Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 33 : De la personne du Père

 

          Nous devons maintenant nous occuper de chaque personne en particulier et d’abord de la personne du Père. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le Père est-il véritablement principe ? (Dans tous les symboles, l’Eglise reconnaît que le Père est le principe du Fils. CredimusPatrem habere Filium qui Pater non sit, sed de Patris natura, Spiritum quoque paracletum, qui sit à Patre Filioque procedens (conc. Tolet., can. 21). Les juifs, les agaréniens et Cerdon ont avancé que Dieu ne pouvait avoir de Fils.) — 2° La personne du Père est-elle convenablement appelée du nom de Père ? (Ce nom est fréquemment employé dans les Ecritures : Il m’invoquera : Vous êtes mon Père, mon Dieu (Ps. 88, 27) ; je fléchis les genoux devant le Père de notre Seigneur Jésus-Christ (Eph., 3, 14), etc. Il se rapporte au Fils de Dieu et aux créatures, puisque Notre-Seigneur dit lui-même : Je monte à mon Père et à votre Père (Jean, 20, 17). Saint Thomas détermine dans cet article la première de ces deux acceptions.) — 3° Le titre de Père convient-il à Dieu personnellement antérieurement au titre de Père qui lui convient essentiellement ? (En montrant que la paternité se dit de la personne avant de se dire de l’essence, saint Thomas renverse par là même l’hérésie d’Arius en prouvant que la génération du Verbe est éternelle.) — 4° Le propre du Père est-il d’être non engendré ? (Le onzième concile de Tolède donne ainsi ce nom au Père : Patrem quidem non genitum, non creatum, sed ingenitum profitemur. L’Eglise nous fait chanter dans son office de la Trinité : Te Deum Patrem ingenitum… toto corde et ore confitemur. Le concile de Nicée et tous les saints Pères ont employé la même expression à l’égard du Père.)

 

Article 1 : Le Père est-il véritablement principe ?

 

          Objection N°1. Il semble que le Père ne puisse être appelé le principe du Fils ou du Saint-Esprit. Car le principe et la cause sont, d’après Aristote, une seule et même chose (Met., liv. 4, text. 3). Or, nous ne disons pas que le Père est la cause du Fils. Donc on ne doit pas dire qu’il en est le principe.

          Réponse à l’objection N°1 : Les Grecs se servent indifféremment, en parlant de la Trinité, du mot cause ou du mot principe, mais les docteurs latins n’emploient que cette dernière expression (On peut remarquer ici à quel degré de précision est arrivée la langue de l’Ecole, par suite de toutes les discussions auxquelles toutes ces questions ont donné lieu. Le mot cause a cependant été employé par Marius Victorinus (Adv. Ar., liv. 8), par saint Hilaire (De Trin., liv. 11 et 12), par saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 46), par saint Anselme et par Richard de Saint-Victor (De Trin., liv. 5, chap. 7). Mais l’observation de saint Thomas a ensuite prévalu.). La raison en est que le mot principe est plus général que le mot cause, comme le mot cause est plus général que le mot élément, et que plus un nom est général, mieux il convient à la Divinité, comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 11). Car plus un nom est spécial et plus il détermine une manière d’être propre à la créature. Ainsi le mot cause semble supposer la diversité de substance et une dépendance dans l’effet que n’implique pas le mot de principe. Car dans tous les genres de cause il y a toujours de la cause à l’effet une distance sous le rapport de la perfection ou de la puissance. Mais nous nous servons du mot principe quand il n’y a absolument aucune différence entre le principe et le terme qu’il produit, et qu’ils n’ont d’autre distinction que celle qui résulte de leur ordre d’origine et de relation. C’est ainsi que nous disons que le point est le principe de la ligne, ou que la première partie de la ligne en est le principe.

 

          Objection N°2. Au principe correspond un sujet (Littéralement, on emploie le mot principe à l’égard de ce qui est principié, c’est-à-dire de ce qui en est l’effet, comme la cause se dit relativement à ce qui est causé : Causa dicitur respectu causati. Cette phrase est analogue à celle de saint Thomas.). Si le Père est principe du Fils, il suit donc de là que le Fils est son sujet et par conséquent sa créature. Ce qui semble erroné.

          Réponse à l’objection N°2 : Les Grecs disent du Fils et du Saint-Esprit qu’ils sont sujets du principe dont ils procèdent. Mais les Latins n’emploient pas cette expression. Car, bien qu’ils attribuent au Père une sorte d’autorité en tant que principe, ils ne se servent pour le Fils ou le Saint-Esprit d’aucun mot qui sente une sorte de sujétion ou d’infériorité, afin d’éviter toute espèce d’erreur. Comme le dit saint Hilaire (De Trin., liv. 9) : Le Père est plus grand par l’autorité, puisque c’est lui qui donne l’être, mais le Fils n’est pas moindre, parce que l’être qu’il reçoit est le même que celui du Père.

 

          Objection N°3. Le mot principe vient du mot priorité. Or, en Dieu il n’y a ni avant, ni après, comme le dit fort bien saint Athanase (In Symb. fid.). Donc on ne doit pas se servir quand il s’agit de la Trinité du mot principe.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique le mot principe, pris dans sa racine, semble venir du mot priorité, il ne signifie cependant la priorité, mais l’origine. Car le sens convenu d’un mot n’est pas le même que celui qu’il offre, d’après son étymologie, comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 8).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) : Le Père est le principe de toute la déité.

 

          Conclusion Puisque c’est du Père que procèdent le Fils et le Saint-Esprit, il est convenable de dire qu’il est principe.

          Il faut répondre que le mot principe ne signifie rien autre chose que celui duquel un autre être procède. Car nous appelons principe tout être duquel un autre être procède de quelque manière que ce soit. Et puisque le Père est une personne de laquelle d’autres personnes procèdent, il s’ensuit qu’il est principe.

 

Article 2 : Le nom de Père est-il le nom propre d’une personne divine ?

 

          Objection N°1. Il semble que le nom de Père ne soit pas proprement le nom d’une personne divine. Car le mot Père exprime une relation, tandis que la personne est une substance individuelle. Donc le mot Père n’est pas un nom propre à une personne divine.

          Réponse à l’objection N°1 : Une relation n’est pas en nous une personne subsistante. C’est pourquoi le mot de Père ne signifie pas pour nous la personne, mais la relation de la personne. Mais il n’en est pas de même en Dieu, comme quelques-uns l’ont cru faussement. Car la relation que le mot de Père exprime est une personne subsistante. C’est ce qui nous a fait dire (quest. 29, art. 4) que le mot de personne exprime en Dieu une relation subsistante dans la nature divine.

 

          Objection N°2. Le mot générateur est plus général que le mot père. Car tout père est générateur et non réciproquement. Or, le mot le plus général est celui qui convient le mieux, quand on parle de Dieu, comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 11). Donc le mot générateur est un nom plus propre à une personne divine que le mot Père.

          Réponse à l’objection N°2 : D’après Aristote (De anim., liv. 2, text. 49), la dénomination d’une chose doit se prendre surtout de sa perfection et de sa fin. Or, le mot génération n’exprime que la faculté de produire un autre être, tandis que le mot paternité signifie la consommation ou le complément de la génération. C’est pourquoi on donne à la personne divine le nom de Père plutôt que celui de générateur.

 

          Objection N°3. Un nom métaphorique ne peut être le nom propre d’un être. Or, nous disons métaphoriquement que le Verbe a été engendré, et par conséquent nous appelons Père par métaphore le principe duquel le Verbe procède. On ne peut donc pas, à proprement parler, donner le nom de Père au principe du Verbe.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans la nature humaine le Verbe n’est pas quelque chose de subsistant. Par conséquent on ne peut pas dire, à proprement parler, qu’il a été engendré et lui donner le nom de Fils. Mais le Verbe divin est quelque chose de subsistant dans la nature divine, et par conséquent le Père est à proprement parler son principe. Ce n’est donc pas métaphoriquement qu’on l’appelle Fils.

 

          Objection N°4. Tout ce qu’on affirme de Dieu lui convient plutôt qu’à la créature. Or, la génération semble convenir aux créatures plutôt qu’à Dieu. Car la génération semble être plus réelle quand l’être qui procède est distinct de son principe non seulement par la relation, mais encore par l’essence. Donc le mot Père qui vient de la génération ne paraît pas être un nom propre à une personne divine.

          Réponse à l’objection N°4 : Les mots de génération et de paternité, comme les autres noms, conviennent, à proprement parler, plus directement à Dieu qu’aux créatures quant à la chose qu’ils expriment, mais non quant à la manière dont ils l’expriment. De là saint Paul disait : Je fléchis les genoux devant le Père de mon Seigneur Jésus-Christ, duquel toute paternité tire son nom au ciel et sur la terre (Eph., 3, 14). En effet, il est évident que la génération se caractérise d’après le terme qui est la forme de l’être engendré. Et plus celui-ci se rapproche de la forme de l’être générateur, plus la génération est vraie et parfaite. Ainsi quand les deux termes sont de même nature la génération est plus parfaite que quand ils sont d’un genre différent, puisqu’il est dans la nature de celui qui engendre de produire un être formellement semblable à lui. Donc, par là même que dans la génération divine la forme de celui qui engendre et de celui qui est engendré est numériquement la même, tandis que dans les créatures elle n’est la même que quant à l’espèce, il est clair que la génération et par conséquent la paternité sont en Dieu plus parfaitement que dans les créatures. Par conséquent ce qui lait la vérité de la génération et de la paternité divine, c’est qu’il n’y a pas d’autre distinction entre celui qui engendre et celui qui est engendré que celle qu’établit l’opposition de leur relation.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est écrit : Il m’invoquera en ces termes : Vous êtes mon Père (Ps. 88, 27).

 

          Conclusion Puisque le Père se distingue des autres personnes par la paternité, le nom de Père lui convient.

          Il faut répondre que le nom propre d’une personne doit signifier ce qui la distingue de toutes les autres. Car comme il est dans la nature de l’homme d’être composé d’une âme et d’un corps, il est nécessaire pour connaître tel ou tel homme en particulier de désigner spécialement son corps et son âme, comme le dit Aristote (Met., liv. 7, text. 34 et 35). Car c’est là ce qui distingue un homme de ses semblables. Or, la paternité est ce qui distingue la personne du Père des autres personnes. Donc le nom propre de la personne du Père est le nom de Père qui exprime la paternité.

 

Article 3 : Le nom de Père se dit-il de la personne plutôt que de l’essence ?

 

          Objection N°1. Il semble que le nom de Père ne se soit pas dit de la personne avant de s’être dit de l’essence. Car le nom commun est rationnellement antérieur au nom propre. Or, le nom de Père appliqué à la personne est le nom propre de la personne du Père. Mais appliqué à l’essence, c’est un nom commun à toute la Trinité, puisque c’est à la Trinité que nous nous adressons en disant : Notre Père. Donc, le mot Père, pris pour l’essence, est antérieur au mot père pris pour la personne.

          Réponse à l’objection N°1 : Les noms communs, absolument parlant, sont pour notre esprit antérieurs aux noms propres, parce qu’ils sont compris dans l’intelligence de ceux-ci et non réciproquement. Ainsi quand nous avons l’idée de la personne du Père, nous avons l’idée de Dieu, tandis que l’idée de Dieu ne nous donne pas l’idée d’une des personnes divines. Mais les noms communs qui se rapportent à la créature sont postérieurs aux noms propres qui se rapportent aux personnes divines, parce que la personne divine qui procède d’une autre est elle-même le principe de la création. Car comme le verbe conçu dans l’esprit de l’artisan et qui en procède est antérieur à l’objet d’art qu’il exécute d’après la ressemblance de l’image de ce verbe, ainsi le Fils procède du Père antérieurement à la créature dont la procession ne reçoit le titre de filiation que par analogie, suivant la ressemblance qu’elle a avec le Fils ou le Père, comme on le voit par ces paroles de saint Paul : Ceux qu’il a prédestinés à devenir semblables à l’image de son Fils (Rom., 8, 29).

 

          Objection N°2. Pour les choses qui ne diffèrent pas quant à leur raison d’existence, il n’y a ni avant ni après dans leur prédicat. Or, la paternité et la filiation semblent avoir la même raison d’existence, soit qu’il s’agisse de la personne divine qui est le Père du Fils, soit qu’il s’agisse de la Trinité que nous appelons notre Père et qui a produit toutes les créatures. Car d’après saint Basile (De fid., hom. 15), la créature et le Fils ont un caractère commun, celui de recevoir. Donc le mot Père pris pour l’essence n’est pas antérieur au mot père pris pour la personne (D’après ce raisonnement, l’un ne serait pas antérieur à l’autre.).

          Réponse à l’objection N°2 : On dit à la vérité que recevoir est une chose commune à la créature et au fils, mais non dans le même sens. Car on n’entend exprimer par là qu’une ressemblance éloignée, et c’est dans ce sens qu’on dit du Fils de Dieu qu’il est le premier-né de toutes les créatures. C’est pourquoi saint Paul ajoute aux paroles que nous venons de citer : afin qu’il fût lui-même le premier-né entre des frères nombreux (Rom., 8, 29). Mais le Fils de Dieu a naturellement quelque chose de particulier qui ne se trouve pas dans les autres êtres, c’est que ce qu’il reçoit il le possède par nature, comme le dit saint Basile lui-même (loc. cit., objection N°2). C’est pour cela qu’on dit qu’il est Fils unique, selon cette expression de saint Jean : Le Fils unique qui est dans le sein du Père nous l’a raconté lui-même (Jean, 1, 18).

 

          Objection N°3. Entre les choses qui diffèrent rationnellement il ne peut y avoir de comparaison. Or, le Fils est comparé à la créature sous le rapport de la filiation ou de la génération, puisqu’il est dit qu’il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature (Col., 1, 15). Donc on ne peut pas dire que le nom de Père pris pour la personne soit antérieur au nom de Père pris pour l’essence.

 

          Mais c’est le contraire. Car ce qui est éternel est antérieur à ce qui est temporel. Or, Dieu est éternellement le Père du Fils, et il n’est que temporellement le Père de la créature. Donc la paternité est en Dieu par rapport à son Fils avant d’y être par rapport aux créatures.

 

          Conclusion Comme dans Dieu le Père la perfection de la paternité ne se trouve que par rapport au Fils, et que la paternité qui est en Dieu et la créature n’est qu’une image de la première, le mot Père est pris pour la personne avant d’être employé pour l’essence.

          Il faut répondre qu’un nom appartient plutôt à l’être qui en embrasse parfaitement toute la compréhension qu’à celui qui n’en embrasserait qu’une partie. Car il ne convient à ce dernier que par suite de la ressemblance qu’il a avec le premier, d’après ce principe que l’imparfait relève du parfait. Ainsi le mot lion se rapporte d’abord à l’animal qui a réellement la nature du lion, et il est pris alors dans son sens propre. On l’applique ensuite à l’homme qui a quelque chose du caractère de cet animal, par exemple, l’audace, la force, etc. Dans ce dernier cas c’est une métaphore. Or, il est évident, d’après ce que nous avons dit (quest. 27, art. 2, et quest. 28, art. 4) que la paternité parfaite et la filiation parfaite se trouvent en Dieu le Père et en Dieu le Fils, parce que le Père et le Fils ont une seule et même nature, une seule et même gloire. Dans la créature la filiation existe par rapport à Dieu, mais elle n’est pas parfaite, puisque le créateur et la créature n’ont pas une seule et même nature. Le nom de Père n’est donc donné à Dieu que par analogie, et cette analogie est d’autant plus grande que la créature se rapproche davantage dans la manière dont elle procède de Dieu de la véritable filiation. Ainsi quand on dit que Dieu est le Père des créatures purement matérielles, c’est qu’elles portent sur elles quelque vestige de ses perfections. C’est pourquoi Job s’écrie : Quel est le Père de la pluie ? Qui a engendré les gouttes de la rosée ? (38, 28). On dit qu’il est le Père de la créature raisonnable (Dans ce cas, le nom de Père n’est plus un nom notionnel qui se rapport à la personne, mais c’est un nom essentiel qui se rapporte à l’essence.) parce que nous sommes faits à son image : N’est-il pas le Père qui t’a possédé, qui t’a fait, qui t’a créé ? (Deut., 32, 6) Dans l’ordre de la grâce il est aussi Père de tous ceux qu’il a fait ses enfants adoptifs et qu’il a préparés par l’effet de ses dons à l’héritage de la gloire éternelle, suivant ce mot de saint Paul : L’Esprit a attesté à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu. Or, si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers (Rom., 8, 16). Il est aussi Père des élus qui sont déjà en possession de l’héritage glorieux que nous espérons, suivant ce mot de l’Apôtre : Nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire des enfants de Dieu (Rom., 5, 2). Il est donc évident que la paternité est plutôt en Dieu suivant le rapport de la personne du Père à celle du Fils que selon le rapport de Dieu à la créature (Toutefois, si on recherchait l’origine logique du mot Père, on verrait que nous le donnons aux hommes avant de le donner à Dieu, et que ce mot a été emprunté d’abord aux créatures pour être ensuite appliqué à Dieu, selon la remarque de saint Basile (Cont. Eunom., liv. 5). Mais ceci tient à la nature de notre esprit, qui va de l’imparfait au parfait.).

          Par là la solution à la troisième objection est évidente.

 

Article 4 : Le propre du Père est-il d’être non engendré ?

 

          Objection N°1. Il semble que ce ne soit pas le propre du Père d’être non engendré. Car tout ce qui est propre à une chose établit en elle quelque chose de positif. Or, le mot non engendré n’est pas pour le Père un terme positif, c’est un terme négatif. Donc il n’exprime pas une de ses propriétés.

          Réponse à l’objection N°1 : D’après quelques théologiens, l’innascibilité qu’exprime le mot non engendré, considérée comme une propriété du Père, ne s’entend pas seulement négativement, mais elle comprend tout à la fois ces deux choses ; c’est que le Père ne procède pas d’un autre et qu’il est le principe des autres personnes, ce qui supposerait que l’innascibilité comprendrait l’autorité universelle du Père et la plénitude de sa fécondité. Ce qui ne semble pas exact, parce qu’alors l’innascibilité ne serait pas une propriété distincte de la paternité et de la spiration, mais elle les comprendrait comme le mot commun comprend le mot propre. Car la fécondité et l’autorité ne signifient rien autre chose en Dieu que le principe d’origine. — C’est pourquoi il faut dire avec saint Augustin (De Trin., liv. 5, chap. 7) que le mot non engendré implique la négation de la génération passive. Ainsi quand on dit qu’il est non engendré, c’est comme si l’on disait qu’il n’est pas Fils. Ce mot tout négatif qu’il est n’en est pas moins une notion propre au Père, parce que les principes premiers et les choses simples nous sont notifiés par des négations. C’est ainsi que nous disons que le point est ce qui n’a pas de partie.

 

          Objection N°2. Le mot non engendré s’entend privativement ou négativement. Si on l’entend négativement, on peut dire non engendré tout ce qui n’est pas engendré, et puisque l’Esprit-Saint et l’essence divine ne sont pas engendrés, on pourra dire de l’un et de l’autre qu’ils sont non engendrés. Par conséquent ce mot ne sera plus propre au Père. Si on l’entend privativement, toute privation supposant dans le sujet dont on l’affirme une imperfection, il s’ensuivra que la personne du Père est imparfaite, ce qui est impossible.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mot non engendré est quelquefois pris dans un sens purement négatif. Ainsi saint Jérôme dit que le Saint-Esprit est non engendré, c’est-à-dire qu’il n’est pas engendré. On peut aussi entendre ce mot privativement (Le mot non engendré s’entend de la nature négativement et de la personne du Père privativement. Ce mot d’ailleurs indique assez par lui-même qu’il n’exprime qu’une négation ou qu’une privation, selon la remarque des saints Pères, dont le P. Pétau rapporte les témoignages (liv. 5, chap. 2, num. 5 et chap. 3).) sans exprimer par là une imperfection. Car une privation peut se comprendre de plusieurs manières. 1° Il y a privation quand une chose n’a pas ce que d’autres choses peuvent naturellement avoir, bien que sa nature ne le lui permette pas. Par exemple on dit qu’une pierre est une chose morte, parce qu’elle manque de la vie qui peut exister dans d’autres êtres. 2° Il y a privation quand un être n’a pas ce que possèdent d’autres êtres du même genre que lui, telle est la taupe qu’on dit être aveugle. 3° Il y a encore privation quand un être n’a pas ce que par sa nature il devrait avoir. Cette dernière sorte de privation est une imperfection. Ce n’est pas dans ce dernier sens qu’on dit que le Père est non engendré ; mais c’est dans le second, parce que si dans la nature divine il y a un suppôt qui est engendré, il y en a un aussi qui ne l’est pas. On pourrait partir de là pour dire que le Saint-Esprit est aussi non engendré. C’est pourquoi pour que ce nom soit propre au Père il faut comprendre par là qu’il s’applique à une personne divine qui n’a été d’aucune manière produite par une autre, et étendre la négation à toute espèce de principe, de telle sorte que le mot non engendré n’exclue pas seulement la génération passive, mais encore toute sorte de procession. Dans ce sens on ne peut pas dire du Saint-Esprit qu’il est non engendré, puisqu’il procède du Père et du Fils. On ne peut pas non plus appliquer cette qualification à l’essence divine, puisque dans la personne du Fils et dans celle du Saint-Esprit elle procède d’un autre, c’est-à-dire du Père.

 

          Objection N°3. Dans la Trinité le mot non engendré n’exprime pas une relation, puisque ce n’est pas un mot relatif. Il exprime donc la substance, et par conséquent celui qui est non engendré et celui qui est engendré diffèrent substantiellement. Cependant le Fils qui est engendré ne diffère pas substantiellement du Père. Donc on ne doit pas dire que le Père est non engendré.

          Réponse à l’objection N°3 : D’après saint Jean Damascène le mot non engendré peut avoir le même sens que le mot incréé (Ces deux mots se ressemblent beaucoup en grec ; άγένητος signifie incréé, increatus, et άγέννητος non engendré, ingenitus. A la rigueur, ces mots n’offrent pas le même sens ; mais les Pères prennent souvent l’un pour l’autre, ce qui a été l’occasion d’une multitude de controverses.), et alors il se rapporte à la substance, car la substance créée diffère de la substance incréée. Le mot non engendré signifie dans un autre sens ce qui n’est pas engendré. Alors on l’emploie relativement de la même manière qu’une négation se ramène à un genre d’affirmation ; comme le non-homme au genre de la substance, le non-blanc au genre de la qualité. De là comme la personne engendrée suppose en Dieu relation, la personne non engendrée appartient aussi à la relation. Par conséquent il ne suit pas de là que le Père non engendré soit substantiellement distinct du Fils qui est engendré, mais il en résulte seulement qu’ils sont distincts par la relation, de telle sorte que la relation du Fils ne convienne pas au Père.

 

          Objection N°4. Ce qui est propre est ce qui ne convient qu’à un seul et même être. Or, puisqu’il y a en Dieu plusieurs personnes qui procèdent d’une autre, rien n’empêche qu’il n’y ait aussi plusieurs personnes qui existent de soi, sans procéder d’une autre. Donc le mot non engendré n’est pas propre au Père.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme en tout genre il faut établir un premier, de même dans la nature divine il faut reconnaître un principe qui ne procède pas d’un autre, et qu’on appelle pour ce motif non engendré. Supposer deux principes non engendrés, c’est admettre deux Dieux, deux natures divines. C’est ce qui fait dire à saint Hilaire (De syn., post méd.) : Puisqu’il n’y a qu’un Dieu, il ne peut se faire qu’il y ait deux personnes non engendrées. D’ailleurs, si elles étaient toutes deux non engendrées, l’une ne procéderait pas de l’autre et elles ne seraient pas distinguées par l’opposition de leur relation. Il faudrait donc qu’elles fussent distinguées par la diversité de leur nature.

 

          Objection N°5. Comme le Père est le principe du Fils qui est engendré, de même il est le principe du Saint-Esprit qui procède. Si donc, par suite de l’opposition de relation qu’il y a entre lui et son Fils, il résulte que non engendré soit son nom propre, il devrait aussi y avoir à l’égard du Saint-Esprit un autre nom comme celui d’improcessible.

          Réponse à l’objection N°5 : La propriété du Père qui ne procède d’aucun autre est mieux exprimée par un mot qui éloigne de lui la naissance du Fils que par un mot qui éloignerait la procession du Saint-Esprit ; soit parce que la procession de l’Esprit n’a pas de nom spécial, comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 4, réponse N°3), soit parce que dans l’ordre de la nature la procession du Saint-Esprit présuppose la génération du Fils. C’est pourquoi une fois qu’on a dit du Père qu’il n’était pas engendré, mais qu’il est le principe de la génération, il suit de là évidemment qu’il ne procède pas non plus à la façon de l’Esprit-Saint, puisque l’Esprit n’est pas le principe de la génération, mais qu’il procède au contraire de celui qui est engendré.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Hilaire dit : Il n’y a qu’un seul qui soit né d’un autre, et il n’y a qu’un seul qui n’en soit pas né ; ils ne forment qu’un seul et même Dieu ; l’un a pour caractère propre son innascibilité et l’autre son origine (De Trin., liv. 4, chap. 33).

 

          Conclusion Etre non engendré est propre au Père, comme il lui est propre de n’être pas produit par un autre.

          Il faut répondre que comme dans les créatures on trouve un principe premier et un principe second, de même dans la Trinité, où il n’y a ni avant, ni après, il y a un principe qui ne procède pas d’un principe, et c’est le Père, et il y a un principe qui procède d’un principe, et c’est le Fils. Or, dans les créatures le principe premier se manifeste de deux manières. Par la première il nous fait connaître les relations qu’il a avec tout ce qui vient de lui ; par la seconde il se présente à nous comme ne dépendant d’aucun principe supérieur. Ainsi dans la Trinité la personne du Père se fait connaître par les notions de paternité et de commune spiration qui indiquent les rapports qu’il a avec les personnes qui procèdent de lui. Mais en tant que principe absolu il se manifeste parce qu’il ne procède d’aucun autre. Ce qui constitue la propriété de l’innascibilité que le mot non engendré exprime.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.