Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 30 : De
la pluralité des personnes divines
Il
faut ensuite traiter de la pluralité des personnes divines. — A cet égard
quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il plusieurs personnes en Dieu ? (La
pluralité des personnes a été niée par Simon le Magicien, le premier de tous
les hérétiques, qui se disait le Père, le Fils et le Saint-Esprit
; par Praxéas, qui confondait le Père avec le Christ,
et qui disait que le Père avait souffert ; par Noët,
qui prétendait que le Christ était la même personne que le Père et le Saint-Esprit ; par Sabellius, qui ne reconnaissait pas en
Dieu trois personnes distinctes, et qui disait que Dieu prenait tantôt te nom
de Père, tantôt le nom de Fils, tantôt le nom d’Esprit-Saint
; par Paul de Samosate, qui partagea l’erreur de
Sabellius ; par les priscillianistes , qui disaient que le Christ était le
Père, le Fils et le Saint-Esprit ; par Servet et par
tous les déistes modernes.) — 2° Combien y en a-t-il ? (Cet article attaque les
mêmes erreurs que le précédent, puisqu’il réfute tous ceux qui admettent plus
ou moins de trois personnes en Dieu. En parlant de chacune des personnes
divines, nous ferons connaître les erreurs spéciales auxquelles elles ont donné
occasion.) — 3° Que signifient en Dieu les termes numériques ? (La doctrine de
saint Thomas est sur ce point absolument conforme à celle des conciles. Le
onzième concile de Tolède s’exprime ainsi : In
relatione personarum
numerus cernitur, in divinitatis
verò substantià quid numeratum sit, non comprehenditur. Ergò hoc solo numerum insinuant, quod ad invicem
sunt, et in hoc numero carent, quod in se sunt. Le
concile de Constantinople dit que les termes numériques n’ajoutent qu’une
négation : Sancta Trinitas numerabilis personalibus est subsistentiis et sancta unitas extrà omnem
numerum est, et hæc quidem invisibilem habet divisionem, et inconfusam gerit coniunctionem.) — 4° Le mot personne est-il commun aux trois personnes ? (Cet article a pour
but d’écarter l’erreur de Sabellius et de tous ceux qui ont confondu les
personnes avec l’essence.)
Article
1 : Faut-il admettre plusieurs personnes en Dieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas admettre plusieurs personnes en Dieu. Car une
personne est la substance individuelle d’une nature raisonnable. Si on admet en
Dieu plusieurs personnes il faudra donc reconnaître en lui plusieurs substances
; ce qui paraît hérétique.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot substance
qui entre dans la définition de la personne ne signifie pas l’essence, mais le
suppôt. Ce qui est évident, puisqu’on ajoute au mot substance l’épithète d’individuelle. Pour désigner la
substance ainsi comprise les Grecs se servent du mot hypostase. C’est pourquoi ils disent trois hypostases, comme nous
disons trois personnes. Mais nous n’avons pas l’habitude de dire trois
substances dans la crainte qu’il n’y eût une équivoque et qu’on entendit par là
trois essences.
Objection
N°2. La pluralité des propriétés absolues n’établit de distinction de personnes
ni en Dieu, ni en nous. Donc à plus forte raison la pluralité de relations n’en
doit-elle pas établir. Or, il n’y a pas en Dieu d’autre pluralité que celle-là,
comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 3). Donc on ne peut pas dire qu’en Dieu
il y a plusieurs personnes.
Réponse
à l’objection N°2 : Les propriétés absolues qui sont en Dieu, comme la bonté et
la sagesse, ne sont pas opposées l’une à l’autre, et que pour ce motif elles ne
sont pas réellement distinctes. Car, quoique ces propriétés subsistent
véritablement, elles ne forment cependant pas plusieurs choses subsistantes ;
ce qui est nécessaire pour constituer plusieurs personnes. Quant aux propriétés
absolues qui sont dans les créatures, elles ne subsistent pas quoiqu’elles
soient réellement distinctes entre elles, comme la blancheur et la douceur.
Mais en Dieu les propriétés relatives sont tout à la fois subsistantes et
réellement distinctes l’une de l’autre, comme nous l’avons dit (quest. 28, art.
3). C’est ce qui fait que la pluralité de ces propriétés relatives constitue la
pluralité des personnes divines.
Objection
N°3. Boëce dit en parlant de Dieu (De Trin., liv. 1) que celui-là est
véritablement un dans lequel il n’y a aucun nombre. Or, la pluralité suppose le
nombre. Donc il n’y a pas en Dieu plusieurs personnes.
Réponse
à l’objection N°3 : Par suite de la souveraine unité et simplicité de Dieu on
ne reconnaît en lui aucune pluralité absolue, mais cela n’empêche pas qu’il y
ait pluralité de relations, parce que les relations se disent de l’un par
rapport à l’autre. C’est ce qui fait, comme le dit Boëce,
qu’elles ne supposent pas composition dans l’être où elles se trouvent.
Objection
N°4. Partout où il y a un nombre il y a un tout et des parties : si donc en
Dieu il y a un certain nombre de personnes, on devra admettre en lui un tout et
des parties ; ce qui répugne à la simplicité de sa nature.
Réponse
à l’objection N°4 : Il y a deux sortes de nombres, l’un simple ou abstrait, comme deux, trois, quatre,
etc., l’autre concret, comme deux
hommes, deux chevaux. Si en Dieu on admet le nombre d’une manière absolue,
abstraite, rien n’empêche qu’en lui il n’y ait un tout et des parties.
Toutefois il n’en est ainsi que dans notre esprit, parce que le nombre abstrait
n’existe que dans notre entendement. Mais si nous entendons parler du nombre
concret tel qu’il existe dans les créatures ; un est une partie de deux, et
deux une partie de trois ; ainsi un homme est une partie de deux hommes, deux
hommes une partie de trois hommes, etc. Il n’en est pas de même en Dieu, parce
que le Père est autant que la Trinité tout entière, comme nous le prouverons
(quest. 42, art. 1 et 4).
Mais
c’est le contraire. Car saint Athanase dit : Autre est la personne du Père,
autre la personne du Fils, autre la personne du Saint-Esprit. Donc le Père, le
Fils et le Saint-Esprit forment plusieurs personnes.
Conclusion
Puisqu’il y a dans la nature divine plusieurs relations réelles et
subsistantes, il faut nécessairement qu’il y ait plusieurs personnes.
Il
faut répondre que la pluralité des personnes en Dieu est une conséquence de ce
qui précède. Car nous avons montré (quest. préc., art. 4) que le mot
personne signifie en Dieu une relation réelle et subsistante qui existe dans sa
nature. Nous avons également prouvé (quest. 27, art. 1, 3 et 4) la pluralité de
ces relations réelles. D’où il suit qu’il y a réellement dans la nature divine
plusieurs choses subsistantes, ce qui revient à dire qu’il y a plusieurs
personnes.
Article
2 : Y a-t-il en Dieu plus de trois personnes ?
Objection
N°1. Il semble qu’en Dieu il y ait plus de trois personnes. Car la pluralité
des personnes est en raison de la pluralité des propriétés relatives, comme
nous l’avons dit dans l’article précédent. Or, comme nous l’avons vu (quest. 28,
art. 4), il y a en Dieu quatre relations, la paternité, la filiation, la spiration, et la procession. Donc il y a quatre personnes.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoiqu’il y ait quatre relations en Dieu, cependant l’une
d’elles, la spiration, n’est pas séparée de la
personne du Père et de la personne du Fils, mais elle leur est commune. Et bien
que ce soit une relation, on ne dit pas que c’est une propriété, parce qu’elle
ne convient pas exclusivement à une seule personne. Ce n’est pas non plus une
relation personnelle, c’est-à-dire une relation qui constitue une personne.
Mais la paternité, la filiation et la procession sont appelées des propriétés
personnelles, c’est-à-dire des propriétés qui constituent des personnes. Car la
paternité est la personne du Père, la filiation la personne du Fils, la
procession la personne du Saint-Esprit.
Objection
N°2. La nature ne diffère pas plus de la volonté en Dieu que de l’intelligence.
Or, dans la Trinité autre est la personne qui procède de la volonté comme l’amour,
et autre celle qui procède de la nature, comme le Fils. Donc autre est la
personne qui procède de l’intelligence comme le Verbe et autre celle qui
procède de la nature comme le Fils. Il suit donc de là qu’il n’y a pas
seulement trois personnes en Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce qui procède de l’intelligence, comme le Verbe, procède
par manière de ressemblance comme ce qui procède de la nature. C’est ce qui
nous a fait dire (quest. 27, art. 3) que la procession du Verbe divin est la
génération telle que la nature la produit. Mais
l’amour ne procède pas comme étant la ressemblance du principe dont il procède,
quoiqu’en Dieu l’amour soit coessentiel en tant qu’attribut divin. C’est
pourquoi on ne donne pas à la procession de l’amour le nom de génération.
Objection
N°3. Dans les créatures, plus l’être est noble et plus il a de facultés
intrinsèquement agissantes ; ainsi l’homme a de plus que les animaux
l’intelligence et la volonté. Or, Dieu surpasse infiniment toute créature. Donc
il n’y a pas seulement en lui une personne qui procède de la volonté et une
personne qui procède de l’intelligence, mais il y a encore une infinité de
personnes procédant d une infinité d’autres manières. Donc il y a en Dieu un
nombre infini de personnes.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme étant plus parfait que les animaux, a plus de
facultés qu’eux intrinsèquement agissantes, parce que sa perfection est celle
d’un être composé. De là vient que dans les anges, qui sont plus parfaits et
plus simples que l’homme, il y a moins de facultés intrinsèquement agissantes,
parce qu’il n’y a en eux ni l’imagination, ni la sensibilité, ni d’autres
facultés semblables. Or, en Dieu il n’y a en réalité qu’une seule opération qui
est son essence. Mais nous avons montré (quest. 27, art. 1 et 4) comment il y a
en lui deux processions.
Objection
N°4. Il est de la bonté infinie du Père de se communiquer infiniment en
produisant une personne divine. Or, l’Esprit-Saint a
également une bonté infinie. Donc il produit aussi une personne divine, celle-ci
en produit une autre, et cela à l’infini.
Réponse
à l’objection N°4 : Cette raison aurait de la valeur si l’Esprit-Saint
avait une bonté numériquement autre que celle du Père ; car il faudrait dans ce
cas que, comme le Père produit par sa bonté une personne divine, le Saint-Esprit en produisît une au même titre. Mais la bonté
du Père est identique à celle du Saint-Esprit. Car il n’y a de distinction en
Dieu que celle qu’établissent les relations des personnes. Par conséquent, la
bonté convient au Saint-Esprit, suivant qu’il l’a
reçue d’un autre, et elle convient au Père suivant qu’il la communique. Or,
l’opposition de relation ne permet pas que la relation du Saint-Esprit
soit compatible avec une relation qui en ferait le principe d’une autre personne,
parce que le Saint-Esprit procède lui-même des autres
personnes qui peuvent exister en Dieu.
Objection
N°5. Tout ce qui est compris sous un nombre déterminé est mesuré ; car le
nombre est une mesure. Or, les personnes divines sont immenses, comme le dit
saint Athanase ; le Père est immense, le Fils immense, le Saint-Esprit
immense. Donc elles ne sont pas comprises sous le nombre ternaire.
Réponse
à l’objection N°5 : Un nombre déterminé (si on entend un nombre abstrait qui
n’existe que dans l’entendement) a en effet l’unité pour mesure. Mais si on
entend le nombre des choses qui existent dans les personnes divines, elles ne
sont pas commensurables, parce que, comme nous le prouverons (quest. 42, art. 1
et 4), les trois personnes ont la même grandeur, et un être ne peut être sa
mesure à lui-même.
Mais
c’est le contraire. Car, dit saint Jean : Il
y en a trois qui rendent témoignage au ciel, le Père, le Verbe et l’Esprit-Saint (1
Jean, 5, 7). Et quand on demande : Qu’est-ce
que ces trois qui rendent témoignage ? On répond : Trois personnes, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 7, chap. 4). Donc il n’y a en Dieu que trois
personnes.
Conclusion
Il n’y a en Dieu que trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Il
faut répondre que d’après ce que nous avons dit précédemment (art. préc. et quest. 29, art. 4), il est nécessaire d’admettre
qu’il n’y a en Dieu que trois personnes. Car nous venons de prouver qu’il y a
plusieurs personnes en Dieu, parce qu’il y a plusieurs relations subsistantes réellement
distinctes les unes des autres. Or, il n’y a de distinction réelle entre les
relations divines qu’autant que ces relations sont opposées. Donc il faut que
deux relations opposées appartiennent à deux personnes, et que quand les
relations ne sont pas opposées, elles appartiennent à la même. Ainsi la
paternité et la filiation étant des relations opposées, elles appartiennent
nécessairement à deux personnes. Donc la paternité subsistante est la personne
du Père, et la filiation subsistante est la personne du Fils. — Il y a encore
deux autres relations qui ne sont pas opposées à celles-ci, mais opposées entre
elles. Elles ne peuvent donc appartenir toutes les deux à une seule personne.
Il faut dès lors que l’une d’elles convienne aux deux personnes que nous venons
de nommer, c’est-à-dire au Père et au Fils, ou que l’une appartienne à l’un et
l’autre à l’autre. Or, la procession
ne peut convenir au Père et au Fils, ni à l’un des deux, puisqu’alors
la procession de l’intelligence, qui est une vraie génération divine,
établissant paternité et filiation, résulterait de la procession d’amour, selon
laquelle s’effectuent la spiration et la procession.
Ainsi la personne du Père qui engendre et celle du Fils qui est engendré
procéderaient de la personne qui spire ; ce qui est opposé à ce que nous avons
dit (quest. 27, art. 3 et 4). Il faut donc que la spiration
appartienne au Père et au Fils, puisque cette relation n’est opposée ni à la
paternité, ni à la filiation (Par conséquent, il faut que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.), et que par
conséquent la procession appartienne à une personne autre que ces deux-ci,
c’est-à-dire à la personne du Saint-Esprit qui
procède de l’amour. Nous pouvons donc conclure qu’il n’y a que trois personnes
dans la Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit
(Quoique cette explication ne soit qu’un système, cependant elle rend si
parfaitement compte du dogme, qu’il serait difficile de ne pas l’admettre.).
Article
3 : Les termes numériques sont-ils positifs en Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que les termes numériques ajoutent quelque chose en Dieu (Littéralement,
mettent en Dieu quelque chose (ponunt aliquid in divinis), c’est-à-dire signifient quelque chose de
positif. La question est par conséquent celle-ci : Quand nous disons que le
Père et le Fils sont deux, le mot deux
s’entend-il positivement comme le mot père ou sage, ou s’entend-il négativement
comme le mot incorporel.). Car l’unité divine est son essence, et tout nombre
est l’unité répétée. Donc tout terme numérique signifie en Dieu l’essence. Donc
il pose en Dieu quelque chose.
Réponse
à l’objection N°1 : L’unité transcendantale est plus générale que la substance
et que la relation ; il en est de même de la multiplicité. Par conséquent on
peut appliquer l’unité et la multiplicité ainsi comprises à la substance et à
la relation, suivant qu’elles leur conviennent. Ainsi ces noms, quand on les
ajoute à l’essence ou à la relation, indiquent d’après leur propre
signification la négation de toute division, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.).
Objection
N°2. Tout ce qu’on dit de Dieu et.des créatures
convient à Dieu d’une manière plus éminente qu’aux créatures. Or, les termes
numériques ajoutent quelque chose aux créatures. Donc à plus forte raison ajoutent-ils
quelque chose à Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : La pluralité, qui ajoute quelque chose aux créatures, est
une espèce de quantité qui n’entre pas dans les attributs divins. On ne se sert
pour la Trinité que de la multiplicité transcendantale qui n’ajoute rien aux
êtres dont elle est le prédicat, et qui ne fait qu’exprimer ce qu’il y a
d’indivis dans chacun d’eux.
Objection
N°3. Si les termes numériques, au lieu d’ajouter, excluent, de telle sorte que
l’unité soit exclue par la pluralité, et la pluralité par l’unité, il en
résultera pour l’esprit un cercle vicieux qui ne produira que la confusion, ce
qui est un inconvénient. Il faut donc que les termes numériques ajoutent en
Dieu quelque chose.
Réponse
à l’objection N°3 : L’unité n’exclut pas la multiplicité, mais la division qui
est rationnellement antérieure à l’unité et à la multiplicité. La multiplicité
n’exclut pas non plus l’unité, mais seulement aussi la division à l’égard de
chacune des choses dont elle se compose. C’est ce que nous avons exposé plus
haut en traitant de l’unité de Dieu (quest. 11, art. 1). Nous ajouterons que
les autorités alléguées dans l’argument contraire
ne nous sont pas réellement opposées. Car quoique la pluralité exclue la
solitude et l’unité la pluralité des dieux, il ne résulte cependant pas de là
que ces noms n’aient pas d’autre signification. Car le blanc exclut à la vérité
le noir, mais le mot de blanc ne signifie pas seulement l’exclusion du noir.
Mais
c’est le contraire. Saint Hilaire dit (De
Trin., liv. 4) : En confessant la pluralité des personnes on écarte l’idée
d’un être solitaire. Et saint Ambroise ajoute (De Fid., liv. 1) : Quand nous disons
qu’il n’y a qu’un Dieu, l’unité exclut ici la pluralité des dieux, car nous
n’admettons pas qu’il y ait en Dieu quantité. D’après ces divers passages, il
semble que ces noms ont été employés plutôt négativement que positivement.
Conclusion
Les termes numériques n’ont en Dieu qu’un sens négatif.
Il
faut répondre que le Maître des sentences établit que les termes numériques ne
sont pas en Dieu positifs, mais négatifs (1, dist. 24). D’autres disent le
contraire. — Pour éclaircir cette question il faut observer que toute pluralité
suppose une division. Or, il y a deux sortes de division. L’une matérielle, qui s’effectue sur ce qui
est continu, et qui produit le nombre qui est une espèce de quantité. Cette
sorte de nombre ne se rapporte qu’aux choses matérielles qui ont la quantité
pour prédicat. L’autre est la division formelle
qui s’effectue par les formes opposées ou diverses. La multiplicité est le
résultat de cette division ; elle n’existe pas dans un genre quelconque, elle
est transcendantale, comme quand on dit que l’être est un et multiple. Cette
multiplicité ne se rapporte qu’aux choses absolument immatérielles. — Quelques
auteurs, ne considérant que la multiplicité qui est une espèce de quantité
discrète, et voyant que cette quantité n’existe pas en Dieu, ont prétendu que
les termes numériques ne sont pas positifs, mais qu’ils ne sont que négatifs (Ce
sentiment est celui du Maître des sentences (dist. 24, 1).). D’autres,
considérant cette même multiplicité, ont dit que, comme la science n’existe en
Dieu que suivant sa propre nature, et non suivant la nature de son genre (parce
qu’en Dieu il n’y a pas de qualité), de même en Dieu le nombre existe suivant
sa propre nature, mais non selon la nature de son genre, qui est la quantité. —
Pour nous, nous disons que les termes numériques, quand ils sont appliqués à la
nature divine, ne se prennent pas du nombre qui est une espèce de quantité ;
parce qu’alors ils ne pourraient convenir à Dieu que métaphoriquement, comme
toutes les autres propriétés des corps, telles que la largeur, la longueur et
le reste. Mais ils sont pris de la multiplicité transcendantale. Or, la multiplicité
ainsi entendue est à la pluralité des objets dont elle est le prédicat ce que
l’unité absolue est à l’être lui-même. Cette espèce d’unité, comme nous l’avons
dit à l’occasion de l’unité de Dieu (quest. 11, art. 1), n’ajoute rien à l’être
; elle en exclut seulement la négation de toute division. Car l’un signifie
l’être indivis. C’est pourquoi à quelque chose qu’on l’applique, il signifie un
être indivis. Ainsi, quand on l’applique à l’homme, il indique la nature ou la substance
de l’homme non divisée. Dans le même sens, quand on parle de choses multiples,
la multiplicité ainsi entendue signifie que ces choses sont indivises entre
elles. Le nombre, qui est une espèce de quantité, ajoute toujours un accident à
l’être ; il en est de même de l’unité arithmétique qui est le principe de ce
nombre. Mais les termes numériques dont on se sert pour exprimer les personnes
divines, n’ajoutent à l’être divin qu’une négation, comme l’a fort bien dit le
Maître des sentences. Ainsi, quand nous disons que l’essence est une, le mot un signifie l’essence indivise ; quand
nous disons que la personne est une, le mot un signifie la personne indivise,
et quand nous disons qu’en Dieu il y a plusieurs personnes, nous affirmons
l’existence de chacune de ces personnes et leur indivision respective, parce
qu’il est dans la nature de la multiplicité de se composer d’unités.
Article
4 : Le mot personne peut-il être
commun aux trois personnes ?
Objection
N°1. Il semble que le mot personne ne
puisse être commun aux trois personnes. Car les trois personnes n’ont de commun
que l’essence. Or, le mot personne ne
signifie pas directement l’essence. Donc il n’est pas commun aux trois.
Réponse
à l’objection N°1 : L’objection suppose qu’à la communauté de nom correspond
une communauté de choses, ce que nous avons repoussé.
Objection
N°2. Ce qui est commun est opposé à ce qui est incommunicable. Or, il est dans
la nature de la personne d’être incommunicable, puisque Richard de Saint-Victor
fait entrer le mot incommunicable dans la définition de la personne (quest. 29,
art. 3, réponse N°4). Donc le mot personne n’est pas commun aux trois.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique le mot personne soit incommunicable, cependant la
manière d’être qu’il exprime peut être incommunicablement
commune à plusieurs.
Objection
N°3. S’il est commun aux trois, cette communauté est réelle ou rationnelle. Or,
elle n’est pas réelle parce que dans ce cas les trois personnes n’en feraient
qu’une, elle n’est pas non plus purement rationnelle parce qu’alors la personne
serait quelque chose d’universel. Or, en Dieu il n’y a rien d’universel ni de
particulier, ni genre, ni espèce, comme nous l’avons vu (quest. 3, art. 5).
Donc le mot personne n’est pas commun aux trois.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique la communauté soit rationnelle et non réelle, il ne
s’ensuit pas néanmoins qu’en Dieu il y ait quelque chose d’universel ou de
particulier, qui soit genre ou espèce ; d’abord parce que dans l’humanité la
communauté de genre ou d’espèce n’est pas la communauté de personnes ; ensuite
parce que les personnes divines n’ont qu’un seul être, et que pour qu’il y ait
genre et espèce il faut qu’il y ait plusieurs êtres qui diffèrent entre eux.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 7, chap. 4) : Quand on demande, qu’est-ce que ces trois ? on répond : Ce sont trois personnes, parce que la personne
est ce qu’elles ont de commun.
Conclusion
Le mot de personne est un terme
commun aux trois personnes divines, non réellement, mais rationnellement, non
comme un genre ou une espèce, mais comme un individu vague.
Il
faut répondre que cette façon de parler indique assez que le mot personne est
commun aux trois, puisque nous disons trois
personnes. Car quand nous disons
trois hommes, nous montrons que le mot homme est commun à tous les trois. Il
est évident que la communauté de nom n’implique pas celle de la chose, comme la
même essence est commune à toutes les trois, parce que dès lors il faudrait
admettre que les trois personnes n’en font qu’une, comme elles n’ont qu’une
seule essence. — En recherchant quelle était cette communauté de noms, les avis
se sont partagés. Les uns ont dit que c’était une communauté de négation (Ce
sentiment repose sur la définition de la personne, donnée par Richard de
Saint-Victor (Voyez quest. 29, art. 3).), parce que la personne comprend dans
sa définition le mot incommunicable.
D’autres ont dit que c’était une communauté d’intention (Cette opinion repose
sur la définition de la personne, telle qu’elle est dans Boëce.),
parce que dans la définition de la personne on fait entrer le mot d’individuel ; comme si l’on disait, par
exemple, que l’espèce est quelque chose de commun au cheval et au bœuf. Mais
ces deux sentiments sont erronés, parce que le mot personne n’est ni un nom de négation, ni un nom d’intention, mais
un nom de chose. — Il faut donc dire que dans les choses humaines le mot personne est commun d’une communauté de
raison, non comme le genre ou l’espèce, mais comme l’individu vague. Car les
noms des genres ou des espèces, comme homme,
animal, sont employés pour exprimer
les natures communes, mais non les intentions de ces natures, qu’on exprime par
ces mots genre ou espèce (Ainsi, les noms de genre ou
d’espèce expriment les natures communes sans aucun rapport à la substance.).
Mais l’individu vague (comme quelque homme) signifie la nature commune avec une
manière d’être déterminée qui convient à chaque être de la même espèce,
c’est-à-dire qu’on l’emploie pour exprimer ce qui subsiste par soi et qui est
distinct du reste. Le nom d’un individu désigné (Remarquez la différence que
saint Thomas établit entre l’individu vague et l’individu déterminé, parce que
son intention est d’établir que la personne signifie la même chose que
l’individu vague, mais d’une autre manière.) exprime un être déterminé
distingué de tous les autres. Par exemple, le nom de Socrate signifie tel
corps, tel visage. Il y a toutefois cette différence, c’est que quelque homme exprime la nature de l’individu avec la manière d’être qui
convient à chaque être de son espèce ; tandis que le mot personne n’a pas été créé pour signifier la nature, mais pour
signifier une chose subsistante dans telle nature (La différence qu’il y a
entre la personne et l’individu vague, c’est que la personne signifie la
manière de subsister avant que de signifier la nature, ce qui ne convient pas à
l’individu vague ou transcendant.). Ainsi, ce qu’il y a rationnellement de
commun, à toutes les personnes divines, c’est que chacune d’elles subsiste dans
la nature divine, et qu’elle est distincte des autres. Donc le mot personne est
commun rationnellement (Il est commun d’une communauté de raison et non d’une
communauté réelle, parce que, dans ce dernier cas, on pourrait dire que la
personne des trois suppôts est une, comme on dit que l’essence divine des trois
personnes est une, ce qui serait hérétique.) aux trois personnes divines.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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