Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Traité de la Trinité

 

          Après avoir traité les questions qui se rapportent à l’unité de l’essence de Dieu, il nous reste maintenant à parler de celles qui regardent la trinité des personnes divines. Et puisqu’elles se distinguent entre elles par les relations d’origine, l’ordre scientifique exige que nous nous occupions 1° de l’origine et de la procession des personnes ; 2° des relations d’origine ; 3° des personnes elles-mêmes.

 

 

 

Question 27 : De la procession des personnes divines

 

          A l’égard de la procession des personnes divines cinq questions se présentent : 1° Y a-t-il procession en Dieu ? (Saint Thomas établit dans cet article le sens que l’Eglise attache à ces mots : je procède de Dieu (Jean, 8, 42), je suis sorti du Père (Id., 16, 28), et il pose les principes d’après lesquels il combat tous ceux qui ont erré sur le dogme de la sainte Trinité.) — 2° Y a-t-il une procession qu’on puisse appeler génération ? (L’Ecriture dit en plusieurs endroits que le Fils a été engendré : saint Paul lui applique ces paroles du Psalmiste (Ps. 2, 7) : je vous ai engendré aujourd’hui, et ailleurs (Ps. 109, 3) : Je vous ai engendré de mon sein avant l’aurore. Les quatre grands conciles œcuméniques de Nicée, de Constantinople, d’Ephèse et de Chalcédoine ont défini que le Verbe avait été engendré.) — 3° Outre la génération, y a-t-il en Dieu une autre procession ? (Saint Jean parle de la procession de l’Esprit-Saint comme de celle du Fils. (Jean, 15, 16) : le Saint-Esprit procède du Père (?) (Id., 14, 16) : il vous donnera un autre Paraclet.) — 4° Cette seconde procession pourrait-elle être appelée génération ? (Le symbole de saint Athanase dit de l’Esprit-Saint : Spiritus sanctus à Patre et Filio non factus, nec natus, nec genitus, sed procedens. Le concile de Tolède, tenu contre les priscillianistes, s’exprime ainsi : Est ergò ingenitus Pater, genitus Filius, non genitus Paracletus, sed à Patre Filioque procedens. Ce qui établit une différence entre la procession de l’Esprit-Saint et celle du Verbe.) — 5° En Dieu y a-t-il plus de deux processions ? (Si l’on admettait en Dieu plus de deux processions, et qu’on en reconnût trois, par exemple il y aurait une quaternité au lieu d’une trinité de personnes, et l’on tomberait dans l’erreur de l’abbé Joachim, qui a été exposée et condamnée par le pape Innocent III au concile de Latran (De sum. Trin. et fid. cath.).)

 

Article 1 : Y a-t-il procession en Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’en Dieu il ne puisse y avoir aucune procession. Car le mot procession signifie un mouvement au dehors (ad extrà), et il n’y a en Dieu rien de mobile, ni d’extérieur. Donc il n’y a pas procession.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette objection suppose que la procession est un mouvement local ou qu’elle est déterminée par une action qui a pour terme un objet extérieur. Cette procession est celle des créatures, mais nous venons de dire qu’on ne devait pas entendre ainsi la procession des personnes divines.

 

          Objection N°2. Tout être qui procède diffère de l’être dont il procède. Or, en Dieu il n’y a pas de diversité possible, puisqu’il est la souveraine simplicité. Donc il n’y a en Dieu aucune procession.

          Réponse à l’objection N°2 : L’être qui procède suivant la procession ad extrà doit être différent de celui dont il procède. Mais il n’en est pas de même quand la procession a lieu ad intrà. Dans ce cas plus la procession est parfaite et plus l’union est étroite entre l’être qui procède et celui dont il procède. En effet, il est évident que la conception est d’autant plus intimement unie à l’être qui comprend que celui-ci saisit mieux ce qui en fait l’objet. Car plus l’intelligence est en acte et plus elle est une avec l’objet compris. C’est pourquoi l’intelligence étant élevée en Dieu à sa plus haute perfection (quest. 14, art. 2), il faut que le Verbe de Dieu soit parfaitement un avec celui dont il procède et qu’il n’y ait point entre eux de diversité.

 

          Objection N°3. Procéder d’un autre semble contraire à la nature du premier principe. Or, Dieu est le premier principe, comme nous l’avons prouvé (quest. 2, art. 3). Donc il n’est pas possible qu’il y ait procession en lui.

          Réponse à l’objection N°3 : Procéder de quelqu’un ad extrà, et différer de celui dont on procède, est contraire à la nature du premier principe ; mais procéder ad intrà sans qu’il y ait diversité et division, d’une manière purement intellectuelle, est une chose qu’implique la nature du premier principe. Car quand nous disons que celui qui bâtit une maison est le principe de son édifice, nous comprenons qu’il a en lui-même la conception de son art, et nous disons que cette conception en est le premier principe, si l’architecte était lui-même un premier principe. Or, Dieu, qui est le premier principe des choses, est aux créatures ce que l’artisan est à son ouvrage, c’est-à-dire qu’il est par son entendement ou par son Verbe le principe de toutes choses.

 

          Mais c’est le contraire. Car le Seigneur dit lui-même : Je procède de Dieu (Jean, 8, 42).

 

          Conclusion Dieu étant au-dessus de tout par sa nature intellectuelle, il n’y a pas en lui d’autre procession que celle qui découle de l’acte même de son intelligence et qui est immanente en lui.

          Il faut répondre que les saintes Ecritures en parlant de Dieu se servent d’expressions qui indiquent qu’il y a en lui procession. Cette procession a été entendue de différentes manières par ceux qui se sont occupés de cette question. Les uns ont entendu cette procession de la même manière que la procession de l’effet produit par la cause (Arius détruisait l’unité des personnes, et faisait du Fils et du Saint-Esprit autant.de substances séparées.). C’est ainsi qu’Arius l’a entendu quand il a dit que le Fils procède du Père, comme sa première créature, et que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, comme la créature de l’un et de l’autre ; ce qui est contraire à ces paroles de saint Jean : Afin que nous vivions en son vrai Fils, lequel est vrai Dieu (1 Jean, 5, 20), et ce qui est aussi opposé à ces paroles de saint Paul : Ne savez-vous pas que vos membres sont le temple du Saint-Esprit ? (1 Cor., 6, 19) Car il n’appartient qu’à Dieu d’avoir un temple. — D’autres ont voulu que le mot procession n’exprimât que le rapport de la cause à l’effet, en tant que la cause imprime à l’effet qu’elle produit son mouvement et sa ressemblance. C’est ainsi que l’entendait Sabellius (L’erreur de Sabellius était directement opposée à celle d’Arius : il niait la trinité des personnes, et ne voyait dans les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit qu’une désignation d’actions différentes faites par la même personne. En allant au fond de la question, saint Thomas montre que ces sentiments, tout contraires qu’ils sont, reposent cependant sur la même erreur.), quand il disait que Dieu le Père s’était appelé Fils en prenant naissance dans le sein d’une vierge, et que c’était le même qui prenait le nom de Saint-Esprit lorsqu’il sanctifie les créatures raisonnables et qu’il leur donne la vie. Mais Notre-Seigneur nous fournit lui-même le moyen de combattre cette erreur quand il dit : Le Fils ne peut rien faire de lui-même (Jean, 5, 19), et qu’il montre par une foule d’autres paroles que le Père n’est pas le même que le Fils. — Maintenant si on examine attentivement ces deux sentiments, on verra que leurs auteurs n’entendent par procession qu’un mouvement dont l’effet est extérieur (ad extrà). Ils ne reconnaissent par conséquent ni l’un ni l’autre qu’il y a procession en Dieu. Mais toute procession étant déterminée par une action, il s’ensuit que quand l’action a pour terme un objet extérieur il y a procession ad extrà, tandis que quand l’action est immanente dans le sujet qui la produit, il y a procession ad intrà (Nous conservons ces mots ad extrà, ad intrà, parce qu’ils sont absolument consacrés, il serait d’ailleurs difficile de leur trouver des équivalents bien exacts.). C’est ce qui est surtout évident pour l’intellect dont l’action est immanente dans le sujet qui comprend. En effet dans tout être intelligent, par là même qu’il comprend, il y a une procession qui est le concept de la chose comprise, qui procède de sa connaissance. La parole exprime ce concept, et on appelle parole du cœur ce que l’organe de la voix exprime (Pour rendre ici la pensée plus claire, on peut distinguer, avec les philosophes anciens, l’intellect passif et l’intellect actif ; l’intellect passif reçoit les espèces ou images, qui se détachent des objets, et qu’on appelle species impressæ, parce qu’elles s’impriment en quelque sorte en lui ; l’intellect actif se sert de ces espèces pour reproduire formellement leur objet, et alors l’image qu’il en forme prend le nom de species expressa ; c’est-à-dire qu’il produit l’expression qui doit rendre l’idée, et c’est cette expression que saint Thomas appelle le verbe du cœur, que le verbe de la bouche ou la parole ne fait que traduire.). — Mais Dieu étant au-dessus de tout, ce qui se passe en lui ne doit pas être compris de la même manière que ce qui se passe dans les corps qui sont ses plus humbles créatures. Il faut par la pensée s’élever aux substances intellectuelles, et encore ne voir en celles-ci qu’un pâle reflet, une image imparfaite de la Divinité. Ainsi il ne faut pas comparer la procession des personnes divines à la procession des créatures corporelles qui sont soumises aux lois du mouvement et à l’ordre qui règle le rapport des causes naturelles avec leur effet extérieur, comme la chaleur se communique d’un corps chaud à un corps échauffé. Mais pour s’en faire une idée il faut la comparer à l’émanation des idées qui s’échappent par la parole de l’esprit de celui qui parle, tout en restant en lui (Bossuet s’est littéralement servi de la même comparaison, et c’est aussi l’analogie qui satisfait le plus Leibnitz (Voyez ses remarques sur le livre d’un antitrinitaire anglais).). C’est ainsi que la foi catholique reconnaît qu’il y a procession en Dieu.

 

Article 2 : Y a-t-il en Dieu une procession qu’on puisse appeler génération ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas en Dieu de procession qu’on puisse appeler génération. Car la génération est un changement opposé à la corruption ; elle va du non-être à l’être, tandis que la corruption va de l’être au non-être ; et la matière est le sujet de l’une et de l’autre. Or, en Dieu il ne peut y avoir rien de semblable. Donc il ne peut y avoir en lui génération.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette objection ne tombe que sur la première espèce de génération, celle qui regarde l’être en tant qu’il passe de la puissance à l’acte. Nous avons dit que cette sorte de génération n’existait pas en Dieu.

 

          Objection N°2. En Dieu il y a procession d’une manière intellectuelle, comme nous venons de le prouver (art. préc). Or, nous ne donnons pas en nous à cette procession le nom de génération. Donc on ne doit pas non plus l’appeler ainsi en Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : En nous le comprendre n’est pas la substance même de l’entendement. Par conséquent, le Verbe que produit en nous l’action de l’intelligence n’est pas de même nature que le sujet dont il procède. C’est pour ce motif que le mot de génération ne lui convient pas dans son sens propre et dans toute l’étendue de son acception. Mais en Dieu le comprendre est la substance même de son entendement, comme nous l’avons prouvé (quest. 14, art. 4). En conséquence, le Verbe qui en procède est de même nature et il est substantiel comme le principe qui le produit. C’est pourquoi on dit, à proprement parler, qu’il est engendré, et on lui donne le nom de Fils. De là, pour exprimer la procession de la sagesse divine, l’Ecriture se sert des mots conception et enfantement. Ainsi il est dit de la divine sagesse dans les Proverbes : Les abîmes n’existaient pas encore, et j’étais déjà conçue ; j’étais enfantée avant les collines (8, 24). Nous employons aussi le mot conception pour exprimer la ressemblance qu’il y a entre notre parole et la chose comprise, bien qu’il n’y ait pas identité de nature entre l’idée et son expression.

 

          Objection N°3. Tout ce qui est engendré reçoit l’être de celui qui l’engendre. Donc tout ce qui est engendré n’a qu’un être qu’il a reçu d’un autre. Un être reçu ou communiqué ne subsiste pas par lui-même. Et puisque l’être de Dieu est un être qui subsiste par lui-même, comme nous l’avons prouvé (quest. 7, art. 1), il s’ensuit qu’il n’y a pas d’être engendré qui soit un être divin. Donc il n’y a pas génération en Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Il n’est pas nécessaire que ce qui vient d’un autre être soit reçu dans un sujet quelconque. Autrement on ne pourrait pas dire que la substance entière de la créature vient de Dieu, puisqu’il n’y a pas de sujet pour la recevoir dans sa totalité. Ainsi en Dieu celui qui est engendré reçoit l’être de celui qui l’engendre, mais il ne le reçoit pas comme dans un sujet ou dans une matière quelconque ; ce qui répugnerait à la nature de l’être divin qui doit subsister par lui-même. Seulement on dit qu’il le reçoit, parce que l’être divin qu’il possède procède d’un autre, bien qu’il n’en diffère pas essentiellement. Car la perfection de Dieu comprend le Verbe qui procède de l’intelligence et le principe du Verbe, comme elle comprend absolument tous les attributs divins, ainsi que nous l’avons démontré (quest. 4, art. 2 ; quest. 14, art. 4) (Sur la génération du Verbe saint Thomas se livre à de magnifiques développements (Summ. contra Gentiles, liv. 4, chap. 11).).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans les Psaumes : Je vous ai engendré aujourd’hui (Ps., 2, 7).

 

          Conclusion La procession du Verbe dans les personnes divines est une génération, non dans le sens général, mais dans le sens propre ; cette génération est l’origine d’un être vivant qui procède d’un être vivant avec lequel il est uni par la similitude parfaite de la même nature.

          Il faut répondre que la procession du Verbe dans les personnes divines prend le nom de génération. Mais il est à remarquer que ce mot peut être pris en deux sens. 1° On appelle génération en général tout ce qui est susceptible d’être engendré et de se corrompre. La génération dans ce sens n’est que le changement ou le passage du non-être à l’être. 2° Dans un sens propre on applique ce mot aux êtres vivants. Dans ce cas la génération exprime l’origine d’un être vivant qui sort d’un principe vivant avec lequel il est uni ; c’est à proprement parler la naissance. Toutefois, il ne faut pas croire que tout ce qui naît soit engendré ; on ne donne cette qualification qu’aux êtres qui ont de la ressemblance avec leur principe. Ainsi la barbe et les cheveux ne sont pas engendrés, parce qu’ils n’ont aucune ressemblance avec le principe qui leur donne naissance. Les vers qui se forment de la substance des animaux, n’ont pas non plus les caractères de la génération et de la filiation quoiqu’il y ait entre eux et l’animal qui les a produits ressemblance de genre. Il faut, pour qu’il y ait réellement génération, que l’être qui procède ait tous les caractères de ressemblance qui constituent la nature de l’espèce d’où il sort. C’est ainsi que l’homme procède de l’homme et le cheval du cheval. — Dans les êtres vivants qui passent de la puissance à l’acte, du non-être à l’être, comme les hommes et les animaux, on trouve ces deux sortes de génération. Mais s’il y a un être vivant dont la vie ne soit pas soumise ainsi au passage de la puissance à l’acte, la procession (s’il y en a une pour un tel être) exclut entièrement la première espèce de génération, mais elle peut avoir tous les caractères de la seconde qui est propre aux êtres vivants. — C’est dans ce dernier sens que la procession du Verbe est appelée génération. Car il procède de l’action intellectuelle de Dieu, qui est son opération vivante, il procède, comme nous l’avons dit (art. préc), d’un principe avec lequel il est uni et il en procède par ressemblance. Car la conception intellectuelle est l’image de la chose comprise, et elle existe dans la même nature, parce qu’en Dieu l’être et le comprendre sont une seule et même chose (Dans un traité spécial, saint Thomas s’est appliqué à faire ressortir les différences qu’il y a entre le Verbe divin et le Verbe humain. Il en reconnaît trois : la première c’est qu’en nous le Verbe est une puissance avant d’être un acte, tandis qu’en Dieu le Verbe est toujours en acte ; la seconde, c’est que le Verbe est en nous imparfait, puisque nous ne pouvons, uno verbo, exprimer toutes nos pensées, et qu’il nous faut pour cela une multitude de paroles, tandis que le Verbe divin embrasse tout ce qui est en Dieu par un seul et même acte ; la troisième c’est que notre Verbe n’est pas de même nature que nous, tandis que le Verbe est de même nature que Dieu, puisque l’être et le comprendre sont en Dieu une même chose. De là il tire trois conséquences, c’est que le Verbe divin est coéternel à son Père, puisqu’il est toujours en acte ; c’est qu’il lui est égal, puisqu’il est parfait ; c’est qu’il lui est consubstantiel, puisqu’il subsiste dans sa nature (Voyez opusc. 11, edit Venet.).), comme nous l’avons prouvé (quest. 3, art. 4 ; quest. 14, art. 4). C’est pourquoi la procession du Verbe est appelée en Dieu génération, et le Verbe lui-même qui procède a reçu le nom de Fils.

 

Article 3 : Y a-t-il dans les personnes divines une autre procession que la génération du Verbe ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans les personnes divines une autre procession que la génération du Verbe. Car si on admet une seconde procession, il n’y aura pas de raison pour n’en pas admettre une troisième, et ainsi de suite indéfiniment ; ce qui répugne. Il faut donc n’en reconnaître qu’une seule.

          Réponse à l’objection N°1 : Il n’est pas nécessaire d’admettre des processions à l’infini. Car dans un être spirituel il n’y a plus d’autre procession ad intrà que celle qui vient de la volonté.

 

          Objection N°2. Tous les êtres n’ont qu’une seule manière de communiquer leur nature ; et il en est ainsi parce que les opérations sont unes et diverses, selon leurs termes. Or, la procession dans les personnes divines n’est que la communication de la nature de Dieu même. Donc, par là même que la nature divine est une, comme nous l’avons prouvé (quest. 11, art. 3), il faut qu’il n’y ait en Dieu qu’une seule procession.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 3 et 4), tout ce qui est en Dieu est Dieu. Ce qui n’a pas lieu dans les autres êtres. C’est pourquoi la nature divine est communiquée par toute procession ad intrà ; ce qui n’arrive pas à une autre nature.

 

          Objection N°3. S’il y avait en Dieu une autre procession que celle du Verbe qui procède de l’intelligence, ce serait la procession de l’amour qui procéderait de la volonté. Mais cette procession ne peut pas être différente de la procession qui vient de l’intelligence, puisque en Dieu la volonté n’est pas autre chose que l’intellect, comme nous l’avons prouvé plus haut (quest. 19, art. 1). Donc en Dieu il n’y a pas d’autre procession que la procession du Verbe.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique en Dieu la volonté ne soit pas autre chose que l’intellect, cependant il est dans la nature de la volonté et de l’intellect que leurs processions qui sont déterminées par l’action de l’une et de l’autre soient distinctes, et qu’il y ait entre elles un certain ordre ; car la procession de l’amour n’existe qu’autant qu’elle se rapporte à la procession du Verbe, puisque la volonté ne peut aimer que l’objet dont la conception est dans l’Esprit (On voit déjà par là que le Saint-Esprit procède nécessairement du Fils comme du Père.). Ainsi, comme il y a rapport du Verbe à son principe, bien qu’en Dieu l’intellect et la conception de l’intellect soient une même substance, de même, quoiqu’on Dieu la volonté et l’intellect soient une même chose, il est dans la nature de l’amour qu’il procède de la conception de l’intellect, et c’est ce qui fait qu’il y a entre la procession de l’amour et la procession du Verbe une distinction de rapport ou de relation (Saint Augustin a spécialement développé ce système (De Trin., liv. 6, chap. 12, et liv. 15, chap. 17) ; mais la plupart des Pères s’étaient aussi appliqués avant lui à démontrer que le Fils procède de l’intelligence et le Saint-Esprit de la volonté. Tatien, Athénagore, saint Irénée, saint Cyrille, Tertullien, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Athanase sont formels à ce sujet. Tous les théologiens ont adopté ce sentiment, parce qu’il permet d’expliquer de la manière la plus facile pourquoi on donne le nom de Verbe à la seconde personne et non à la troisième ; pourquoi la procession du Fils est appelée génération plutôt que celle de l’Esprit-Saint ; pourquoi la procession du Fils a la priorité sur celle de l’Esprit-Saint ; pourquoi le Saint-Esprit procède du Fils ; pourquoi il n’y a que deux processions ; pourquoi elles existent ad intrà, etc., etc.).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit en saint Jean (Jean, 15, 16) que le Saint-Esprit procède du Père, et ailleurs : que l’Esprit-Saint est autre que le Fils. Je prierai mon Père, et il vous enverra un autre consolateur (14, 16). Donc en Dieu il y a une autre procession que celle du Verbe.

 

          Conclusion Outre la procession du Verbe qui se rapporte à l’action de l’entendement, il y a une autre procession qui se rapporte à l’action de la volonté.

          Il faut répondre qu’en Dieu il y a deux processions, celle du Verbe et une autre. Pour s’en convaincre il faut observer qu’en Dieu la procession n’est pas déterminée par un acte qui se produit au dehors, mais par un acte qui est immanent dans l’agent lui-même. Or, dans un être spirituel il n’y a d’action immanente que celle de l’intelligence et celle de la volonté. La procession du Verbe résultant de l’action de l’intelligence, il y a en nous une autre procession qui résulte de l’action de la volonté ; c’est la procession de l’amour qui fait que l’objet aimé est dans celui qui l’aime, comme par la conception la chose comprise est dans l’esprit de celui qui la comprend. Il faut donc, outre la procession du Verbe, admettre en Dieu une autre procession qui est la procession de l’amour.

 

Article 4 : La procession de l’amour en Dieu est-elle une génération ?

 

          Objection N°1. Il semble que la procession de l’amour soit en Dieu une génération. Car parmi les êtres vivants tout ce qui procède et qui ressemble par sa nature au principe dont il procède, on dit qu’il est né, engendré. Or, ce qui procède dans les personnes divines par manière d’amour, procède selon la ressemblance de la nature divine ; autrement il lui serait étranger et il en procéderait ad extrà. Donc en Dieu la procession de l’amour est une génération, une naissance.

          Réponse à l’objection N°1 : Tout ce qui est en Dieu est un avec sa nature. Ce n’est donc pas de l’unité de la nature qu’il faut prendre la raison propre qui distingue une procession d’une autre. Mais il faut prendre cette raison du rapport que les processions ont entre elles. Or, ce rapport se conçoit d’après la nature de la volonté et de l’intellect. C’est pourquoi, comme ces deux processions ont chacune leur raison d’être, il est nécessaire qu’on leur donne à chacune un nom qui exprime leur nature propre. C’est pourquoi ce qui procède par manière d’amour et ce qui reçoit ainsi la nature divine, n’est pas appelé ou engendré.

 

          Objection N°2. Comme la ressemblance est dans la nature du Verbe, elle est aussi dans la nature de l’amour. C’est pourquoi il est dit que tout animal aime son semblable (Ecclésiastique, 13, 19). Si l’on dit que le Verbe est engendré, qu’il est né, parce qu’il y a en lui ressemblance, on doit donc dire la même chose de l’amour qui procède.

          Réponse à l’objection N°2 : La ressemblance se rapporte au Verbe et à l’amour, mais d’une manière différente. Car elle se rapporte au Verbe dans le sens qu’il est lui-même la ressemblance de la chose comprise, comme l’être engendré est l’image de celui qui l’engendre. Et elle se rapporte à l’amour, non parce que l’amour est lui-même la ressemblance de l’objet aimé, mais parce qu’il a pour principe cette ressemblance. Il ne suit pas de là que l’amour soit engendré, mais qu’il a pour principe celui qui est engendré (Par conséquent, l’Eglise romaine a eu raison contre les Grecs, en mettant dans son Symbole : A Patre Filioque procedit.).

 

          Objection N°3. Ce qui n’existe pas dans l’espèce d’une manière quelconque, n’existe pas non plus dans le genre. S’il y a une procession d’amour en Dieu, il faut donc qu’indépendamment de ce nom général elle ait un nom spécial. Or, il n’y a pas d’autre nom à employer que celui de génération. Donc il semble que la procession de l’amour soit en Dieu une génération.

          Réponse à l’objection N°3 : Nous ne pouvons donner de nom à Dieu que d’après les créatures, comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 1). Et comme les créatures ne communiquent leur nature que par la génération, la procession en Dieu n’a pas d’autre nom propre ou spécial que celui-là. C’est pourquoi pour la procession qui n’est pas une génération nous n’avons pas de nom particulier qui lui convienne spécialement. Cependant on peut l’appeler spiration (spiratio), puisque c’est d’elle que procède l’Esprit (Spiritus).

 

          Mais c’est le contraire. Car il suit de là que le Saint-Esprit qui procède de l’amour, procéderait comme engendré ; ce qui est opposé à ces paroles du symbole de saint Athanase : Le Saint-Esprit n’a été ni fait, ni créé, ni engendré par le Père et le Fils, mais il en procède.

 

          Conclusion Puisque la procession de l’amour n’a pas pour fondement la ressemblance, on ne peut aucunement lui donner le nom de génération, et le terme de cette procession ne reçoit ni le nom d’engendré, ni le nom de Fils, mais on l’appelle Esprit.

          Il faut répondre qu’en Dieu la procession de l’amour ne peut s’appeler génération. Pour le comprendre il faut savoir qu’il y a cette différence entre l’intelligence et la volonté, c’est que l’intelligence est en acte par là même qu’elle possède en elle l’image de la chose qu’elle comprend, tandis que la volonté est en acte, non quand l’image de l’objet qu’elle veut est en elle, mais quand elle se sent portée vers lui. On peut donc dire que la procession intellectuelle a pour fondement la ressemblance, et qu’on lui donne avec raison le nom de génération, parce que tout être engendre son semblable. Mais la procession de la volonté ayant pour fondement, non la ressemblance, mais l’impulsion, le mouvement qui porte vers un objet quelconque, il s’ensuit qu’en Dieu le terme de la procession de l’amour ne peut recevoir ni le nom d’engendré, ni celui de Fils, mais on l’appelle Esprit (Les sentiments des théologiens sont là-dessus très partagés. Richard de Saint-Victor et Alain de Lisle prétendent qu’on donne au Verbe le nom de Fils, parce qu’il reçoit du Père une nature féconde, et qu’on ne le donne pas au Saint-Esprit, parce que la nature qu’il reçoit est inféconde. Saint Bonaventure dit que le Fils doit procéder selon la nature, comme Seth procède d’Adam, et qu’on ne peut donner au Saint-Esprit le nom de Fils parce qu’il procède de la volonté. Scot dit que la procession du Verbe est par elle-même une génération et celle de l’Esprit-Saint une opération. Vasquez, Suarez se rapprochent beaucoup du sentiment de saint Thomas, qui est d’ailleurs le plus suivi. Bossuet dit que c’est un secret réservé à la vision bienheureuse (Voyez Elévation, p. 48, édit. de Vers.).). Par ce mot on exprime un mouvement, une impulsion de vie analogue à ce que nous éprouvons quand l’amour nous excite et nous pousse à faire quelque chose.

 

Article 5 : Y a-t-il en Dieu plus de deux processions ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’en Dieu il y ait plus de deux processions. Car, comme en Dieu il y a science et volonté, il y a aussi puissance. Par conséquent si on reconnaît en Dieu deux processions qui résultent l’une de l’intelligence et l’autre de la volonté, il faut en admettre une troisième qui aura la puissance pour principe.

          Réponse à l’objection N°1 : La puissance est le principe d’action qu’un être a sur un autre. Tous les actes de la puissance sont donc des actes extérieurs. Par conséquent, d’après cet attribut, il ne peut pas y avoir procession en Dieu. Il n’y a qu’une procession ad extrà, qui est la procession des créatures (D’ailleurs la puissance n’est pas une faculté distincte de la volonté.).

 

          Objection N°2. La bonté paraît être surtout le principe de la procession, puisque le bon tend naturellement à se répandre (Bonum est sui diffusivum.). Il semble donc qu’on devrait reconnaître en Dieu une procession qui aurait la bonté pour principe.

          Réponse à l’objection N°2 : Le bon, comme le dit Boece (lib. de Hebdom.), se rapporte à l’essence de Dieu et non à son action, sinon comme objet de la volonté. Par conséquent, puisque les processions divines sont nécessairement déterminées par les actions, pour la bonté et les autres attributs semblables il n’est pas nécessaire de reconnaître d’autres processions que celles du Verbe et de l’amour ; car c’est par elles que Dieu comprend et aime son essence, sa vérité et sa bonté.

 

          Objection N°3. Dieu est plus fécond que nous ne le sommes. Or, en nous il n’y a pas seulement une procession du Verbe, mais il y en a une multitude. Car d’une parole nous en faisons procéder une autre. Il en est de même de l’amour duquel procède en nous un autre amour, et cela indéfiniment. Donc en Dieu il y a plus de deux processions.

         Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 5), Dieu comprend tout par un seul et même acte, et il veut tout de la même manière. Par conséquent, en lui il ne peut se faire qu’un Verbe procède d’un autre Verbe, un amour d’un autre amour. Il n’y a en lui qu’un seul Verbe qui est parfait, et un seul amour qui est parfait aussi. Et c’est en cela que se manifeste la perfection même de sa fécondité.

 

          Mais c’est le contraire. Car en Dieu il n’y a que le Fils et le Saint-Esprit qui procèdent ; il n’y a par conséquent que deux processions.

 

          Conclusion Puisque en Dieu les processions ne sont déterminées que par les opérations immanentes, et que dans l’être intellectuel et divin il n’y a que deux opérations qui aient ce caractère, l’intelligence et la volonté, il ne peut y avoir en Dieu que deux processions, celle du Verbe et celle de l’amour.

          Il faut répondre qu’en Dieu il ne peut y avoir d’autres processions que celles qui sont déterminées par des actions immanentes dans le sujet qui les produit. Or, il n’y a dans l’être intellectuel et divin que deux actions de cette nature, qui sont : comprendre et vouloir. Car la sensation qui paraît être une opération immanente dans le sujet qui sent, n’est pas l’acte d’une nature spirituelle, et il y a d’ailleurs dans l’acte de sentir quelque chose qui suppose un mouvement ad extrà. La sensation n’est pas un phénomène purement interne, puisque la faculté de sentir a besoin pour que son opération soit parfaite du concours des choses extérieures. Il faut donc en conclure qu’il ne peut pas y avoir en Dieu d’autre puissance que celle du Verbe et de l’amour.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.