Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 29 : Des
personnes divines
Après
avoir préalablement exposé ce qu’il était nécessaire de connaître sur les
processions et les relations, il faut maintenant en venir aux personnes
divines. — Des considérations générales nous passerons ensuite aux
considérations particulières. Ainsi nous traiterons d’abord des personnes
divines en général et nous considérerons ensuite chacune d’elles en
particulier. — Touchant les personnes divines en général nous aurons quatre
questions principales à traiter. Nous nous occuperons
1° de la signification du mot personne
; 2° du nombre des personnes ; 3° de ce qui est la conséquence du nombre et de
ce qui lui est opposé, comme la diversité, la ressemblance, etc. ; 4° de ce qui
a rapport à la connaissance des personnes. — A l’égard de la signification du
mot personne, quatre questions se présentent : 1° Quelle est la définition du
mot personne ? (Il est essentiel de
bien saisir cette définition, puisque c’est là la base de toute la discussion.)
— 2° Le mot personne, signifie-t-il
la même chose que les mots essence, subsistance et hypostase ? (La définition de tous ces termes est essentielle pour
éviter les équivoques dans lesquelles on peut tomber.) — 3° Peut-on employer le
mot personne en parlant de la sainte
Trinité ? (Cet article est une réfutation des déistes, qui ne veulent pas
admettre de personnes en Dieu. Il combat aussi ceux qui, comme Laurent Valla,
ont eu la témérité d’avancer que le mot personne
n’exprimait qu’une qualité. Les sociniens, qui disaient qu’il n’y avait pas en
Dieu plusieurs personnes, et les sabelliens sont tombés dans la même erreur.) —
4° Que signifie ce mot quand on l’applique à la sainte Trinité ? (Cet article a
pour but de préciser le sens qu’on doit attacher au mot personne et au mot
relation.)
Article
1 : De la définition de la personne.
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse admettre cette définition que donne Boëce dans son livre (des
Deux Natures) : La personne est la substance individuelle d’une nature
raisonnable. Car aucun être singulier (singulare) ne se définit. Or, la personne est un être
singulier. Donc on a tort de la définir.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoiqu’on ne puisse définir tel ou tel être singulier,
cependant on peut définir en général ce qui constitue la singularité de chaque
être. C’est ainsi qu’Aristote définit la substance première (voy. les Cat. au
chap. De la substance), et Boëce la personne.
Objection
N°2. Le mot substance, employé dans
la définition de la personne, s’entend de la substance première, ou des
substances secondes. S’il s’entend de la substance première, il était inutile
d’ajouter le mot individuelle,
parce que la substance première ne peut pas être autrement. S’il s’entend de la
substance seconde, l’épithète est fausse et contradictoire. Car on appelle
substances secondes les genres ou les espèces, et non les individus. Donc cette
définition est mal faite.
Réponse
à l’objection N°2 : D’après quelques philosophes, le mot substance, qui entre
dans la définition de la personne, est pris pour la substance première, qui est
l’hypostase. Néanmoins, il n’est pas inutile d’ajouter l’épithète d’individuelle, parce que par le mot d’hypostase, ou de substance première,
on exclut l’universel et le partitif. Car nous ne disons pas que l’homme en
général soit une hypostase, ni que la main, qui est une des parties de l’homme,
en soit une aussi. Puis, par le mot individuel
on refuse le titre de personne à tout être qui peut être assumé par un autre.
Ainsi, la nature humaine dans le Christ n’est pas une personne, parce qu’elle
est assumée par un être plus digne, qui est le Verbe de Dieu. Mais il vaut
mieux dire que la substance est prise dans la définition de la personne d’une
manière générale, qu’on peut entendre par ce mot la substance première et la
substance seconde, mais que par l’addition de l’épithète d’individuelle on est obligé de l’entendre de la substance première
(Le mot substance ou subsistance indique un être qui subsiste
par lui-même ; et montre qu’on ne peut donner le nom de personne à des accidents, et le mot individuelle indique que la substance est singulière, complète et
incommunicable à un autre suppôt.).
Objection
N°3. On ne doit pas mettre dans une définition de chose un mot d’intention (Nomen intentionis
est ici par opposition au nomen reale ; le premier n’exprime que les choses de raison
et le second les choses réelles.). En effet, il ne serait pas bien de dire que
l’homme est une espèce d’animal. Car le mot homme
est un mot de chose, et le mot espèce
est un mot d’intention. Donc, puisque le mot personne est un mot de chose (car
il signifie une substance d’une nature raisonnable), on ne peut lui donner
l’épithète d’individuelle, qui est un
mot d’intention, et qui entre dans sa
définition.
Réponse
à l’objection N°3 : Les différences substantielles ne nous étant pas connues,
et n’ayant pas de noms dans notre langue, nous sommes obligés de les remplacer
par des différences accidentelles. Comme si l’on disait par exemple : Le feu
est un corps simple, chaud et sec. Car les accidents propres sont les effets
des formes substantielles et les manifestent. De même on peut employer les noms
des intentions pour définir les choses, en leur donnant le sens de quelques
noms de choses qui ne sont pas usités. C’est ainsi qu’on fait entrer le mot individuel dans la définition de la
personne, pour désigner une manière de subsister qui convient aux substances
particulières.
Objection
N°4. La nature, d’après Aristote (Phys.,
liv. 2, text. 3), est le principe du mouvement et du
repos dans le sujet où elle existe par elle-même et non par accident. Or, la
personne existe dans les êtres qui ne se meuvent pas, comme Dieu et les anges.
Donc, pour définir la personne, il eût été mieux d’employer le mot essence que le mot nature.
Réponse
à l’objection N°4 : D’après Aristote (Met.,
liv. 5, text. 5), le mot de nature a été d’abord
employé pour exprimer la génération des êtres vivants, c’est-à-dire la
naissance. Comme cette génération provient d’un principe intrinsèque, on a
étendu la signification de ce mot au principe intrinsèque de tout mouvement.
C’est ainsi qu’Aristote définit la nature (Phys.,
liv. 2, text. 3). Ce principe étant formel ou
matériel, on a appliqué le mot nature
en général à la matière aussi bien qu’à la forme. Et parce que l’essence de
chaque chose est complétée par la forme, on a appelé nature l’essence de chaque
chose en général, c’est-à-dire ce qu’exprime sa définition. C’est dans ce sens
qu’il faut prendre le mot nature dans la définition que nous avons donnée de la
personne. C’est ce qui fait dire à Boëce que la
nature est ce qui détermine la différence spécifique d’un être. Car la
différence spécifique se prend de la forme propre de la chose, et complète sa
définition. C’est pourquoi il est mieux, dans la définition de la personne qui
est quelque chose de particulier, d’individuel dans un genre déterminé,
d’employer le mot nature que celui d’essence, qui désigne l’être dans ce
qu’il a de plus général.
Objection
N°5. On pourrait dire de l’âme humaine, considérée à part, qu’elle est la substance individuelle d’une nature
raisonnable. Elle n’est cependant pas une personne. Donc la définition que Boëce donne de la personne n’est pas convenable.
Réponse
à l’objection N°5 : L’âme n’est qu’une partie de l’espèce humaine. C’est
pourquoi, comme elle n’en est pas moins, toute séparée qu’on la suppose,
appelée à vivre en union avec un autre être, on ne peut pas dire que c’est une
substance individuelle, c’est-à-dire une hypostase ou une substance première,
pas plus qu’on ne peut le dire de la main ou de toute autre partie de l’homme.
C’est pour ce motif que ni la définition de la personne, ni son nom ne lui
conviennent.
Mais
c’est le contraire. Cette définition est de Boëce qui
fait ici autorité.
Conclusion
La personne est la substance individuelle d’une nature raisonnable.
Il
faut répondre que, quoique l’universel et le particulier soient dans tous les
genres, cependant l’individuel se trouve d’une manière spéciale clans le genre
de la substance. Car la substance s’individualise par elle-même, tandis que les
accidents s’individualisent par leur sujet, qui est la substance elle-même.
Ainsi, on ne parle de la blancheur qu’autant qu’elle existe dans tel sujet.
C’est pourquoi il est convenable qu’on donne aux individualités substantielles
un nom spécial, de préférence aux autres, et qu’on les nomme hypostases ou
premières substances (Aristote appelle substance première les individus comme
Pierre, Paul, etc. ; et donne le nom de substance seconde, aux genres et aux
espèces, comme l’homme, l’animal.). — De plus, le particulier et l’individuel existe d’une manière plus spéciale et plus parfaite dans les
substances raisonnables qui sont maîtresses de leurs actes. Car ces substances,
ne sont pas seulement mues comme les autres êtres, mais elles agissent par
elles-mêmes. Or, il n’y a que les individus qui agissent. C’est pourquoi les
individus raisonnables ont reçu entre toutes les autres substances un nom
spécial qui les distingue, et ce nom c’est le mot personne. C’est pour cela que dans la définition de la personne
nous avons dit que c’était une substance
individuelle pour exprimer ce qu’elle
a de singulier dans le genre de la substance, et nous avons ajouté qu’elle
était d’une nature raisonnable pour
signifier sa singularité dans le genre des substances raisonnables.
Article
2 : La personne est-elle la même chose que l’hypostase, la subsistance ou
l’essence ?
Objection
N°1. Il semble que la personne soit la même chose que l’hypostase, la subsistance
et l’essence. Car Boëce dit, dans son livre des Deux Natures, que les Grecs ont donné le nom d’hypostase
à la substance individuelle de la nature raisonnable. Or, cette substance est
précisément ce que nous entendons par le mot personne. Donc la personne est absolument la même chose que
l’hypostase.
Réponse
à l’objection N°1 : En grec le mot hypostase
(Le mot grec d’hypostase a été le
sujet des discussions les plus vives, précisément à cause du double sens qu’il
présente. Après le concile de Nicée, les catholiques se divisèrent entre eux
pour savoir si l’on devait admettre en Dieu une ou trois hypostases. La
difficulté provenait de ce que les uns entendaient par hypostase l’essence et
les autres la personne. Ce ne fut qu’après de longs débats qu’on finit par
s’entendre. Le P. Pétau a parfaitement résumé toutes
ces discussions (Voy. Pet., liv. 4, chap. 1 et 4).) signifie, dans son sens propre et, direct, tout individu
substantiel, c’est-à-dire toute substance qui subsiste par elle-même. Mais on
est maintenant dans l’usage d’entendre par ce mot un individu de nature
raisonnable.
Objection
N°2. Comme nous disons qu’il y a en Dieu trois personnes, de même nous disons
qu’il y a trois subsistances. Il n’en serait pas ainsi si la personne n’était
pas la même chose que la subsistance.
Donc la personne signifie la même chose que la subsistance.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme nous disons qu’en Dieu il y a trois personnes ou
trois substances, les Grecs disent qu’il y a trois hypostases. Le mot de substance répond, à la vérité, par son
étymologie, au mot hypostase. Mais
comme parmi nous tantôt ce mot signifie essence,
et tantôt hypostase, pour éviter
toute équivoque et toute erreur, on a mieux aimé traduire le mot hypostase par
celui de subsistance que par celui de
substance.
Objection
N°3. Boece dit encore (in comment. Prædic.) que
l’essence signifie ce qui est composé de matière et de forme. Or, ce qui est
composé de cette manière, c’est la substance individuelle, c’est-à-dire ce que
l’on appelle hypostase et personne. Donc tous les noms
préalablement cités paraissent avoir le même sens.
Réponse
à l’objection N°3 : L’essence, à proprement parler, est ce que la définition
renferme. Or, la définition comprend les principes constitutifs de l’espèce, et
non ceux de l’individu. Par conséquent, dans les choses qui se composent de
forme et de matière, l’essence comprend non seulement l’un de ces éléments,
mais en général l’être qui en est composé, c’est-à-dire les principes
constitutifs de son espèce. Mais l’être qui est composé de telle matière et de
telle forme déterminée est une hypostase et une personne. Car l’âme, la chair
et les os appartiennent en général à la nature humaine. Mais telle âme en
particulier, telle chair, tels os appartiennent à tel ou tel homme individuellement.
C’est ce qui fait que l’hypostase et la personne ajoutent à la nature de
l’essence les principes qui l’individualisent, et qu’elles ne sont pas une
seule et même chose avec l’essence dans les êtres où il y a matière et forme,
comme nous l’avons dit en traitant de la simplicité de Dieu (quest. 3, art. 3).
Objection
N°4. Il en est cependant autrement, car Boëce dit (Lib. de duab. nat.)
: Les genres et les espèces ne sont que des subsistances, mais les individus
sont des substances. Car le mot subsistance
vient du verbe subsistere,
et le mot substance ou hypostase, vient du verbe substare. Puisque
les genres et les espèces ne peuvent être des substances ou des hypostases, il
s’ensuit que l’hypostase ou la personne ne signifient
pas la même chose que la subsistance.
Réponse
à l’objection N°4 : Boëce dit que les genres et les
espèces subsistent, dans le sens qui convient à leurs individus de subsister
dans tous les genres et dans toutes les espèces compris dans la catégorie de la
substance. Ce qui ne signifie pas que les espèces et les genres subsistent eux-mêmes ; car il n’y a que Platon qui ait
supposé que les espèces existaient à part sans les individus (Nous avons déjà
dit que c’était le vice de sa théorie.). Mais on dit que ces mêmes individus
sont des substances (substare),
par rapport aux accidents qui sont en dehors de la nature du genre et de
l’espèce.
Objection
N°5. Boëce dit encore (in comment. Prædic.) que
l’hypostase est la matière, la subsistance la forme. Or, la forme et la
matière ne sont pas la même chose que la personne. Donc la personne diffère de
l’hypostase et de la subsistance.
Réponse
à l’objection N°5 : L’individu, qui se compose d’une matière et d’une forme,
soutient par sa matière les accidents. C’est pourquoi Boëce
dit (De Trinit.,
liv. 2) qu’une forme simple ne peut être un sujet. Mais ce qui subsiste par
lui-même doit à sa forme qui ne s’ajoute pas à une chose subsistante, mais qui
donne à la matière son être actuel, de subsister ainsi comme individu. C’est
pourquoi il attribue l’hypostase à la matière et la subsistance (εύσίωσιν)
à la forme, parce que la matière est le principe de la substance, et la forme
celui de la subsistance.
Conclusion
A l’égard des substances raisonnables, le mot personne a le même sens que ceux de subsistance, de substance,
d’essence et d’hypostase, à l’égard des substances en général.
Il
faut répondre que, d’après Aristote (Met.,
liv. 5, text. 15), le mot substance peut s’entendre de deux manières : 1° On appelle
substance l’essence ou la quiddité de la chose qu’implique sa définition ;
ainsi, nous disons que la définition exprime la substance de la chose. Les
Grecs appellent cette substance ούσίκν (?), mot
que nous traduisons par celui d’essence.
2° On appelle substance le sujet ou le suppôt qui subsiste dans le genre de la
substance. Dans l’acception générale la plus étendue, le mot suppôt est celui
que l’on emploie, mais on peut encore se servir des mots choses de nature, hypostases,
subsistance, suivant les divers
aspects sous lesquels on considère la substance. Ainsi, on l’appelle subsistance quand elle existe par
soi-même sans le secours d’aucun autre être. Car nous disons des êtres qui existent
en eux-mêmes, et non dans un autre sujet, qu’ils subsistent. Nous appelons chose de nature ou essence ce qui est commun à tous les êtres d’un même genre. L’homme
est par exemple une chose de la nature
humaine, c’est-à-dire qu’il y a en lui ce qui constitue l’humanité. Enfin,
nous donnons le nom d’hypostase ou de
substance à tout sujet qui soutient
ses propres accidents. Ce que ces trois mots expriment quand on les applique en
général à toute espèce de substance, le mot personne
l’exprime quand on l’applique en particulier aux substances raisonnables.
Article
3 : Le nom de personne convient-il à
Dieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’en parlant de Dieu ou ne doive pas employer le mot de personne. Car, d’après saint Denis (De div. nom, chap. 1), personne ne doit
jamais avoir la présomption de rien dire, même de rien penser touchant la
suressentielle et mystérieuse nature de Dieu, que ce que le Saint-Esprit
nous a dit dans les saintes Ecritures. Or, le mot personne n’est employé ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau
Testament, à l’égard de Dieu. Donc il y a de la témérité à se servir de cette
expression.
Réponse
à l’objection N°1 : A la vérité on ne trouve ni dans l’Ancien, ni dans le
Nouveau Testament le mot de personne
employé pour Dieu, mais dans une multitude d’endroits de l’Ecriture sainte on
dit de lui l’équivalent ; par exemple on dit qu’il est souverainement l’être
par lui-même, qu’il est l’être intelligent par excellence. Or, si on ne devait
absolument user à l’égard de Dieu que des expressions qui se trouvent dans
l’Ecriture sainte, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas possibilité de parler
de lui dans une autre langue que celle dans laquelle ont été primitivement
écrits l’Ancien et le Nouveau Testament (Saint Thomas combat ainsi le sentiment
d’Erasme, qui disait, d’après Melchior Canus (De loc. theólog.,
liv. 3, chap. 1) : qu’on ne devait rien définir au-delà de ce qui est renfermé
dans les Ecritures : que tout le reste était des problèmes qu’il fallait
renvoyer au jour où nous verrions Dieu face à face.). Mais la nécessité de
combattre les hérétiques nous a obligés à créer des mots nouveaux pour exprimer
sur Dieu la foi que l’on a eue dans tous les temps. Cette nouveauté n’est pas
du genre de celles que l’on doit éviter, puisqu’elle
n’a rien de profane, et qu’elle n’est pas en désaccord avec le sens des saintes
Ecritures ; car l’Apôtre n’engage à éviter que les nouveautés profanes qui
corrompent la foi (1 Tim.,
chap. 6).
Objection
N°2. Boëce dit (Lib.
de duab. nat.) : Le mot personne semble emprunté primitivement aux personnages qui
paraissaient sur la scène, pour y jouer une tragédie ou une comédie. Car le mot
latin persona vient du verbe personare qui
signifie retentir à travers, parce que le bruit s’échappe avec plus de violence
quand l’air a été comprimé d’une manière quelconque. Les Grecs ont donné le nom
de πρόσωπα (Le mot grec et le mot latin ont
la plus grande affinité ; cependant les théologiens traduisent plus volontiers
le mot persona par le mot ύπόστασις,
parce qu’ils expriment l’un et l’autre une substance complète qui subsiste par
elle-même.) aux masques que les acteurs mettaient devant eux pour voiler leur
visage. Or, une pareille expression ne peut convenir à Dieu que
métaphoriquement. Donc on ne s’en sert pas à son égard dans un autre sens.
Réponse
à l’objection N°2 : Si le mot de personne
ne convient pas à Dieu, quand on considère ce mot dans son étymologie, il n’en
est plus de même quand on le considère suivant le sens qu’on y attache. Car,
comme dans les tragédies et les comédies on représentait des individus fameux,
le mot personne a été employé pour
désigner ceux qui ont une dignité quelconque. De là, dans l’Eglise on a coutume
de donner le nom de personne à tous
les dignitaires. C’est pour ce motif qu’il y en a qui définissent
la personne en disant que c’est une hypostase qui se distingue par la propriété
inhérente à sa dignité. Et parce qu’il est de la dignité d’un être d’avoir une
nature raisonnable, on donne le nom de personne à tout individu de cette
nature. Or, la dignité de la nature divine surpasse infiniment toutes les
autres. Donc le nom de personne convient à Dieu éminemment.
Objection
N°3. Toute personne est une hypostase. Or, le mot d’hypostase ne semble pas
convenir à Dieu, puisque, d’après Boëce, il signifie
ce qui supporte les accidents, et en Dieu il n’y a pas d’accidents. Saint
Jérôme dit d’ailleurs que sous ce beau nom d’hypostase il y a du poison (Epist. ad Damas.). Donc on ne doit pas plus
employer le mot personne.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mot d’hypostase
ne convient pas à Dieu quand on le considère dans son étymologie, puisque Dieu
n’est pas un sujet qui supporte des accidents, mais il lui convient si on
s’arrête au sens qu’on veut lui faire exprimer, eu désignant par là une chose
subsistante. Saint Jérôme dit que le poison se cache sous ce nom, parce
qu’avant que la signification de ce nom ne fût parfaitement connue chez les
Latins, les hérétiques trompaient les simples par ce moyen, en leur faisant
reconnaître plusieurs essences comme on reconnaît plusieurs hypostases, et ils
les induisaient en erreur d’autant plus facilement, que le mot de substance
auquel correspond le mot grec
ύπόστασις est en général pris
parmi nous pour le synonyme de celui d’essence.
Objection
N°4. Quand la définition d’une chose ne convient pas à un être, la chose
définie ne lui convient pas non plus. Or, la définition de la personne, que
nous avons donnée (art. 1), ne paraît pas convenir à Dieu. D’abord la raison
suppose une connaissance discursive qui n’est pas en Dieu, comme nous l’avons
prouvé (quest. 14, art. 12), et pour ce motif on ne peut pas dire que Dieu a
une nature raisonnable. On ne peut pas dire davantage qu’il est une substance
individuelle, puisque la matière est le principe de l’individualité et qu’il
est absolument immatériel. Enfin, le mot substance ne lui convient pas
puisqu’il n’y a pas en lui d’accidents. Donc on ne peut pas se servir en
parlant de Dieu du mot personne.
Réponse
à l’objection N°4 : On peut dire que Dieu a une nature raisonnable, ce qui ne
signifie pas que la raison est en lui discursive, mais qu’il a en général une
nature intelligente. Dieu peut être aussi appelé un individu, sans que la
matière soit le principe de son individualité, mais seulement parce que sa
substance est incommunicable. Enfin on peut dire qu’il est une substance parce
qu’il existe par lui-même. Il y en a cependant qui disent que la définition
donnée par Boëce n’est pas la définition de la
personne telle qu’elle est en Dieu. C’est pourquoi Richard de Saint-Victor a
dit, dans le but de corriger cette définition, que la personne, quand il s’agit
de Dieu, est l’existence incommunicable
de la nature divine (De Trinit., liv. 4, chap. 18 et 23).
Mais
c’est le contraire. Car nous lisons dans le Symbole de saint Athanase : Autre est la personne du Père, autre celle
du Fils, autre celle du Saint-Esprit.
Conclusion
Comme on applique à Dieu tous les noms qui expriment une perfection, on peut
lui attribuer le nom de personne,
mais dans un sens plus élevé que quand on l’attribue aux créatures.
Il
faut répondre que le mot personne
exprime ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature, c’est-à-dire l’être
qui subsiste avec une nature raisonnable. Or, comme toute perfection possible
convient à Dieu puisqu’il est dans son essence de réunir tout ce qui est
parfait, il est convenable d’employer ce mot en parlant de lui, non pas
cependant dans le même sens que quand nous parlons des créatures, mais dans un
sens plus élevé. Au reste, il en est de même de tous les noms que nous
empruntons aux créatures pour les donner à Dieu, comme nous l’avons montré (quest.
13, art. 3) en parlant des noms divins.
Article
4 : Le mot personne signifie-t-il
relation ?
Objection
N°1. Il semble que le mot personne ne
signifie pas en Dieu relation, mais substance. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 7, chap. 6) : Quand nous
disons la personne du Père nous ne disons pas autre chose que sa substance,
parce que le mot personne est un mot qui lui est propre, et non un mot relatif
qui se rapporte au Fils ou au Saint-Esprit, etc.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot personne
se rapporte directement à l’être qui est revêtu de ce titre et non à un autre,
parce qu’il exprime une relation non dans un sens purement relatif, mais d’une
manière substantielle, hypostatique. C’est pourquoi saint Augustin dit qu’il
signifie l’essence parce qu’en Dieu l’essence est la même chose que
l’hypostase, puisqu’en lui l’être et le principe de l’être ne diffèrent pas.
Objection
N°2. La question qu’est-ce que se
rapporte à l’essence. Or, saint Augustin dit au même endroit : Quant à
l’occasion de ce passage : Il y en a
trois qui rendent témoignage au ciel, le Père, le Verbe et l’Esprit-Saint ; on se demande : Qu’est-ce que ces trois
? on répond : Ce sont trois personnes. Donc le mot personne a le même sens que celui d’essence.
Réponse
à l’objection N°2 : La question qu’est-ce
que a quelquefois pour objet la nature de l’être qu’exprime sa définition.
Ainsi quand on dit : qu’est-ce que
l’homme ? on répond : c’est un animal raisonnable
et mortel. D’autres fois elle a pour objet le suppôt. Ainsi, quand on dit : Qu’est-ce qui nage dans la mer ? on répond : les poissons. C’est ainsi qu’on répond à ceux
qui demandent : qu’est-ce que les trois
qui rendent témoignage… ce sont trois personnes.
Objection
N°3. D’après Aristote (Met., liv. 4, text. 28), ce que le nom signifie est exprimé par sa
définition. Or, nous avons défini la personne, la substance individuelle d’une
nature raisonnable (art. 1). Donc le mot personne
a le sens de celui de substance.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans l’intelligence de la substance individuelle,
c’est-à-dire distincte ou incommunicable, on comprend en Dieu la relation comme
nous venons de le dire (dans le corps de l’article.).
Objection
N°4. Pour les anges et les hommes, la personne ne signifie pas une relation,
mais quelque chose d’absolu. Donc, s’il signifie en Dieu une relation, il n’a
pas le même sens quand on le lui applique que quand on l’applique aux anges et
aux hommes.
Réponse
à l’objection N°4 : La diversité dans les espèces n’empêche pas d’entendre dans
le même sens le mot générique sous lequel elles sont comprises. Car, quoique la
définition du cheval diffère de celle de l’âne, cependant le mot animal est
pris pour l’un et l’autre dans le même sens, parce qu’il leur convient
également. Ainsi, quoique dans la définition de la personne divine on comprenne
une relation qui n’existe ni dans la personne de l’ange, ni dans la personne
humaine, il ne s’ensuit pas que le mot personne ait un sens opposé suivant ces
diverses applications. Il ne faudrait pas dire non plus qu’il a absolument le
même sens, soit qu’on l’applique à Dieu, soit qu’on l’applique aux créatures,
parce qu’il n’y a pas de nom qui soit ainsi univoque,
quand il s’agit de Dieu et des créatures, comme nous l’avons dit (quest. 13,
art. 5).
Mais
c’est le contraire. Car Boëce dit (De Trin.) que tout nom qui appartient
aux personnes, signifie une relation. Or, il n’y a pas de nom qui leur
appartienne plus que le nom de personne.
Donc ce nom signifie une relation.
Conclusion
La personne divine signifie une relation d’origine, mais une relation
substantielle ou hypostatique qui subsiste dans la nature divine.
Il
faut répondre que ce qui fait la difficulté à l’égard des personnes divines,
c’est que le mot personne se prend au
pluriel, contrairement à la nature de tous les noms essentiels à la Divinité,
et qu’on ne peut cependant pas le considérer comme un nom relatif, semblable à
tous ceux qui expriment une relation. — De là il a semblé aux uns que le mot personne signifiait absolument dans son
acception propre la même chose que celui d’essence ; comme le mot Dieu, le mot sage, etc. (Il paraît que cette opinion fut celle de Hugues de
Saint-Victor.). Mais pour se mettre à l’abri des subtilités des hérétiques, les
conciles en ont autorisé l’usage pour exprimer ce qu’il y a de relatif en Dieu,
surtout quand on l’emploie au pluriel ou avec un nom partitif ; comme quand
nous disons qu’il y a trois personnes en Dieu, qu’autre est la personne du
Père, autre la personne du Fils. Quand on s’en sert au singulier, on peut,
disent-ils, le prendre pour exprimer ce qu’il y a d’absolu en Dieu et ce qu’il
y a de relatif. Mais la raison sur laquelle est fondée leur opinion n’arien de solide.
Car, si le mot personne ne signifiait
dans sa propre acception rien autre chose que l’essence divine, en disant qu’en
Dieu il y a trois personnes ce n’eût pas été le moyen de fermer la bouche aux
hérétiques, mais c’eût été au contraire donner prise à leurs calomnies. —
D’autres ont dit que le mot personne signifiait en Dieu, la relation et
l’essence (Ce sentiment était celui du Maître
des sentences (dist. 26).). Parmi ceux-ci il y en a qui ont prétendu qu’il
signifiait directement l’essence, et indirectement la relation, parce que la
personne est une, pour ainsi dire, par elle-même, mais que l’unité appartient à
l’essence ; et que ce qui est par soi-même implique indirectement relation. Car
on comprend que le Père existe par lui-même et qu’il se distingue du Fils par
une relation. D’autres ont dit au contraire qu’il signifiait directement la
relation et indirectement l’essence, parce que dans la définition de la
personne le mot nature n’y entre
qu’indirectement. Ces derniers se sont le moins écartés de la vérité. — Pour
éclaircir cette question il faut observer que l’espèce peut renfermer dans sa
signification ce que ne renferme pas le genre. Ainsi dans le mot homme il y a l’idée d’être raisonnable
qui n’est pas comprise dans le mot animal.
Par conséquent autre chose est de demander la signification du mot animal en
général, et la signification du mot animal appliqué en particulier. De même,
autre est la signification du mot personne en général, et autre la
signification du mot personne appliqué à la sainte Trinité. Car on appelle personne en général, la substance individuelle
d’une nature raisonnable, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, l’individu est
quelque chose d’indistinct en soi, mais de distinct à l’égard de tout le reste.
Donc le mot personne, à quelque
nature qu’on l’approprie, signifie quelque chose
d’individuel et de distinct dans cette nature. Ainsi, dans la nature humaine
elle signifie : telles chairs, tels os, telle âme ; en un mot, tous les
principes qui individualisent l’homme. Et quoique ces éléments n’entrent pas
dans la définition de la personne en général, ils entrent cependant dans la
signification de la personne humaine. Or, dans la Trinité, il n’y a pas
d’autres distinctions que celles que produisent les relations d’origine, comme
nous l’avons dit (quest. 27, art. 2 et 3). De plus, en Dieu la relation n’est
pas comme un accident inhérent à son sujet, mais elle est l’essence divine
elle-même. Par conséquent, elle subsiste, comme l’essence divine subsiste ; et
comme la déité est Dieu, de même la paternité divine est Dieu le Père qui est
une personne divine. En Dieu, la personne signifie donc la relation, mais la
relation subsistante ; c’est-à-dire elle signifie la relation à la manière de
la substance, qui est l’hypostase subsistant dans la nature divine, bien que ce
qui subsiste dans la nature divine ne soit rien autre chose que la nature
divine elle-même. Dans ce sens il est vrai que le mot personne signifie directement
la relation et indirectement
l’essence. Ce qui ne veut pas dire toutefois qu’il signifie la relation, en tant
que relation, mais à la manière de l’hypostase. — On pourrait dire aussi que le
mot personne signifie directement l’essence et indirectement la relation, en tant que l’essence est la même chose que l’hypostase.
Car dans la Trinité l’hypostase est distinguée par la relation, et la relation
n’entre qu’indirectement dans la nature de la personne. D’ailleurs il est vrai
qu’avant les subtilités des hérétiques, le sens du mot personne n’était pas
ainsi déterminé. On ne l’employait guère que dans un sens absolu, mais ensuite
on a distingué tout ce qu’il avait de relatif, non pas seulement d’après
l’usage, mais d’après sa propre signification (Cette même question se trouve
longuement développée dans le commentaire de saint Thomas sur le Maître des sentences (liv. 1, dist. 23.
art. 5).).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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