Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 34 : De la personne du Fils

 

          Nous devons ensuite parler de la personne du Fils. Or, on lui donne trois noms : on l’appelle Fils, Verbe et Image. En disant ce qu’est le Père, nous avons par là même fait connaître le Fils. Il ne nous reste plus qu’à examiner le Verbe et l’Image. — A l’égard du Verbe trois questions se présentent : 1° Le mot Verbe se rapporte-t-il à l’essence ou à la personne ? (Cet article est une réfutation de l’erreur du rabbin Moïse, qui prétendait que le Verbe se disait de l’essence et non de la personne.) — 2° Est-il le nom propre du Fils ? (Parmi les hérétiques qui ont attaqué la divinité du Verbe, nous citerons Cérinthe, les ébionites, les gnostiques, Théodote de Byzance, Paul de Samosate, Arius et tous ses sectateurs, Marcel d Ancyre, son disciple Photin, évêque de Smyrne ; et dans les temps modernes, Michel Servet et les sociniens.) — 3° Y a-t-il dans le nom de Verbe quelque chose qui se rapporte aux créatures ? (Les ariens faisaient du Verbe la cause instrumentale par laquelle Dieu a fait le monde, et ils prétendaient que le Verbe n’aurait pas existé si Dieu n’avait pas voulu nous créer. Saint Thomas réfute cette hérésie en établissant les véritables rapports qu’il y a entre le Verbe et les créatures.)

 

Article 1 : En Dieu le Verbe le nom est-il un nom personnel ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’en Dieu le Verbe ne soit pas un nom personnel. Car les noms personnels sont propres, comme ceux du Père et du Fils. Or, le mot Verbe ne s’entend que métaphoriquement quand il s’agit de Dieu, comme le dit Origène (in Ev. Joan.). Donc le Verbe n’est pas un nom personnel.

          Réponse à l’objection N°1 : Les ariens, dont l’erreur a eu Origène pour père (Saint Epiphane a employé cette expression. On peut voir comment il la justifie dans son livre (De hæres.), à l’article d’Origène.), supposaient que le Fils était d’une autre substance que le Père. Ils se sont efforcés pour ce motif d’établir que le nom de Verbe ne convenait pas au Fils dans son acception propre, afin de ne pas être contraints par la nature même de la procession du Verbe d’avouer que le Fils n’est pas hors de la substance du Père. Car le Verbe intérieur procède de celui qui parle de telle façon qu’il est immanent en lui. Mais si l’on admet le mot Verbe dans un sens métaphorique, on est forcé aussi de l’admettre en Dieu au propre. Car on ne peut donner métaphoriquement le nom de Verbe à une chose qu’en raison de sa manifestation. En effet cette chose est appelée Verbe, parce qu’elle manifeste ou parce qu’elle est manifestée. Si elle est manifestée il faut supposer un Verbe proprement dit qui la manifeste. Si au contraire elle est le Verbe qui manifeste au dehors ce qui se produit extérieurement, les paroles qu’elle exprime signifient nécessairement un concept intérieur de l’esprit que quelqu’un rend par des signes extérieurs. Donc, quand même on prendrait quelquefois le mot Verbe au figuré, il faudrait toujours admettre ce mot dans un sens propre, et en faire un nom personnel.

 

          Objection N°2. D’après saint Augustin (De Trin., liv. 9, chap. 10), le Verbe c’est la connaissance avec amour, et d’après saint Anselme (Monol., chap. 60) en Dieu le Verbe consiste à voir en pensant Or, en Dieu la connaissance, la pensée et l’intuition se rapportent à l’essence. Donc le Verbe n’est pas un nom personnel.

          Réponse à l’objection N°2 : De toutes les choses qui se rapportent à l’entendement divin il n’y a que le Verbe qui soit un nom personnel, parce qu’il n’y a que le Verbe qui désigne un être qui procède d’un autre. Car le Verbe est ce que forme l’entendement divin dans l’acte même de sa conception. Or, l’entendement divin suivant qu’il est en acte est pris absolument. Il en est de même du comprendre, qui est à l’intellect en acte ce que l’être est à l’être en acte ; car le comprendre ne signifie pas une action qui sort du sujet qui comprend, mais une action qui est immanente en lui. Ainsi donc quand on dit que le Verbe est une connaissance, on n’entend par connaissance ni l’acte de l’entendement qui connaît, ni sa manière d’être, mais ce que l’entendement conçoit en connaissant. C’est pourquoi saint Augustin dit que le Verbe est la sagesse engendrée (De Trin., liv. 7, chap. 11), ce qui revient au même que de dire : c’est la conception même de la sagesse. On peut dire dans le même sens qu’il est la connaissance engendrée. C’est aussi de cette manière qu’il faut comprendre ce mot de saint Anselme, que pour Dieu dire c’est voir en pensant, c’est-à-dire que le Verbe de Dieu est conçu par l’intuition de la pensée divine. Cependant le nom de pensée ne convient pas, à proprement parler, au Verbe de Dieu. Comme le dit fort bien saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 16), on donne au Fils le nom de Verbe de Dieu, et on ne l’appelle pas pensée dans la crainte qu’on ne suppose que nous admettons en Dieu quelque chose de changeant, qui aujourd’hui prend une forme et devient Verbe pour abandonner ensuite cette forme et devenir quelque chose de vague et de mobile (Saint Thomas attache au mot pensée, cogitatio, quelque chose de mobile et de changeant. C’est pour ce motif qu’il critique l’expression de saint Anselme, parce qu’il craint qu’elle ne porte à supposer dans le Verbe une versatilité analogue à la notre.). D’ailleurs la pensée proprement dite consiste dans la recherche de la vérité, et cette recherche n’a pas d’objet en Dieu. Car quand l’entendement est parvenu au sommet de la vérité, il ne pense plus, mais il contemple la vérité dans sa perfection. Ainsi saint Anselme (loc. cit.) s’est servi improprement du mot pensée au lieu de celui de contemplation.

 

          Objection N°3. Il est de l’essence du Verbe qu’il soit parlé. Or, d’après saint Anselme (Monol., chap. 59), comme le Père est intelligent, le Fils est intelligent, et le Saint-Esprit est intelligent ; de même le Père est parlant, le Fils est parlant et le Saint-Esprit est parlant. Egalement chacun d’eux est parlé. Donc le mot Verbe se dit de l’essence de la Trinité et non d’une personne divine.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme le mot Verbe, pris dans son acception propre, s’entend non de l’essence, mais de la personne, il en est de même du mot dire. Ainsi le mot Verbe n’étant pas commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit, le mot dire ne leur est pas commun non plus, et on ne peut pas dire que le Père est disant, le Fils est disant, le Saint-Esprit est disant. C’est l’observation que fait saint Augustin (De Trin., liv. 7, chap. 1). Le mot disant se rapportant au Verbe coéternel au Père, n’exprime pas, dit-il, le Père seul, mais il comprend avec lui son Verbe, sans lequel on ne pourrait pas dire réellement qu’il est disant. Mais chaque personne peut être dite ou exprimée. Car il n’y a pas que le Verbe qui soit dit ou exprimé, mais on exprime aussi la chose que le Verbe comprend ou qu’il signifie. Ainsi il n’y a dans la Trinité qu’une personne qui puisse être exprimée ou dite à la manière du Verbe ; les autres personnes peuvent être dites ou exprimées de la manière qu’on dit ou qu’on exprime ce que le Verbe comprend. Car le Père, en se comprenant, en comprenant le Fils, le Saint Esprit et toutes les autres choses que sa science embrasse, conçoit le Verbe de telle sorte que la Trinité tout entière et toute la création soit dite ou exprimée par son Verbe. C’est ainsi que l’entendement de l’homme exprime par la parole ou par son verbe ce qu’il conçoit quand il a l’intelligence d’une chose quelconque. Saint Anselme prend improprement le mot dire pour le mot comprendre, car ils diffèrent entre eux. Ainsi, comprendre n’exprime que le rapport du sujet qui comprend à l’objet qu’il a compris. Il n’y a là aucune relation d’origine, seulement il y a une modification de l’entendement comme celle que notre esprit subit quand l’objet qu’il conçoit imprime en lui sa forme. En Dieu il n’y a pas seulement rapport du sujet à l’objet, mais il y a identité absolue. Car nous avons vu (quest. 14, art. 4 et 5) que pour Dieu le sujet qui comprend et l’objet compris sont absolument une seule et même chose. Mais le dire se rapporte principalement au Verbe que l’on a conçu, parce que dire n’est autre chose que produire au dehors ce Verbe lui-même. Cependant par l’intermédiaire du Verbe le dire se rapporte aussi à l’objet compris, puisque cet objet est manifesté à celui qui le comprend par la parole qu’on lui adresse. Il n’y a donc dans la Trinité que la personne qui profère le Verbe qui dise, bien que chacune des deux autres comprenne et soit comprise, et par conséquent dite ou exprimée par le Verbe.

 

          Objection N°4. Aucune des personnes divines n’a été créée. Or, le Verbe de Dieu est quelque chose de créé. Car il est écrit : Feu, grêle, neige, glace, souffle des tempêtes qui produisent son Verbe (Ps. 148, 8). Donc le Verbe n’est pas le nom d’une des personnes divines.

          Réponse à l’objection N°4 : Le mot Verbe est pris dans ce passage au figuré pour exprimer l’effet de la parole. C’est ainsi qu’on dit que les créatures écoutent la parole de Dieu quand elles exécutent ce qui leur est commandé par le Verbe qu’a conçu la divine sagesse, comme on dit qu’un homme exécute la parole du roi quand il fait l’œuvre que le roi lui a ordonnée (Pour plus de développements, voir les opuscules 10 et 11 de saint Thomas (De differentiâ Verbi divini et humani et De natura Verbi intellectûs).).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 7, chap. 11), que comme le Fils se rapporte au Père, de même le Verbe à celui dont il est le Verbe. Or, le Fils est un nom personnel, puisqu’on l’emploie pour exprimer une relation. Donc aussi le mot Verbe.

 

         Conclusion Puisque le Verbe signifie ce qui procède d’un autre, il est pris non pour l’essence, mais seulement pour la personne.

          Il faut répondre que le nom de Verbe, si on le prend au propre, est un nom personnel et point du tout un nom essentiel. — Pour rendre évidente cette réponse il faut savoir que nous pouvons prendre le mot Verbe de trois manières au propre et d’une quatrième manière au figuré. 1° Le plus souvent nous entendons par Verbe ce que la voix rend au dehors, c’est-à-dire ce qui sort de nous et ce qui comprend par conséquent deux choses, la voix elle-même et la signification de la voix. Car d’après Aristote (Perih., liv. 1) la parole exprime un concept de l’entendement. Et ailleurs il dit encore (De anim., liv. 2, text. 90) : La parole procède du sens que la pensée ou l’imagination y attache. En effet, la parole qui n’a pas de sens ne peut pas être appelée une parole, un Verbe. On ne donne ce nom à la voix extérieure qu’à condition qu’elle exprime un concept intérieur de l’esprit. Ainsi donc on appelle d’abord Verbe principalement le concept intérieur de l’esprit (Erasme, dans sa traduction du Nouveau Testament, a traduit le mot λόγος par sermo, au lieu d’employer le mot verbum. Mais la variante n’est pas heureuse, parce que le mot sermo se dit de la parole exprimée au dehors, tandis que le mot verbum exprime la production interne de l’entendement.). 2° On donne ce nom à la voix qui exprime ce concept. 3° On appelle encore Verbe l’imagination même de la parole. Saint Jean Damascène explique ces trois acceptions quand il dit (De fid. orth., liv. 1, chap. 17) que le Verbe est le mouvement naturel de l’intelligence, que c’est par le Verbe qu’elle se meut, comprend et pense ; qu’il est sa lumière et sa splendeur. Il entend par là le mot Verbe dans son premier sens. Il dit ailleurs : que le Verbe n’est pas ce que la voix produit au dehors, mais ce que le cœur prononce au dedans. C’est dans ce cas le troisième sens que nous venons de donner. Enfin il dit encore que le Verbe est l’ange ou le messager de l’intelligence, et c’est le second sens que nous avons donné à ce même mot. 4° On prend le mot Verbe au figuré quand on l’emploie pour exprimer ce qui est désigné ou fait par lui. Ainsi nous avons coutume de dire : voilà la parole que je vous ai dite, ou le mot que le roi vous a donné, à l’occasion d’un fait qui est l’expression de l’une de nos paroles ou qui est l’exécution d’un ordre qu’on a reçu. Or, en Dieu, le mot Verbe est pris dans son sens propre, quand il signifie le concept de l’entendement divin. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 10) : Celui qui peut comprendre son Verbe, non seulement avant que la voix ne le fasse retentir, mais encore avant que la pensée ne l’ait revêtu d’images qui doivent le rendre sensible, celui-là peut avoir une ressemblance quelconque du Verbe dont il est dit : Au commencement était le Verbe. Or, il est dans la nature du concept du cœur de procéder d’un autre, c’est-à-dire de la connaissance de celui qui le conçoit. — De là vient que le Verbe pris dans son acception propre signifie un être qui procède d’un autre (Quelquefois le moi Verbe se dit du Père. Saint Irénée (liv. 2, chap. 48) ; saint Ambroise (De Filii divinit., chap. 5) et Marius Victorin (liv. 3, Cont. Arium) l’ont entendu ainsi. Mais alors ce mot n’exprime pas la personne, mais l’essence.), et qu’il appartient aux noms personnels, puisque les personnes divines ne se distinguent les unes des autres que selon leur origine, comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 3 à 5). Il faut donc dire que le mot Verbe pris dans son acception propre se rapporte non à l’essence, mais à la personne.

 

Article 2 : Le mot Verbe est-il le nom propre du Fils ?

 

          Objection N°1. Il semble que le Verbe ne soit pas le nom propre du Fils. Car le Fils est en Dieu une personne subsistante. Or, le Verbe ne signifie pas une chose subsistante, comme on le voit par ce qui se passe en nous. Donc le Verbe ne peut pas être le nom propre de la personne du Fils.

          Réponse à l’objection N°1 : En nous l’être et le comprendre ne sont pas une seule et même chose. De là il arrive que ce qui a en nous l’être intelligible n’appartient pas à notre nature. Mais l’être de Dieu est son intelligence même. Par conséquent le Verbe de Dieu n’est en lui ni un accident, ni un effet, mais il appartient à sa nature, et il faut pour cela qu’il soit une chose qui subsiste. Car tout ce qui est dans la nature de Dieu subsiste. C’est ce qui fait dire à saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 1, chap. 18) que le Verbe de Dieu est hypostatique et substantiel, mais que les autres verbes, comme les nôtres, sont des vertus ou des modifications de l’âme.

 

          Objection N°2. Le Verbe procède de celui qui parle, parce qu’il en est en quelque sorte la production (prolatio). Donc si le Fils est, à proprement parler, le Verbe, il ne procède du Père que par manière de production, ce qui est l’hérésie de Valentin (Valentin avait admis le système des Eons, dont on attribue l’invention à Simon le Magicien. Il enseignait que le Père avait engendré le Verbe, mais que celui-ci était tellement éloigné du Père qu’il l’ignorait (Iren., chap. 1 ; Tert., chap. 7, et Théodoret, liv. 1, chap. 7).), comme le dit saint Augustin (De Hæres., num. 11).

          Réponse à l’objection N°2 : Valentin n’a pas été condamné, comme le supposaient faussement les ariens, pour avoir dit que le Fils était né par manière de production, mais pour avoir supposé différentes espèces de production, comme on peut le voir dans l’endroit même de saint Augustin cité dans l’objection.

 

          Objection N°3. Tout nom qui est propre à une personne signifie une de ses propriétés. Si le Verbe est le nom propre du Fils, il doit donc signifier une de ses propriétés. Et alors il y aura en Dieu plus de propriétés que nous n’en avons énumérées.

          Réponse à l’objection N°3 : Le mot Verbe exprime la même propriété que le mot Fils, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 7, chap. 11). Car la naissance du Fils qui est sa propriété personnelle est exprimée par plusieurs noms divers qu’on attribue au Fils pour exprimer ses diverses perfections. Ainsi on l’appelle Fils pour exprimer qu’il est conaturel au Père, on l’appelle splendeur parce qu’il lui est coéternel, on dit qu’il est son image parce qu’il lui est absolument semblable, enfin on lui donne le nom de Verbe pour désigner sa génération spirituelle. On n’a pas pu trouver un nom qui rendît toutes ces perfections.

 

          Objection N°4. Celui qui comprend conçoit un Verbe en comprenant. Or, le Fils comprend. Donc il y a le Verbe du Fils, et par conséquent le Verbe n’est pas un nom qui lui est propre.

          Réponse à l’objection N°4 : On dit que le Fils est intelligent de la même manière qu’on dit qu’il est Dieu, puisque l’intelligence appartient à l’essence divine, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 2 et 4). Or, le Fils est Dieu engendré et non Dieu engendrant ; par conséquent il est intelligent, non comme produisant le Verbe, mais comme étant le Verbe qui procède du Père, parce qu’en Dieu le Verbe qui procède ne diffère pas réellement de l’entendement divin ; il n’y a que la relation qui le distingue de son principe.

 

          Objection N°5. Il est dit du Fils : Qu’il porte tout par le Verbe de sa puissance (Héb., 1, 3). De là saint Basile conclut (Cont. Eunom., liv. 5, chap. 11) que l’Esprit-Saint est le Verbe du Fils. Il n’y a donc pas que le Fils qui soit appelé Verbe.

          Réponse à l’objection N°5 : Dans ce passage où il est dit du Fils qu’il porte tout par le Verbe de sa puissance, le mot Verbe est pris au figuré pour l’effet du Verbe lui-même. De là nous lisons dans la glose que le mot Verbe est pris pour un ordre, ce qui signifie que par l’effet de la puissance du Verbe les créatures conservent leur être, comme elles le reçoivent par l’effet de cette même puissance. Quant à l’interprétation que saint Basile a donnée du mot Verbe en l’appliquant au Saint-Esprit, elle est impropre. Il a pris le mot Verbe au figuré, et dans ce sens on peut appeler Verbe d’un être tout ce qui le manifeste. C’est dans ce sens qu’il a dit que le Saint-Esprit est le Verbe du Fils, parce qu’il le manifeste (Il n’y a pas que saint Basile qui ait fait usage de cette expression. On la trouve encore dans Marius Victorinus (liv. 3, Cont. Arium), dans Dace (Contrà Varimodum) et dans plusieurs autres auteurs.).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 6, chap. 11) : Il n’y a que le Fils qui soit appelé Verbe.

 

          Conclusion Puisqu’on entend par Verbe celui qui procède par voie d’intelligence, ce nom est propre à la personne du Fils.

          Il faut répondre que le Verbe, pris dans son sens propre, est un nom de personne, et qu’il est le nom propre de la personne du Fils ; car il signifie une émanation de l’entendement divin. Or, la personne divine qui procède de l’entendement est appelée le Fils, et cette procession prend le nom de génération, comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 2). Il n’y a donc dans la sainte Trinité que le Fils qui puisse recevoir, à proprement parler, le nom de Verbe (Quand on prend le Verbe pour la raison et l’intelligence, on dit alors du Fils qu’il est Verbum de Verbo, comme on dit qu’il est Deus de Deo.).

 

Article 3 : Le nom de Verbe implique-t-il quelque rapport à la créature ?

 

          Objection N°1. Il semble que le mot Verbe n’implique pas de rapport aux créatures. Car tout nom qui désigne dans la création un effet se rapporte à l’essence divine. Or, le mot Verbe est un nom personnel et non un nom essentiel, comme nous l’avons prouvé (art. 1). Donc il n’a pas de rapport à la créature.

          Réponse à l’objection N°1 : Dans le nom de la personne on comprend indirectement la nature. Car on définit la personne la substance individuelle d’une nature raisonnable. Par conséquent, dans le nom d’une personne divine, pour ce qui regarde la relation personnelle, il ne peut y avoir de rapport avec les créatures, mais il peut y en avoir dans ce qui appartient à la nature. Car rien n’empêche, puisque l’essence est comprise dans la signification de la personne, qu’elle se rapporte dans ce sens à la créature. Ainsi, comme il est propre au Fils d’être fils, de même il lui est propre d’être Dieu engendré ou créateur engendré, et de cette manière le mot de Verbe implique un rapport avec la créature.

 

          Objection N°2. Les noms qui ont rapport aux créatures ne conviennent à Dieu que temporairement ; tels sont les noms de seigneur et de créateur. Or, le mot Verbe convient à Dieu éternellement. Donc il n’a point rapport aux créatures.

          Réponse à l’objection N°2 : Les rapports étant les conséquences des actions, parmi les noms qui expriment le rapport de Dieu à la créature il y en a qui expriment une action qui se manifeste par un effet extérieur et qui passe, comme créer, gouverner. Ceux-là ne conviennent à Dieu que temporairement. Mais il y a des relations qui ne sont pas la conséquence d’un acte qui se produit extérieurement, mais d’un acte qui est immanent dans celui qui le produit, comme vouloir, savoir, etc. Ces noms ne conviennent pas à Dieu temporairement. C’est une relation de ce genre que le Verbe exprime à l’égard de la créature. Il n’est donc pas exact de dire que tous les noms qui expriment une relation de Dieu à la créature sont des noms qui ne conviennent à Dieu que temporairement. Les noms temporaires n’appartiennent qu’aux relations qui ont pour principe les actions de Dieu qui se produisent par des effets extérieurs et qui sont transitoires.

 

          Objection N°3. Le Verbe se rapporte à l’être dont il procède. S’il se rapporte à la créature il s’ensuit donc qu’il en procède.

          Réponse à l’objection N°3 : Dieu ne connaît pas les créatures par la science qu’il leur emprunte, mais par son essence. Il n’est donc pas nécessaire que le Verbe procède des créatures, bien qu’il soit leur expression.

 

          Objection N°4. Les idées sont multiples en raison de la diversité des rapports de l’esprit aux créatures. Donc si le Verbe se rapporte aux créatures, il suit de là qu’en Dieu il n’y a pas qu’un seul Verbe, mais plusieurs.

          Réponse à l’objection N°4 : Le nom d’idée a été principalement choisi pour exprimer le rapport de Dieu avec les créatures ; c’est pour cela qu’on l’emploie au pluriel et que ce nom n’est pas un nom personnel. Mais le nom de Verbe a été principalement choisi pour exprimer le rapport qu’il y a entre lui et l’entendement divin qui le produit, et conséquemment le rapport qu’il y a entre lui et les créatures, parce que Dieu en se comprenant comprend toutes les créatures. C’est ce qui fait que dans la Trinité il n’y a qu’un Verbe unique et que ce mot désigne une personne.

 

          Objection N°5. S’il y a rapport du Verbe à la créature, cela ne peut être qu’autant que les créatures sont connues de Dieu. Or, Dieu connaît non seulement les êtres, mais encore les non-êtres. Donc il y a aussi rapport du Verbe aux non-êtres, ce qui paraît faux.

          Réponse à l’objection N°5 : Ce que la science de Dieu est aux non-êtres le Verbe de Dieu l’est aussi, parce que le Verbe de Dieu ne peut être inférieur à sa science, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 14). Or, le Verbe est l’image et le créateur des êtres, et il est l’expression et la manifestation des non-êtres.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 63) que le mot de Verbe exprime non seulement un rapport au Père, mais encore à tout ce que le Verbe a produit par l’énergie de sa puissance.

 

          Conclusion Puisque Dieu dans la production de son Verbe se comprend et avec lui toutes les créatures, il faut que l’on reconnaisse un rapport du Verbe aux créatures.

          Il faut répondre qu’il y a rapport du Verbe aux créatures, parce qu’en se connaissant Dieu connaît toutes les créatures. Or, le Verbe conçu dans l’esprit est la représentation de tout ce que l’intelligence perçoit actuellement. Ainsi, en nous il y a autant de verbes ou de mots qu’il y a de choses que nous comprenons. Mais comme Dieu se comprend et comprend toutes les autres choses par un seul et même acte, son Verbe unique est l’expression non seulement du Père, mais encore de toutes les créatures (Tous les théologiens admettent que le Verbe procède de la connaissance de l’essence divine et des attributs absolus ; mais sur le reste ils sont divisés. Scot veut qu’il ne procède que de cette double connaissance ; Vasquez prétend qu’il procède en outre de la connaissance de lui-même, mais non de la connaissance de l’Esprit-Saint et du reste. Cajétan et les thomistes soutiennent, pour la plupart, qu’il procède de la connaissance de l’essence divine, des attributs absolus, des personnes et des choses possibles, mais non de la connaissance des futurs contingents. Witasse entreprend de prouver qu’il procède aussi de cette dernière connaissance. Mais Billuard (Diss. 5, art. 3) fait voir que Witasse et les thomistes diffèrent plutôt sur les mots que sur les choses ; car les thomistes admettent que le Verbe procède de la connaissance des futurs par concomitance et accidentellement (Voy. Gonet. Disput. 9, art. 1 et 5).). Toutefois la science de Dieu se bornant à connaître quand il s’agit de Dieu lui-même, et étant tout à la fois spéculative et effective quand il s’agit des créatures, ainsi le Verbe n’est, par rapport au Père, que son expression, mais à l’égard des créatures il est tout à la fois leur image et leur créateur. C’est ce qui explique ces paroles du Psalmiste : Il dit, et tout fut fait (Ps. 32, 9). Car c’est par le Verbe que Dieu fait tout.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.