Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 31 : De
ce qui appartient à l’unité ou à la pluralité des personnes divines
Nous
devons maintenant nous occuper de ce qui se rapporte à l’unité ou la pluralité
des personnes divines. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Du nom
même de la sainte Trinité. (Cet article est une réfutation de l’hérésie des
jacobites, de Paul de Samosate, des antitrinitaires,
en un mot de tous ceux qui ont attaqué le dogme de la sainte Trinité. Le
premier concile de Nicée, ceux de Constantinople, d’Ephèse, de Chalcédoine, et
le troisième concile de Tolède, ont condamné toutes ces erreurs et défini
nettement ce que les fidèles doivent croire. Parmi les papes qui ont élevé la
voix contre toutes ces erreurs, on distingue Alexandre Ier
et Sixte Ier dans leur lettre à tous les
fidèles, et Vigile dans sa lettre à Eutherus (chap.
6).) — 2° Peut-on dire : le Fils est autre que le Père ? (Cet article a pour
objet de préciser le sens de chaque mot et d’indiquer ceux que l’on doit
éviter, pour ne tomber ni dans l’erreur d’Arius, ni dans celle de Sabellius.) —
3° L’expression exclusive seul peut-elle
être jointe à un terme essentiel dans la Trinité ? (Il ne s’agit encore ici que
d’une question de langage, mais les explications qu’elle nécessite ont leur importance, et elles jettent une certaine lumière
sur toutes ces questions, si obscures et si difficiles.) — 4° Pourrait-on
ajouter le mot seul à un terme
personnel ? (Cet article nous fait comprendre le vrai sens de ces paroles de
l’Ecriture (Jean, 17, 3) : qu’ils vous
connaissent, vous seul vrai Dieu.)
Article
1 : Y a-t-il Trinité en Dieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas Trinité en Dieu. Car en Dieu tout mot signifie
substance ou relation. Or, le mot Trinité ne signifie pas substance, puisque
dans ce cas il conviendrait à chaque personne ; il ne signifie pas non plus
relation, puisque ce mot n’exprime pas un rapport. Donc on ne doit pas employer
le mot Trinité quand on parle de
Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot Trinité
signifie, d’après son étymologie, l’essence unique des trois personnes, car le
mot Trinité équivaut à ceci : l’unité des
trois. Mais dans sa signification propre ce mot exprime plutôt le nombre
des personnes d’une seule et même essence. C’est pourquoi nous ne pouvons pas
dire que le Père est la Trinité, parce qu’il ne forme pas trois personnes. Ce
mot n’exprime pas non plus les relations mêmes des personnes, niais plutôt le
nombre des personnes qui sont en relation entre elles. De là vient que ce n’est
pas un nom relatif.
Objection
N°2. Le mot Trinité semble être un
nom collectif, puisqu’il signifie multitude. Or, ce nom ne convient pas à Dieu,
puisque l’unité exprimée par un nom collectif est une unité d’espèce inférieure,
et qu’en Dieu l’unité est souveraine. Donc le mot Trinité ne convient pas à la
Divinité.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans un mot collectif il y a deux choses, la pluralité des
suppôts et l’unité de l’ordre auquel ils appartiennent. Ainsi un peuple est une
multitude d’hommes appartenant à un ordre quelconque. Le mot Trinité se
rapporte au nom collectif sous le premier aspect, puisqu’il exprime la
pluralité des personnes, mais il en diffère sous le second, parce que dans la
Trinité divine il n’y a pas seulement unité d’ordre, mais encore unité
d’essence.
Objection
N°3. Tout nombre ternaire est triple. Or, en Dieu il n’y a pas triplicité,
puisque la triplicité est une espèce d’inégalité. Donc il n’y a pas non plus
Trinité.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mot Trinité est pris dans un sens absolu. Car il
signifie le nombre ternaire des personnes. Mais la triplicité indique un
rapport d’inégalité, puisque c’est une espèce de proportion inégale, comme le
prouve Boëce (Arith., liv. 1,
chap. 23). C est pourquoi il n’y a pas triplicité en Dieu, mais Trinité.
Objection
N°4. Tout ce qui est en Dieu est dans l’unité de son essence, parce que Dieu
est son essence. S’il y a Trinité en Dieu, il y a donc aussi Trinité dans
l’unité de son essence. Et par conséquent il y aurait en Dieu trois unités
essentielles, ce qui est hérétique.
Réponse
à l’objection N°4 : Dans la Trinité divine on comprend le nombre et les
personnes. Ainsi quand nous disons que la Trinité est dans l’unité, nous ne
rapportons pas le nombre à l’unité d’essence, comme si l’essence était trois
fois une, mais nous reconnaissons le nombre des personnes qui existent dans
l’unité de la nature, comme on dit que les suppôts d’une nature sont dans cette
même nature. Quand nous disons au contraire que l’unité est dans la Trinité,
c’est comme si nous disions que la nature existe dans ses suppôts.
Objection
N°5. Dans tout ce qu’on dit de Dieu, le concret est le prédicat de l’abstrait.
Ainsi la déité est Dieu, la paternité est le père. Or, on ne peut pas dire que
la Trinité est trine, parce que dans ce cas il y aurait en Dieu neuf choses, ce
qui est une erreur. Donc il ne faut pas se servir du mot de Trinité quand on
parle de Dieu.
Réponse
à l’objection N°5 : Quand nous disons que la Trinité est trine, nous exprimons
par là la multiplication du nombre trois par lui-même, parce que le nombre
ternaire ainsi exprimé emporte avec lui la distinction des suppôts auxquels il
se rapporte. C’est pour ce motif qu’on ne peut pas dire que la Trinité est
trine, parce qu’il suivrait de là qu’elle aurait trois suppôts ; comme quand on
dit que Dieu est trin, cela signifie qu’il y a trois suppôts dans la Divinité.
Mais
c’est le contraire. Car saint Athanase dit dans son Symbole : qu’on doit adorer
l’unité dans la Trinité et la Trinité dans l’unité.
Conclusion
On se sert en Dieu du mot Trinité
pour exprimer d’une façon déterminée ce que la pluralité exprime d’une manière
indéterminée.
Il
faut répondre que le mot Trinité
exprime en Dieu le nombre déterminé des personnes. Nous pouvons donc nous
servir du mot Trinité aussi bien que du mot pluralité. Car ce que la pluralité
exprime d’une manière générale, indéterminée, le mot Trinité l’exprime d’une
façon positive et déterminée.
Article
2 : Le Fils est-il autre que le Père ?
Objection
N°1. Il semble que le Fils ne soit pas autre que le Père. Car le mot autre est un relatif qui suppose une
diversité de substance. Si le Fils est autre que son Père, il semble qu’il y a
entre eux diversité, ce qui est contraire au sentiment de saint Augustin, qui
dit que quand nous disons qu’il y a en Dieu trois personnes, nous ne supposons
pas qu’il y ait diversité entre elles (De
Trin., liv. 7, chap. ult.).
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot autre ne
se rapporte qu’au suppôt, et pour en légitimer l’emploi il ne faut que la
distinction du la substance qui est l’hypostase ou la personne. Mais la
diversité requiert la distinction de la substance qui est l’essence. C’est
pourquoi nous ne pouvons dire que le Fils diffère du Père, bien que nous disions
qu’il est autre que lui.
Objection
N°2. Deux êtres qui sont autres réciproquement diffèrent l’un de l’autre de
quelque manière. Donc si le Fils est autre que le Père, il s’ensuit qu’il en
diffère ; ce qui est opposé au témoignage de saint Ambroise, qui dit (De fid., liv. 1,
chap. 2) : Le Père et le Fils sont un, il n’y a entre eux ni différence de
substance, ni diversité.
Réponse
à l’objection N°2 : La différence implique la distinction de forme. Or, en Dieu
il n’y a qu’une seule forme, comme on le voit d’après ces paroles de l’Apôtre :
lui qui, existant en forme de Dieu (Phil., 2, 6). C’est pourquoi en parlant
des personnes divines on n’admet pas de différence entre elles, comme le dit
très bien saint Ambroise dans le passage cité. Saint Jean Damascène se sert
cependant de cette expression, mais il ne l’applique qu’aux propriétés
relatives des personnes divines. Ainsi il dit que les hypostases ne diffèrent
pas entre elles selon la substance, mais suivant leurs propriétés déterminées.
Dans ce cas le mot différence
équivaut à celui de distinction,
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Celui qui est autre est étranger (Ou plus littéralement, du mot autre vient le mot étranger : Alienum ab alio dicitur.). Or, le Père n’est pas étranger au Fils,
puisque, d’après saint Hilaire (De Trin.,
liv. 7, ad fin.), dans les personnes
divines il n’y a rien de divers, rien d’étranger, rien de séparable. Donc le
Fils n’est pas autre que le Père.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mot étranger
signifie quelque chose d’extérieur et de dissemblable. Il n’en est pas de même
du mot autre. C’est pourquoi nous
disons que le Fils est autre que le Père, quoique nous ne disions pas qu’il lui
est étranger.
Objection
N°4. Autre et autre chose (alius et aliud) sont deux mots qui ont le même sens, ils ne diffèrent
que par le genre qu’ils expriment. Donc si le Fils est autre que le Père, il
suit de là qu’il est aussi autre chose que le Père.
Réponse
à l’objection N°4 : Le genre neutre n’a rien de formel, le genre masculin et le
genre féminin ont, au contraire, un sens formel et distinct. C’est pourquoi on
se sert du neutre pour exprimer l’essence en général ; le masculin et le
féminin expriment le suppôt qui existe d’une manière déterminée dans la nature
générale. Ainsi, à l’égard des hommes, si on demande quel est celui-là (quis) ?, on répond : Socrate.
C’est le nom du suppôt. Mais si on demande qu’est-ce que cet homme (quid) ?, on
répond : c’est un animal raisonnable et
mortel. C’est pourquoi, comme en Dieu la distinction ne se rapporte qu’aux
personnes et non à l’essence, nous disons que le Père est autre (alius) que le
Fils, mais non autre chose (aliud), tandis que nous disons au contraire qu’ils sont une
seule et même chose (unum) et non un
seul individu (unus).
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
fid. ad Pet., chap. 1) : Le Père, le Fils et le Saint-Esprit n’ont qu’une seule et même essence ; dans
cette essence, le Père n’est pas une chose, le Fils une autre, le Saint-Esprit une autre, quoique personnellement le Père
soit autre que le Fils, le Fils autre que le Saint-Esprit,
et le Saint-Esprit autre que les deux premières
personnes dont il procède.
Conclusion
Puisque le mot autre (alius), pris au
masculin, n’indique qu’une distinction de suppôt dans la nature, on peut dire
sans inconvénient que le Fils est autre que le Père.
Il
faut répondre que puisque, d’après la remarque de saint Jérôme, les termes
qu’on emploie d’une manière irréfléchie peuvent être une source d’hérésie, il
faut, quand on parle de la Trinité, agir avec beaucoup de précaution et de
réserve. Car, comme le dit saint Augustin (De
Trin., liv. 1, chap. 3), nulle part l’erreur n’est plus funeste, les
questions plus difficiles, la vérité plus féconde (Ces réflexions font sentir
l’importance de cet article.). Or, en parlant de la sainte Trinité, nous devons
nous prémunir contre deux erreurs opposées et marcher avec discrétion entre
deux écueils. D’une part, c’est l’erreur d’Arius qui a supposé qu’il y avait en
Dieu une trinité de personnes et une trinité de substances ; de l’autre, c’est
celle de Sabellius qui a admis tout à la fois l’unité de personnes et l’unité
d’essence. — Pour ne pas tomber dans l’erreur d’Arius nous devons éviter, en
parlant de Dieu, tout terme qui exprimerait une diversité ou une différence,
dans la crainte de détruire par là l’unité d’essence. Mais nous pouvons nous
servir du mot distinction pour
exprimer l’opposition de relations entre les personnes. Par conséquent, si nous
trouvons quelque part dans l’Ecriture les mots diversité ou différence
appliqués aux personnes, nous devons leur donner le sens de distinction. Pour ne pas détruire la
simplicité de l’essence divine, il faut aussi éviter les mots de séparation et de division qui ne conviennent qu’à un tout qui aurait des parties.
Pour sauver l’égalité il ne faut pas se servir du mot disparité. Pour ne pas porter atteinte à la ressemblance on doit
éviter les mots d’étranger et de dissemblable. Car saint Ambroise dit (De fid., liv. 1, chap.
2) que dans le Père et le Fils il n’y a pas de dissemblance, mais qu’ils ne
forment qu’un seul Dieu. Et saint Hilaire ajoute (loc. cit.) que dans les personnes divines il n’y a rien de
séparable. — Pour échapper à l’erreur de Sabellius nous devons éviter toute
expression tendant à trop singulariser Dieu, afin de ne pas enlever à l’essence
divine sa communicabilité. Ainsi saint Hilaire dit (De Trin., liv. 7) que c’est un sacrilège que de faire du Père et du
Fils un Dieu singulier (singularem) (Singulier. Il faut donner en français à
cette expression tout le sens qu’elle renferme d’après son étymologie. Je
l’évite autant qu’il m’est possible ; cependant il y a des circonstances, comme
celles-ci, où il est impossible de lui trouver un équivalent.). Il faut aussi
éviter l’emploi du mot unique, dans
la crainte de nier par là même la pluralité des personnes. C’est pourquoi saint
Hilaire dit encore qu’il ne faut considérer Dieu ni comme un être singulier, ni comme un être unique. Nous disons bien du Fils qu’il
est unique, parce qu’il n’y a pas dans la Trinité plusieurs Fils, mais nous ne
disons pas que Dieu est unique, parce que la déité est commune à plusieurs
personnes. Il ne faut pas non plus employer le mot confus, afin de conserver intact l’ordre des personnes. Car, comme le
dit saint Ambroise en parlant de la divinité du Père et du Fils, ce qui est un
n’est pas confus, et ce qui ne diffère pas ne peut être multiple (De fid., liv. 1, chap.
2). On ne doit pas se servir du mot solitaire,
dans la crainte de détruire la société que forment entre elles les trois
personnes. C’est ce qui fait dire à saint Hilaire : Le Dieu que nous confessons
n’est pas un Dieu solitaire, et il n’y a pas non plus diversité en lui (De Trin., liv. 4). Le mot autre (alius), pris au masculin, ne
signifie qu’une distinction de suppôt. Nous pouvons donc, sans inconvénient,
dire que le Fils est autre que le Père, puisque nous entendons par là qu’il est
un autre suppôt de la nature divine, comme il est une autre personne, une autre
hypostase.
Article
3 : L’expression exclusive seul
peut-elle être jointe à un terme essentiel en Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que cette expression exclusive seul ne puisse être jointe à un terme essentiel en Dieu. Car,
d’après Aristote (Elench.,
liv. 2, chap. 3), il n’y a de seul que celui qui n’est pas avec un autre. Or,
Dieu est avec les anges et les saints. Donc on ne peut pas dire qu’il est seul.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique les anges et les saints soient toujours avec Dieu,
cependant, s’il n’y avait pas plusieurs personnes divines, on pourrait dire que
Dieu est seul ou solitaire. Car un être n’en est pas moins solitaire quand il
est associé à des êtres d’une autre nature que la sienne. Ainsi on dit qu’un
homme est solitaire dans un jardin quoiqu’il y ait là beaucoup de plantes et
d’animaux. On dirait de même que Dieu est solitaire au milieu des anges et des
hommes qui sont avec lui, s’il n’y avait pas en lui plusieurs personnes. Ainsi
donc la société des anges et des saints ne détruit pas la solitude absolue de
Dieu et encore moins sa solitude relative, c’est-à-dire la solitude considérée
par rapport à un prédicat quelconque.
Objection
N°2. Tout ce qu’on ajoute à un terme essentiel dans la Divinité peut se dire de
chaque personne divine en particulier et de la Trinité tout entière. Ainsi, par
là même que nous pouvons dire que Dieu est sage, nous pouvons dire également :
le Père est sage, la Trinité est sage. Or, d’après saint Augustin, on ne peut
pas dire que le Père soit seul Dieu (De Trin., liv. 6, chap. 9). Donc on ne
peut pas dire que Dieu est seul.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mot seul à
proprement parler ne s’entend pas du prédicat qui est pris formellement ; car
il se rapporte au suppôt dans le sens qu’il exclut tout suppôt autre que celui
auquel il est adjoint. Mais l’adverbe seulement,
pris dans un sens exclusif, peut s’entendre du sujet et du prédicat. Car nous
pouvons dire : Socrate seulement, court,
c’est-à-dire il n’y en a pas d’autre qui court avec lui ; et Socrate court seulement ; c’est-à-dire il ne
fait rien autre chose. Ainsi on ne peut pas dire à proprement parler : le Père
est seul Dieu, ou la Trinité est seul Dieu, à moins que le prédicat ne
s’entende de cette manière : la Trinité
est Dieu, lequel est seul Dieu ? Et dans ce sens il serait encore vrai de
dire : le Père est Dieu, lequel est seul
Dieu ? pourvu que le relatif lequel se rapportât au prédicat et non au suppôt. Or, quand saint
Augustin dit que le Père n’est pas seul Dieu, mais que la Trinité est seul
Dieu, il s’exprime dans le même sens que s’il disait que ces mots de l’Apôtre au roi invisible des siècles, au seul Dieu,
se rapportent non exclusivement à la personne du Père, mais à toute la Trinité.
Objection
N°3. Si le mot seul est joint à un
terme essentiel, il se rapportera à un prédicat personnel ou à un prédicat
essentiel. Dans le premier cas ce serait une fausseté. Car on ne peut pas dire
: Dieu seul est Père, puisque l’homme l’est aussi. Dans le second cas ce ne
serait pas plus exact. Car si cette proposition était vraie : Dieu seul crée, il semble que celle-ci
serait vraie aussi : le Père seul crée,
parce que tout ce qu’on affirme de Dieu on peut l’affirmer du Père. Cependant
cette dernière proposition est fausse ; car le Fils est aussi créateur. On ne
peut donc pas joindre le mot seul à
un terme essentiel en Dieu.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mot seul peut
être adjoint à un terme essentiel en Dieu de deux manières. Ainsi cette
proposition : Dieu seul est Père, a
deux sens. Car le mot Père peut
s’entendre de la personne du Père et
en être le prédicat. Dans ce cas la proposition est vraie ; car l’homme, ni
aucun autre être ne peut être la première personne de la Trinité. On peut aussi
entendre par ce mot, la relation
exclusivement, et alors la proposition est fausse. Car la paternité peut
exister dans les autres êtres quoique ce ne soit pas de la même manière. De
même cette proposition est vraie : Dieu
seul crée. Mais il ne suit pas de là qu’on puisse dire : Donc le Père seul
crée. Car, comme le disent les logiciens, une expression exclusive immobilise
le terme auquel elle est jointe de telle sorte qu’on ne puisse pas lui
substituer, par voie de conséquence, un autre suppôt. Car de cette
proposition-ci : L’homme seul est un
animal raisonnable et mortel, on ne peut tirer cette conséquence : Donc Socrate seul est un animal raisonnable
et mortel.
Mais
c’est le contraire. Car saint Paul dit :
au roi immortel des siècles, à l’invisible, au seul Dieu (1 Tim., 1,
17).
Conclusion
L’expression exclusive seul peut être
ajoutée à un terme essentiel en Dieu, non catégoriquement, mais syncatégoriquement, c’est-à-dire qu’il ne signifie pas que
Dieu est un être solitaire, mais il sépare de lui tout autre être comme n’ayant
pas ses attributs.
Il
faut répondre que le mot seul peut être pris catégorématiquement ou syncatégorématiquement.
On dit qu’un terme est catégorématique lorsque, joint à un suppôt, il lui
impose absolument ce qu’il signifie. Tel est l’adjectif blanc joint au mot homme,
comme quand on dit un homme blanc. Si le mot seul est pris dans ce sens on ne peut pas l’adjoindre à un terme
essentiel en Dieu, parce qu’il établirait à l’égard de ce terme une solitude
absolue, et ferait ainsi de Dieu un être solitaire, ce qui est contraire à ce
que nous avons dit (art. préc.) On dit qu’un terme
est syncatégorématique (Un terme syncatégorématique
est celui qui ne signifie rien par lui-même, et qui n’a de sens qu’autant qu’il
est joint à un autre, comme les mots tout,
aucun, quelqu’un. Il détermine si la proposition est universelle on
particulière.) lorsqu’il implique le rapport d’ordre
du prédicat au sujet, comme les mots tout,
aucun. Le mot seul est pris dans ce sens lorsqu’il indique que le prédicat ne
convient qu’à un sujet, et qu’il exclut tout autre de sa participation. Ainsi,
quand on dit : Socrate seul écrit, on ne donne pas à entendre que Socrate soit
solitaire, mais seulement qu’il n’y a personne qui écrive avec lui, bien qu’il
soit au milieu d’une réunion nombreuse. Rien n’empêche que le mot seul pris dans ce sens ne soit adjoint à
un terme essentiel de la Trinité divine, puisqu’alors
il n’a pour objet que d’exclure tous les autres êtres de la participation des
attributs de Dieu. Ainsi quand nous disons : Dieu seul est éternel, cela signifie qu’il n’y a d’éternel que lui.
Article
4 : L’expression exclusive seul
peut-elle être jointe à un terme personnel dans la sainte Trinité ?
Objection
N°1. Il semble que cette expression exclusive puisse être jointe à un terme
personnel, même quand le prédicat est commun à la Trinité tout entière. Ainsi,
Jésus-Christ dit en parlant à son Père : qu’ils
vous connaissent seul vrai Dieu (Jean, 17, 3). Donc le Père seul est vrai
Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand nous disons : Vous
seul vrai Dieu, nous ne comprenons pas la personne du Père, mais la Trinité,
comme le dit saint Augustin (De Trin.,
liv. 6, chap. 9). Ou, si nous comprenons la personne du Père, ce n’est pas à
l’exclusion des autres personnes, puisqu’elles ont la même essence, et le mot seul n’exclut que le mot autre pris au neutre, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Il est dit dans saint Matthieu : Personne
ne connaît le Fils, sauf le Père (11, 27). Ce qui signifie la même chose
que si l’on disait : le Père seul
connaît le Fils. Or, connaître le Fils est une chose commune à la Trinité
entière. Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand on affirme du Père quelque chose d’essentiel, on
l’affirme aussi du Fils et du Saint-Esprit, à cause
de l’unité d’essence. Cependant il faut savoir que dans le passage cité le mot personne (nemo) n’a pas le même sens comme
il semblerait que le mot aucun homme
(nullus homo). Car si tel était son sens on
n’aurait pu faire exception pour la personne du Père. Il s’entend en général
d’après le langage ordinaire de tout être raisonnable.
Objection
N°3. L’expression exclusive seul
n’exclut rien de ce qui est compris dans l’intelligence du terme auquel elle se
rapporte. Elle n’exclut donc ni ce qu’il y a de général dans ce terme, ni les
parties qui le composent. Car quand on dit Socrate
seul est blanc, on ne pourrait pas en conclure : donc l’homme n’est pas
blanc. Or, dans la Trinité une personne est comprise dans la conception de
l’autre : ainsi le Père est compris dans le Fils, et réciproquement. Quand on
dit : le Père seul est Dieu, on n’exclut donc pas par là le Fils ou le
Saint-Esprit. Donc cette manière de dire parait être exacte.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mot seul
n’exclut pas les choses comprises dans l’intelligence du terme auquel il est
joint, quand ces choses ne diffèrent pas selon le suppôt, comme la partie et
l’universel (Ainsi, en disant que Socrate est blanc, je n’exclus pas ses
parties ni son corps, parce que le tout et ses parties se rapportent au même
suppôt.). Mais le Fils n’est pas le même suppôt que le Père, et par conséquent
il n’y a donc pas de parité (Par conséquent, si l’on disait que le Père seul est sage, on exclurait le
Fils et le Saint-Esprit de la possession de la
sagesse, ce qui est faux.).
Objection
N°4. L’Eglise chante : Vous seul, Jésus-Christ, êtes le Très-Haut.
Réponse
à l’objection N°4 : Nous ne disons pas absolument que le Fils seul soit le
Très-Haut, mais qu’il est seul Très-Haut avec le Saint-Esprit
dans la gloire de Dieu le Père.
Mais
c’est le contraire. Cette proposition, le Père seul est Dieu, comprend deux
choses ; elle signifie le Père est Dieu, et aucun autre que le Père n’est Dieu.
Le dernier membre de la phrase est faux, parce que le Fils est Dieu, bien qu’il
soit autre que le Père qui est Dieu. Donc cette proposition : le Père seul est
Dieu, est fausse, et il en est de même de toutes les propositions semblables.
Conclusion
On ne doit pas joindre l’expression exclusive seul, à un terme personnel de la sainte Trinité quand cette
expression se rapporte à un prédicat commun aux trois personnes.
Il
faut répondre que quand nous disons : le
Père seul est Dieu, cette proposition peut s’entendre de plusieurs
manières. Si le mot seul tend à faire
du Père un être solitaire, il est pris catégorématiquement,
et la proposition est fausse. Mais si on prend le mot seul syncatégorématiquement, il peut
emporter exclusion par rapport à la forme du sujet et signifier que celui dont
la paternité n’est pas partagée et à qui elle appartient exclusivement est
Dieu. Alors la proposition est vraie, et saint Augustin la développe ainsi (De Trin., liv. 6, chap. 6) : Nous disons
le Père seul, non pour signifier
qu’il est séparé du Fils et du Saint-Esprit, mais
pour montrer par là que les personnes qui existent simultanément avec lui ne
sont pas le Père. Mais cette proposition ne s’entend pas ainsi naturellement. Il
faut qu’on y ajoute une explication comme celle-ci : celui qu’on appelle seul
Père est Dieu. Dans son sens propre et direct cette proposition : le Père seul
est Dieu, exclut toute communauté d’attribut ou de prédicat. Ainsi elle est
fausse si elle rejette le mot autre (alius) au masculin, mais elle est vraie si elle ne le
rejette qu’au neutre (aliud),
parce que le Fils est autre (alius) que le Père, mais il n’est pas autre chose (aliud). Et il en
est de même du Saint-Esprit. Mais comme le mot seul se rapporte directement au sujet, il implique plutôt
l’exclusion du mot autre pris au
masculin, que l’exclusion du même mot pris au neutre. C’est pourquoi il ne faut
user de cette expression qu’avec une grande réserve, et l’exposer dans son vrai
sens quand on la rencontre dans la tradition.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.