Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 32 : De
la connaissance des personnes divines
Nous
avons maintenant à nous occuper de la connaissance des personnes divines. — A
cet égard quatre questions se présentent : 1° Peut-on connaître par la raison
naturelle les personnes divines ? (Il y a sur cette question trois sentiments.
Le premier affirme que l’on peut démontrer ce mystère par la raison seule, sans
te secours de la foi. Mamert Claudien a avancé cette opinion dans son livre (De statu animæ,
liv. 2, chap. 7). Il y a quelques auteurs modernes qui ont eu la même
prétention. Le second est celui de Raymond Lulle et d’Abeilard,
qui prétendaient que l’intelligence, éclairée par la foi, pouvait démontrer ce
dogme. Enfin, le troisième est celui que saint Thomas embrasse, ici, et que la
plupart des écrivains ecclésiastiques soutiennent.) — 2° Peut-on admettre dans
les personnes divines des notions ou des propriétés ? (Cette question est
abandonnée aux libres discussions de l’Ecole ; cependant les Pères ne l’ont pas
négligée. Saint Justin, dans son Exposition
de la foi, énumère les signes par lesquels on distingue les personnes
divines les unes des autres ; saint Basile (cont.
Eunomium, liv. 2 et epist.
43) ; saint Grégoire de Nysse (cont. Eunomium, liv. 1) ; saint Cyrille
d’Alexandrie (Thes., liv. 1, chap. 5) et saint Augustin (De Trin., liv. 5, chap. 5) le font
aussi.) — 3° Du nombre de ces notions. (Tous les théologiens s’accordent à
reconnaître cinq notions : l’innascibilité
et la paternité dans le Père, la filiation dans le Fils, la spiration active dans le Père et le Fils, et la spiration passive dons l’Esprit-Saint.
Scot en a ajouté une sixième : l’inspirabilité dans le Fils.) — 4° Peut-on avoir des
opinions différentes à l’égard des notions ? (A l’occasion de cette question,
saint Thomas indique en quelles circonstances on blesse la foi. On peut la
blesser directement et indirectement. Quand on la blesse directement, surtout
avec obstination, il y a hérésie. Quand on la blesse indirectement, lorsque
l’Eglise ne s’est pas encore prononcée, il n’y a pas d’hérésie, surtout si l’on
n’est pas obstinément attaché à son sentiment. Mais du moment où l’Eglise s’est
prononcée, l’erreur devient une hérésie.)
Article
1 : Peut-on connaître par la raison naturelle la Trinité des personnes divines
?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse connaître par la raison naturelle la Trinité des
personnes divines. Car les philosophes ne sont arrivés à la connaissance de
Dieu que par les lumières naturelles de la raison. Or, plusieurs d’entre eux
ont parlé de la Trinité des personnes divines. Ainsi Aristote a dit (De cælo, liv. 1,
text. 2) : Par le nombre trois nous avons pris
occasion de glorifier le Dieu unique qui possède éminemment toutes les
perfections qui sont dans les êtres créés. Saint Augustin rapporte (Conf., liv. 7, chap. 9), que dans les livres
des platoniciens on trouve établi par une foule de raisons que le Verbe était
au commencement, qu’il était en Dieu et qu’il était Dieu, selon ces paroles de
saint Jean (Jean, 1, 1) : Au commencement
était le Verbe, etc. Ce qui suppose qu’ils distinguaient entre elles les
personnes divines. Il est dit dans la glose (Rom., chap. 1, Ex., chap.
8), que les mages de Pharaon faillirent au troisième signe, c’est-à-dire dans
la connaissance de la troisième personne de la sainte Trinité, c’est-à-dire du Saint-Esprit, ce qui indiquerait qu’ils connurent les deux
premières. Enfin Trismégiste (Le dialogue attribué à Trismégiste n’est pas
authentique. Il est maintenant reconnu qu’il a été composé au IIe siècle de l’ère vulgaire.) a dit (Pimander, Dial. 4) : L’unité ou la monade a
engendré la monade et a réfléchi son ardeur sur elle-même ; ce qui semble
établir la génération du Fils et la procession du Saint-Esprit. D’après toutes
ces autorités il semble qu’on puisse connaître la sainte Trinité par les
lumières naturelles de la raison.
Réponse
à l’objection N°1 : Les philosophes n’ont pas connu le mystère de la Trinité
par ce qui est propre à chaque personne, c’est-à-dire la paternité, la
filiation et la procession (Malgré tout ce qu’a pu faire l’érudition moderne en
se livrant à l’étude des traditions anciennes, le sentiment de saint Thomas
n’en est pas moins inébranlable.). Ainsi dans ce passage de l’Apôtre (1 Cor., 2, 6) : Nous vous prêchons la sagesse de Dieu qu’aucun des princes de ce monde
n’a connue, la glose entend par les princes de ce monde, les philosophes.
Ils ont connu néanmoins des attributs essentiels que par appropriation nous
rapportons aux personnes divines, comme la puissance qui convient par
appropriation au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit,
ainsi que nous le prouverons plus loin. Quant à ce que dit Aristote du nombre
trois, il ne faut pas en conclure qu’il établissait en Dieu le nombre ternaire.
Il a seulement voulu dire par là que les anciens faisaient usage du nombre
ternaire dans les sacrifices et les prières, parce qu’ils considéraient ce
nombre comme un nombre parfait. — On trouve à la vérité dans les livres des
platoniciens : Au commencement était le
Verbe, mais le Verbe ne signifie pas dans leur pensée une personne divine
qui a été engendrée. Ils entendent par là la raison idéale par laquelle Dieu a
tout créé ; ce qui convient par appropriation au Fils. — Bien qu’ils aient
connu tous les attributs qui se rapportent par appropriation aux trois
personnes, on dit cependant qu’ils ont failli au troisième signe, c’est-à-dire
dans la connaissance de la troisième personne, parce qu’ils n’avaient pas en
eux la bonté qui convient par appropriation au Saint-Esprit,
suivant le témoignage de l’Apôtre qui dit que connaissant Dieu ils ne l’ont pas glorifié tel qu’ils le connaissaient
(Rom., chap. 1). Ou encore parce que
les platoniciens admettaient un premier être qu’ils appelaient le père de tout
l’univers, et qu’ensuite au-dessous de lui ils plaçaient une autre substance
qu’ils disaient son intelligence ou son esprit et dans laquelle étalent
renfermées les raisons des choses, comme l’expose Macrobe (Sup. Somnium Scipionis,
liv. 4) ; mais ils ne parlaient pas d’une troisième substance séparée des deux
autres qui aurait paru répondre au Saint-Esprit. Pour nous, nous ne faisons pas
ainsi du Père et du Fils deux substances différentes. Cette erreur fut celle
d’Origène et d’Arius, qui suivirent les doctrines platoniciennes (Telle est, en
effet, la filiation de ces différentes erreurs.). — Enfin à l’égard de
Trismégiste qui a dit : la monade a engendré la monade et a réfléchi sur
elle-même son ardeur, ses paroles ne se rapportent ni à la génération du Fils,
ni à la procession du Saint-Esprit, mais à la
production du monde. Elles signifient que Dieu, qui est un, a produit un monde
unique à cause de l’amour qu’il a pour lui-même.
Objection
N°2. Richard de Saint-Victor dit (De
Trin., liv. 1, chap. 4) : Je crois sans avoir aucun doute, parce qu’à
l’appui de toutes les vérités je vois non seulement des raisons probables, mais
des arguments qu’on ne peut pas ne pas admettre (Saint Thomas explique avec
bienveillance les paroles de Hugues de Saint-Victor. Cependant, en se reportant
au texte lui-même, on a de la peine à croire qu’il n’ait pas regardé la
démonstration de la sainte Trinité comme possible.). De là, pour prouver la
Trinité, les uns ont pris leurs arguments de la bonté infinie de Dieu, qui se
communique infiniment dans la procession des personnes divines. D’autres ont
appuyé sur la possession du bien qui n’est une jouissance qu’autant qu’elle est
partagée. Saint Augustin (De Trin., liv.
10, chap. 11 et 12, et liv. 9, chap. 4) pour expliquer la Trinité des personnes
s’est appuyé sur la procession du Verbe et sur celle de l’amour telles qu’elles
sont en nous, et c’est son sentiment que nous avons suivi (quest. 27, art. 1 et
3). Donc on peut connaître la Trinité par la raison.
Réponse
à l’objection N°2 : On peut faire deux sortes de raisonnement ou
d’argumentation : 1° On peut employer le raisonnement pour prouver radicalement
une chose quelconque. C’est ainsi que dans les sciences naturelles on prouve
que le mouvement du ciel est uniforme dans sa marche. 2° On peut avoir recours
au raisonnement, non pour prouver radicalement qu’une chose existe, mais pour
faire voir qu’il y a convenance à l’admettre. Ainsi, en astrologie, on a
recours aux épicycles (Cette hypothèse était celle de Ptolémée.) pour expliquer
par cette hypothèse quelques-uns des mouvements apparents des corps célestes.
Ce genre d’argumentation n’est pas démonstratif, parce qu’à cette hypothèse, on
pourrait en substituer une autre qui rendrait peut-être également raison des
faits qu’on veut expliquer. On peut prouver de la première manière l’existence
de Dieu, son unité, sa justice, etc., mais on ne peut prouver que de la seconde
sa Trinité, c’est-à-dire que la Trinité étant admise, on ne peut produire en
faveur de ce dogme que des raisons de convenance. Tel est le caractère de tous
les arguments qu’on a faits à ce sujet. En effet, la bonté infinie de Dieu se
manifeste dans la création, parce qu’il faut une vertu infinie pour tirer du
néant quelque chose. Mais pour que Dieu se communique par sa bonté infinie, il
n’est pas nécessaire (Saint Thomas apprécie à leur juste valeur tous ces
arguments.) que ce qui procède ainsi de lui soit infini ; il suffit qu’il
reçoive de la bonté divine les perfections que sa nature comporte. De même, quand
on dit qu’il n’y a de jouissance dans la possession d’un bien qu’autant qu’on
le partage avec un autre, on peut observer que ce principe n’est vrai que dans
le cas où la bonté parfaite ne se trouve pas dans une seule et même personne.
Car alors il lui est nécessaire, pour la plénitude de sa jouissance, de
s’associer à un autre qui complète ce qui lui manque. — Les similitudes que
nous empruntons à notre intelligence et à notre volonté ne sont pas non plus
des preuves suffisantes, parce que l’intelligence qui est en nous et celle qui
est en Dieu ne sont pas absolument de la même nature. C’est pourquoi saint
Augustin dit (In Joan, tract. 27) que la foi mène à la
connaissance, et non la connaissance à la foi (C’est aussi le principe
qu’invoque saint Anselme, et dont on n’a pas toujours tenu assez compte quand
on a voulu parler des rapports de la science et de la foi.).
Objection
N°3. Il semble inutile de transmettre à l’homme par la tradition ce que sa
raison ne peut connaître. Or, on ne peut pas dire inutile la tradition qui nous
a fait connaître la Trinité. Donc on peut connaître la Trinité par la raison.
Réponse
à l’objection N°3 : La connaissance des personnes divines nous est nécessaire
pour deux motifs : 1° Pour que nous ayons une juste idée de la création. Car en
disant que Dieu a tout fait par son Verbe, nous échappons à l’erreur de ceux
qui croient que Dieu a produit le monde nécessairement (La doctrine catholique
sur la Trinité est, en effet, ce qui coupe court au panthéisme et à toutes les
erreurs dans lesquelles on peut tomber à propos de la création.). Et quand nous
disons qu’en Dieu il y a une procession d’amour, nous montrons par là même que
Dieu n’avait pas besoin de créer le monde, et que s’il l’a créé ce n’est point
qu’il y ait été contraint par une cause extérieure, il l’a fait seulement à
cause de son amour. Aussi Moïse, après avoir dit (Gen., 1, 1) : Au commencement,
Dieu créa le ciel et la terre, ajoute-t-il : Dieu dit (ibid., 1, 3) : Que la lumière
soit, pour manifester par ces paroles l’action du Verbe, et plus loin il
dit (ibid., 1, 4) : Dieu vit que la lumière était bonne,
pour faire voir que le divin amour approuvait ce qui venait d’être fait. On en
pourrait dire autant des autres œuvres. 2° Cette connaissance nous est surtout
nécessaire pour avoir une juste idée du salut du genre humain, qui se fait par
l’incarnation du fils et les dons de l’Esprit-Saint
(Cet article admirable renferme la solution de tous les problèmes actuels que
cette question peut soulever.).
Mais
c’est le contraire. Car saint Hilaire dit (De
Trin., liv. 1) : Que l’homme ne pense pas pénétrer avec son intelligence le
mystère de la génération du Verbe. Et saint Ambroise dit aussi (De fid., liv. 2, chap.
5) : L’esprit n’a pas d’idée, la langue n’a pas d’expression pour rendre le
secret de la génération divine (Il serait facile de multiplier sur ce point les
textes des Pères, car ils sont tous unanimes à cet égard.). Or, la Trinité des
personnes en Dieu se distingue par l’origine de la génération et de la
procession, comme nous l’avons dit (quest. 30, art. 2). Donc puisque
l’intelligence humaine ne peut arriver à la connaissance de cette origine, il
s’ensuit que la raison ne peut connaître la Trinité des personnes divines.
Conclusion
Il est impossible de parvenir par les lumières naturelles de la raison à la
connaissance de la Trinité des personnes divines.
En
effet nous avons prouvé (quest. 12, art. 4 et 12) que l’homme ne peut arriver à
la connaissance de Dieu par la raison qu’au moyen des créatures. Or, les
créatures mènent à la connaissance de Dieu comme les effets permettent de
remonter à leur cause. La raison ne peut donc découvrir en Dieu que ce qui lui
convient nécessairement selon qu’il est le principe de tous les êtres, et c’est
sur ce fondement que nous avons établi ce que nous avons dit de Dieu (quest. 12,
art. 12). Or, la puissance créatrice de Dieu est commune à toute la Trinité ;
elle se rapporte conséquemment à l’unité d’essence et non à la distinction des
personnes. D’où il suit que la raison peut connaître en Dieu ce qui a rapport à
l’unité de son essence et non ce qui regarde la distinction des personnes. —
Celui qui tente de prouver la Trinité des personnes par la raison seule
compromet la foi de deux manières. 1° Il déroge à sa dignité qui consiste en ce
qu’elle a pour objet des choses invisibles qui surpassent les bornes de
l’intelligence humaine, d’après ces paroles de l’Apôtre : La foi a pour objet ce qui n’apparaît pas (Héb., 11, 1). Et ailleurs : Nous prêchons la sagesse aux parfaits, non
la sagesse de ce monde, ni des princes de ce siècle, mais la sagesse de Dieu
qui est un mystère et qui a été cachée (1
Cor., 2, 6). 2° Il nuit à la foi en empêchant les autres de se soumettre à
son joug. Car quand quelqu’un pour prouver une vérité de foi emploie des
raisonnements qui ne sont pas convaincants, il se fait moquer des infidèles,
qui supposent que nous n’avons pas d’autres raisons que celles-là et que notre
croyance repose sur de pareilles preuves. — Pour les choses de foi il ne faut
pas chercher à les prouver autrement que par des autorités à ceux qui admettent
cette sorte d’argumentation. A l’égard de ceux qui ne croient pas à l’autorité,
on doit se borner à établir qu’il n’y a ni répugnance, ni impossibilité dans
les enseignements de la foi. C’est ce qui a fait dire à saint Denis (De div. nom., chap. 2) : Si quelqu’un rejette
absolument les saintes Ecritures, il est tout à fait étranger à notre
enseignement, mais, s’il les admet, nous partons de leur témoignage comme d’une
règle (Il serait à désirer que plusieurs écrivains modernes méditassent ces paroles,
afin de n’avoir jamais la tentation d’essayer l’impossible.).
Article
2 : Faut-il admettre dans la Trinité des notions ou des propriétés ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas admettre dans la Trinité de notions. Car,
d’après saint Denis (De div. nom., chap. 1),
on ne doit pas avoir la témérité d’affirmer de Dieu autre chose que ce que nous
en disent les saintes Ecritures. Or, il n’est nullement parlé de notions dans
les saintes Ecritures. Donc on ne doit pas se servir de ce terme.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique l’Ecriture sainte ne fasse pas mention des notions,
elle fait mention des personnes dans lesquelles les notions sont comprises,
comme l’abstrait dans le concret.
Objection
N°2. Tout ce qui est en Dieu appartient ou à l’unité d’essence, ou à la trinité
des personnes. Or, les notions n’appartiennent ni à l’unité de l’essence, ni à
la trinité des personnes. En effet, elles ne peuvent avoir pour prédicat, ni ce
qui est de l’essence, car on ne dit pas que la paternité est sage, ni qu’elle
crée, ni ce qui est de la personne, puisqu’on ne dit pas non plus que la
paternité engendre, ni que la filiation est engendrée. On ne doit donc pas
admettre de notions ou de propriétés en Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : Les notions en Dieu ne sont pas exprimées comme des
réalités, mais comme des principes qui nous font connaître les personnes, bien
que les relations qu’elles signifient soient réellement en Dieu, comme nous
l’avons dit (quest. 28, art. 1). C’est pourquoi on ne peut dire des notions ce
qui se rapporte à un acte essentiel ou personnel, parce qu’on se trouverait
alors en opposition avec le genre de signification qu’on y attache. Ainsi, nous
ne pouvons pas dire que la paternité crée ou engendre, qu’elle est sage ou
intelligente. Mais nous pouvons attribuer aux notions les prédicats, qui sont
de l’essence de Dieu, mais qui se bornent à éloigner de lui ce qui ne convient
qu’aux créatures. Ainsi, nous pouvons dire que la paternité divine est
éternelle, immense, etc., etc. De même, par suite de l’identité de nature, on
peut aussi appliquer aux notions un nom personnel et un nom essentiel ; car
nous pouvons très bien dire que la paternité est Dieu, et que la déité est le
Père.
Objection
N°3. Dans les êtres simples il ne faut pas supposer quelque chose d’abstrait
qui soit un moyen de les connaître, parce que les êtres simples se connaissent
par eux-mêmes. Or, les personnes divines sont infiniment simples. Donc il n’est
pas nécessaire d’admettre en elles des notions.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique les personnes divines soient simples, on peut
cependant exprimer par des termes abstraits ce qui est propre à chacune des
personnes sans blesser la simplicité de leur nature, comme nous l’avons expliqué
(dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. Car, d’après saint Jean Damascène (De orthod. fid.,
liv. 3, chap. 5), nous reconnaissons la distinction des hypostases ou des
personnes d’après trois propriétés qui sont : la paternité, la filiation et la
procession. Donc il faut admettre en Dieu des notions ou des propriétés.
Conclusion
Il est nécessaire d’admettre en Dieu des notions, car la simplicité de Dieu
n’est pas un motif pour que nous n’usions pas de termes abstraits et concrets
pour exprimer ses attributs essentiels.
Il
faut répondre que le théologien Præpositivus (Præpositivus est un célèbre théologien de Paris qui fleurit
vers l’an 1225. Il a composé une Somme de théologie scolastique qui est restée
manuscrite dans les bibliothèques.) n’envisageant les
personnes divines que dans leur simplicité, ne voulait pas reconnaître en Dieu
des propriétés et des notions. Et toutes les fois qu’il les rencontrait il
prenait l’abstrait pour le concret. Comme nous avons coutume de dire Je supplie votre bonté, au lieu de dire je supplie, vous qui êtes bon, de même,
en parlant de la paternité divine, il entendait par là Dieu le Père. Mais comme
nous l’avons prouvé (quest. 3, art. 3, réponse N°1), nous ne blessons pas la
simplicité de Dieu en nous servant à son égard de termes abstraits et concrets,
parce que nous nommons les choses telles que nous les comprenons.
Or, notre intelligence ne peut s’élever à la simplicité de Dieu considérée en
elle-même. Il faut qu’elle saisisse les attributs de Dieu et qu’elle les nomme
à sa manière, c’est-à-dire d’après la connaissance que lui en donnent les
choses sensibles, dont nous exprimons les formes par des termes abstraits, et
la substance par des termes concrets. C’est pourquoi, quand nous parlons de
Dieu, nous usons de termes abstraits pour rendre sa simplicité, et nous
employons des termes concrets pour exprimer tout ce qui se rapporte à sa
substance. Nous ne sommes donc pas seulement obligés d’avoir recours à des
termes abstraits ou concrets, pour exprimer ce qui est de son essence, comme
quand nous disons : déité et Dieu, sagesse et sage, mais
nous devons encore employer les mêmes termes à l’égard des personnes ; comme
quand nous disons : paternité et père. — Deux raisons principales nous en
font une obligation : 1° Les instances des hérétiques. Car, quand nous
professons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
sont un seul Dieu en trois personnes, il faut que nous puissions leur répondre,
s’ils nous demandent comment ils ne font qu’un, que c’est parce qu’ils sont un
par essence ou par déité, et que nous ayons aussi, pour distinguer entre elles
les personnes, des propriétés et des notions abstraites, telles que la
paternité et la filiation. En sorte que l’essence signifie directement en Dieu
la nature, la subsistance signifie directement la personne, et la propriété signifie la relation qui nous fait distinguer une personne
d’une autre. 2° Parce que dans la Trinité il y a une personne qui se rapporte
aux deux autres. Ainsi, la personne du Père se rapporte à celle du Fils et du
Saint-Esprit. Cette relation de la part du Père n’est pas une seule relation,
parce qu’il suivrait de là que le Fils et le Saint-Esprit
se rapporteraient au Père par une seule et même relation, et comme la relation
seule distingue dans la Trinité des personnes il en résulterait que le Fils et
le Saint-Esprit ne forment pas deux personnes.— On ne
peut pas dire avec Præpositivus, que comme Dieu ne se
rapporte que d’une manière aux créatures, quoique les créatures se rapportent
de différentes manières à lui, de même le Père ne se rapporte au Fils et au Saint-Esprit que par une seule relation, quoique ces deux
personnes aient deux relations avec lui. Car la raison spécifique de toute
relation étant d’avoir un terme auquel elle se rapporte, on est obligé de
reconnaître que deux relations ne sont spécifiquement diverses qu’autant
qu’elles ont chacune un terme opposé auquel elles correspondent. Car la
relation du maître et du père doit être autre dans leur espèce, suivant la
différence qu’il y a entre la filiation et la domesticité, qui sont les deux
termes opposés auxquels chacune de ces relations correspond. A la vérité,
toutes les créatures ont avec Dieu la même espèce de relation, puisque toutes
se rapportent à lui en tant que créatures. Mais le Fils et le Saint-Esprit n’ont pas à l’égard du Père une relation de
même nature. Par conséquent, la similitude n’est pas fondée. — De plus, comme
nous l’avons dit (quest. 28, art. 1, réponse N°3), il n’y a pas relation réelle
de Dieu à la créature, il n’y a qu’une relation rationnelle. Or, il n’y a pas
de répugnance à multiplier en Dieu les relations de raison. Mais la relation du
Père au Fils et au Saint-Esprit est nécessairement
une relation réelle. Il faut donc que dans le Père il y ait deux relations correspondantes
aux relations par lesquelles le Fils et le Saint-Esprit
se rapportent à lui. Or, comme le Père n’est qu’une seule personne, on a dû
employer des termes qui expriment abstractivement ces relations, et ces termes
sont ce qu’on appelle propriétés et notions.
Article
3 : Y a-t-il dans la Trinité cinq notions ou propriétés ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans la Trinité cinq notions. Car les notions
des personnes sont, à proprement parler, les relations qui les distinguent. Or,
il n’y a en Dieu que quatre relations, comme nous l’avons dit (quest. 28, art.
4). Donc il n’y a également que quatre notions.
Réponse
à l’objection N°1 : Indépendamment des quatre relations il est nécessaire
d’admettre une cinquième notion, comme nous venons de le prouver (dans le corps
de l’article.).
Objection
N°2. Parce qu’il n’y a en Dieu qu’une seule essence, on dit qu’il n’y a qu’un
seul Dieu, et parce qu’il y a trois personnes on dit que Dieu est ternaire.
Donc si on admet en Dieu cinq notions on dira qu’il est quinaire (Quinaire, en
latin quinus.),
ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : En Dieu l’essence est désignée comme une réalité et les
personnes également, tandis que les notions ne sont que des moyens de faire
connaître les personnes. C’est pourquoi, bien qu’on dise que Dieu est un par
l’unité d’essence, ternaire (trinus) par la trinité de ses personnes, on ne peut pas dire
qu’il est quinaire (quinus)
à cause des cinq notions que nous avons reconnues.
Objection
N°3. Si pour trois personnes qui existent en Dieu on admet cinq notions, il
faut que dans l’une des personnes il y ait deux ou plusieurs notions. C’est
ainsi que dans la personne du Père il y a l’innascibilité, la paternité et la spiration qui lui est commune avec le Fils. Ces trois
notions diffèrent entre elles réellement ou rationnellement. Si elles différent
réellement, il s’ensuit que la personne du Père se compose de plusieurs choses.
Si elles ne diffèrent que rationnellement, il s’ensuit que l’une d’elles peut
servir de prédicat à l’autre. Ainsi, comme nous disons que la bonté de Dieu est
sa sagesse, parce que ces deux attributs ne diffèrent pas en réalité, de même
on devrait dire que la spiration qui est commune au
Père et au Fils est la paternité, ce que personne n’admet. Donc il n’y a pas
cinq notions.
Réponse
à l’objection N°3 : L’opposition des relations établissant seule en Dieu une
pluralité réelle, les propriétés multiples d’une même personne, quand elles ne
sont pas opposées par leurs relations réciproques, ne diffèrent pas en réalité.
L’une ne peut pas être non plus le prédicat de l’autre, puisqu’elles expriment
divers aspects sous lesquels les personnes peuvent être considérées. C’est
ainsi que nous ne disons pas que l’attribut de la puissance est l’attribut de
la science, quoique nous disions que la science est la puissance.
Objection
N°4. Il semble même qu’il y ait plus de cinq notions. Car, comme le Père ne
procède pas d’un autre et que ce caractère constitue une notion qu’on appelle
l’innascibilité, de même une des propriétés de l’Esprit-Saint
c’est qu’aucune autre personne ne procède de lui. Donc ce caractère doit former
une sixième notion.
Réponse
à l’objection N°4 : Le titre de personne implique une dignité, comme nous
l’avons dit (quest. 19, art. 3). De ce que le Saint-Esprit
ne produit aucune personne, on ne peut tirer de là une notion. Car ceci
n’appartient pas à sa dignité, comme il importe à l’autorité du Père de ne
procéder d’aucun autre.
Objection
N°5. Comme la spiration par laquelle l’Esprit-Saint procède est commune au Père et au Fils, de
même il est commun au Fils et à l’Esprit-Saint de
procéder du Père. Donc comme on admet une notion qui est commune au Père et au
Fils, de même on doit admettre une notion commune au Fils et au Saint-Esprit.
Réponse
à l’objection N°5 : Le Fils et le Saint-Esprit n’ont
pas la même manière spéciale de procéder du Père, comme le Père et le Fils ont
la même manière spéciale de produire le Saint-Esprit. Or, une notion doit être
quelque chose de spécial ; c’est pourquoi il n’y a pas de similitude.
Conclusion
Il n’y a en Dieu que cinq notions : l’innascibilité, la paternité, la
filiation, la spiration qui est commune au Père et au
Fils, et la procession.
Il
faut répondre qu’on appelle notion la raison propre qui nous fait connaître
chacune des personnes divines (Les théologiens exigent cinq conditions pour la
notion : la première, c’est qu’elle soit une, car si elle était complexe ou composée, elle serait nulle
ou multiple ; la seconde, c’est qu’elle soit propre a une ou deux personnes,
parce que ce qui est commun à toutes les trois ne peut les distinguer l’une de
l’autre ; la troisième, c’est qu’elle se rapporte aux origines, puisqu’il n’y a
que les origines qui servent à distinguer les personnes ; la quatrième, c’est qu’elle
soit une dignité, parce, qu’elle doit être de même genre que la personne ; la
cinquième, c’est qu’elle doit être quelque chose de fixe et de permanent, parce
que la personne subsiste en soi et par soi. L’inspirabilité,
quoi qu’en ait dit Scot, n’est pas une notion, parce qu’elle ne réunit pas la
quatrième de ces conditions.). Or, les personnes divines se distinguent par
leur origine, et l’origine implique la procession active et la procession
passive. On peut donc connaître une personne de ces deux manières. D’abord le
Père n’est pas connu comme procédant d’un autre, mais bien comme ne procédant
d’aucun. Sous ce premier rapport sa notion propre est l’innascibilité. En le considérant comme le principe duquel les
autres procèdent, il est connu de deux manières. Premièrement il est connu
comme produisant le Fils, et cette notion est celle de la paternité ; secondement il est connu comme produisant le Saint-Esprit, et cette notion est celle de la spiration commune. Le Fils peut être connu comme
naissant d’un autre, et cette notion est celle de la filiation. Il peut aussi être connu
comme concourant avec le Père à la production de l’Esprit-Saint,
et cette notion se confond alors avec celle du Père, c’est-à-dire que la spiration leur
est commune. L’Esprit-Saint peut être connu comme
procédant d’un autre ou plutôt de deux autres, et sa notion propre est celle de
la procession ; mais comme aucune
personne divine ne procède de lui, il n’y a pas pour lui de notion selon le
mode de procession active. Il y a donc en Dieu cinq notions : l’innascibilité,
la paternité, la filiation, la spiration commune et
la procession. — Mais il n’y a que quatre relations. Car l’innascibilité n’est
pas une relation, puisqu’elle ne se rapporte à rien. Il n’y a dans ces notions
que quatre propriétés, parce que la spiration convient à deux personnes ; trois sont des notions
personnelles, c’est-à-dire constituant des personnes : ce sont la paternité, la
filiation et la procession. Car la spiration commune
et l’innascibilité sont, comme nous le prouverons (quest. 40, art. 1, réponse
N°1), des notions de personnes et non des notions personnelles.
Article
4 : Est-il permis de différer de sentiment à l’égard des notions ?
Objection
N°1. Il semble qu’à l’égard des notions il ne soit pas permis d’avoir des
sentiments divers. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 1, chap. 3) que l’erreur n’est nulle part plus dangereuse que
quand il s’agit du mystère de la sainte Trinité, auquel se rapportent
certainement les notions. Or, on ne peut avoir sur ces notions des sentiments
contraires sans errer. Donc il n’est pas permis d’avoir sur cette matière des
opinions différentes.
Objection
N°2. Les notions font connaître les personnes, comme nous l’avons dit dans
l’article précédent. Or, il n’est pas permis d’avoir sur les personnes des
opinions contraires. Donc il ne l’est pas davantage à l’égard des notions.
Mais
c’est le contraire. Car les notions ne sont pas des articles de foi. On peut
donc penser à ce sujet d’une manière ou d’une autre.
Conclusion
Les notions ne touchant qu’indirectement à la foi, on peut avoir à ce sujet des
opinions différentes pourvu qu’on ne dise rien qui soit dans ses principes ou
ses conséquences opposé à la foi.
Il
faut répondre qu’une chose peut toucher à la foi de deux manières. 1°
Directement, comme les dogmes qui nous ont été primitivement révélés, tels que
ceux-ci : Dieu est trin et un, le Fils de Dieu s’est incarné, etc. Penser
contrairement à ces dogmes, ce serait se rendre coupable d’hérésie, surtout si
on s’obstinait dans son erreur. 2° Indirectement ; tels sont les principes dont
on peut tirer une conséquence contraire à la foi. Par exemple, si l’on disait
que Samuel n’était pas fils d’Helcana, il suivrait de
là que l’Ecriture est fausse. Cependant sur les choses qui ne se rapportent
qu’indirectement à la foi on peut, sans péril d’hérésie, concevoir des opinions
fausses, lorsqu’on ne voit pas clairement qu’il suit de là quelque chose de
contraire à la foi, surtout si on ne s’attache pas avec obstination à son
sentiment. Mais quand il est clair et que l’Eglise a décidé d’ailleurs (Saint
Thomas ne reconnaissait pas, comme on le voit, d’antre juge des controverses
que l’Eglise, contrairement aux sentiments de Calvin, de Luther, de Jean Hus,
et de tous les reformés, qui en appelaient exclusivement à la Bible.) qu’un
principe mène à des conséquences contraires à la foi, on ne pourrait pas errer
sur ce point sans être hérétique. C’est ce qui fait qu’il y a des opinions qui
sont aujourd’hui hérétiques et qui n’étaient pas telles autrefois lorsqu’on ne
voyait pas clairement les conséquences qui en sortent. — Il faut donc dire qu’à
l’égard des notions on peut être divisé de sentiments sans qu’on soit exposé à
être hérétiques, pourvu qu’on n’ait pas l’intention de soutenir quelque chose
de contraire à la foi. Mais si quelqu’un avançait une erreur sur cette question
et qu’il remarquât que son sentiment est contraire à la foi, il serait
hérétique (Ainsi, d’après saint Thomas, pour être hérétique, il faut se mettre
sciemment en opposition avec l’Eglise romaine ; celui qui erre sans savoir que
son opinion blesse la foi n’est pas hérétique. C’est ce qui faisait dire à
saint Augustin : Errare potero et hæreticus non ero.).
Par
là la réponse aux objections est évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.