Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 28 : Des
relations divines
Nous
avons maintenant à traiter des relations divines. — A cet égard quatre
questions se présentent : 1° Y a-t-il en Dieu des relations réelles ? (La
réalité des relations divines est indiquée par ces paroles du Symbole de saint
Athanase : Alia est persona Patris,
alia Filii, alia Spiritus sancti.
Le pape innocent III l’a expressément définie en ces termes : Hæc sancta Trinitas secundum communem essentiam individua et secundum proprietates (id est relationes)
personales discreta. Le concile de Tolède (sess.
11, can. 1) s’exprime ainsi : In relativis personarum nominibus Pater ad Filium, Filius ad Patrem, Spiritus sanctus ad utrumque refertur. Le concile de Florence : In divinis omnia sunt
unum, ubi non obviat relationis oppositio.) — 2° Ces
relations sont-elles l’essence divine elle-même ou quelque chose qui lui est
extérieur ? (Cette question revient à celle-ci : les attributs de Dieu sont-ils
distincts de son essence ? Ceux qui soutiennent qu’ils en sont distincts disent
la même chose des relations. C’est ainsi que l’abbé Joachim établit en Dieu une
quaternité, en séparant les personnes de l’essence.) — 3° Peut-il y avoir en
Dieu plusieurs relations réellement distinctes les, unes des autres ? (Cet
article est une réfutation directe de l’hérésie de Sabellius, qui fut condamnée
par le premier concile de Nicée et par un concile tenu à Rome sous le pape
saint Sylvestre.) — 4° Quel est le nombre de ces relations ? (Tous les
théologiens sont d’accord sur ce point, qui est d’ailleurs fondamental.
Article
1 : Y a-t-il en Dieu des relations réelles ?
Objection
N°1. Il semble qu’en Dieu il n’y ait pas de relations réelles. Car Boëce dit dans son livre de la Trinité (De Trin., in med.), que quand on affirme de Dieu
quelque chose, tout ce qu’on affirme est substantiel, et qu’on ne peut
absolument rien en affirmer de relatif. Or, on peut affirmer de Dieu tout ce
qui existe réellement en lui. Donc la relation n’y existe pas réellement
puisqu’elle ne se dit pas de lui.
Réponse
à l’objection N°1 : La relation ne se dit pas de Dieu selon sa nature propre,
parce que par sa nature propre la relation ne se rapporte pas au sujet, mais au
terme. Boëce n’a pas voulu dire par là qu’il n’y
avait pas relation en Dieu, mais qu’elle ne s’affirmait pas de lui selon sa
nature propre ; elle exprime seulement en Dieu un rapport entre celui qui
procède et le principe dont il procède.
Objection
N°2. Boëee dit encore dans le même livre (circ. fin.) que dans la sainte Trinité
la relation du Père au Fils, et la relation de l’un et de l’autre au Saint-Esprit sont semblables,
parce que c’est toujours la relation du même au même. Or, une relation de cette
nature n’est qu’une relation de raison, parce qu’une relation réelle suppose
deux extrêmes qui sont réels aussi. Donc les relations qui sont en Dieu ne sont
pas des relations réelles, mais des relations de raison.
Réponse
à l’objection N°2 : La relation du même au même n’est qu’une relation de raison
si on prend le mot même dans un sens absolu. Car cette relation ne peut exister
que d’après le rapport que l’esprit établit sur le même être considéré sous
deux aspects différents. Mais il en est autrement quand deux êtres sont les
mêmes, non numériquement, mais dans le genre ou dans l’espèce. Boëce assimile les relations qui sont en Dieu à une
relation d’identité. Toutefois il ne veut pas dire que cette identité est
absolue, mais il veut faire comprendre que malgré ces relations la substance
est une.
Objection
N°3. La relation de paternité est une relation de principe. Or, quand on dit
que Dieu est le principe des créatures, cela ne suppose pas qu’il y ait de lui
à elles une relation réelle, mais seulement une relation de raison. Donc la paternité
n’est pas en Dieu une relation réelle, et pour le même motif on peut en dire
autant des autres relations.
Réponse
à l’objection N°3 : La créature qui procède de Dieu n’ayant pas la même nature
que lui, Dieu n’est pas du même ordre qu’elle, et il n’est pas dans son essence
d’être en rapport avec les créatures. Car il ne les produit pas d’après la
nécessité de sa nature ; leur création est l’œuvre de son intelligence et de sa
volonté (quest. 19, art. 3 et 4 ; quest. 14, art. 8). C’est pourquoi il n’y a
pas de rapport réel de Dieu à la créature, mais il y en a un de la créature à
Dieu. Car les créatures se rapportent nécessairement à Dieu, et il est dans
leur nature qu’elles en dépendent. Mais les processions divines étant dans une
seule et même nature, il n’y a donc pas de parité (Ainsi, cette réponse a pour
but de faire ressortir la différence qu’il y a entre la procession des
personnes divines et la procession des créatures.).
Objection
N°4. La génération en Dieu est la procession de l’intelligence. Or, les
relations qui ont pour principe l’action de l’intelligence sont des relations
de raison. Donc la paternité et la filiation qui sont en Dieu les termes de la
génération ne sont que des relations de raison.
Réponse
à l’objection N°4 : Les relations qui résultent exclusivement de l’action de
l’intellect ne sont pour les choses que l’entendement comprend que des
relations de raison, parce que c’est la raison qui les établit entre nos divers
objets de connaissance. Mais les relations qui résultent de l’action de
l’intellect et qui consistent dans le rapport qu’il y a entre le Verbe qui
procède de l’intelligence et le principe dont il procède, ne sont pas seulement
des relations de raison, mais ce sont des relations réelles, parce que
l’intellect et la raison sont eux-mêmes une réalité, et que le rapport qu’il y
a entre eux et ce qui en procède intellectuellement est aussi réel que celui
qui existe entre un être matériel et ce qui en procède matériellement. Ainsi la
paternité et la filiation sont des relations réelles en Dieu.
Mais
c’est le contraire. Car le Père n’étant ainsi appelé qu’à cause de sa paternité
et le Fils qu’en raison de sa filiation, si la paternité et la filiation ne
sont pas réelles en Dieu, il s’ensuit que Dieu n’est pas réellement père ou
fils, et que ces dénominations ne sont que des êtres de raison ; ce qui retombe
dans l’hérésie de Sabellius (Cette question est fondamentale ; cependant Witasse fait mention d’un théologien qui a nié la réalité
des relations.).
Conclusion
Les relations en Dieu étant déterminées par des processions qui reposent sur
l’identité de nature, il est nécessaire qu’elles soient réelles.
Il
faut répondre qu’en Dieu il y a des relations réelles. Pour le comprendre il
faut observer qu’il n’y a que dans les relations qu’on puisse distinguer des
relations réelles et des relations de raison. Dans les autres genres (Ces
genres sont les dix catégories d’Aristote (Voyez les Catégories, chap. 7, Des relatifs.).) cette distinction n’a pas
lieu. Car les autres genres, tels que la quantité et la qualité, par exemple,
signifient nécessairement quelque chose d’inhérent à un sujet quelconque, et
par conséquent quelque chose de réel, tandis que les
relations n’expriment dans le sens strict que le simple rapport d’une chose à
une autre. Mais ce rapport est quelquefois fondé sur la nature même des choses.
Il en est ainsi quand il a pour termes des êtres qui sont naturellement liés
l’un à l’autre, qui ont une inclination réciproque et appartiennent au même
ordre. Ces relations doivent être nécessairement réelles. Ainsi les corps sont
toujours attirés vers le centre. Le rapport de pesanteur forme une relation
réelle, et il en est de même de toutes les relations semblables. Mais le
rapport peut n’exister que dans le langage, et il ne consiste alors que dans le
rapprochement que l’esprit fait de deux choses quand il les compare. Il n’y a
dans ce cas entre ces deux choses qu’une relation de raison. Telle est la
relation que l’esprit crée quand il compare l’homme à l’animal comme l’espèce
au genre. — Lors donc qu’un être procède d’un principe de même nature que lui,
il est nécessaire que tous les deux, c’est-à-dire celui qui procède et celui
dont il procède, soient du même ordre. Il faut, par conséquent, qu’il y ait
entre eux des relations réelles. Donc, puisque les processions divines reposent
sur l’identité de nature, comme nous l’avons prouvé (quest. préc., art. 2 et 4), il est
nécessaire que les relations qu’elles déterminent soient réelles.
Article
2 : En Dieu la relation est-elle la même chose que son essence ?
Objection
N°1. Il semble qu’en Dieu la relation ne soit pas la même chose que son
essence. Car saint Augustin dit (De Trin.,
liv. 5, chap. 5) que tout ce qu’on dit de Dieu ne se rapporte pas à sa
substance. Car on dit de lui des choses relatives, comme le mot père qui se rapporte au fils. Or, ces choses ne se disent pas de
sa substance. Donc la relation n’est pas l’essence divine.
Réponse
à l’objection N°1 : Ces paroles de saint Augustin ne signifient pas que la
paternité ou toute autre relation qui existe en Dieu ne soit pas une seule et
même chose que son essence. Mais elles signifient seulement qu’elles ne sont
pas en lui à la manière de sa substance, puisqu’elles supposent le rapport d’un
être à un autre, tandis que la substance existe en elle-même. On dit aussi,
pour ce motif, qu’il n’y a en Dieu que deux catégories, parce que toutes les
autres se rapportent au sujet auquel on les applique non seulement suivant leur
être, mais encore suivant la nature propre de leur genre, tandis qu’en Dieu il
ne peut pas se faire qu’un prédicat ait avec son essence d’autre rapport qu’un
rapport d’identité, à cause de la souveraine simplicité de son être.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (De Trin.,
liv. 7, chap. 1) : Tout ce qui est relatif est encore quelque chose,
indépendamment de son caractère de relativité.
Ainsi le seigneur est homme, et l’esclave l’est aussi. Si donc en Dieu il y a
des relations, il faut qu’il y ait encore quelqu’autre
chose que ces relations, et cette autre chose ne peut être que son essence.
Donc l’essence diffère en Dieu des relations.
Réponse
à l’objection N°2 : Si dans les créatures une expression de rapport n’indique
pas seulement la relation d’une chose à une autre, mais signifie encore quelque
autre chose, il en est de même en Dieu, mais d’une autre manière. En effet ce
qui existe dans la créature indépendamment de ce qui est renfermé dans le sens
de l’expression du rapport, est autre chose que ce rapport même. Mais en Dieu
c’est une seule et même chose. L’expression de rapport est impuissante à la
rendre, et elle ne peut la comprendre dans sa signification, quelle que soit
son étendue. Car nous avons dit (quest. 13, art. 2) que quand on parlait de
Dieu on ne pouvait trouver dans la langue humaine des expressions assez riches
pour rendre ses divines perfections. Par conséquent il ne suit pas de là qu’en
Dieu, outre la relation, il y ait en réalité quelque autre chose, mais cela
n’est vrai qu’autant qu’on s’en rapporte au sens que les mots présentent.
Objection
N°3. Etre relatif c’est se rapporter à un autre être, comme le dit Aristote (in Praedic., in cap. ad aliquid).
Si donc en Dieu la relation est son essence, il s’ensuit que l’essence divine
se rapporte à un autre être, ce qui répugne à la perfection de l’être divin qui
est infiniment absolu et qui subsiste par lui-même, comme nous l’avons prouvé
(quest. 3, art. 4 ; quest. 4, art. 2). Donc la relation n’est pas l’essence de
Dieu elle-même.
Réponse
à l’objection N°3 : Si la perfection divine ne renfermait rien de plus que ce
que l’expression de rapport signifie, il s’ensuivrait que l’être divin serait
imparfait, puisqu’il se rapporterait à un autre être. De même, s’il n’y avait
en Dieu que ce que le mot de sagesse exprime, il ne serait pas un être subsistant
par lui-même. Mais la perfection de l’essence divine étant trop grande pour
être rendue adéquatement par une expression quelconque, il ne s’ensuit pas, si
un mot relatif ou tout autre qu’on emploie à l’égard de Dieu ne rend pas tout
ce qu’il y a en lui de parfait, il ne s’ensuit pas, dis-je, que son essence
soit imparfaite (C’est la conséquence contraire, puisque le langage humain est
dans l’impuissance de rendre tout ce qu’il y a en Dieu de perfection.). Car,
comme nous l’avons dit (quest. 4, art. 2), elle renferme en elle toute espèce
de perfections.
Mais
c’est le contraire. Car toute chose qui n’est pas l’essence de Dieu est une
créature. Or, la relation existe réellement en Dieu. Si elle n’était pas
l’essence de Dieu elle serait une créature, et on ne devrait pas l’adorer ; ce
qui serait opposé à ce qu’on chante dans la Préface (La préface de la Trinité,
l’une des plus anciennes du Missel romain (dist. 1, De consecrat. in Decretis,
chap. Invenimus)
: Nous adorons la propriété dans les
personnes, l’unité dans l’essence, l’égalité dans la majesté.
Conclusion
La relation qui existe réellement en Dieu est la même chose en réalité que son
essence, elle n’en diffère que rationnellement dans le sens que la relation
suppose un rapport entre deux termes, ce que ne suppose pas l’essence.
Gilbert
de la Porrée (L’erreur de Gilbert de la Porrée a été condamnée au concile de Reims, et le concile
de Florence a coupé court à toute difficulté sur ce sujet, en posant ce
principe : In divinis
omnia sunt unum, ubi non obviat relationis oppositio.) a
avancé à ce sujet une grave erreur qu’il a ensuite rétractée au concile de
Reims. Il avait dit qu’en Dieu les relations sont assistantes, c’est-à-dire
qu’elles sont extrinsèquement unies aux personnes. — Pour éclaircir cette
question il faut remarquer que dans chacun des neuf genres d’accidents il y a
deux choses à considérer : La première c’est l’être qui convient à chacun d’eux
comme accident, et ce qui leur convient à tous c’est d’être dans un sujet,
puisqu’il n’y a pas d’accident qui ne soit dans un sujet. La seconde c’est la
nature propre de chacun d’eux. Dans les autres genres que la relation, par
exemple dans la quantité ou la qualité, la raison propre du genre repose sur
son rapport avec le sujet. Ainsi la quantité est la mesure de la substance, la
qualité sa disposition. Mais la raison propre de la relation ne se fonde pas
sur son rapport avec le sujet dans lequel la relation existe, elle se fonde sur
son rapport avec quelque chose d’extérieur. Si donc nous envisageons dans les
créatures les relations en elles-mêmes, nous remarquerons qu’elles sont
assistantes, non conjointes intrinsèquement, et qu’elles n’expriment que le
rapport d’une chose à une autre. Mais si au contraire nous envisageons les
relations comme des accidents, nous verrons qu’elles sont inhérentes au sujet
et qu’elles ont leur être accidentel en lui. Gilbert de la Porrée
n’a considéré la relation que sous le premier de ces deux aspects (Il n’a
considéré les relations que dans leur nature propre et non comme accidents.).
Or, tout ce qui est accidentel dans les créatures devient substantiel quand on
le transporte en Dieu. Car il n’y a rien qui soit en lui comme l’accident est
dans le sujet, puisque tout ce qui est en Dieu est son essence. Par conséquent,
dès que dans les créatures la relation est accidentelle dans le sujet, si elle
existe réellement en Dieu, elle doit y être substantiellement et ne faire
qu’une seule et même chose avec son essence. D’ailleurs, dans une expression de
rapport il ne faut pas voir quelque chose de relatif à l’essence, mais
seulement la relation d’un être à un autre. Ainsi, il est donc évident que la
relation qui existe réellement en Dieu est en réalité la même chose que son
essence, et elle n’en diffère que rationnellement dans le sens que la relation
implique un rapport entre deux termes, ce que n’implique pas l’essence (Les
théologiens sont divisés entre eux pour savoir si les relations existent en
Dieu, secundum esse in, ou si elles y existent secundum esse ad. Saint Thomas est pour ce
dernier sentiment, qui paraît le seul soutenable, parce que les personnes
divines ne se distinguent entre elles que par les relations opposées qu’elles
ont l’une à l’autre.). Donc en Dieu la relation et l’essence ne diffèrent point
; elles ne sont qu’une seule et même chose.
Article
3 : Les relations qui sont en Dieu sont-elles réellement distinctes entre elles
?
Objection
N°1. Il semble que les relations qui sont en Dieu ne soient pas réellement
distinctes entre elles. Car tous les êtres qui sont identiques à un seul et
même être sont aussi identiques entre eux. Or, toute relation qui existe en
Dieu est en réalité une seule et même chose que l’essence divine. Donc les
relations ne sont pas réellement distinctes entre elles.
Réponse
à l’objection N°1 : D’après Aristote (Phys.,
liv. 3, text. 21), ce principe : les êtres qui sont identiques à un seul et même être sont aussi
identiques entre eux (Saint Thomas, comme on le voit, se garde bien de
répondre, avec quelques auteurs scolastiques, que ce principe n’est pas
applicable à la Trinité ; ce que blâme avec raison Leibnitz,
en disant que ce qui est contradiction dans les termes l’est partout. Saint
Thomas le distingue, et prouve que sa doctrine n’a rien d’opposé à la
logique.), ne s’applique qu’aux êtres qui sont rationnellement et réellement
identiques, comme la tunique et l’habit ; mais il n’est pas applicable aux
êtres qui diffèrent rationnellement. Ainsi, comme le dit Aristote lui-même,
quoique l’activité et la passivité se rapportent également au mouvement, ce
n’est pas à dire qu’elles sont une seule et même chose. Car dans l’activité il
y a un rapport qui indique la communication du mouvement, et dans la passivité
il y a un autre rapport qui indique que le mouvement est reçu. De même, quoique
la paternité et la filiation soient l’une et l’autre une seule et même chose
avec l’essence divine, cependant ces deux relations impliquent dans leurs
raisons propres des rapports opposés. Donc elles sont distinctes entre elles.
Objection
N°2. Comme la paternité et la filiation se distinguent de l’essence divine en
raison du mot qui exprime ces relations, de même la puissance et la bonté. Or,
cette distinction de raison n’établit pas une distinction réelle entre la bonté
et la puissance de Dieu. Donc il en faut dire autant de la paternité et de la
filiation.
Réponse
à l’objection N°2 : La puissance et la bonté n’impliquent pas un rapport
d’opposition. Par conséquent il n’y a pas de parité.
Objection
N°3. Il n’y a de distinction réelle en Dieu que les distinctions d’origine. Or,
il semble qu’une relation ne puisse naître d’une autre. Donc les relations ne
sont réellement pas distinctes entre elles.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique les relations, à proprement parler, ne naissent pas
ou ne procèdent pas l’une de l’autre, cependant elles sont opposées entre elles
suivant qu’un être procède d’un autre.
Mais
c’est le contraire. Car Boëce dit (De Trin.) : La substance fait en Dieu
l’unité, et la relation fait la multiplicité dans la Trinité. Donc, si les
relations n’étaient pas réellement distinctes entre elles, il n’y aurait pas en
Dieu une Trinité réelle, il n’y aurait qu’une Trinité de raison ; ce qui est
l’erreur de Sabellius.
Conclusion
Les relations divines sont réellement distinctes entre elles, non dans un sens
absolu, mais dans un sens relatif.
Il
faut répondre que si on reconnaît un attribut à un être, on doit lui
reconnaître tout ce qui est compris dans la nature même de cet attribut. Ainsi
tout être qu’on appelle homme doit être reconnu pour un être raisonnable. Or,
la relation implique de sa nature rapport d’une chose à une autre, et ce
rapport doit être tel qu’une chose soit relativement opposée à l’autre. Les
relations en Dieu étant réelles, il faut que leur opposition soit réelle aussi.
Cette opposition implique dans sa nature une distinction. Donc il faut qu’il y
ait en Dieu une distinction réelle qui repose, non sur son être absolu qui est
son essence dans laquelle résident sa suprême unité et sa souveraine
simplicité, mais sur les relations qui sont en lui.
Article
4 : N’y a-t-il en Dieu que quatre relations réelles : la paternité, la
filiation, la spiration et la procession ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait en Dieu d’autres relations réelles que les quatre
suivantes : la paternité, la filiation, la spiration
et la procession. Car il y a en Dieu les relations du sujet qui comprend à
l’objet compris, du sujet qui veut à l’objet voulu ; ces relations paraissent
réelles, et cependant elles ne sont pas comprises parmi les précédentes. Il y a
donc en Dieu plus de quatre relations.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand le sujet qui comprend et l’objet compris, le sujet
qui veut et l’objet voulu ne sont pas une seule et même chose, il peut y avoir
une relation réelle, comme celle qui existe en nous entre la science et son
objet, entre celui qui veut et la chose qu’il veut. Mais en Dieu le sujet qui
comprend et l’objet compris sont absolument une seule et même chose, parce
qu’en se comprenant il comprend tout le reste. Pour la même raison il y a
identité entre la volonté et son objet. Il ne peut donc pas y avoir en Dieu de
relations réelles entre ces choses, puisque ce n’est qu’un rapport du même au
même. Mais la relation du Verbe est réelle, parce que le Verbe est compris
comme procédant par l’action des choses intelligibles, mais non comme une chose
comprise. Car quand nous avons l’idée d’une pierre, ce que l’intellect conçoit
d’après la chose qu’il a comprise, nous lui donnons le nom de Verbe.
Objection
N°2. Les relations réelles sont prises en Dieu de la procession intelligible du
Verbe. Or, les relations intelligibles se multiplient à l’infini, comme le dit
Avicenne. Donc en Dieu il y a une infinité de relations réelles.
Réponse
à l’objection N°2 : En nous les relations intelligibles se multiplient à
l’infini, parce que c’est par un premier acte que l’homme comprend une pierre,
c’est par un second acte qu’il comprend qu’il a cette intelligence, et ainsi de
suite, de telle sorte que les actes de l’intelligence et par conséquent les
relations intellectuelles se multiplient indéfiniment. Or, il n’en est pas
ainsi en Dieu, parce qu’il comprend tout d’un seul et même acte.
Objection
N°3. Les idées sont en Dieu de toute éternité, comme nous l’avons dit (quest. 15,
art. 1). Elles ne sont distinctes entre elles qu’en raison du rapport qu’elles
ont avec les choses qu’elles signifient, comme nous l’avons prouvé (quest. 15,
art. 2). Donc il y a en Dieu un nombre immense de relations éternelles.
Réponse
à l’objection N°3 : Dieu comprend tous les rapports d’idées. Leur pluralité ne
prouve pas qu’il y ait en lui plusieurs relations, mais seulement que Dieu
connaît une multitude de rapports (Comme il les connaît par un seul acte, c’est
pour ce motif qu’il n’y a pas pluralité.).
Objection
N°4. L’égalité, la ressemblance et l’identité sont des relations, et elles sont
en Dieu de toute éternité. Donc il y a en Dieu de toute éternité plus de quatre
relations.
Réponse
à l’objection N°4 : La ressemblance et l’égalité ne sont pas en Dieu des
relations réelles, mais des relations de raison, comme nous le verrons (quest.
42, art. 1, réponse N°4).
Objection
N°5. Mais c’est le contraire. Il semble même qu’il y en ait moins. Car, dit
Aristote (Phys., liv. 3, text. 23), c’est le même chemin qui conduit d’Athènes à Thèbes
et de Thèbes à Athènes. Il semble donc pour cette raison que la relation du
père au fils qu’on appelle paternité, soit la même que celle du fils au père,
qu’on appelle filiation. Dans ce sens il n’y aurait pas quatre relations en
Dieu.
Réponse
à l’objection N°5 : D’un terme à un autre le chemin est le même, peu importe
lequel on choisisse pour point de départ, mais cependant les rapports sont
divers. On ne peut donc pas dire que la relation du père au fils soit la même
que celle du fils au père. On ne pourrait le conclure que d’une chose absolue
qui tiendrait le milieu entre deux extrêmes (Par exemple, si le milieu était
absolu comme la ligne qui est entre deux points, il serait toujours le même :
mais la relation du Père au Fils est spécifiée par le Fils, et celle du Fils au
Père par le Père ; la filiation et la paternité sont donc différentes.).
Conclusion
Il n’y a en Dieu que quatre relations réelles : la paternité, la filiation, la spiration et la procession. Ce sont les seules relations
qui existent réellement en Dieu et qui y soient intrinsèquement.
Il
faut répondre que, d’après Aristote (Met.,
liv. 5, text. 20), toute relation se fonde ou sur la
quantité, comme le double et la moitié, ou sur l’activité et la passivité,
comme ce qui fait et ce qui est fait, le père et le fils, le maître et le
serviteur, etc. Puisque la quantité n’est pas en Dieu et que, selon
l’expression de saint Augustin (De Trin.,
liv. 1, chap. 1), il est grand sans mesure, il faut que la relation réelle qui
est en lui soit fondée sur l’activité intrinsèque de Dieu, mais non sur cette
activité par laquelle il produit des êtres en dehors de lui ; parce que les
relations de Dieu à la créature ne sont point, comme nous l’avons dit (quest. 13,
art. 7), des relations qui existent réellement en lui. On ne peut donc admettre
en Dieu d’autres relations réelles que celles qui sont fondées sur les actions
qui déterminent non ses processions extérieures ou ad extrà, mais ses processions
intérieures ou ad intrà.
Or, il n’y a que deux processions de cette sorte, comme nous l’avons dit
(quest. 27, art. 5). L’une qui est la procession du Verbe émane de l’action de
l’intelligence ; l’autre qui est la procession de l’amour émane de l’action de
la volonté. Pour chacune de ces processions il faut admettre deux relations
opposées, dont l’une appartient à celui qui procède du principe et l’autre au
principe lui-même. La procession du Verbe s’appelle génération, d’après
l’expression propre qu’on emploie pour les êtres vivants. Or, dans les êtres parfaits
la relation du principe générateur reçoit le nom de paternité, tandis que celle du sujet engendré s’appelle filiation. Mais la procession de l’amour
n’a pas de nom propre, comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 4). Il en est de
même des relations qui en dérivent. Mais on appelle la relation du principe de
cette procession spiration
et la relation du sujet qui en procède procession,
quoique ces noms conviennent aux processions ou aux origines elles-mêmes et non
aux relations qu’elles déterminent.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.