvre, puisque par le libre arbitre nous sommes maîtres de
nos actes. Donc ceux qui sont capables de mériter et de démériter ne sont pas
prédestinés de Dieu, et par conséquent les hommes ne sont pas prédestinés.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Jean Damascène appelle prédétermination ce qui rend
les êtres nécessaires, comme il arrive dans les choses naturelles dont les
effets sont nécessaires. Ce qui le prouve c’est qu’il ajoute que Dieu ne veut
pas ce qui est mauvais, et qu’il ne contraint pas la vertu ; d’où l’on voit
qu’il ne rejette pas la prédestination.
Objection
N°2. La providence ordonne toutes les créatures par rapport à leur fin, comme
nous l’avons dit dans la question précédente (art. 1 et 2). Or, on ne dit pas
que les autres créatures sont prédestinées de Dieu. Donc les hommes ne le sont
pas non plus.
Réponse
à l’objection N°2 : Les créatures qui ne sont pas raisonnables ne sont pas
capables d’atteindre la fin, qui est au-dessus des facultés naturelles de
l’homme. C’est pour cela qu’on ne dit pas qu’elles sont prédestinées, quoique
par abus on se serve quelquefois de ce terme, par rapport à une autre fin
quelconque (Si on s’en tenait à la rigueur du mot, prédestiner signifierait décréter ou arrêter une chose avant
qu’elle n’arrive ; par conséquent cette expression pourrait s’appliquer non
seulement aux choses naturelles, mais encore à une chose mauvaise. C’est le
sens qu’elle a dans saint Augustin (Ench., chap. 100, et Tract.
in Joan., chap. 48) et dans d’autres Pères, mais ce n’est pas l’acception
ordinaire dans laquelle on prend ce mot en théologie.).
Objection
N°3. Les anges sont capables de jouir du bonheur éternel aussi bien que les
hommes. Or, il semble qu’ils ne soient pas prédestinés, puisqu’il n’y a pas eu
en eux de misère, et que la prédestination, d’après saint Augustin (De Præd. sanct., chap. 17), n’est qu’un décret de
miséricorde. Donc les hommes ne sont pas prédestinés.
Réponse
à l’objection N°3 : Les anges sont prédestinés aussi bien que les hommes,
quoiqu’ils n’aient jamais été malheureux. En effet, le mouvement ne se spécifie
pas d’après son point de départ, mais d’après le but auquel il tend. Car peu
importe à la nature du blanc que l’être qui a revêtu cette couleur ait été
auparavant noir, pâle ou rouge. De même, à l’égard de la prédestination, il est
indifférent que l’être prédestiné à la vie éternelle soit sorti de la misère ou
qu’il n’en soit pas sorti. — On pourrait répondre aussi que le bien que Dieu
accorde à sa créature au-delà de ce qui lui est dû est un effet de sa
miséricorde, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 21, art. 3 et 4).
Objection
N°4. L’Esprit-Saint révèle aux saints les bienfaits
qu’ils ont reçus de Dieu, suivant ces mots de l’Apôtre : Nous avons reçu non l’esprit de ce monde, mais l’esprit qui est de
Dieu, pour que nous sachions ce que Dieu nous a donné (1 Cor., 2, 12). Si donc les hommes étaient prédestinés de Dieu,
puisque la prédestination est un bienfait de sa justice, elle devrait être
connue des prédestinés eux-mêmes ; ce qui n’est pas évidemment.
Réponse
à l’objection N°4 : Par un privilège spécial, quelques hommes ont su qu’ils
étaient prédestinés, mais il n’est pas convenable que Dieu le révèle à tout le
monde, parce que ceux qui ne sont pas prédestinés en concevraient du désespoir,
tandis que dans les autres il y aurait une sécurité qui les rendrait négligents
dans l’accomplissement de leur devoir.
Mais
c’est le contraire. Car saint Paul dit : Que
ceux que Dieu a prédestinés, il les a aussi appelés (Rom., 8, 30).
Conclusion
Les hommes sont prédestinés de Dieu, c’est-à-dire que la raison de l’ordre qui
porte la créature raisonnable à la vie éternelle comme à sa
fin suprême préexiste en lui.
Il
faut répondre qu’il est convenable que Dieu prédestine les hommes. Car, comme
nous l’avons vu (quest. préc., art. 4), tous les êtres sont soumis à la providence de
Dieu, et c’est à la providence qu’il appartient d’ordonner les êtres par
rapport à leur fin (art. 1 et 2). Or, il y a deux sortes de fin à laquelle Dieu
rapporte toutes les créatures. L’une dépasse les proportions et les facultés
naturelles de la créature : telle est la vie éternelle qui consiste dans la
vision de Dieu qui est au-dessus de toute nature créée, comme nous l’avons vu
(quest. 12, art. 4) ; l’autre qui est proportionnée à la nature créée et que
les êtres créés peuvent atteindre au moyen des facultés naturelles qu’ils ont
reçues. Quand un être ne peut parvenir à sa fin par ses moyens naturels, il
faut qu’il soit, pour ainsi dire, porté vers elle par un autre être. C’est
ainsi que la flèche est dirigée vers le but par celui qui la lance. Donc, à
proprement parler, la créature raisonnable, pour atteindre la vie éternelle, y
doit être portée, en quelque sorte, par le bras de Dieu. La raison de cette
espèce de mission préexiste en Dieu de la même manière que la raison de l’ordre
général qui règle tous les êtres et que nous appelons providence. Car dans
l’esprit de l’agent, l’idée de faire une chose avant de l’exécuter est comme
une préexistence de la chose qui doit être faite. C’est pourquoi nous donnons
le nom de prédestination à la raison
de ce transport ou de cette mission de la créature intelligente à la vie
éternelle qui est sa fin. Car destiner, c’est envoyer. Ainsi la prédestination
considérée au point de vue de son objet n’est qu’une partie de la providence
(La providence a un sens plus large que la prédestination. La prédestination ne
regarde que les élus, tandis que la providence surnaturelle s’étend aussi aux
réprouvés, auxquels elle prépare réellement des moyens de salut. Ainsi, la
providence surnaturelle est comme le genre ; la prédestination et la
réprobation sont comme les espèces. C’est pourquoi saint Thomas dit que la
prédestination est une partie de la providence.).
Article
2 : La prédestination est-elle dans le prédestiné quelque chose ?
Objection
N°1. Il semble que la prédestination mette quelque chose dans le prédestiné.
Car toute action implique d’elle-même passion. Si donc la prédestination est en
Dieu action, il faut qu’elle soit passion dans les prédestinés.
Réponse
à l’objection N°1 : L’action, quand elle se produit au dehors par un effet
matériel, implique d’elle-même passion, comme l’action de chauffer, de couper ;
mais il n’en est pas de même des actions qui sont immanentes dans le sujet qui
les produit, comme comprendre et vouloir, comme nous l’avons dit plus haut
(quest. 14, art. 4). Or, la prédestination est une action de ce dernier genre.
Par conséquent, elle ne met rien dans les êtres prédestinés. Mais son
exécution, en se produisant à l’extérieur, imprime en eux un certain effet.
Objection
N°2. Origène dit à l’occasion du passage de saint Paul : qui a été prédestiné (Rom.,
1, 4) : La prédestination regarde la chose qui est et la chose qui n’est pas,
mais la destination regarde la chose qui est. Et saint Augustin dit (Lib. de dono perseverantiæ chap. 14) : Qu’est-ce que la
prédestination, sinon la destination d’un être qui existe ? Donc la
prédestination a pour objet ce qui existe, et par conséquent elle met dans le
prédestiné quelque chose.
Réponse
à l’objection N°2 : Par destination on entend quelquefois la mission positive
que l’on donne à un être pour arriver à un but quelconque, et dans ce sens la
destination se rapporte nécessairement à ce qui existe. On entend aussi par
destination la résolution que l’on arrête dans son esprit. C’est dans ce sens
qu’il est dit au livre des Machabées : Eléazar… il résolut de ne rien faire
d’illicite par amour pour la vie (2 Mach., 6, 18-20). La destination peut
alors avoir pour objet ce qui n’est pas. Mais la prédestination emportant avec
elle l’idée d’antériorité, peut avoir pour objet ce qui n’est pas dans quelque
acception que l’on prenne le mot destination.
Objection
N°3. Toute préparation est quelque chose dans l’objet préparé. Or, la
prédestination est la préparation des bienfaits de Dieu, comme le dit saint
Augustin (Lib. de dono
perseverantiæ, chap. 14). Donc la prédestination
est quelque chose dans les prédestinés.
Réponse
à l’objection N°3 : Il y a deux sortes de préparation. L’une de l’objet qui la
subit, et elle existe dans l’être qui est préparé. L’autre du sujet qui se
dispose à agir, et elle existe dans l’agent. Or, la prédestination est une
préparation de ce dernier genre, dans le sens qu’on dit qu’un être intelligent
se prépare à l’action quand il a préconçu l’idée de ce qu’il doit faire. Ainsi,
Dieu a préparé de toute éternité la prédestination de ses élus, puisqu’il a eu
de toute éternité dans l’esprit l’idée de l’ordre suivant lequel il sauverait
quelques-unes de ses créatures.
Objection
N°4. Ce qui est temporaire ne doit pas entrer dans la définition de ce qui est
éternel. Or, la grâce qui est quelque chose de temporaire entre dans la
définition de la prédestination ; car on dit que la prédestination est la préparation
de la grâce pour le présent, et celle de la gloire pour l’avenir. Donc la
prédestination n’est pas quelque chose d’éternel. Elle ne peut donc pas être en
Dieu, puisque tout ce qui est en Dieu est éternel ; elle est donc dans les
prédestinés.
Réponse
à l’objection N°4 : La grâce n’entre pas dans la définition de la
prédestination comme faisant partie de son essence. Elle n’y entre que parce
que la prédestination se rapporte à la grâce, comme la cause à l’effet (Parce
que sans la grâce il n’y a pas de salut.), l’acte à l’objet. Il ne suit donc
pas de là que la prédestination soit quelque chose de temporel.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit que la prédestination est la
prescience des bienfaits de Dieu (Lib. de
dono perseverantiæ,
chap. 14). Or, la prescience n’est pas dans l’objet que l’on connaît à
l’avance, niais dans le sujet qui le connaît. Donc la prédestination n’existe
pas dans les prédestinés, mais en Dieu qui les prédestine.
Conclusion
Comme la providence, par là même qu’elle est la règle qui ordonne les choses
par rapport à leur fin, existe dans l’esprit de celui qui les ordonne et non
dans les choses qu’il a ordonnées, de même la prédestination n’existe que dans
l’esprit de Dieu, puisqu’elle n’est que l’idée de l’ordre suivant lequel il a
placé ses élus.
Il
faut répondre que la prédestination n’est rien dans l’être prédestiné,
et qu’elle n’existe que dans l’être qui prédestine. En effet, nous avons dit
que la prédestination est une partie de la providence. Or, la providence n’est
rien dans les êtres qu’elle embrasse, elle n’existe que dans l’entendement de
celui qui en est le sujet, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 22, art.
1). — Quant à l’exécution de la providence qu’on appelle le gouvernement du
monde, elle est passivement dans les êtres qui sont gouvernés, et activement
dans l’être qui gouverne. D’où il est évident, que la prédestination n’étant
que l’idée préexistante de l’ordre suivant lequel Dieu a placé ses créatures
par rapport à leur salut éternel, elle existe, quant à son exécution,
passivement dans les êtres prédestinés, et activement en Dieu qui est l’être
qui les prédestine. Cette exécution de la prédestination est appelée par saint
Paul vocation et glorification, suivant ce passage : Ceux qu’il a prédestinés il les a appelés, et ceux qu’il a appelés il
les a glorifiés (Rom., 8, 30).
Article
3 : Y a-t-il des hommes que Dieu réprouve ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne réprouve personne. Car on ne réprouve pas ceux que
l’on aime. Or, Dieu aime tous les hommes, d’après cette parole du sage (Sag., 11, 25) : Vous aimez, Seigneur, tout ce qui existe, et vous ne haïssez rien de ce
que voies avez fait. Donc Dieu ne réprouve personne.
Réponse
à l’objection N°1 : Dieu aime tous les hommes, et même toutes les créatures,
dans le sens qu’il veut du bien à tous, mais cela ne signifie pas qu’il leur
veut toute sorte de bien. Pour les créatures auxquelles il ne veut pas cette
espèce de bien qu’on appelle la vie éternelle, on dit qu’il les hait ou qu’il
les réprouve.
Objection
N°2. Si Dieu réprouve quelqu’un, il faut admettre que la réprobation est aux
réprouvés ce que la prédestination est aux prédestinés. Or, la prédestination
est la cause du salut des prédestinés. Donc la réprobation sera également la
cause de la perte des réprouvés. Cependant cette conséquence est fausse, car on
lit dans Osée : Ta perdition, Israël,
vient de toi, et c’est de moi seul que vient ton secours (13, 9). Donc Dieu
ne réprouve personne.
Réponse
à l’objection N°2 : La réprobation n’est pas cause au même titre que la
prédestination. Car la prédestination est cause de la gloire que les
prédestinés attendent dans l’autre vie, et de la grâce dont ils jouissent en
celle-ci ; tandis que la réprobation n’est pas cause de la faute qui souille le
réprouvé, elle n’est cause que de l’abandon de Dieu. Elle est néanmoins cause
du châtiment éternel que le réprouvé doit subir dans l’autre monde (Cette
espèce de réprobation, qui se rapporte au châtiment éternel, est appelée
réprobation positive, parce qu’elle a
un objet positif. Les théologiens appellent réprobation négative celle qui se rapporte purement à la négation de la gloire.
Tous les théologiens s’accordent sur un point : c’est que la réprobation
positive n’a lieu qu’en raison de la prévision des fautes ; mais ils ne sont
pas d’accord sur la réprobation négative. Nous ne croyons pas utile de résumer
ici toutes leurs controverses ; il suffit de savoir que Dieu ne prédestine
personne au mal, que ses décrets, quels qu’ils soient, laissent à chacun son
libre arbitre, et que ceux qui seront réprouvés le seront uniquement par leur
faute.). Mais la faute est l’effet du libre arbitre de celui qui est réprouvé
et abandonné par la grâce. Ainsi se vérifie cette parole du prophète : Ta perdition vient de toi, ô Israël.
Objection
N°3. Ce qu’on ne peut éviter n’est pas imputable. Or, si Dieu réprouve
quelqu’un, celui qui est réprouvé ne peut éviter sa perdition ; car il est dit
: Considérez les œuvres de Dieu, et
remarquez que personne ne peut redresser celui qu’il méprise (Ecclésiaste,
7, 14). Donc on ne doit pas imputer aux hommes leur perdition ; ce qui pourtant
est faux. Donc Dieu ne réprouve personne.
Réponse
à l’objection N°3 : La réprobation de Dieu n’ôte rien à la puissance de celui
qui est réprouvé. Ainsi, quand on dit que le réprouvé ne peut obtenir la grâce,
on ne doit pas entendre qu’il y a pour lui impossibilité absolue, mais
seulement impossibilité conditionnelle. Quand nous avons dit (quest. 19, art.
3) qu’il était nécessaire que le prédestiné fût sauvé, nous avons voulu
également parler d’une nécessité conditionnelle qui ne détruit pas le libre
arbitre. D’où l’on voit que quoique le réprouvé ne puisse obtenir la grâce, il
ne tombe cependant dans tel ou tel péché que parle fait de son libre arbitre,
et c’est pourquoi ses fautes lui sont à juste titre imputables.
Mais
c’est le contraire. Car il est écrit : J’ai
aimé Jacob, et j’ai haï Esaü (Mal.,
1, 2).
Conclusion
Puisqu’il est dans les desseins de la providence divine de permettre qu’il y
ait des hommes qui s’écartent de la vie éternelle, il entre aussi dans ses
desseins qu’il y en ait qui soient conséquemment réprouvés.
Il
faut répondre qu’il y a des hommes que Dieu réprouve. Car nous avons dit (art.
1) que la prédestination est une partie de la providence. Or, il appartient à
la providence de permettre qu’il y ait des défauts dans les choses soumises à
son empire, comme nous l’avons vu (quest. 22, art. 2). Par conséquent, puisque
la providence divine destine les hommes à la vie éternelle, il lui appartient
de permettre que quelques-uns manquent d’arriver à leur fin (Il est bien à
remarquer que Dieu se borne à laisser faire le pécheur, mais qu’il n’est cause
d’aucune manière de sa chute. Il y a donc entre la prédestination et la
réprobation cette différence, c’est que Dieu accorde aux prédestinés les grâces
dont ils ont besoin pour se sauver, et qu’il leur procure ainsi les moyens
d’arriver à la gloire ; il est par là même cause de leur triomphe. Mais il ne
contribue en rien à la chute du pécheur ; il lui donne, au contraire, des
grâces suffisantes pour qu’il évite le péché, et, comme le dit le concile de
Trente, il ne l’abandonne qu’après en avoir été abandonné : Deus suâ gratiâ semel justificantes
non deserit, nisi ah eis prius deseratur
(Conc. Trid., sess. 6,
can. 14).), et c’est ce qu’on appelle réprobation. — Ainsi donc, comme la
prédestination est une partie de la providence à l’égard de ceux que Dieu
dispose au salut éternel, de même la réprobation est une autre partie de la
providence relativement à ceux qui s’écartent de cette fin. La réprobation
n’emporte donc pas seulement avec elle l’idée de prescience, mais elle y ajoute
rationnellement quelque chose comme la providence elle-même, ainsi que nous
l’avons dit (quest. 22, art. 1). Car, comme la prédestination implique en
elle-même la volonté de donner la grâce et la gloire, de même la réprobation
implique la volonté de permettre que quelqu’un tombe dans une faute, et que
pour ce motif il encoure la damnation.
Article
4 : Les prédestinés sont-ils élus de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que les prédestinés ne soient pas élus de Dieu. Car saint Denis
dit (De div. nom., chap. 1) que comme le soleil
répand sa lumière sur tous les êtres sans les choisir, de même Dieu répand sa
bonté sur toutes les créatures. Or, la bonté divine se communiqué
principalement aux créatures en les faisant participer à la grâce et à la gloire.
Donc Dieu leur donne sa grâce et sa gloire sans qu’il y ait élection de sa
part, et c’est précisément dans ce double don que consiste la prédestination.
Réponse
à l’objection N°1 : Si l’on considère la communication de la bonté divine en
général, on peut dire qu’il la communique sans élection, puisqu’il n’y a aucun
être qui ne participe à ses dons, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 6,
art. 4). Mais si on considère la communication de tel ou tel bien en
particulier, il ne l’accorde pas sans élection, parce qu’il donne à certains
êtres des biens qu’il n’accorde pas à d’autres. Ainsi il y a élection dans le
don qu’il fait de la grâce et de la gloire.
Objection
N°2. L’élection se rapporte à ce qui existe. Or, la prédestination, par là même
qu’elle est éternelle, se rapporte aussi à ce qui n’existe pas. Donc il y a des
êtres prédestinés sans être élus.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand la volonté de celui qui fait l’élection est mue par
le bien qui préexiste dans l’objet qu’elle choisit, l’élection ne peut porter
que sur des choses qui existent. C’est ce qui arrive dans l’élection que nous
faisons. Mais en Dieu la volonté n’est pas mue par le même motif, comme nous
venons de l’expliquer. C’est ce qui fait dire à saint Augustin : Dieu choisit
ceux qui n’existent pas, et cependant il ne se trompe pas en les choisissant.
Objection
N°3. L’élection suppose un certain discernement, une certaine séparation. Or, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés,
comme le dit saint Paul (1 Tim., 2, 4). Donc la prédestination qui prédispose les
hommes par rapport à leur salut, existe sans l’élection.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme on l’a vu (quest. 19, art. 6), Dieu veut à la vérité
sauver tous les nommes, mais il le veut d’une volonté antécédente, c’est-à-dire
d’une volonté relative, et non d’une volonté conséquente, c’est-à-dire d’une
volonté simple et absolue.
Mais
c’est le contraire. Car saint Paul dit : Il
nous a élus avant la création du monde (Eph., 1, 4).
Conclusion
Tous les prédestinés ont été élus et aimés de Dieu, puisque la prédestination
est [une conséquence de l’élection, et l’élection une conséquence de la
dilection.
Il
faut répondre que la prédestination présuppose rationnellement l’élection, et
l’élection présuppose la dilection ou l’amour. Car la prédestination est une
partie de la providence, et celle-ci, comme la prudence, est une raison qui
existe dans l’entendement, et qui règle, comme nous l’avons dit (quest. 22,
art. 2), le rapport des êtres à leur fin. Or, on ne peut coordonner une chose
pour une fin, si l’on ne veut préalablement cette fin. Donc la prédestination
de certains hommes au salut éternel présuppose rationnellement en Dieu la
volonté de les sauver, et cette volonté implique élection et amour (Ainsi, la
prédestination repose uniquement sur l’amour de Dieu, et par conséquent il ne
peut pas se faire qu’elle ne soit pas purement gratuite.). Elle implique amour,
puisque par cette volonté Dieu veut aux prédestinés le bien qui constitue le
bonheur éternel. Car aimer, comme nous l’avons dit (quest. 20, art. 2), c’est
vouloir du bien à quelqu’un. Elle implique élection, puisqu’il veut ce bien aux
uns de préférence aux autres qui sont réprouvés. Mais l’élection et l’amour ne
sont pas en nous ce qu’ils sont en Dieu. Car, en aimant, notre volonté ne
produit pas le bien qui est dans l’objet aimé, c’est au contraire le bien qui
existe préalablement dans les choses qui nous portent à les aimer. C’est
pourquoi nous choisissons celui que nous aimons, et l’élection précède en nous
l’amour. Mais en Dieu c’est le contraire. Car la volonté par laquelle il veut
du bien à l’être qu’il aime est cause de ce bien lui-même, et fait que l’être
aimé le possède de préférence aux autres créatures. D’où il arrive que l’amour
présuppose rationnellement l’élection, et l’élection la prédestination. C’est
pourquoi on peut dire que tous les prédestinés sont élus et aimés (Leur
prédestination est par là même gratuite comme leur élection, et l’on comprend
parfaitement cette parole de saint Paul : que
la grâce n’est point donnée par les œuvres (Rom., 2, 6), et que par conséquent elle ne nous est point donnée
selon nos mérites, comme le voulaient les pélagiens.).
Article
5 : La prescience des mérites est-elle cause de la prédestination ?
Objection
N°1. Il semble que la prescience des mérites soit cause de la prédestination.
Car saint Paul dit : Ceux qu’il a connus
par sa prescience, il les a prédestinés (Rom., 8, 30). Saint Ambroise, à propos de ce passage de saint Paul
: Je ferai miséricorde à qui je fais
miséricorde (Rom., 9, 15), fait
dire au Seigneur : Je ferai miséricorde à celui que je sais à l’avance devoir
revenir à moi de tout son cœur. Donc il semble que la prescience des mérites
soit cause de la prédestination.
Réponse
à l’objection N°1 : La prescience que Dieu a de l’usage qu’on fera de la grâce
n’est pas le motif qui le porte à la conférer ; ou du moins ce motif n’en est
que la cause finale, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. La prédestination étant un dessein de miséricorde, comme le dit saint
Augustin, implique nécessairement la volonté de Dieu, qui ne peut être
déraisonnable. Or, on ne peut assigner à la prédestination aucun autre motif
raisonnable que la prescience des mérites. Donc la prescience des mérites est
la cause ou le motif de la prédestination.
Réponse
à l’objection N°2 : La prédestination, quant à son effet en général, a pour
cause la bonté de Dieu elle-même ; mais en particulier un de ses effets est
cause d’un autre, comme nous l’avons expliqué (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Il n’y a pas d’iniquité en Dieu, dit saint Paul (Rom., 9, 14). Or, il semble injuste de faire à des êtres égaux des
dons différents. Or, tous les hommes sont égaux par nature et également
souillés par le péché originel. Mais ils sont inégaux quand on regarde aux
mérites et aux démérites de leurs propres actions. Donc Dieu ne peut les
traiter inégalement, en prédestinant les uns et en réprouvant les autres, que
par suite de la prescience de leurs divers mérites.
Réponse
à l’objection N°3 : La bonté divine suffit pour nous rendre compte de la
prédestination des uns et de la réprobation des autres. Car on dit que Dieu a
tout fait par sa bonté afin qu’elle soit reproduite dans tout ce qui existe.
Car il est nécessaire que cet attribut de Dieu, qui est un et simple en
lui-même, soit représenté de beaucoup de manières dans les créatures parce que
ce qui est créé ne peut s’élever à la simplicité divine. De là pour compléter
l’univers il a fallu multiplier les divers degrés de l’être, et placer
certaines créatures au rang le plus élevé et d’autres au rang le plus
inférieur. Pour conserver dans le monde cette infinie variété de formes et
d’existences, Dieu a permis qu’il y eût des choses mauvaises afin de fournir à
un grand nombre de choses excellentes l’occasion de se produire, comme nous
l’avons déjà dit (quest. 22, art. 2). Or, en considérant le genre humain tout
entier comme une sorte d’univers, Dieu a voulu que parmi les hommes il y en eût
de prédestinés pour représenter sa bonté qui éclate alors par la miséricorde de
son pardon, et il y en eût de réprouvés pour manifester sa justice par le
châtiment qu’il leur inflige (Pour approfondir cette question, on peut voir
dans Bossuet les raisons pour lesquelles, d’après saint Augustin, Dieu permet
le péché. (Défense de la tradition,
liv. 10, chap. 1).). Voilà le motif pour lequel il élit les uns et réprouve les
autres. Saint Paul donne cette raison quand il dit que Dieu, voulant montrer sa colère et faire reconnaître sa puissance, a
souffert, c’est-à-dire permis, dans
sa patience extrême qu’il y eût des vases de colère préparés pour la perdition,
afin de faire paraître avec plus d’éclat les richesses de sa gloire sur les
vases de miséricorde qu’il a préparés pour la glorification (Rom., 9, 22-23). Et ailleurs il dit
encore, que dans une grande maison il y a
non seulement des vases d’or et d’argent, mais encore des vases de bois et
d’argile ; et que les uns sont pour des usages honnêtes, les autres pour des
usages honteux (2 Tim.,
2, 20). Mais si l’on se demande pourquoi il a élu les uns pour la gloire et
réprouvé les autres, il n’y a pas d’autre motif à donner que sa volonté. C’est
ce qui fait dire à saint Augustin : Ne cherchez pas à savoir, si vous ne voulez
vous tromper, pourquoi il attire à lui celui-ci et pourquoi il n’attire pas
celui-là. Car, dans l’ordre naturel, la matière première étant uniforme en
elle-même, on peut dire qu’une partie de cette matière a pris sous la main de
Dieu la forme du feu, une autre la forme de la terre, pour qu’il y ait variété,
diversité dans l’univers. Mais si l’on cherche pourquoi cette partie de matière
a cette forme et celle-là une autre, on ne peut qu’alléguer la simple volonté
de Dieu, comme on ne peut attribuer qu’à la volonté de l’ouvrier que cette pierre
soit dans telle partie du mur, et celle-là dans telle autre, quoique les règles
de l’art exigent qu’il y ait des pierres ici et qu’il y en ait là. Il n’y a pas
lieu toutefois d’accuser Dieu d’injustice de ce qu’il distribue inégalement ses
dons à des êtres qui sont égaux. En effet la justice serait blessée si l’effet
de la prédestination était dû à la créature, et qu’il ne fût pas un don
gratuit. Car ce qu’on donne par grâce, on peut le donner à qui on veut en plus
ou en moins ; pourvu qu’on ne prenne à personne ce qui lui est dû, il n’y a pas
d’injustice. C’est ce que dit le père de famille dans l’Evangile : Prenez ce qui est à vous et allez ; ne
m’est-il pas permis de faire ce que je veux (Matth.,
20, 15) ?
Mais
c’est le contraire. Car saint Paul dit : Ce
n’est pas d’après les œuvres de justice que nous avons faites, mais par sa
miséricorde que Dieu nous a sauvés (Tite,
3, 5). Or, comme Dieu nous a sauvés, ainsi il nous a prédestinés au salut. Donc
la prescience des mérites n’est ni la cause ni le motif de la prédestination.
Conclusion
La prédestination étant éternelle n’a point de cause quand on la considère dans
l’acte de celui qui prédestine ; elle n’a de cause que quand on la considère
dans ses effets. Alors rien n’empêche qu’un des effets de la prédestination ne
soit cause d’un autre ; ainsi le mérite est cause de la récompense, la grâce
cause de la gloire. Mais l’effet total de la prédestination n’a pas d’autre
cause que la bonté divine.
Il
faut répondre que la prédestination impliquant en elle-même la volonté divine,
nous devons en rechercher la raison comme on recherche la raison de la volonté
de Dieu. Or, nous avons dit (quest. 19, art. 5) qu’on ne peut point assigner de
cause à la volonté de Dieu, relativement à l’acte de la volonté elle-même, mais
qu’on pouvait lui en assigner par rapport aux objets qu’elle veut. C’est ainsi
que Dieu veut qu’une chose existe à cause d’une autre. C’est pourquoi il n’y a
jamais eu quelqu’un d’assez insensé pour dire que les mérites sont cause de la
prédestination divine, relativement à l’acte de celui qui prédestine. Mais ce
qui fait l’objet de la question présente, c’est de savoir si la prédestination
considérée dans son effet a une cause, c’est-à-dire qu’on se demande : Dieu
a-t-il préordonné qu’il appliquerait les effets de la
prédestination à quelque créature à cause de ses mérites ? — Il y en a qui ont
dit que l’effet de la prédestination était préordonné
en faveur des élus, en vue de mérites préexistant dans une autre vie. Tel fut
le sentiment d’Origène (Ce sentiment d’Origène était un emprunt fait aux
doctrines platoniciennes.), qui supposait que les âmes humaines avaient été
créées dès le commencement, et qu’elles avaient reçu en ce monde, où elles sont
unies aux corps, divers états qui étaient le résultat de la diversité de leurs
œuvres antérieures. Mais saint Paul rejette positivement cette opinion, en
disant : Avant qu’ils fussent nés et
qu’ils eussent bien ou mal agi, non à cause de leurs œuvres, mais à cause de
l’appel de Dieu, il fut dit à la mère : l’aîné sera assujetti au plus jeune ;
selon qu’il est écrit : J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü (Rom., 10, 11-13). — D’autres ont pensé
que les mérites préexistants dans cette vie même étaient la raison et la cause
de l’effet de la prédestination. Tels sont les pélagiens (On sait que saint
Augustin a spécialement combattu ces hérétiques.), qui supposaient que le
commencement de nos bonnes œuvres vient de nous, et que leur consommation vient
de Dieu. D’après ce principe il arrive que l’effet de la prédestination est
appliqué à l’un et non pas à l’autre, parce que l’un a commencé à bien faire en
se préparant, tandis que l’autre ne s’est pas préparé. Mais saint Paul s’élève
contre cette erreur, car il dit : Nous ne
sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée comme de
nous-mêmes ; mais c’est Dieu qui nous en rend capables (2 Cor., 3, 5). Or, en nous il n’y a rien
d’antérieur à la pensée. Donc on ne peut pas dire qu’il y ait en nous un
commencement de bien qui soit la cause de l’effet de la prédestination. —
D’autres ont dit que les mérites qui suivent l’effet de la prédestination sont
eux-mêmes la raison ou le motif de la prédestination (Cette erreur fut celle
des semi-pélagiens, qui disaient que la grâce n’était
pas nécessaire pour croire, mais qu’elle était nécessaire pour agir.). C’est
comme si l’on disait que Dieu donne la grâce à un être et qu’il a décrété à
l’avance qu’il la lui donnerait, parce qu’il a eu la prescience du bon usage
qu’il en ferait. Ainsi un général donne un cheval à un soldat qu’il sait devoir
bien s’en servir. Mais ces théologiens nous semblent avoir distingué entre ce
qui est de la grâce et ce qui est du libre arbitre, comme si le même effet ne
pouvait pas venir également de cette double cause. Car
il est évident que ce qui est de la grâce est l’effet de la prédestination, et
qu’il ne peut en rendre raison puisqu’il est compris dans la prédestination
même. Si du côté de la créature quelque chose pouvait rendre raison de la
prédestination, cette chose devrait être en dehors de l’effet de la
prédestination elle-même. Or, l’usage que nous faisons de notre libre arbitre
n’est point en dehors de la prédestination. Car les effets du libre arbitre et
ceux de la prédestination ne sont pas plus distincts les uns des autres, que les
effets de la cause seconde et de la cause première, puisque la providence
produit ses effets par l’intermédiaire des causes secondes (quest. 19, art. 5).
Donc ce que le libre arbitre opère par la grâce, et ce que la grâce opère avec
le libre arbitre, sont également un effet de la prédestination. — Après avoir
réfuté tous ces sentiments, il faut dire que nous pouvons considérer l’effet de
la prédestination de deux manières. 1° En particulier, et rien n’empêche alors
de considérer un effet de la prédestination comme la cause et la raison d’un
autre effet. Ainsi le dernier effet sera cause du premier considéré comme cause
finale, et le premier sera cause du dernier considéré comme cause méritoire.
C’est dans ce sens que nous disons que Dieu a décrété à l’avance qu’il
donnerait à quelqu’un la gloire d’après ses mérites, et qu’il lui accorderait
sa grâce pour qu’il méritât la gloire. 2° On peut considérer l’effet de la
prédestination en général. Dans ce cas, il est impossible que l’effet total de
la prédestination en général ait sa cause dans ce qui vient de nous. Car tout
ce qui dans l’homme a rapport au salut est compris totalement dans l’effet de la
prédestination, même la préparation à la grâce. Car cette préparation résulte
elle-même du secours de Dieu, selon cesparoles :
Convertissez-nous, Seigneur, et nous serons convertis (Lam., 5, 21). La prédestination ainsi considérée a pour cause la
volonté divine à laquelle son effet total se rapporte comme à sa fin et de
laquelle il procède comme de son premier principe et de son premier moteur (Ce
que saint Thomas enseigne ici est de foi. Bossuet éclaircit ainsi cette
question : La prescience qu’il faut reconnaître dans la prédestination est une
prescience par laquelle Dieu prévoit ce qu’il doit faire. Ce n’est donc pas une
prescience de ce que l’homme doit faire, mais de ce que Dieu doit faire dans
l’homme ; non que Dieu ne prévoie aussi ce que l’homme doit faire, mais c’est
que ce qu’il doit faire est une suite de ce que Dieu fait en lui, et qu’il voit
le consentement futur de l’homme dans la puissance de la grâce qu’il lui
prépare. (Défense de la tradition,
liv. 12, chap. 14).).
Article
6 : La prédestination est-elle certaine ?
Objection
N°1. Il semble que la prédestination ne soit pas certaine. Car à l’occasion de
ces paroles de l’Apocalypse : Conservez
ce que vous avez, de peur qu’un autre ne reçoive votre couronne (3, 11),
saint Augustin dit qu’un autre ne doit pas recevoir la couronne si celui qui
l’a ne vient à la perdre. On peut donc perdre et gagner la couronne qui est
l’effet de la prédestination. Donc la prédestination n’est pas certaine.
Réponse
à l’objection N°1 : La couronne peut être considérée de deux manières : 1°
comme l’effet de la prédestination, et dans ce sens personne ne la perd ; 2°
comme la récompense des mérites acquis par la grâce. Car ce que nous méritons
est pour ainsi dire à nous, et dans ce sens nous pouvons perdre notre couronne
par suite d’un péché mortel. Or, un autre reçoit alors la couronne que nous
venons de perdre, parce que Dieu le substitue par sa grâce à celui qui est
tombé. Car Dieu ne permet pas qu’il y en ait qui tombent sans qu’aussitôt il en
relève d’autres, d’après les paroles de Job : Il en brisera une multitude innombrable, et il en établira d’autres à
leur place (34, 24). C’est ainsi qu’il a substitué les hommes à la place
des anges déchus, les gentils à la place des juifs. Celui qu’il substitue à
l’état de grâce reçoit aussi la couronne de celui qui tombe, dans le sens qu’il
se réjouira dans la vie éternelle du bien qu’un autre a fait, parce que là
chacun se réjouira des bonnes œuvres des autres aussi bien que des siennes.
Objection
N°2. Il est possible qu’un prédestiné, tel que Pierre, pèche et qu’il soit tué
immédiatement. Or, dans cette hypothèse il arriverait que l’effet de la
prédestination serait manqué. Donc cela n’est pas impossible, et par conséquent
la prédestination n’est pas certaine.
Réponse
à l’objection N°2 : Bien qu’il soit possible en soi que celui qui est
prédestiné meure dans le péché mortel, cependant la chose est impossible dans
l’hypothèse dont il s’agit, c’est-à-dire supposé qu’il soit prédestiné. Il ne
suit donc pas de là que la prédestination puisse manquer son effet.
Objection
N°3. Dieu peut tout ce qu’il a pu. Or, il a pu ne pas prédestiner celui qu’il a
prédestiné. Donc il le peut encore, et par conséquent la prédestination n’est
pas certaine.
Réponse
à l’objection N°3 : La prédestination comprenant en elle-même la volonté
divine, il faut raisonner de l’une et de l’autre de la même manière. Or, quand
Dieu veut produire une créature il est nécessaire qu’elle existe, puisque sa
volonté est immuable, mais cette nécessité est hypothétique et non absolue. De
même il faut reconnaître que la prédestination est certaine, et on ne peut pas
dire qu’il puisse ne pas prédestiner celui qu’il a prédestiné, en entendant
cette proposition dans le sens composé, quoique absolument parlant il puisse
prédestiner ou ne pas prédestiner. Mais cela ne détruit pas la certitude de la
prédestination (Saint Augustin, après avoir exposé ce même dogme, en tire des
réflexions consolantes, parce que, dit-il, l’homme qui sait mettre parfaitement
sa confiance en Dieu est à l’abri de toute inquiétude, et parce qu’il vaut
beaucoup mieux se fier à la fermeté de la promesse de Dieu qu’à la faiblesse de
sa propre volonté. (Voy. Lib. de Præd. II,
chap. 11, n° 21).).
Mais
c’est le contraire. Car la glose sur ces paroles de saint Paul (Rom., 8, 30) : Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, dit que la
prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, et
que ceux qui sont délivrés par elle le sont très certainement.
Conclusion
La prédestination n’est pas certaine de telle sorte qu’elle détruise la liberté
des prédestinés ; mais comme beaucoup de choses arrivent contingemment
sans troubler la stabilité et l’infaillibilité de l’ordre établi par la
providence, de même l’ordre de la prédestination est certain, bien qu’en raison
du libre arbitre son effet soit contingent.
Il
faut répondre que la prédestination produit certainement et infailliblement son
effet, mais qu’elle n’implique pas nécessité, c’est-à-dire que son effet n’est
pas nécessaire. Nous avons dit (art. 1), en effet, que la prédestination est
une partie de la providence. Or, tout ce qui est du domaine de la providence
n’est pas nécessaire. Il y a des effets contingents qui proviennent de causes
prochaines que la providence a disposées pour les produire contingentiellement.
Cependant, comme nous l’avons reconnu (quest. 22, art. 4), l’ordre de la
providence n’en est pas moins infaillible (Cette question revient à la
certitude de la prescience.). Donc l’ordre de la prédestination est également
certain, quoiqu’il ne détruise pas le libre arbitre qui est la cause prochaine
d’où l’effet de la prédestination provient contingentiellement.
— Pour se rendre compte de cette difficulté il faut se reportera ce que nous
avons dit (quest. 14, art. 13 ; quest. 19, art. 4) sur la science et sur la
volonté divine, lorsque nous avons voulu montrer que toutes certaines et tout
infaillibles qu’elles sont, elles n’ôtent point aux choses leur contingence (Ainsi,
les solutions qui conviennent à l’ordre naturel sont aussi applicables à
l’ordre surnaturel.).
Article
7 : Le nombre des prédestinés est-il certain ?
Objection
N°1. Il semble que le nombre des prédestinés ne soit pas certain. Car un nombre
qui peut être augmenté n’est pas certain. Or, il semble qu’on puisse ajouter au
nombre des prédestinés, d’après ces paroles du Deutéronome : Que le Seigneur notre Dieu ajoute à ce
nombre plusieurs milliers (1, 11). La glose dit que le nombre auquel on
devait ajouter était le nombre arrêté par Dieu qui connaît ceux qui sont à lui.
Donc le nombre des prédestinés n’est pas certain.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage du Deutéronome se rapporte à ceux que Dieu a
marqués à l’avance pour exercer sa justice présente. Le nombre de ceux-là peut
augmenter et diminuer, mais il n’en est pas de même du nombre des prédestinés.
Objection
N°2. On ne pourrait pas donner de raison pour que Dieu en préordonnant
les hommes au salut se fût arrêté à un nombre plutôt qu’à un autre. Or, Dieu ne
fait rien sans raison. Donc le nombre de ceux qui doivent être sauvés d’après
l’ordre antérieurement établi de Dieu n’est pas certain.
Réponse
à l’objection N°2 : Le motif qui règle l’étendue ou la quantité d’une partie
quelconque se prend du rapport qui existe de cette partie au tout. Ainsi en
Dieu il y a la raison pour laquelle il a fait tant d’étoiles, produit tant
d’espèces de choses, prédestiné tant d’hommes, et cette raison est prise du
rapport qui existe entre chacune de ces parties et le tout à la perfection
duquel elles contribuent.
Objection
N°3. L’œuvre de Dieu est plus parfaite que l’œuvre de la nature. Or, dans les œuvres
de la nature le bien se trouve dans le plus grand nombre des êtres, les défauts
et le mal ne sont que dans quelques-uns. Si le nombre
de ceux qui doivent être sauvés était établi de Dieu il y aurait donc plus de
damnés que de sauvés, ce qui est opposé à ces paroles de saint Matthieu (7, 13)
: Elle est large et spacieuse la voie qui
mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par elle. Elle est
étroite la porte et elle est resserrée la voie qui mène à la vie, et il y en a
peu qui la trouvent. Donc le nombre de ceux qui doivent être sauvés n’a pas
été préalablement établi de Dieu.
Réponse
à l’objection N°3 : Le bien qui se rapporte à l’état commun de la nature se
trouve à la vérité dans le plus grand nombre des êtres et il n’y en a que
quelques-uns qui en soient privés. Mais il n’en est pas de même du bien qui est
au-dessus des forces ordinaires de la nature ; il n’existe que dans le moins
grand nombre, et la plupart ne le possèdent pas. Ainsi le plus grand nombre des
hommes ont la science suffisante pour se conduire, il y en a moins qui en
soient dépourvus et qui méritent le nom de fous et d’insensés, mais il y en a
fort peu qui parviennent à avoir une science profonde des choses intelligibles.
Donc la béatitude éternelle qui consiste dans la vision de Dieu étant au-dessus
de la nature, surtout depuis qu’elle a été privée de la grâce par la corruption
du péché originel, il y en a très peu qui seront sauvés. Et la miséricorde de
Dieu éclate surtout en ce qu’il appelle quelques hommes au salut dont la
plupart s’écartent selon le cours commun et l’inclination générale de leur
nature.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
de corrept. et grat., chap. 13) : Le nombre des
prédestinés est certain ; il ne peut être ni augmenté, ni diminué.
Conclusion
Pour Dieu, mais pour lui seul le nombre des prédestines est certain, non seulement
formellement, mais matériellement, non seulement comme connu, mais comme choisi
et préalablement défini et arrêté ; mais le nombre des réprouvés n’est pas
certain de la même manière.
Il
faut répondre que le nombre des prédestinés est certain. Mais il y en a qui ont
dit qu’il l’était formellement, mais non matériellement, c’est-à-dire qu’il
était certain qu’il y aurait cent, mille ou tout autre nombre d’hommes sauvés,
mais qu’il n’était pas certain que ce seraient ceux-ci ou ceux-là (Cette erreur
est la même que ceux qui prétendent que Dieu connaît les genres et les espèces,
mais qu’il ne connaît pas les individus.). Cette opinion détruit la certitude
de la prédestination que nous venons d’établir (art. préc).
Il faut donc dire que pour Dieu le nombre des prédestinés est certain, non seulement
formellement, mais matériellement. Il faut observer, en outre, que ce nombre
est certain pour Dieu, non seulement sous le rapport de la connaissance,
c’est-à-dire parce qu’il sait combien il doit y avoir d’élus, car il connaît de
cette manière le nombre des gouttes d’eau qui tombent du ciel et que le nombre
des grains de sable qui sont dans la mer, mais encore en raison du choix et de
la détermination qu’il en a faits. — Pour s’en convaincre il faut savoir que
tout agent tend à produire quelque chose de fini, comme nous l’avons dit
(quest. 7, art. 2 et 3). Or, quiconque tend à donner à l’effet qu’il produit
une mesure déterminée, imagine un nombre sous lequel doivent être comprises
toutes les parties essentielles nécessaires à la perfection du tout. Car pour
les parties secondaires il ne s’arrête pas à un nombre déterminé, il les
multiplie autant que le demandent les parties essentielles et nécessaires à son
œuvre. Ainsi l’architecte pense à déterminer la mesure de la maison qu’il veut
construire, le nombre des chambres qu’il y veut faire, les dimensions qu’auront
les murailles ou la toiture ; mais quant au nombre de pierres qu’il faudra il
ne le détermine point, il dit seulement d’en employer autant qu’il est
nécessaire pour construire des murs de la dimension qu’il a fixée. C’est ainsi
qu’il faut considérer Dieu par rapport à l’universalité de la création qui est
son ouvrage. Il a déterminé à l’avance quelle serait la mesure totale de
l’univers, le nombre de ses parties essentielles, c’est-à-dire le nombre des
parties qui doivent en quelque sorte perpétuellement durer, et il a par
conséquent fixé combien il y aurait de sphères, combien d’étoiles, combien
d’éléments, combien d’espèces de choses. Quant aux individus sujets à la
corruption, ils ne contribuent pas essentiellement au bien de l’univers, ils ne
s’y rapportent que secondairement dans le sens que c’est en eux que le bien de
l’espèce se conserve. Par conséquent, quoique Dieu sache le nombre de tous les
individus, cependant on ne peut pas dire que le nombre des bœufs, des
moucherons ou de tout autre animal ait été à l’avance établi de Dieu. Seulement
sa providence produit autant de ces animaux qu’il en faut pour la conservation
de leurs espèces. Or, entre toutes les créatures, celles qui sont raisonnables
tendent plus directement au bien de l’univers, puisqu’en tant que raisonnables
elles sont incorruptibles, et parmi les créatures raisonnables celles qui y
tendent le plus ce sont surtout celles qui doivent jouir de la béatitude et qui
touchent plus immédiatement à leur fin suprême. D’où l’on doit conclure que
pour Dieu le nombre des prédestinés est certain, non seulement à cause de la
connaissance qu’il en a, mais encore parce qu’il l’a lui-même à l’avance
déterminé. — Il n’en est pas de même du nombre des réprouvés (Parce qu’il ne
les a pas prédestinés à la damnation. Car, comme le dit saint Augustin, Dieu
n’a pas fait les ténèbres, il a dit : Que
la lumière soit faite ; mais on ne lit pas qu’il ait dit que les ténèbres
soient faites. Quoiqu’il n’ait pas fait les ténèbres, il a fait deux choses en
elles : il les a divisées d’avec la lumière, puis il les a mises en leur rang :
Divisit tenebras et ordinavit eas ; c’est ce
qu’il fait à l’égard des pécheurs (Défense
de la tradition, liv. 11, chap. 12).) qui
paraissent avoir été préordonnés de Dieu pour le bien
des élus, suivant cette parole de l’Apôtre, qui dit que tout contribue au bien
des élus (Rom., 8, 28). — Quant au
nombre des prédestinés, les uns disent qu’il y aura autant d’hommes sauvés
qu’il y a eu d’anges tombés ; d’autres ont dit au contraire qu’il y en aurait
autant que d’anges restés fidèles ; d’autres enfin ont pensé que le nombre des
hommes sauvés serait égal à celui des anges tombés, augmenté du nombre des
anges que Dieu a primitivement créés. Mais il est mieux de dire avec l’Eglise
qu’il n’y a que Dieu qui sache le nombre des élus qu’il doit appeler à la
félicité suprême (Quoiqu’on ait beaucoup reproché à lai scolastique de s’être
occupée de questions oiseuses et inutiles, on voit que saint Thomas connaît les
limites véritables de la science, et qu’il ne cherche pas à les franchir.) (Collecta pro vivis
et def.).
Article
8 : Les prières des saints peuvent-elles servir à la prédestination ?
Objection
N°1. Il semble que les prières des saints ne puissent servir de rien à la
prédestination. Car ce qui est éternel ne peut être empêché par ce qui est
temporel, et par suite ce qui est temporel ne peut servir à ce qui est éternel.
Or, la prédestination est éternelle, et les prières des saints étant
temporelles, elles ne peuvent aider à la prédestination de quelqu’un. Donc les
prières des saints ne servent pas à la prédestination.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement prouve que les prières des saints sont
inutiles pour l’acte de la prédestination même.
Objection
N°2. Comme on n’a besoin de conseil qu’autant qu’on manque de connaissance, de
même on n’a besoin de secours qu’autant qu’on manque de force. Or, Dieu qui
prédestine ne manque ni de connaissance, ni de force. C’est pourquoi saint Paul
dit : Qui a aidé l’esprit du Seigneur ? ou quel a été son conseiller ? (Rom., 11, 34) Donc les prières des saints n’aident pas à la
prédestination.
Réponse
à l’objection N°2 : On peut aider quelqu’un de deux manières. 1° En lui donnant
une force qu’il n’a pas. C’est ainsi qu’on aide ceux qui sont faibles. Dieu ne
peut être aidé de cette manière, et c’est pourquoi saint Paul dit : Qui vient en aide à l’esprit du Seigneur ? 2°
En exécutant ses ordres. C’est ainsi que le ministre aide le maître. C’est de
cette manière que nous aidons Dieu en exécutant ses ordres, d’après cette autre
parole du même apôtre : Nous sommes les
aides de Dieu (1 Cor., 3, 9).
Dieu accepte ce secours non par impuissance ou par faiblesse, mais parce qu’il
se sert des causes secondes dans l’intérêt de la perfection de l’univers et
pour élever ses créatures à la dignité de cause.
Objection
N°3. Ce qui peut être aidé peut être empêché et réciproquement. Or, la
prédestination ne peut être empêchée par rien. Donc elle ne peut pas non plus
être aidée.
Réponse
à l’objection N°3 : Les causes secondes ne peuvent sortir du domaine de la
cause première et universelle, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 6), et
elles ne font qu’exécuter ses ordres. C’est pourquoi les créatures peuvent
aider à l’effet de la prédestination, mais elles ne peuvent pas l’empêcher.
Mais
c’est le contraire. Car la Genèse nous apprend qu’Isaac pria Dieu pour Rebecca
et qu’elle devint mère. Elle eut pour fils Jacob qui fut prédestiné. Or, cette
prédestination ne se serait pas accomplie si Jacob n’était pas né. Donc la
prédestination est aidée par les prières des saints.
Conclusion
La prédestination considérée dans son principe ou dans son acte ne peut être
aidée d’aucune manière, mais considérée dans son effet elle peut être aidée par
les prières des saints et par beaucoup d’autres bonnes œuvres.
Il
faut répondre qu’à l’égard de cette question on est tombé dans plusieurs
erreurs. Quelques auteurs, ne faisant attention qu’à la certitude de la
prédestination, ont dit que les prières étaient vaines ainsi que toutes les
bonnes œuvres qu’on pouvait faire en vue du salut éternel, parce que, qu’on les
fasse ou qu’on ne les fasse pas, les prédestinés y arriveront toujours, mais
les réprouvés jamais. Cette opinion a contre-elle tous les préceptes des
saintes Ecritures qui nous font un devoir de prier et de faire d’autres bonnes œuvres.
— D’autres ont dit que les prières pouvaient changer la prédestination divine.
Ce fut, dit-on, le sentiment des Egyptiens, qui prétendaient par des sacrifices
et des prières empêcher l’exécution des décrets de Dieu et changer ainsi ce
qu’ils appelaient le destin. Mais l’Ecriture est encore en opposition avec ce
sentiment. Car il est dit au livre des Rois : Celui qui triomphera en Israël ne pardonnera point et ne se laissera
pas fléchir par le repentir (1 Rois,
15, 29). Saint Paul dit aussi que les
dons et la vocation de Dieu sont sans repentir (Rom., 11, 29). — Pour nous, nous distinguons dans la prédestination
deux choses, l’acte même de la prédestination et son effet. Quant à l’acte
lui-même, les prières des saints ne peuvent être d’aucun secours. Car elles ne
peuvent faire que quelqu’un soit prédestiné de Dieu. Quant à l’effet, les
prières des saints et toutes les autres bonnes œuvres peuvent contribuer à le
produire. Car la providence, dont la prédestination est une partie, n’empêche
pas l’action des causes secondes. Mais elle dispose les effets de telle sorte
que l’ordre des causes secondes soit assujetti à son empire. Ainsi donc, comme
dans l’ordre naturel la providence comprend dans son domaine les effets
naturels et les causes qui doivent les produire, de même l’ordre de la
prédestination embrasse tout ce qui contribue au salut de l’homme, ses propres
prières, celles des autres, toutes les autres bonnes œuvres, en un mot, tout ce
qui est essentiel à l’homme pour faire son salut. C’est pourquoi les
prédestinés doivent s’exercer à la prière et aux bonnes œuvres, parce que ce
sont les moyens par lesquels l’effet de la prédestination doit s’accomplir
certainement. C’est ce qui fait dire à l’apôtre saint Pierre : Mes frères, efforcez-vous de plus en plus
d’affermir votre vocation et votre élection par les bonnes œuvres (2 Pierre, 1, 10).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.