Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 39 : Des personnes divines considérées par rapport à l’essence

 

          Après avoir traité des personnes divines d’une manière absolue, il nous reste à les considérer par rapport à l’essence, aux propriétés, aux actes notionnels et suivant les relations qu’elles ont entre elles. — En les considérant par rapport à l’essence huit questions se présentent : 1° L’essence est-elle la même chose que la personne ? (Cet article est une réfutation de ceux qui ont confondu les personnes et de ceux qui ont séparé leurs substances. Ceux qui ont confondu les personnes ce sont : Simon le Magicien, Valentin, Montan, Praxéas, Noët, Sabellius, Paul de Samosate, Priscillien et tous leurs partisans. On les a compris en général sous le nom de patripassiens, parce que, par suite de la confusion des personnes, ils prétendaient que le Père s’était incarné et qu’il avait souffert. Ceux qui ont séparé les substances, ce sont les manichéens qui admettaient deux principes ; les ariens, qui ne voulaient pas que le Fils fût consubstantiel au Père ; Macedonius, Marathonius, qui faisaient du Saint-Esprit une simple créature ; les trithéites, qui admettaient trois Dieux ; Roscelin, qui enseigna que les trois personnes divines étaient trois choses, comme trois anges ; l’abbé Joachim, qui prétendait que les trois personnes ne font qu’un Dieu comme plusieurs citoyens ne font qu’un peuple.) — 2° Doit-on dire que les trois personnes sont d’une seule essence ? (Le cinquième concile de Constantinople s’exprime ainsi (chap. 1) : Si quis non confitetur Patris et Filii et Spiritus sancti unam esse naturam, sive essentiam, unam virtutem et potestatem ; Trinitatem consubstantialem, unam deitatem in tribus subsistentiis sive personis adorandam ; anathema sit. L’abbé Joachim, n’ayant admis en Dieu qu’une unité collective, a été expressément condamné par le pape Innocent III au concile de Latran. Voy. de Sum. Trin. et fide cath.).) — 3° Les noms qui se rapportent à l’essence peuvent-ils se dire des personnes au pluriel ou au singulier ? (Il y a des théologiens qui se sont étendus très longuement sur la manière dont on devait s’exprimer quand on parle du mystère de la sainte Trinité. Toutes les règles qu’ils donnent reviennent à celles-ci : 1° il faut éviter toutes les expressions qui signifient une distinction dans la nature ou dans les attributs absolus ; 2° il faut éviter toutes les locutions qui détruiraient la distinction des trois personnes ou leur égalité.) — 4° Les adjectifs qui expriment les notions, les verbes ou les participes peuvent-ils être joints aux noms concrets qui se rapportent à l’essence ? (Le concile de Nicée appelle dans son symbole Jésus-Christ Deum ex Deo, lumen ex lumine, Deum verum ex Deo vero. Le concile de Constantinople reproduit les mêmes expressions qui se trouvent d’ailleurs dans la profession de foi que nous chantons à la messe. Calvin s’est moqué de ces paroles, dans lesquelles il n’a vu qu’une ridicule tautologie. Saint Thomas en explique le sens dans cet article et le justifie.) — 5° Peuvent-ils être joints aux noms essentiels abstraits ? (Cet article a pour but de nous apprendre à éviter les expressions qui seraient de nature à favoriser l’erreur de ceux qui ont nié l’unité d’essence, comme l’abbé Joachim, que le pape innocent III a condamné en ces termes au concile de Latran : Nos autem sacro approbante concilio credimus et confitemur quod una quædam summa res est, videlicet substantia, essentia, seu natura divina, quâ res non est generans, neque genita, nec procedens ; sed est Pater qui generat et Filius qui gignitur et Spiritus sanctus qui procedit.) — 6° Les noms des personnes peuvent-ils servir de prédicats aux noms essentiels concrets ? (Cet article a pour but de nous expliquer le sens de ces paroles employées par le concile de Constantinople (sess. 6, art. 11) : Trinitatem in unitate credimus et in unitate Trinitatem glorificamus. Ce qui est opposé au sentiment de Raymond Lulle, qui prétendait que les personnes divines doivent être distinguées par la plus grande distinction possible.) — 7° Y a-t-il des attributs essentiels qu’on puisse approprier aux personnes divines ? (Quoique tes attributs absolus de la Divinité soient communs aux trois personnes, cependant il y en a qu’on attribue au Père, d’autres au Fils, d’autres au Saint-Esprit, par suite d’un certain rapport qu’ils ont avec chacune de ces personnes. Ainsi le Père est appelé dans l’Ecriture (Eccles, 24, 2) (?) : Créateur de toutes choses ; Jésus-Christ dit que c’est lui qui fait toutes choses (Jean, 14, 10) : le Père demeurant en moi, fait lui-même les œuvres. Dans les symboles on lui donne les mêmes noms : Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre. Le Fils est appelé dans l’Ecriture : sagesse de Dieu (Prov., chap. 8 ; Ecclés., 24, 1), puissance de Dieu (1 Cor., 1, 24), parce que, comme le disent les symboles, c’est par lui que tout a été fait : Per quem omnia facta sunt. Enfin l’Ecriture attribue au Saint-Esprit la diffusion de la charité en nous (Rom., 5, 5 ; 15, 30), notre sanctification et tout ce qui s’y rapporte (Rom., 1, 4 ; 2 Thess., 2, 12).) — 8° Quel est l’attribut qu’on doit approprier à chaque personne ? (Abeilard avait avancé (Bern. Epist. ad Innocent II, Ep. 199) que la puissance n’est pas appropriée au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit, mais que ces attributs leur étaient propres. On pouvait lui répondre par l’Ecriture ; car si la puissance était propre au Père il ne serait pas dit du Fils : Tout a été fait par lui, et sans lui n’a été fait rien de ce qui a été fait (Jean, 1, 3). Ce que le Père le fait, le Fils le fait aussi pareillement… De même, en effet, que le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut (Jean, 5, vv. 19, 21) ; soutenant toutes choses par la parole de sa puissance (Héb., 1, 3). La bonté n’est pas propre à l’Esprit-Saint, car il est dit du Père : le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation (2 Cor., 1, 3). Et ailleurs : lorsque la bonté de Dieu, notre Sauveur, et son amour pour les hommes ont paru (Tite, 3, 4). La sagesse n’est pas propre au Fils, puisqu’il est dit de l’Esprit-Saint qu’il est l’Esprit de force et de sagesse (Is., chap. 11), et que saint Paul donne aussi au Père le nom de sage : à Dieu, seul sage, honneur, gloire par Jésus-Christ dans les siècles des siècles (Rom., 16, 27).)

 

Article 1 : Dans la Trinité l’essence est-elle la même chose que la personne ?

 

          Objection N°1. Il semble que dans la Trinité l’essence ne soit pas la même chose que la personne. Car dans tous les êtres dont l’essence est la même chose que la personne ou le suppôt, il faut qu’il n’y ait qu’un seul suppôt pour une seule nature, ce qui se remarque évidemment dans toutes les substances séparées. En effet, quand le suppôt et l’essence sont une seule et même chose, on ne peut multiplier le suppôt sans multiplier aussi l’essence. Or, dans la Trinité il n’y a qu’une essence et trois personnes, comme nous l’avons dit (quest. 30, art. 2, et quest. 28, art. 3). Donc l’essence n’est pas la même chose que la personne.

          Réponse à l’objection N°1 : Dans les créatures la distinction des suppôts ne peut être fondée sur les relations ; il faut qu’elle repose sur les principes essentiels, parce que les relations ne sont pas subsistantes dans les créatures. Mais en Dieu les relations sont subsistantes. C’est pourquoi, d’après l’opposition qu’elles ont entre elles, elles peuvent distinguer les suppôts. Néanmoins l’essence n’est pas pour cela distinguée, parce que les relations ne se distinguent pas entre elles d’après leur rapport avec l’essence, puisqu’elles sont en réalité une même chose avec elle.

 

          Objection N°2. L’affirmation et la négation ne peuvent être vraies l’une et l’autre quand elles se rapportent simultanément au même sujet. Or, la négation et l’affirmation peuvent être ainsi vraies de l’essence et de la personne. Car la personne est distincte et l’essence ne l’est pas. Donc la personne et l’essence ne sont pas une seule et même chose.

          Réponse à l’objection N°2 : L’essence et la personne différant en Dieu rationnellement, il s’ensuit qu’on peut affirmer de l’une ce qu’on nie de l’autre et par conséquent dire une chose de l’une sans la dire de l’autre.

 

          Objection N°3. Un être n’est pas soumis (Subjicitur. Il faut prendre tous ces mots dans toute la rigueur de leur étymologie.) à lui-même. Or, la personne est soumise à l’essence, puisque c’est de là que lui vient le nom de suppôt ou d’hypostase. Donc la personne n’est pas la même chose que l’essence.

          Réponse à l’objection N°3 : Nous donnons aux choses divines des noms analogues à ceux des créatures, comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 1 et 3). Et parce que les créatures s’individualisent par la matière qui est soumise (subjicitur) à la nature de l’espèce, on donne aux individus les noms de sujets, de suppôts et d’hypostases. C’est pour ce motif qu’on donne aux personnes divines les noms de suppôts et d’hypostases, bien qu’il n’y ait là en réalité ni subjection, ni supposition (Remontez à l’étymologie de ces mots suppositio (sub ponere), subjectio (sub jacere), etc., vous verrez qu’ils ne peuvent être pris dans leur sens propre qu’à l’égard des créatures, parce qu’ils supposent une substance avec des accidents, ce qui n’existe pas en Dieu.).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 6, chap. 7) : Quand nous disons la personne du Père, nous ne disons pas autre chose que la substance du Père.

 

          Conclusion Puisque la personne est une relation qui subsiste dans la nature divine, elle est réellement la même chose que l’essence divine, mais les personnes divines sont réellement distinguées entre elles par l’opposition de leur relation réelle.

          Il faut répondre que si l’on ne perd pas de vue la simplicité de Dieu, la solution de cette question est évidente. Car nous avons prouvé (quest. 3, art. 3) que la simplicité divine exige qu’en Dieu l’essence soit une même chose avec le suppôt, et nous savons au reste que pour les substances intellectuelles le suppôt n’est rien autre chose que la personne. Ce qui parait faire ici difficulté, c’est qu’on multiplie les personnes, tout en maintenant l’unité de l’essence. Comme le dit Boëce (De Trin., liv. 1), de ce que la relation multiplie la trinité des personnes, il y a des auteurs qui ont supposé qu’en Dieu l’essence différait de la personne. Ils ont dit que leurs relations étaient assistantes (Gilbert de la Porrée est tombé dans cette erreur.), parce qu’ils n’ont considéré en elles que ce qu’elles avaient de relatif et non ce qu’elles ont de réel. — Mais nous avons prouvé (quest. 28, art. 2) que si les relations n’existent dans les créatures qu’accidentellement, elles sont en Dieu l’essence divine elle-même. D’où il résulte qu’en Dieu l’essence n’est pas en réalité autre chose que la personne, bien que les personnes soient réellement distinguées les unes des autres. En effet, la personne, comme nous l’avons dit (quest. 29, art. 4), signifie la relation en tant qu’elfe est subsistante dans la nature divine. Or, la relation comparée à l’essence n’en diffère pas réellement, mais rationnellement. Mais si on la compare à une relation opposée, elle en est réellement distincte par la vertu ou par la force seule de cette opposition. C’est ainsi que l’essence est une, et qu’il y a trois personnes.

 

Article 2 : Doit-on dire que les trois personnes divines sont d’une seule essence ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas dire que les trois personnes sont d’une seule essence. Car saint Hilaire dit (De Synod.), que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois par la substance (Le mot latin substantia a la même étymologie que le mot grec hypostasis ; il n’est donc pas étonnant que les Pères aient souvent pris l’un pour l’autre.). Or, la substance de Dieu est son essence. Donc les trois personnes ne sont pas d’une seule essence.
          Réponse à l’objection N°1 : Le mot substance est pris dans ce passage par saint Hilaire pour le mot hypostase et non pour le mot essence.

 

          Objection N°2. Il ne faut, pas, d’après saint Denis (De div. nom., chap. 1), affirmer de Dieu ce que l’Ecriture sainte ne dit pas. Or, il n’est dit dans aucun endroit de l’Ecriture, que le Père, le Fils et l’Esprit-Saint soient d’une seule essence. Donc on ne doit pas le dire.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoiqu’on ne trouve pas littéralement dans les saintes Ecritures que les trois personnes sont d’une seule essence, on y trouve la même chose quant au sens. Ainsi il est dit : Mon Père et moi nous sommes un (Jean, 10, 30) ; et ailleurs : Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi. On pourrait conclure la même chose d’une foule d’autres passages (ib., 10, 38).

 

          Objection N°3. La nature divine est la même chose que l’essence. On devrait donc se contenter de dire que les trois personnes sont d’une seule nature.

          Réponse à l’objection N°3 : La nature désigne le principe de l’acte, et on peut regarder comme étant de la même nature tous les êtres qui concourent à la production d’un acte quelconque, par exemple tous les corps échauffants ; mais l’essence vient de l’être, et on ne peut dire d’une seule et même essence que les choses qui ont un seul et même être. C’est pourquoi l’unité divine est mieux exprimée quand on dit que les trois personnes sont d’une seule essence, que si l’on disait qu’elles sont d’une seule nature.

 

          Objection N°4. On n’a pas l’habitude de dire que la personne soit de l’essence, mais plutôt que l’essence est de la personne. Donc il n’est pas convenable de dire que les trois personnes sont d’une seule essence.

          Réponse à l’objection N°4 : La forme absolument prise a coutume d’être exprimée comme étant de l’être qui la possède, ainsi on dit la vertu de Pierre ; au contraire, la chose qui possède une forme n’est pas ordinairement exprimée comme ayant cette forme, sinon quand nous voulons déterminer ou désigner la forme elle-même. Dans ce cas il faut deux génitifs, dont l’un exprime la forme, et l’autre la détermine, comme quand on dit : Pierre est d’une grande vertu (magnæ virtutis). Ou bien si l’on n’emploie qu’un génitif il aura la force de deux, comme si l’on dit : cet homme est un homme de sang, cela signifie un homme qui répand beaucoup de sang (multi sanguinis effusor). L’essence divine étant exprimée comme la forme par rapport à la personne, il est convenable de dire l’essence de la personne (essentia personæ), mais non réciproquement, à moins qu’on ajoute quelque chose pour la désignation de l’essence, comme dans les propositions suivantes : le Père est une personne de l’essence divine ; ou bien : les trois personnes sont d’une seule essence.

 

         Objection N°5. D’après saint Augustin (De Trin., liv. 7, chap. 6), nous ne disons pas que les trois personnes sont d’une seule essence (ex unâ essentiâ), dans la crainte qu’on ne croie que l’essence est autre que la personne. Donc, et pour le même motif, on ne peut pas dire davantage que les trois personnes sont d’une seule essence (unius essentiæ) (Cette objection subtile repose sur la différence de ces deux locutions latines que nous ne pouvons rendre en français.).

          Réponse à l’objection N°5 : La préposition latine ex ou de ne désigne pas le rapport de la cause formelle, mais plutôt le rapport de la cause efficiente ou matérielle. Ces causes sont toujours distinctes de leurs effets. Car il n’y a pas d’être qui soit à lui-même sa matière, ni de chose qui soit à elle-même son principe producteur. Mais rien n’empêche qu’une chose ne soit à elle-même sa forme, comme on le voit clairement par tous les êtres immatériels. C’est pourquoi, par là même que nous disons que les trois personnes sont d’une seule essence (unius essentiæ), en comprenant par essence la forme, nous ne donnons pas à entendre que l’essence est autre chose que la personne, mais nous le ferions croire si nous disions que les trois personnes viennent de la même essence (ex eâdem essentiâ).

 

          Objection N°6. Quand on parle de la Trinité on ne doit pas employer des expressions qui peuvent être une occasion d’erreur. Or, quand on dit que les trois personnes sont d’une seule essence, ou d’une seule substance, il y a là une équivoque. Car, comme le dit saint Hilaire (De Synod., can. 27), quand on dit que le Père et le Fils n’ont qu’une seule substance, on peut entendre par là qu’ils ne forment qu’un seul être qui subsiste sous deux noms particuliers, ou que cette substance unique est divisée et forme deux substances imparfaites, ou une troisième substance que les deux autres se sont appropriée après l’avoir usurpée. Il ne faut donc pas dire que les trois personnes sont d’une seule substance.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Cont. Maxim., liv. 3, chap. 14) que le mot δμοτύσιον (La discussion entre les ariens et les catholiques s’est concentrée sur ce mot. Les Pères de Nicée employèrent le mot òμοούσιος pour indiquer que les trois personnes sont d’une seule et même substance, et les ariens voulaient qu’on acceptât le mot δμοιουσιον qui n’exprime pas que la substance est la même, mais qu’elle est semblable.), employé contre les ariens par les Pères du concile de Nicée, signifie que les trois personnes sont d’une seule essence.

 

          Conclusion L’essence divine signifiant dans la Trinité la forme, elle est une pour les trois personnes, et on peut dire que celles-ci sont toutes les trois d’une seule essence.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons observé (quest. 13, art. 1 et 2), nous nommons les choses divines non d’après leur manière d’être, puisque nous ne pouvons les connaître ainsi, mais d’après la manière dont nous connaissons les créatures. Et parce que, dans les choses sensibles par lesquelles nous recevons nos connaissances, la nature de l’espèce est individualisée par la matière, de telle sorte que la nature de l’espèce est la forme de l’être, et son individualité le suppôt de la forme ; de même en Dieu, suivant notre manière de parler, l’essence exprime la forme des trois personnes divines. De plus, quand il s’agit des créatures nous disons que la forme est de celui en qui elle se trouve. Ainsi nous disons que la santé ou la beauté est de l’homme, mais nous ne disons pas que celui qui a une forme est de cette forme (Ainsi nous disons que la beauté est de la femme, mais nous ne disons pas que la femme est de la beauté ; il faut que nous ajoutions un adjectif, et que nous disions qu’elle est d’une beauté excellente.), à moins que nous n’ajoutions un adjectif qui désigne cette forme. Comme quand on dit, cette femme est d’une grande beauté, cet homme est d’une vertu parfaite. De même parce que dans la Trinité, en multipliant les personnes on ne multiplie pas l’essence, nous disons que l’essence est une pour les trois personnes (unam est trium personarum) et que les trois personnes sont d’une seule essence (unius essentiæ) pour qu’on comprenne que ces génitifs ne sont ainsi employés que pour désigner la forme (C’est ainsi qu’en comparant l’espèce avec les individus nous disons que plusieurs suppôts sont d’une même espèce.).

          Réponse à l’objection N°6 : Par ce que dit saint Hilaire lui-même (De Syn., ant. fin.), que s’il ya des hommes qui pensent mal des choses saintes, ce n’est pas une raison pour les rejeter. De même, ajoute-t-il, s’il y en a qui comprennent mal le mot òμοούσιος, qu’importe à moi qui l’entend bien ? Et ailleurs : Il faut donc reconnaître que la substance est une, d’après la propriété de l’engendré, qui est une, mais non en raison ni d’une portion, ni d’une union, ni d’une communion quelconque.

 

Article 3 : Les noms qui expriment l’essence divine peuvent-ils se dire des trois personnes au singulier ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms qui expriment l’essence divine, comme le mot Dieu, ne se disent pas des trois personnes au singulier, mais au pluriel. Car, comme le mot homme est employé pour désigner celui qui a l’humanité, de même le mot Dieu est employé pour exprimer celui qui a la déité. Or, les trois personnes ont toutes les trois la déité. Donc les trois personnes sont trois Dieux.

          Réponse à l’objection N°1 : Bien que le mot Dieu exprime celui qui a la déité il a néanmoins un autre mode de signification. Car le mot Dieu est un substantif, et cette expression : celui qui a la déité, se prend adjectivement (Les anciens Pères l’ont assez souvent prise adjectivement. Saint Justin appelle le Fils et le Saint-Esprit le second et le troisième Dieu, secundum et tertium Deum, ce qui signifie la seconde et la troisième personne qui a la déité.). Par conséquent, quoiqu’ils soient trois ayant la déité il ne suit pas de là néanmoins qu’il y ait trois Dieux.

 

          Objection N°2. Il est dit dans la Genèse (1, 1) : Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre. Le mot hébreu peut être traduit par le mot Dieux (au pluriel) ou juges, et cela à cause de la pluralité des personnes. Donc les trois personnes sont plusieurs Dieux et non un seul Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Toutes les langues ont chacune leur manière particulière de s’exprimer. Ainsi comme les Grecs, à cause de la pluralité des suppôts, disent qu’il y a trois hypostases, les Hébreux mettent pour le même motif le mot אלתים au pluriel. Pour nous, nous n’employons au pluriel ni le mot Dieu, ni le mot substance, dans la crainte de faire retomber la pluralité sur la substance ou sur l’essence elle-même.

 

          Objection N°3. Le mot chose, quand on l’emploie dans un sens absolu, paraît se rapporter à la substance. Or, ce mot peut se dire au pluriel des trois personnes. Aussi saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 5) : Les choses dont on doit jouir sont le Père, le Fils et l’Esprit-Saint. Donc les autres noms qui expriment l’essence conviennent également au pluriel aux trois personnes.

          Réponse à l’objection N°3 : Le mot chose est transcendantal. Ainsi quand il se rapporte aux relations il peut être pris au pluriel, mais s’il se rapporte à la substance il doit être employé au singulier. C’est dans ce sens que saint Augustin dit que la Trinité est une chose sublime (summa res est).

 

          Objection N°4. Comme le mot Dieu exprime celui qui a la déité, de même le mot personne signifie ce qui subsiste dans une nature intellectuelle. Or, nous disons qu’il y a trois personnes. Donc pour la même raison nous pouvons dire qu’il y a trois Dieux.

          Réponse à l’objection N°4 : La forme exprimée par le mot personne n’est ni l’essence, ni la nature, mais la personnalité. Par conséquent, puisqu’il y a trois personnalités, c’est-à-dire trois propriétés personnelles dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, elle ne se dit pas des trois au singulier, mais au pluriel.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit au Deutéronome (6, 4) : Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique.

 

          Conclusion Les substantifs qui expriment l’essence divine ne se disent des personnes qu’au singulier, mais les adjectifs ne leur conviennent qu’au pluriel.

          Il faut répondre que les noms qui expriment l’essence sont des substantifs ou des adjectifs (Les noms substantifs expriment directement la forme, et les uns se rapportent à l’essence et les autres sont communs aux trois personnes. Quand ils se rapportent à la distinction des trois personnes on peut les employer au pluriel ; mais s’ils expriment l’unité commune aux trois personnes on ne doit s’en servir qu’au singulier. Les adjectifs expriment directement le sujet et indirectement la forme ; ils doivent donc être mis au pluriel ou au singulier d’après la nature des sujets.). Les substantifs ne se disent des personnes qu’au singulier et non au pluriel, mais les adjectifs leur conviennent au pluriel. La raison en est que les substantifs expriment la substance des êtres, et les adjectifs n’expriment que les accidents inhérents au sujet. Or, comme la substance a l’être par elle-même, elle a aussi par elle-même l’unité ou la multiplicité. Par conséquent le substantif se met au singulier ou au pluriel suivant la forme qu’il exprime. Les accidents n’ayant d’être que dans le sujet auquel ils adhèrent, ils empruntent au sujet leur unité ou leur multiplicité. C’est pourquoi les adjectifs sont mis au singulier ou au pluriel en raison de leurs suppôts. Dans les créatures il n’y a jamais une seule forme pour plusieurs suppôts, sinon par suite de l’unité d’ordre, comme la forme d’une multitude qui est ordonnée (De manière à ne faire qu’une unité comme une ville, une armée, etc. C’est ce que nous appelons un nom collectif.). De là il arrive que les noms qui expriment cette forme, si ce sont des substantifs, se disent de plusieurs individus au singulier. Par exemple, nous disons que beaucoup d’hommes forment une assemblée (collegium), une armée ou un peuple. Mais si ces noms sont des adjectifs on les emploie au pluriel. On dira par exemple que plusieurs hommes sont assemblés (collegiali). Dans la Trinité, l’essence divine, avons-nous dit dans l’article précédent, est exprimée à la manière de la forme, qui est absolument simple et une, ainsi que nous l’avons prouvé (quest. 3, art. 7, et quest. 2, art. 4). Par conséquent les substantifs qui expriment l’essence divine se disent des trois personnes au singulier et non au pluriel. Car la raison pour laquelle nous disons que Socrate, Platon et Cicéron sont trois hommes, et pour laquelle nous ne disons pas que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois Dieux, mais un seul Dieu, c’est que dans ces trois suppôts de la nature humaine il y a trois humanités, tandis que dans les trois personnes divines il n’y a qu’une seule essence. Mais les adjectifs qui se rapportent à l’essence se disent des trois personnes au pluriel à cause de la pluralité des suppôts. Car nous disons des trois personnes qu’elles sont existantes, sages, éternelles, incréées, infinies, en prenant adjectivement toutes ces expressions. Si on les prenait substantivement il faudrait dire avec saint Athanase qu’il n’y a qu’un seul incréé, un seul infini, un seul éternel.

 

Article 4 : Les noms essentiels concrets peuvent-ils être employés pour signifier la personne ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms essentiels concrets (On appelle noms abstraits ceux qui ne représentent qu’une vue de l’esprit, comme l’humanité, la divinité, la bonté, etc., et on appelle noms concrets ceux qui expriment quelque chose de réel, comme Dieu, homme, bon, sage, etc.) ne puissent être mis à la place d’un nom personnel de telle sorte qu’on puisse dire avec vérité : Dieu a engendré Dieu. Car, d’après les philosophes, un terme singulier a le même sens en lui-même et mis à la place d’un autre. Or, le mot Dieu semble être un terme singulier, puisqu’on ne peut l’employer au pluriel, comme nous l’avons dit dans l’article précédent. Donc, puisqu’il exprime l’essence, il semble qu’on doive le prendre pour l’essence, mais non pour la personne.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique le mot Dieu soit de même nature que les termes singuliers, parce que la forme qu’il exprime n’est pas multiple, il s’accorde aussi avec les termes communs en ce que cette forme existe dans plusieurs suppôts. C’est pour ce motif qu’on n’est pas obligé de le prendre toujours pour l’essence qu’il exprime.

 

          Objection N°2. Le terme qui entre dans le sujet n’est pas restreint dans sa signification par le terme qui entre dans le prédicat, il ne peut changer que par rapport au temps qu’il détermine. Ainsi quand je dis : Dieu crée, le mot Dieu se prend pour l’essence. Donc quand on dit : Dieu a engendré, le mot Dieu, en vertu du prédicat notionnel, n’a pas dû changer de sens-, il doit donc toujours se prendre pour l’essence et non pour la personne.

          Réponse à l’objection N°2 : Cette objection attaque ceux qui disaient que le mot Dieu ne peut naturellement s’entendre de la personne.

 

          Objection N°3. Si cette proposition est vraie : Dieu a engendré parce que le Père engendre, cette autre proposition sera vraie aussi : Dieu n’engendre pas par la raison que le Fils n’engendre pas. Donc il y a un Dieu qui engendre et un Dieu qui n’engendre pas, et par conséquent il semble qu’il y ait deux Dieux.

          Réponse à l’objection N°3 : Quand le mot Dieu est pris pour la personne, il s’entend autrement que le mot homme. En effet, la forme exprimée par le mot homme, c’est-à-dire l’humanité, est réellement divisée en des suppôts différents, par conséquent ce mot désigne par lui-même la personne quand même on n’y ajouterait rien pour déterminer que c’est à une personne ou à un suppôt distinct qu’il se rapporte. L’unité ou la communauté de la nature humaine n’existe pas en réalité, elle n’existe que spéculativement. C’est pourquoi le mot homme n’est pris pour la nature en général que quand on y ajoute quelque chose qui indique ce sens, comme quand on dit, par exemple, l’homme est une espèce. Mais la forme exprimée par le mot Dieu, c’est-à-dire l’essence divine, est en réalité une et commune. C’est ce qui fait que par lui-même le mot Dieu se prend pour la nature en général, et qu’il faut y joindre quelque chose si on veut l’entendre de la personne. Ainsi, quand on dit : Dieu engendre, l’acte notionnel exprimé dans cette proposition nous fait comprendre que le mot Dieu est ici pour la personne du Père. Mais quand nous disons : Dieu n’engendre pas, il n’y a point ici d’addition qui détermine que le mot Dieu se rapporte à la personne du Fils, et cette proposition nous donne à entendre que la génération répugne à la nature divine. Mais si on ajoute à la proposition un mot qui se rapporte à la personne du Fils, elle deviendra vraie et elle sera ainsi conçue : Dieu engendré n’engendre pas. Il ne suit pas de là qu’il y a un Dieu qui engendre et un Dieu qui n’engendre pas ; ces deux propositions ne sont vraies qu’autant que le mot Dieu se rapporte aux personnes, et alors elles reviennent à celles-ci : Le Père est Dieu et il engendre, le Fils est Dieu et il n’engendre pas. On ne peut conclure de là qu’il y ait plusieurs Dieux, puisque, comme nous l’avons dit dans l’article précédent, le Père et le Fils sont un seul Dieu.

 

          Objection N°4. Si Dieu a engendré Dieu il s’est engendré lui-même ou il a engendré un autre Dieu. Or, il ne s’est pas engendré lui-même ; car, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 1, chap. 1), il n’y a pas de chose qui s’engendre elle-même ; il n’a pas engendré non plus un autre Dieu, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu. Donc cette proposition est fausse : Dieu a engendré Dieu.

          Réponse à l’objection N°4 : Cette proposition : le Père s’est engendré Dieu (Pater genuit se Deum) est fausse, parce que le mot se étant réciproque, se rapporte au même suppôt. Saint Augustin n’est pas contraire à notre sentiment quand il dit à Maximin : Dieu a engendré un autre lui-même (Deus Pater genuit alterum se), parce que le mot se peut être pris à l’ablatif, et la proposition signifie qu’il a engendré un autre que lui-même (alterum à se), ou bien il a désigné par là que du Père au Fils il n’y avait qu’une simple relation pour les distinguer, mais qu’ils avaient l’un et l’autre la même nature. Toutefois c’est une locution impropre et emphatique pour dire qu’il a engendré un autre qui lui est parfaitement semblable. Cette proposition est également fausse : il a engendré un autre Dieu, parce que, quoique le Fils soit autre que le Père, comme nous l’avons dit (quest. 31, art. 2), on ne doit cependant pas dire qu’il est un autre Dieu, parce qu’on comprendrait que l’adjectif autre désigne un Dieu particulier différent de celui que son substantif Dieu exprime, et qu’il établit ainsi une distinction dans la déité. Il y en a cependant qui tolèrent cette locution : le Père a engendré un autre Dieu, mais ils entendent le mot autre substantivement, et y joignent le mot Dieu par apposition. Mais cette façon de parler est impropre, et on doit l’éviter dans la crainte qu’elle ne soit une occasion d’erreur.

 

          Objection N°5. Si Dieu a engendré Dieu, ce Dieu engendré est Dieu le Père ou ce n’est pas lui. Si c’est Dieu le Père, il s’ensuit que Dieu le Père a été engendré ; si ce Dieu n’est pas Dieu le Père, il s’ensuit qu’il y a un Dieu qui n’est pas Dieu le Père, ce qui est faux. Donc on ne peut pas dire que Dieu a engendré Dieu.

          Réponse à l’objection N°5 : Cette proposition est fausse : Dieu a engendré Dieu qui est Dieu le Père, parce que le mot Père joint par apposition au mot Dieu restreint sa signification, et lui fait désigner la personne du Père, de sorte que le sens de la proposition est celui-ci : il a engendré Dieu qui est le Père, ce qui signifierait que le Père a été engendré ; ce qui est faux. Mais la négative est vraie : Il a engendré Dieu qui n’est pas Dieu le Père. Si cependant le mot Père et le mot Dieu n’étaient pas placés l’un à côté de l’autre, et qu’il y eût entre eux une intercallation, alors ce serait au contraire la proposition affirmative qui serait vraie et la négative qui serait fausse, de telle sorte que le sens de la proposition serait celui-ci : Il a engendré Dieu, lui qui est Dieu, lui qui est Père ; mais cette explication est forcée. Il vaut mieux dire simplement que la proposition affirmative doit être rejetée, et la négative accordée. Le théologien Præpositivus a cependant dit que la préposition négative est aussi fausse que l’affirmative, parce que le relatif qui peut se rapporter dans l’affirmative au suppôt, tandis que dans la négative il se rapporte à l’essence et au suppôt. D’après cette interprétation le sens de l’affirmative serait qu’il convient à la personne du Fils d’être Dieu le Père, et le sens de la négative que non seulement la personne du Fils n’est pas Dieu le Père, mais que sa divinité ne l’est pas non plus. Mais cette interprétation semble déraisonnable, puisque, d’après Aristote (Periher., liv. 2, chap. ult.), la chose même qui est l’objet d’une affirmation peut être l’objet d’une négation.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans le Symbole que le Fils est Dieu de Dieu (Deum de Deo).

 

          Conclusion Les noms essentiels concrets sont pris tantôt pour l’essence, tantôt pour une seule personne et tantôt pour les trois personnes ensemble, suivant qu’on leur adjoint un nom qui se l’apporte à l’essence ou à la personne.

          Il faut répondre que les uns ont dit que le mot Dieu et les autres noms semblables se prennent à proprement parler pour l’essence, mais que quand on y ajoute un terme notionnel ils désignent la personne. Cette opinion paraît fondée sur la simplicité divine qui exige qu’en Dieu ce qu’il a et ce qu’il est soient une seule et même chose, de telle sorte que le mot Dieu qui signifie celui qui a la déité est la même chose que la déité elle-même. — Mais pour la propriété des termes il ne faut, pas seulement avoir égard à la chose signifiée, mais encore à la manière de la signifier. C’est pourquoi, le mot Dieu signifiant l’essence divine dans celui qui la possède, comme le mot homme signifie l’humanité dans un suppôt, d’autres ont dit avec plus de raison que le mot Dieu, d’après son mode de signification, pouvait être aussi employé pour exprimer une personne divine, comme on emploie le mot homme pour désigner une personne humaine. Par conséquent, quelquefois le mot Dieu est pris pour l’essence ; par exemple quand on dit : Dieu crée, parce que le prédicat convient au sujet en raison de la forme signifiée qui est la déité. Quelquefois aussi il se prend pour la personne. Il s’entend d’une seule personne quand on dit : Dieu engendre ; il s’entend de deux si l’on dit : Dieu spire ; il s’entend des trois quand on dit : A l’immortel roi des siècles, à l’invisible, au seul Dieu (1 Tim., 1, 17).

 

Article 5 : Les noms essentiels abstraits peuvent-ils être employés pour désigner la personne ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms essentiels abstraits puissent être pris pour des noms personnels ; de telle sorte que cette proposition soit vraie : l’essence engendre l’essence. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 7, chap. 1) : Le Père et le Fils sont une seule sagesse, parce qu’ils sont une seule essence, et le Fils est sagesse de sagesse, comme essence d’essence (Sapientia de sapientiâ, essentia de essentiâ. En se reportant au texte même de saint Augustin, on remarque qu’il a pris lui-même le soin d’adoucir ses expressions, et de détourner le faux sens qu’elles pouvaient présenter.).

          Réponse à l’objection N°1 : Pour exprimer l’unité d’essence et de personne les saints docteurs ont quelquefois employé des expressions plus fortes que la propriété des termes ne le comportait. Il ne faut donc pas trop presser ces expressions, on doit plutôt les expliquer de manière à interpréter les noms abstraits par des noms concrets ou par des noms personnels. Ainsi, quand on dit : l’essence de l’essence, ou la sagesse de la sagesse, cela signifie que le Fils, qui est l’essence et la sagesse, procède du Père qui est aussi l’essence et la sagesse. Dans ces noms abstraits il y a aussi un certain ordre à observer. Ainsi les noms qui se rapportent aux actes se rapprochent plus des personnes, parce que les actes viennent des suppôts. De là ces locutions : la nature de la nature, ou la sagesse de la sagesse, sont moins impropres que celle-ci, l’essence de l’essence.

 

          Objection N°2. Suivant que nous sommes engendrés ou corrompus, ce qui est en nous est engendré ou corrompu. Or, le Fils est engendré. Donc l’essence divine qui est en lui est engendrée aussi.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans les créatures celui qui est engendré ne reçoit pas une nature numériquement la même que celui qui l’engendre, il reçoit au contraire une nature numériquement différente, qui commence à exister en lui par la génération, et qui cesse d’exister par la corruption. C’est pourquoi il est engendré et il se corrompt accidentellement. Mais Dieu engendré reçoit numériquement la même nature que celle du Père qui engendre, et c’est pour cette raison que la nature divine n’est engendrée dans le Fils, ni par elle-même, ni par accident.

 

          Objection N°3. Dieu est la même chose que l’essence divine, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 3 et 4). Or, cette proposition est vraie : Dieu engendre Dieu, comme nous l’avons dit (art. préc). Donc cette autre proposition est vraie également : l’essence engendre l’essence.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique Dieu et l’essence divine soient en réalité la même chose, par là même que leur mode de signification diffère, on ne peut pas en parlant prendre ces deux mots l’un pour l’autre.

 

          Objection N°4. On peut mettre à la place d’une chose son prédicat. Or, l’essence divine est le Père. Donc on peut se servir du mot essence pour désigner la personne du Père et dire par conséquent : l’essence engendre.

          Réponse à l’objection N°4 : L’essence divine est le prédicat du Père par manière d’identité à cause de la simplicité de Dieu ; mais il ne s’ensuit pas que le mot essence puisse être mis à la place du mot Père, parce que ces deux mots n’ont pas le même mode de signification. Le raisonnement ne serait applicable que dans le cas où une chose s’affirme d’une autre comme l’universel du particulier.

 

          Objection N°5. L’essence est la chose qui engendre, parce qu’elle est le Père qui est le générateur. Donc si l’essence n’engendre pas, elle sera tout à la fois une chose qui engendre et une chose qui n’engendre pas, ce qui est impossible.

          Réponse à l’objection N°5 : Il y a entre les substantifs et les adjectifs cette différence que les substantifs expriment le suppôt, mais les adjectifs ne l’expriment pas ; ils ajoutent seulement au substantif l’idée qu’ils signifient. Ainsi les philosophes disent que les substantifs posent le suppôt, mais que les adjectifs joignent au suppôt une qualité. Les substantifs qui sont des noms personnels peuvent se dire de l’essence à cause de l’identité de la chose, mais il ne s’ensuit pas qu’une propriété personnelle détermine une essence distincte : elle ne fait que s’adjoindre à un suppôt exprimé par un substantif. Mais les adjectifs notionnels et personnels ne peuvent s’affirmer de l’essence qu’autant qu’on y joint un substantif. Ainsi nous ne pouvons pas dire que l’essence engendre, mais nous pouvons dire que l’essence est une chose qui engendre, ou Dieu qui engendre, si les mots chose et Dieu s’entendent de la personne et non de l’essence. Il n’y a donc pas contradiction à dire que l’essence est chose qui engendre et chose qui n’engendre pas, puisque dans la première proposition le mot chose est pris pour la personne et dans la seconde pour l’essence.

 

          Objection N°6. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) : le Père est le principe de toute la déité. Or, il n’en est le principe que par la génération et la spiration. Donc le Père engendre ou spire la déité.

          Réponse à l’objection N°6 : La déité, en tant qu’elle est une dans plusieurs suppôts, a un certain rapport avec la forme d’un nom collectif. Ainsi quand on dit que le Père est le principe de toute déité, on peut entendre par là l’universalité des personnes, dans le sens qu’il est lui-même principe pour toutes les personnes divines. Car pour qu’il en soit ainsi il ne faut pas qu’il soit à lui-même son principe, puisqu’on dit d’un homme du peuple qu’il est le gouverneur du peuple entier, bien qu’il ne soit pas le gouverneur de lui-même. Ou bien encore on peut dire qu’il est le principe de toute déité, non parce qu’il l’engendre et la spire (Le premier concile de Tolède a ainsi condamné cette proposition : Si quis dixerit, vel crediderit deitatem nascibilem esse, anathema sit.), mais parce qu’il la communique par la génération et la spiration.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 1) qu’il n’y a pas de chose qui s’engendre elle-même. Or, si l’essence engendre l’essence, elle n’engendre pas autre chose qu’elle-même, puisqu’il n’y a rien en Dieu qui se distingue de son essence. Donc l’essence n’engendre pas l’essence.

 

          Conclusion Les noms essentiels abstraits ne peuvent point du tout être pris pour des noms de personne.

          Il faut répondre que l’abbé Joachim (L’abbé Joachim s’était élevé contre Pierre Lombard, qu’il traitait d’hérétique pour avoir dit : Summa quædam res est Pater, Filius et Spiritus sanctus, et illa non est generans nec genita ; mais Innocent III a sanctionné le sentiment de Pierre Lombard.) est tombé dans l’erreur en avançant que comme on dit : Dieu a engendré Dieu, on peut dire de même : l’essence a engendré l’essence, sous prétexte qu’en raison de sa simplicité Dieu n’est pas autre que l’essence divine. Ce qui l’a induit en erreur c’est que pour juger de la vérité d’une expression il ne faut pas seulement considérer la chose qu’elle exprime, mais encore la manière dont elle l’exprime, comme nous l’avons dit dans l’article précédent. Ainsi, quoique le mot Dieu signifie en réalité la même chose que le mot déité, cependant ces deux mots n’ont pas l’un et l’autre le même mode de signification. Car le mot Dieu signifiant l’essence divine, comme existant dans un sujet, peut naturellement, d’après son mode de signification, convenir à la personne. Et ce qui est propre aux personnes peut par là même servir de prédicat au mot Dieu. C’est ainsi que nous disons que Dieu est engendré ou qu’il engendre (art. préc). Mais le mot essence ne peut, d’après son mode de signification, être pris pour la personne, parce qu’il signifie l’essence en tant que forme abstraite. C’est pourquoi ce qui est propre aux personnes et qui les distingue les unes des autres ne peut s’attribuer à l’essence. Car on établirait par là dans l’essence divine une distinction semblable à celle qui existe dans les suppôts.

 

Article 6 : Les personnes peuvent-elles se dire ou être exprimées par des noms essentiels ?

 

          Objection N°1. Il semble que les personnes ne puissent se dire des noms essentiels concrets, et qu’on ne doive pas dire : Dieu est les trois personnes, ou Dieu est Trinité. En effet cette proposition est fausse : l’homme est tout homme, parce qu’elle ne peut être vraie d’aucun suppôt. Car Socrate n’est pas tout homme, ni Platon, ni un autre quel qu’il soit. Or, cette même proposition Dieu est Trinité, ne peut être vraie non plus d’aucun des suppôts de la nature divine. Car le Père n’est pas Trinité, le Fils n’est pas Trinité, ni le Saint-Esprit. Donc cette proposition : Dieu est Trinité est fausse également.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mot homme se prend par lui-même pour la personne ; il ne signifie la nature humaine en général qu’autant qu’on y ajoute quelque chose. C’est pourquoi cette proposition est fausse : l’homme est tout homme, parce qu’elle n’est vraie d’aucun suppôt, Mais le mot Dieu se prend par lui-même pour l’essence ; c’est pourquoi quoique cette proposition : Dieu est Trinité, ne soit vraie d’aucun des suppôts de la nature divine, elle est néanmoins vraie de l’essence ; ce que n’a pas remarqué Gilbert de la Porrée qui l’a niée.

 

          Objection N°2. Les choses inférieures ne se disent des choses supérieures qu’accidentellement. Ainsi quand je dis : l’animal est homme, ce n’est que par accident que la qualité d’homme convient à l’animal. Or, le mot Dieu est aux trois personnes ce qu’un mot général est aux choses subalternes qu’il comprend, comme le dit saint Jean Damascène (De orth., liv. 3, chap. 4). Donc il semble que les noms de personne ne puissent se dire du nom de Dieu qu’accidentellement.

          Réponse à l’objection N°2 : Quand on dit : Dieu ou l’essence divine est Père, cette affirmation repose sur l’identité réelle ; il n’y a pas là de rapport analogue à celui de l’inférieur au supérieur, parce qu’en Dieu il n’y a rien d’universel ni de singulier. Ainsi, comme cette proposition est vraie par elle-même : Le Père est Dieu, de même cette proposition : Dieu est Père, est vraie aussi par elle-même et non par accident.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Lib. de fid. ad Pet.) : Nous croyons qu’il n’y a qu’un Dieu et que ce Dieu est une Trinité de nom divin.

 

          Conclusion Les noms personnels aussi bien que les noms notionnels, si ce sont des adjectifs, ne s’affirment pas de l’essence, mais si ce sont des substantifs, c’est le contraire.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit dans l’article précédent, quoique les noms personnels ou notionnels, si ce sont des adjectifs, ne puissent s’affirmer de l’essence, cependant si ce sont des substantifs il en est autrement, à cause de l’identité réelle de l’essence et de la personne. Or, l’essence divine est non seulement la même chose en réalité qu’une personne, mais que les trois personnes. C’est pour cela qu’on peut affirmer de l’essence, l’une, les deux et même les trois personnes, et dire : l’essence est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et comme le mot Dieu a par lui-même le même sens que le mot essence, ainsi que nous l’avons dit (art. 4), cette proposition étant vraie : l’essence est trois personnes ; cette autre proposition est vraie aussi : Dieu est les trois personnes.

 

Article 7 : Les noms essentiels doivent-ils être appropriés aux personnes ?

 

          Objection N°1. Il semble que les noms essentiels ne doivent pas être appropriés aux personnes. Car il faut éviter tout ce qui peut devenir funeste à la foi. Et d’après saint Jérôme, quand on parle de la Trinité, si on ne surveille pas bien ses paroles on risque de tomber dans une hérésie. Or, en appropriant à une seule personne ce qui est commun aux trois, il y a danger de blesser la foi, parce qu’on peut croire que ce qu’on dit d’une personne par appropriation ne convient qu’à elle seule, ou qu’elle lui convient plutôt qu’aux autres. Donc on ne doit pas approprier aux personnes des attributs essentiels.

          Réponse à l’objection N°1 : Les attributs essentiels ne sont pas appropriés aux personnes comme s’ils leur étaient propres, mais seulement pour mieux faire comprendre ce qu’est chaque personne, en établissant, comme nous venons de le dire, des ressemblances ou des dissemblances. Il n’y a là aucun péril pour la foi, c’est au contraire un moyen de rendre ses enseignements plus lumineux.

 

          Objection N°2. Les attributs essentiels abstraits expriment formellement l’essence. Or, une personne n’est pas la forme d’une autre personne, puisqu’une forme ne se distingue pas de son principe personnellement. Donc les attributs essentiels, et surtout les attributs abstraits, ne doivent pas être appropriés aux personnes.

          Réponse à l’objection N°2 : Si les attributs essentiels étaient appropriés aux personnes, de telle sorte qu’ils leur fussent propres, il s’ensuivrait qu’une personne aurait la forme de l’autre. Mais saint Augustin dit qu’il n’en est pas ainsi (De Trin., liv. 6, chap. 2), et que le Père n’est pas sage de la sagesse qu’il a engendrée, comme si le Fils seul était la sagesse de telle sorte qu’on ne puisse appeler sagesse que le Père et le Fils réunis ensemble, et qu’on ne puisse donner ce nom au Père sans le Fils. Mais le Fils est appelé la sagesse du Père, parce qu’il est la sagesse qui vient du Père qui est la sagesse aussi. L’un et l’autre est la sagesse par lui-même, et tous deux ensemble sont une seule et même sagesse. D’où l’on voit que le Père n’est pas sage de la sagesse qu’il a engendrée, mais de la sagesse qui est son essence.

 

         Objection N°3. Ce qui est propre est avant ce qui est approprié. Car ce qui est propre est de l’essence de ce qui est approprié. Or, les attributs essentiels sont, suivant notre manière de comprendre, avant les personnes, comme ce qui est commun en général est avant ce qui est propre ou particulier. Donc les attributs essentiels ne doivent pas être appropriés.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’attribut essentiel soit, suivant sa nature propre, antérieur à la personne, d’après notre manière de concevoir, cependant rien n’empêche qu’en tant que chose appropriée il ne soit devancé par ce qui est propre à la personne. Ainsi, la couleur est postérieure au corps en tant que corps, elle est cependant naturellement antérieure au corps blanc considéré comme tel.

 

          Mais c’est le contraire. Car l’Apôtre dit : Nous prêchons le Christ, la vertu et la sagesse de Dieu (1 Cor., 1, 24).

 

          Conclusion Il a été convenable pour mieux faire connaître les enseignements de la foi que les noms essentiels fussent appropriés et accommodés aux personnes divines, soit par voie de ressemblance, soit par voie de dissemblance.

          Il faut répondre que pour l’exposition des enseignements de la foi il a été convenable d’approprier aux personnes les attributs essentiels. Car, quoiqu’on ne puisse démontrer par la raison la Trinité des personnes, comme nous l’avons dit (quest. 32, art 1), cependant il est convenable qu’on cherche à répandre sur ce mystère quelques lumières. Or, les attributs essentiels nous sont rationnellement plus connus que les noms qui sont propres aux personnes, parce que, d’après les créatures dont nous tirons nos connaissances, nous pouvons certainement arriver à la connaissance des attributs essentiels, tandis que nous ne pouvons connaître par ce moyen les propriétés personnelles, comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 1). Ainsi donc, comme nous nous servons des ressemblances ou des images que nous trouvons dans les créatures pour nous faire une idée des personnes divines, de même nous avons recours aux attributs essentiels ; et c’est cette application des attributs essentiels aux personnes que nous appelons appropriation. Or, les attributs essentiels peuvent nous faire connaître les personnes divines de deux manières : 1° Par voie de ressemblance. Ainsi, ce qui appartient à l’intelligence est approprié au Fils, qui procède de l’entendement en tant que Verbe. 2° Par voie de dissemblance, et c’est ainsi que la puissance, comme le dit saint Augustin, est appropriée au Père, parce que, parmi nous, les pères étant ordinairement infirmes, à cause de leur vieillesse, on dit de Dieu le Père qu’il est tout-puissant, pour qu’on ne suppose en lui rien de semblable.

 

Article 8 : Les saints Pères ont-ils convenablement attribué aux personnes les noms essentiels ?

 

          Objection N°1. Il semble que les saints Pères n’aient pas convenablement attribué aux personnes les noms essentiels. Car saint Hilaire dit (De Trin., liv. 2) : L’éternité est dans le Père, l’espèce ou la beauté dans l’image, l’usage dans le don. Par ces paroles il désigne trois noms propres aux personnes, savoir : le nom de Père, le nom d’image, qui est un nom propre au Fils, comme nous l’avons dit (quest. 35, art. 2), et le nom de don, qui est propre à l’Esprit-Saint, comme nous l’avons vu (quest. 38, art. 2). Il désigne par appropriation trois attributs. Ainsi, il approprie l’éternité au Père, l’espèce ou la beauté au Fils, et l’usage ou la jouissance à l’Esprit-Saint. Il semble que ces appropriations soient contraires à la raison. Car l’éternité signifie la durée de l’être, l’espèce est le principe de l’être, et l’usage semble appartenir à l’action. Mais l’être et l’action ne sont nulle part appropriés aux personnes. Donc il ne semble pas convenable que l’éternité, l’espèce et l’usage leur soient appropriés.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dit (De doct. christ., liv 1, art. 5) : Dans le Père est l’unité, dans le Fils l’égalité, dans l’Esprit-Saint l’accord de l’égalité et de l’unité. Il semble que ces appropriations ne soient pas non plus convenables, parce qu’une personne n’est pas dénommée formellement par ce qui est attribué par appropriation à une autre. Car le Père n’est pas sage de la sagesse engendrée, comme nous l’avons dit (quest. 37, art. 2, réponse N°1). Mais, comme saint Augustin l’ajoute lui-même, ces trois choses sont toutes unes à cause du Père, elles sont toutes égales à cause du Fils, et elles sont toutes unies entre elles à cause de l’Esprit-Saint. Donc il n’est pas convenable de les approprier aux personnes.

 

          Objection N°3. De même, d’après saint Augustin, on attribue la puissance au Père, la sagesse au Fils, et la bonté à l’Esprit-Saint. Il semble qu’il y ait encore en cela un inconvénient. Car la vertu appartient à la puissance, et la vertu est, dans les saintes Ecritures, appropriée au Fils. Saint Paul appelle, par exemple, le Christ la vertu de Dieu (1 Cor., 1, 24). Et ailleurs la vertu est attribuée à l’Esprit-Saint. Ainsi, on lit dans saint Luc (Luc, 6, 19) : Une vertu sortait de lui, et il guérissait tout le monde. Donc la puissance ne doit pas être appropriée au Père.

 

          Objection N°4. Saint Augustin dit encore (De Trin., liv. 6, chap. 10) : Il ne faut pas entendre d’une manière confuse ce que dit l’Apôtre : De lui, par lui et en lui. Il dit : de lui à cause du Père, par lui à cause du Fils, et en lui à cause de l’Esprit-Saint. Or, il semble qu’il y ait encore quelque chose d’inconvenant dans cette interprétation, parce que le mot en lui parait désigner la cause finale qui est la première des causes. Donc le rapport de cette cause devrait être approprié au Père, qui est le principe, qui ne procède d’aucun autre.

 

          Objection N°5. On trouve encore la vérité appropriée au Fils, dans ce passage de saint Jean : Je suis la voie, la vérité et la vie (Jean, 14, 6). De même il est appelé par appropriation livre de vie dans ce verset du psaume (39, 9) : En tête du livre il a été écrit de moi. La glose, expliquant ces paroles, dit qu’il s’agit du Père qui est la tête du Fils. Nous en dirons autant du mot qui est, car à propos de ces paroles d’Isaïe : J’ai dit à une nation qui n’invoquait pas mon nom : Me voici (Is., 65, 1), la glose dit : C’est le Fils qui parle, lui qui a dit à Moïse : Je suis celui qui suis. Or, il semble que ces noms soient propres au Fils, et qu’ils ne lui soient pas appropriés. En effet, saint Augustin dit (De ver. Relig., chap. 36) : La vérité est la ressemblance parfaite du principe dans laquelle il n’y a absolument aucune différence. Il semble par là que ce nom soit propre au Fils. Le mot livre de vie paraît aussi lui être propre, parce qu’il exprime un être qui procède d’un autre. Car tout livre est écrit par quelqu’un. Il en est de même du mot qui est. Car si la Trinité s’était adressée à Moïse, et lui eût dit : Je suis celui qui suis, Moïse aurait donc pu dire : Celui qui est Père, Fils et Saint-Esprit m’a envoyé vers vous. Et en allant plus loin il aurait pu dire encore : Celui qui est Père, Fils et Saint-Esprit m’a envoyé vers vous, et désigner par là une certaine personne. Alors c’eût été faux, parce qu’il n’y a pas de personne qui soit Père, Fils et Saint-Esprit. Donc ce mot ne peut être commun à la Trinité, et il est par conséquent propre au Fils.

 

          Conclusion Si on considère Dieu dans son être d’une manière absolue, l’éternité doit être appropriée au Père, l’espèce au Fils et l’usage à l’Esprit-Saint. Si on le considère dans son unité, l’unité doit être appropriée au Père, l’égalité au Fils, et la concorde à l’Esprit-Saint ; si on le considère comme cause, la puissance doit être appropriée au Père, la sagesse au Fils et la bonté à l’Esprit-Saint ; si on regarde en lui le rapport qu’il a avec les créatures, le Père est le principe duquel (ex quo), le Fils le principe par lequel (per quem) et l’Esprit-Saint celui dans lequel (in quo) toutes choses ont été produites.

          Il faut répondre que notre esprit n’arrivant à la connaissance de Dieu que par les créatures, il est obligé de considérer Dieu suivant la manière dont il connaît les créatures elles-mêmes. Or, quand nous étudions les créatures, elles s’offrent à nous sous quatre aspects. En effet, on peut considérer une chose : 1° d’une manière absolue, c’est-à-dire en tant qu’elle est un être quelconque ; 2° en tant qu’elle est une ; 3° suivant qu’il y a en elle une vertu active, un principe de causalité quelconque ; 4° selon le rapport qu’elle a avec les effets qu’elle produit. Nous pouvons donc également considérer Dieu sous ces quatre aspects. — 1° Si on le considère sous le premier rapport, c’est-à-dire, si on considère son être d’une manière absolue, nous devons accepter l’appropriation qu’a faite saint Hilaire en attribuant l’éternité au Père, l’espèce au Fils, et l’usage à l’Esprit-Saint. Car l’éternité, en tant qu’elle signifie l’être qui n’a pas de commencement, a de l’analogie avec ce qui est propre au Père, et qui consiste à être un principe qui ne procède pas d’un principe ; l’espèce ou la beauté a aussi de la ressemblance avec ce qui est propre au Fils. Car pour la beauté trois choses sont requises : l’intégrité ou la perfection, parce que quand une chose a été détériorée, et qu’elle n’est plus entière, elle devient laide ; une proportion convenable, ou l’accord entre toutes les parties ; et la clarté ou la splendeur, puisque toutes les choses qui ont une couleur éclatante sont réputées belles. Ainsi, l’intégrité ressemble à une des propriétés du Fils qui consiste à avoir en lui véritablement et parfaitement la nature du Père. Saint Augustin exprime cette pensée quand il dit que dans le Fils est la vie souveraine et parfaite (De Trin., liv. 6, chap. 10). — La proportion ou l’harmonie de toutes les parties ressemble aussi à une des propriétés du Fils, qui consiste à être l’image expresse du Père. Nous voyons en effet qu’on dit qu’une image est belle quand elle représente parfaitement une chose, quand même cette chose serait laide. Saint Augustin a encore indiqué cette idée quand il dit du Fils : Qu’il y a entre cette image et celui qu’elle représente un si grand accord et une égalité si parfaite, qu’elle ne diffère de lui d’aucune manière (loc. cit.). Quant à la splendeur, elle se rapproche de ce qui est propre au Fils comme Verbe, puisqu’il est la lumière et la splendeur de l’intelligence, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 3, chap. 3). Saint Augustin indique encore cette considération quand il dit : Il est le Verbe parfait, auquel rien ne manque, il est l’art du Dieu tout-puissant et sage qui renferme en lui-même la raison de tout ce qui vit. — Le mot usage a aussi de l’analogie avec ce qui est propre à l’Esprit-Saint ; pourvu qu’on prenne ce mot dans un sens large, et que par user on entende aussi jouir. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 11), user c’est mettre une chose à la disposition de la volonté, et jouir c’est s’en servir avec joie. L’usage par lequel le Père et le Fils jouissent l’un de l’autre a donc du rapport avec ce qui est propre à l’Esprit-Saint en tant qu’il est amour. Et ce que saint Augustin appelle dilection, délectation, félicité, béatitude, saint Hilaire lui a donne le nom d’usage. — L’usage dont nous jouissons a de la ressemblance avec ce qui est propre à l’Esprit-Saint, considéré comme un don. Saint Augustin le montre quand il dit (ibid.) : Dans la Trinité, l’Esprit-Saint est la suavité du Père et du Fils, qui se répand sur nous et sur les créatures avec une libéralité et une abondance infinie. On voit par là pourquoi l’éternité, l’espèce et l’usage sont appropriés aux personnes, tandis qu’on ne leur approprie ni l’essence, ni l’action, parce que l’essence et l’action, en raison de ce qu’elles sont communes aux trois personnes, n’ont aucune ressemblance avec ce qui leur est propre. — 2° On peut considérer Dieu comme étant un et indivisible. C’est à ce point de vue que saint Augustin s’est placé pour approprier l’unité au Père, l’égalité au Fils, et la concorde ou la connexion au Saint-Esprit. Car il est évident que ces trois choses impliquent l’unité, mais d’une manière différente. En effet, l’unité, considérée d’une manière absolue, ne présuppose rien d’antérieur à elle. Elle est appropriée au Père, parce que le Père ne présuppose aucune personne antérieure à lui, puisqu’il est le principe des autres personnes, et qu’il est lui-même sans principe. L’égalité implique l’unité par rapport à un autre. Car on appelle égal celui qui a la même quantité qu’un autre. C’est pour ce motif que l’égalité est appropriée au Fils qui est principe de principe, ou Dieu de Dieu. La connexion implique l’unité de deux êtres. On l’approprie à l’Esprit-Saint parce qu’il procède de deux personnes, et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre ce passage de saint Augustin : Que trois sont un à cause du Père, égaux à cause du Fils, connexes à cause de l’Esprit-Saint. Car on attribue évidemment à un être ce qui existe primitivement en lui. C’est ainsi qu’on dit que tous les êtres inférieurs vivent à cause de l’âme végétative, parce que c’est dans cette âme que se trouve primitivement la raison de la vie. Or, l’unité existe avant tout dans la personne du Père, au point que si, par impossible, on détachait de lui les autres personnes, il resterait toujours un. C’est donc de lui que les autres personnes reçoivent l’unité. Mais si on le séparait des autres personnes, l’égalité ne serait pas en lui. Elle n’existe que du moment où l’on pose le Fils. C’est pour cela qu’on dit que tous sont égaux à cause du Fils, ce qui ne signifie pas que le Fils est le principe de l’égalité du Père, mais que s’il n’était pas égal au Père on ne pourrait pas dire du Père qu’il est égal, puisque son égalité se rapporte primitivement au Fils. Et si le Saint-Esprit est lui-même égal au Père, c’est du Fils qu’il tient son égalité. De même, si l’on faisait abstraction de l’Esprit-Saint, qui est le nœud ou le lien des deux autres personnes, on ne pourrait comprendre l’unité de connexion entre le Père et le Fils ; c’est pour cela qu’on dit que tous sont connexes à cause de l’Esprit-Saint. Car du moment où on pose l’Esprit-Saint il y a dans les personnes divines un rapport de connexion. Et c’est de là que nous pouvons dire que le Père et le Fils sont connexes. — 3° On peut considérer Dieu comme cause, et on approprie alors aux personnes divines la puissance, la sagesse et la bonté. Cette appropriation se fonde sur une raison de ressemblance quand on s’arrête aux personnes divines, et sur une raison de dissemblance quand on regarde aux créatures. En effet, la puissance a la nature du principe ; elle ressemble donc au Père céleste qui est le principe de toute la divinité. Mais elle diffère de ce que nous appelons père sur la terre, parce que l’idée de vieillesse s’attache ordinairement à ce dernier. La sagesse ressemble au Fils céleste qui, en tant que Verbe, n’est rien autre chose que le concept de la sagesse éternelle, mais elle diffère de ce que nous appelons fils sur la terre, parce que nous entendons par là quelqu’un qui n’a pas encore beaucoup vécu. La bonté étant le motif et l’objet de l’amour ressemble à l’Esprit divin qui est amour ; mais elle est contraire à l’esprit terrestre, qui a quelque chose de violent et d’impétueux dans l’impulsion qu’il communique, d’après ces mots d’Isaïe : l’Esprit des forts est comme un tourbillon qui renverse les murailles (Is., 25, 4). — La vertu qui est appropriée au Fils et au Saint-Esprit n’est pas la puissance d’une chose, mais l’effet qui procède de cette puissance ; comme quand on dit d’un acte vertueux qu’il est la vertu d’un agent. — 4° On peut considérer Dieu relativement à ses effets, et on approprie alors aux personnes les trois expressions : duquel (ex quo), par lequel (per quem), et dans lequel (in quo). La préposition ex marque quelquefois le rapport de la cause matérielle qui n’existe pas dans la Trinité. Elle désigne aussi le rapport de la cause efficiente, qui convient à Dieu en raison de sa puissance active. C’est pourquoi on l’approprie au Père, comme la puissance elle-même. La préposition par désigne quelquefois la cause médiate, comme quand on dit que l’artisan travaille par son marteau. Le mot par ainsi entendu n’est pas toujours un nom approprié, il peut être le nom propre du fils, comme dans ce passage de saint Jean : Tout a été fait par lui (Jean, 1, 3). Ce qui ne veut pas dire que le Fils est l’instrument, mais qu’il est un principe de principe (Principium de principio.). D’autres fois cette préposition exprime le rapport de la forme par laquelle l’agent opère. C’est ainsi que nous disons que l’ouvrier travaille par son art. Par conséquent, comme la sagesse et l’art sont appropriés au Fils, de même l’expression par lequel (per quem). La préposition dans (in) marque à proprement parler l’état du contenant. Or, Dieu contient les choses de deux manières : 1° Il les contient suivant leurs ressemblances, c’est-à-dire on dit que les choses sont en Dieu selon qu’elles sont dans sa science. Alors, le mot dans lequel (in quo) devrait être approprié au Fils. 2° Il les contient encore en tant qu’il les conserve par sa bonté, et qu’il les gouverne en les menant à la fin qui leur convient. Dans ce cas le mot dans lequel est approprié à l’Esprit-Saint, comme la bonté elle-même. — Il n’est pas nécessaire que le rapport de la cause finale, bien qu’elle soit la première des causes, soit approprié au Père qui est le principe sans principe, parce que les personnes divines dont le Père est le principe ne se rapportent pas à lui comme à leur fin, puisqu’elles sont toutes les trois la fin dernière de tous les êtres, et qu’elles procèdent du. Père par une procession naturelle qui paraît plutôt appartenir à la nature de la puissance. — A l’égard des autres mots, il faut dire que la vérité appartenant à l’intellect, comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 1), elle est appropriée au Fils, mais elle n’est pas son nom propre. Car la vérité peut être considérée suivant qu’elle existe dans l’intelligence ou qu’elle est dans l’objet (Subjectivement ou objectivement.). Par conséquent comme l’intelligence et l’objet pris essentiellement sont des choses essentielles, mais non personnelles, de même aussi la vérité. Mais saint Augustin définit la vérité selon qu’elle est appropriée au Fils. — Le livre de vie signifie directement la connaissance, et indirectement la vie. Car, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. I), ce livre est la connaissance que Dieu possède de ceux, qui doivent avoir la vie éternelle. C’est pourquoi cette expression est appropriée au Fils, bien que la vie soit appropriée à l’Esprit-Saint, parce que la vie implique un mouvement intérieur qui a de l’analogie avec ce qui est propre à l’Esprit-Saint, comme amour. Etre écrit par un autre n’est pas dans la nature d’un livre, comme livre, mais seulement comme œuvre d’art. Cette expression ne désigne donc pas une origine, ce n’est pas un nom personnel, mais il est approprié à la personne du Fils. — Le mot qui est lui est aussi approprié, non par sa signification propre, mais en raison de ce qui l’accompagne. Car la parole de Dieu à Moïse figurait à l’avance la délivrance du genre humain qui s’est faite par le Fils. Cependant si le mot qui est pris relativement, on pourrait parfois le rapporter à la personne du Fils. Il deviendrait par exemple un nom personnel, si on disait : Le Fils est l’engendré qui est. Car on désignerait la personne aussi bien par là que par ces mots : Dieu engendré. Mais en prenant ce mot dans un sens absolu il se rapporte à l’essence. A la vérité le pronom celui (iste) semble grammaticalement se rapporter à une personne déterminée, mais les grammairiens prennent pour une personne tout objet qu’on peut indiquer, quoique ces objets ne soient pas en réalité des personnes. Ainsi, nous disons cette pierre, cet âne. Nous prouvons donc grammaticalement, en employant le mot Dieu pour exprimer l’essence divine, y joindre ce même pronom démonstratif, d’après ces paroles de l’Exode : Celui-là est mon Dieu, je le glorifierai (Ex., 15, 2) (Je crois que nulle part cette question n’a été aussi parfaitement traitée que dans cet article.)

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.