Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 24 : Du
livre de vie
Nous
avons maintenant à parler du livre de vie. A ce sujet trois questions se
présentent : 1° Qu’est-ce que le livre de vie ? (Il est fait mention du livre
de vie dans l’Apocalypse (3, 5 ; 12, 8, et 21, 27). Saint Augustin en parle
dans son livre (De Corrup.
et Grat., chap. 9), et il l’appelle : Memoriale Patris, in quo filii
Dei inconcussâ stabilitate conscripti sunt ; ce qui
revient à la définition qu’en donne saint Thomas.) — 2° A quelle vie ce livre
se rapporte ? (Dans toute l’Ecriture, le livre de vie se rapporte à la gloire,
il est dit (Héb., 10, 7) : selon qu’il est écrit de moi dans le rouleau du livre, parce que le
Christ est le chef de tous les prédestinés et de tous les élus. Daniel parle de
la vie de la gloire quand il dit (12, 1) : En
ce temps-là, quiconque, parmi ton peuple, sera trouvé écrit dans le livre, sera
sauvé. Tous les passages de l’Apocalypse que nous avons indiqués se
rapportent à la gloire. (Luc, 10, 20) : réjouissez-vous
de ce que vos noms sont écrits dans les cieux, etc.) — 3° Quelqu’un peut-il
être effacé du livre de vie ? (Les théologiens qui confondent le livre de vie
avec la prédestination répondent à cette question négativement, parce qu’elle
revient à la certitude et à l’immortalité de la prescience et de la
prédestination. Mais saint Thomas donne au livre de vie plus d’extension. Il y
comprend non seulement les prédestinés mais encore les justes qui ne sont
justes que pendant un temps, parce qu’il leur manque le don de persévérance.
Dans son sentiment, il rend mieux compte des passages de l’Ecriture qui
paraissent opposés à l’opinion contraire.)
Article
1 : Le livre de vie est-il la même chose que la prédestination ?
Objection
N°1. Il semble que le livre de vie ne soit pas la même chose que la
prédestination. Car, d’après la glose sur ces paroles : Tout cela est le livre de vie (Ecclésiastique,
24, 32), le livre de vie c’est l’Ancien et le Nouveau Testament. Or, ce n’est
pas là la prédestination. Donc le livre de vie n’est pas la même chose que la
prédestination.
Réponse
à l’objection N°1 : On peut entendre le livre de vie de deux manières. 1° On
appelle livre de vie, le livre où
sont inscrits ceux qui sont élus pour la vie éternelle, et c’est dans ce sens
que nous l’entendons ici. 2° On appelle encore livre de vie le livre qui renferme ce qui mène à la vie éternelle,
soit qu’il s’agisse des choses que l’on doit faire, et alors c’est l’Ancien et
le Nouveau Testament, soit qu’il s’agisse des choses que l’on a faites, et
c’est alors cette force divine qui remet à chacun en mémoire ses actions. C’est
ainsi qu’on peut appeler livre de guerre,
celui qui renferme les noms des soldats, ou celui qui contient les notions de
l’art militaire, ou enfin celui qui rapporte les exploits des guerriers.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (De civ. Dei,
liv. 20, chap. 14) que le livre de vie est une certaine force divine qui
rappelle à la mémoire de chacun ses bonnes et ses mauvaises actions. Or, cette
force divine ne semble pas appartenir à la prédestination, mais plutôt à la
puissance. Donc le livre de vie n’est pas la même chose que la prédestination.
Réponse
à l’objection N°2 : La réponse précédente rend la réponse à cette objection
évidente.
Objection
N°3. La réprobation est le contraire de la prédestination. Donc si le livre de
vie était la prédestination, il y aurait aussi un livre de mort.
Réponse
à l’objection N°3 : On n’a pas l’habitude d’inscrire ceux qu’on rejette, mais
seulement ceux que l’on choisit. C’est pourquoi il n’y a pas pour les réprouvés
un livre de mort, comme il y a pour les prédestinés un livre de vie. — Enfin il
faut dire que le livre de vie diffère rationnellement de la prédestination (Il
en diffère rationnellement, puisqu’il en est une conséquence. Ce livre de vie
n’est, en dernière analyse, qu’une connaissance spéculative, qui revient à la science de vision.). Car il implique la
connaissance de la prédestination même, comme on le voit d’après le passage
cité de la glose.
Mais
c’est le contraire. La glose dit à l’occasion de ces paroles du Psalmiste : qu’ils soient effacés du livre des vivants
(Ps. 68), que ce livre est la
connaissance de Dieu par laquelle il a prédestiné à la vie ceux qu’il a connus
à l’avance.
Conclusion
On appelle par métaphore livre de vie la connaissance expresse et solidement
arrêtée que Dieu possède des prédestinés.
Il
faut répondre qu’on dit qu’il y a en Dieu un livre de vie, selon une métaphore
empruntée à ce qui se passe dans les choses humaines. Car nous avons l’habitude
lorsque nous nommons quelqu’un à un emploi, d’inscrire son nom sur un livre ;
c’est ce qu’on fait, par exemple, pour les soldats, ou pour les conseillers qui
portaient autrefois dans le sénat de Rome le titre de Pères conscripts. Or, d’après tout ce que
nous avons dit (quest. préc., art. 4), les prédestinés sont élus de Dieu pour posséder
la vie éternelle. C’est donc leur inscription qu’on appelle Livre de vie. Car par métaphore on dit
qu’une chose est écrite dans l’esprit quand elle est fortement fixée dans la
mémoire. C’est ainsi qu’il est dit (Prov.,
3, 3) : N’oubliez pas ma loi et que votre
cœur garde vies préceptes, et peu après : Ecrivez-les sur les tables de votre cœur. Car on écrit sur des
livres matériels pour soulager la mémoire. On a donc appelé livre de vie, la connaissance d’après
laquelle Dieu conserve invariablement le souvenir de ceux qu’il a prédestinés.
Et comme ce qu’il y a d’écrit dans un livre est pour nous l’indication des
choses que nous devons faire, de même cette connaissance est pour Dieu le signe
de ceux qui doivent arriver à la vie éternelle, d’après cette parole de saint
Paul : Le solide fondement de Dieu
subsiste, ayant pour signe et sceau cette parole : le Seigneur connaît ceux qui
sont à lui (2 Tim.,
2, 19).
Article
2 : Le livre de vie ne se rapporte-t-il qu’à la vie glorieuse des prédestinés ?
Objection
N°1. Il semble que le livre de vie n’ait pas seulement rapport à la vie
glorieuse des prédestinés. Car le livre de vie est la connaissance de la vie.
Or, c’est par sa vie que Dieu connaît toute autre vie. Donc le livre de vie se
rapporte principalement à la vie de Dieu et ne se rapporte pas qu’à celle des
prédestinés.
Réponse
à l’objection N°1 : La vie de Dieu même considérée au point de vue de la vie de
la gloire lui est naturelle ; par conséquent il n’y a pas élection par rapport
à lui, et il n’y a pas de livre de vie. Car nous ne disons pas qu’un homme est
élu pour avoir des sens ou toute autre faculté essentielle à sa nature.
Objection
N°2. Comme la vie de la gloire vient de Dieu, de même la vie de la nature. Si
donc la connaissance de la vie de la gloire s’appelle livre de vie, on devrait
aussi donner le même nom à la connaissance de la vie de la nature.
Réponse
à l’objection N°2 : La solution est ainsi évidente. Car à l’égard de la vie
naturelle il n’y a pas élection, et il ne peut y avoir par là même un livre de
vie.
Objection
N°3. Il y en a qui sont élus pour la grâce et qui ne le sont pas pour la
gloire. C’est ce qui est évident d’après ces paroles de saint Jean : Ne vous ai-je pas choisi tous les douze, et
un de vous n’est-il pas un démon ? (Jean, 6, 71). Or, le livre de vie est
le livre sur lequel sont inscrits ceux que Dieu a choisis, d’après ce que nous
avons dit (art. préc). Donc il a aussi rapport à la
vie de la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : La vie de la grâce n’est pas la fin des l’homme, mais un
moyen d’y parvenir. C’est pourquoi on ne dit pas que l’on est élu pour la vie
de la grâce, ou si l’on se sert de cette expression ce n’est qu’autant que la
vie de la grâce se rapporte à la vie de la gloire. C’est pour ce motif que ceux
qui ont la grâce, mais qui n’arrivent pas à la gloire, ne sont pas élus
absolument, mais relativement (secundum quid). De
même on ne dit pas absolument qu’ils sont inscrits au livre de vie, mais on le
dit relativement dans le sens que, suivant les pensées et les desseins de Dieu,
ils se rapportent à la vie de la gloire en raison de ce qu’ils participent à la
vie de la grâce.
Mais
c’est le contraire. Car le livre de vie est la connaissance de la
prédestination, comme nous l’avons dit (art. préc).
Or, la prédestination ne se rapporte à la vie de la grâce qu’autant que
celle-ci conduit à la gloire. Car les prédestinés ne sont pas ceux qui ont la grâce,
mais ceux qui arrivent à la gloire. Donc le livre de vie ne se rapporte qu’à la
vie glorieuse.
Conclusion
Le livre de vie ne se rapporte, à proprement parler, qu’à la vie de la gloire,
puisqu’il n’y a que ceux qui sont élus de Dieu qui y soient
inscrits.
Il
faut répondre que le livre de vie, comme nous l’avons dit (art. préc.), n’est que la liste ou la notice des élus. Mais
l’élection suppose toujours l’élévation à un état supérieur à la nature, et le
terme de l’élection est toujours la fin dernière du
sujet élu. Car on n’élit et on n’inscrit pas un soldat pour qu’il soit armé,
mais pour qu’il combatte. Telle est en effet la fin directe de l’état
militaire. Or, la fin qui est au-dessus de notre nature est la vie de la
gloire, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Donc le livre de vie se
rapporte, à proprement parler, à cette vie.
Article
3 : Quelqu’un peut-il être effacé du livre de vie ?
Objection
N°1. Il semble que l’on ne puisse être effacé du livre de vie. Car saint
Augustin dit (De civit.
Dei, liv. 20, chap. 13) que le livre de vie c’est la prescience de Dieu qui
ne peut être trompée. Or, on ne peut rien soustraire à la prescience de Dieu ni
à la prédestination. Donc on ne peut rien effacer du livre de vie.
Réponse
à l’objection N°1 : La suppression faite au livre de vie ne regarde pas la
prescience de Dieu comme s’il y avait en lui quelque changement, elle ne se
rapporte qu’aux choses qu’il connaît à l’avance et qui sont muables.
Objection
N°2. Tout ce qui est dans un être y est selon le mode d’existence que cet être
a lui-même. Or, le livre de vie est quelque chose d’éternel et d’immuable. Donc
tout ce qui y est écrit n’y est pas pour un temps, mais pour toujours et d’une
manière ineffaçable.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique les choses soient en Dieu d’une manière immuable,
elles sont cependant muables en elles-mêmes. C’est pourquoi on peut être effacé
du livre de vie.
Objection
N°3. Effacer c’est le contraire d’écrire. Or, on ne peut être inscrit à nouveau
(A nouveau, de novo, porte le texte.)
dans le livre de vie. Donc on ne peut pas non plus en être effacé.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme on peut être effacé du livre de vie on peut aussi y
être inscrit à nouveau, soit qu’on donne à cette expression le sens vulgaire,
soit qu’on l’applique à ceux qui commencent à vivre de la vie de la grâce et à
être par là même en rapport avec la vie éternelle. La connaissance de Dieu
embrasse toutes ces variations quoiqu’elles n’aient rien de nouveau pour elle.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans les Psaumes : Qu’ils soient effacés du livre des vivants (Ps. 68, 29).
Conclusion
Le livre de vie renfermant les noms de ceux qui sont en rapport avec la vie
éternelle par la prédestination et la grâce présente, il faut affirmer qu’il y en
a qui sont effacés de ce livre, non seulement suivant notre manière de penser,
mais en réalité.
Il
faut répondre que suivant le sentiment de quelques-uns on ne peut être en
réalité effacé du livre de vie (On voit, d’après l’explication que nous avons donnée,
que la discussion porte beaucoup plus sur les mots que sur le fond des choses.),
mais qu’on peut l’être d’après notre manière de penser. Car l’Ecriture a
coutume de dire une chose faite quand elle nous paraît telle. Ainsi elle dit
inscrits au livre de vie tous les hommes qu’on regarde comme tels d’après la
justice qu’on voit actuellement briller en eux. Mais aussitôt qu’on voit dans
ce siècle ou dans l’autre que ces hommes se sont écartés de la droite voie on
dit qu’ils sont effacés du livre de vie où ils étaient inscrits. Et c’est ainsi
que la glose explique et développe ces paroles du Psalmiste : qu’ils soient effacés du livre des vivants.
— Mais comme on place parmi les récompenses des justes de n’être pas effacé du
livre de vie, d’après ces paroles de l’Apocalypse : Celui qui sera victorieux sera vêtu de blanc et je n’effacerai point
son nom du livre de vie (Apoc., 3, 5), et qu’on ne promet pas aux saints des
récompenses imaginaires, mais réelles, on peut dire qu’être effacé du livre de
vie ne se rapporte pas seulement à la manière dont nous entendons les choses
ici-bas, mais qu’il faut prendre ces paroles dans un sens direct et réel. Car
le livre de vie renferme les noms de ceux qui sont en rapport avec la vie
éternelle. Or, on peut être de deux manières : 1° par la prédestination qui ne
manque jamais son effet ; 2° par la grâce. Car celui qui a la grâce est par là
même digne de la vie éternelle. Mais cette dernière manière n’obtient pas
toujours son effet, puisque ceux que la grâce rend maintenant dignes de la vie
éternelle peuvent en être privés par un seul péché mortel. — D’après cette
distinction nous pouvons dire que ceux qui sont ordonnés par la prédestination
divine pour la vie éternelle, sont inscrits irrévocablement au livre de vie, parce qu’ils y sont portés
pour obtenir certainement ce bonheur, et leurs noms ne peuvent jamais en être
effacés. Mais ceux qui y sont ordonnés non par la prédestination, mais par la
grâce, ne sont pas inscrits irrévocablement au livre de vie ; ils ne le sont que
d’une certaine manière parce qu’ils n’y ont pas été portés pour obtenir la vie
éternelle elle-même, mais pour en jouir seulement dans sa cause, c’est-à-dire
dans la grâce. Ces derniers peuvent être effacés du livre de vie. Ce n’est pas
que ce fait atteigne la connaissance de Dieu, de façon que l’on puisse dire que
ce que Dieu savait avant il ne le sait plus après. Car cette radiation ne se
rapporte qu’à la chose sue, c’est-à-dire que Dieu sait que telle créature était
d’abord bien disposée pour la vie éternelle et qu’ensuite elle ne l’a plus été
par suite de la perte qu’elle a faite de la grâce.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.