Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 40 : Des
personnes considérées par rapport aux relations ou aux propriétés
Nous
avons maintenant à parler des personnes considérées par rapport aux relations
ou aux propriétés. — A cet égard nous avons quatre questions à traiter : 1° La
relation est-elle la même chose que la personne ? (Cet article a pour but de
combattre les erreurs de Gilbert de la Porrée et de Præpositivus.) — 2° Les relations distinguent-elles et
constituent-elles les personnes ? (Le pape Innocent III s’est ainsi exprimé au
concile de Latran : Hæc sancta Trinitas secundum communem essentiam individua et secundum personales proprietates discreta. Le XIe concile de Tolède dit : In relatione personarum
numerus cernitur, in divinitatis
verò substantiâ quid enumeratum sit, non comprehenditur. Le concile de Florence a également
déclaré (sess. 18) que la relation seule multiplie les personnes, et il a posé
lui-même ce principe : Quod omnia in divinis sunt unum, nisi obviet relationis oppositio. On voit que la doctrine de saint Thomas sur
ce point est celle des papes et des conciles.) — 3° En faisant par la raison
abstraction des relations, les personnes restent-elles distinctes ? (Cet
article est un corollaire des précédents, ou plutôt il en est le
développement.) — 4° Rationnellement les relations présupposent-elles les actes
des personnes ou réciproquement ? (Cet article nous fait comprendre que le
patriarche de Constantinople a eu raison de s’exprimer ainsi au concile de
Florence (sess. 19) : Divina persona constituitur
ex divinâ substantiâ et ex proprietate personali. Le XIe concile de Tolède a dit également dans sa
profession de foi : Quod divinæ personæ ad invicem sunt Pater ad Filium, Filius ad Patrem, Spiritus sanctus ad utrosque.)
Article
1 : La relation est-elle la même chose que la personne ?
Objection
N°1. Il semble que dans la Trinité la relation ne soit pas la même chose que la
personne. Car quand les êtres sont identiques, si l’on multiplie l’un d’eux on
multiplie l’autre aussi. Or, il arrive que dans une même personne il y a
plusieurs relations ; ainsi dans la personne du Père il y a la paternité et la spiration commune : il y a même pour deux personnes une
seule relation ; ainsi la commune spiration est dans
le Père et le Fils. Donc la relation n’est pas la même chose que la personne.
Réponse
à l’objection N°1 : La personne et la propriété sont en réalité identiques,
mais elles diffèrent rationnellement. Il n’est donc pas nécessaire qu’en
multipliant l’une on multiplie l’autre également. Cependant il faut remarquer
qu’en raison de la simplicité divine il y a deux sortes de choses qui diffèrent
dans les créatures, et qui sont réellement identiques en Dieu. Ainsi par là
même que la simplicité divine exclut toute composition de matière et de forme,
il s’ensuit que dans la Trinité l’abstrait et le concret sont identiques, comme
la déité et Dieu. La simplicité divine excluant la composition du sujet et de
l’accident, il s’ensuit que tous les attributs de Dieu sont son essence, que la
sagesse et la vertu sont par là même identiques en lui, parce que ces deux
attributs sont également dans son essence. D’après cette double raison
d’identité, la propriété dans la Trinité est identique avec la personne. En effet,
les propriétés personnelles sont une même chose avec la personne par la raison
que l’abstrait et le concret sont identiques. Car elles sont les personnes
elles-mêmes subsistantes ; ainsi la paternité est le Père lui-même, la
filiation le Fils, et la procession l’Esprit-Saint.
Quant aux propriétés qui ne sont pas personnelles, elles sont une même chose
avec les personnes pour un autre motif, par la raison que tout attribut de Dieu
est son essence. Ainsi la spiration commune est une
même chose avec la personne du Père et la personne du Fils, non qu’elle soit
une seule personne subsistant par elle-même, mais comme l’essence est une dans
les deux personnes, de même cette propriété est une aussi, tel que nous l’avons
dit (quest. 30, art. 2).
Objection
N°2. D’après Aristote (Phys., liv. 4,
text. 24), une chose ne peut exister en elle-même.
Or, la relation est dans la personne. On ne peut pas dire qu’elle y est en
raison de son identité, parce qu’alors elle serait aussi dans l’essence. Donc
la relation ou la propriété n’est pas en Dieu la même chose que la personne.
Réponse
à l’objection N°2 : On dit que les propriétés sont dans l’essence par manière
d’identité seulement, mais quand on dit qu’elles sont dans les personnes par
manière d’identité, on n’entend pas parler seulement d’une identité réelle,
mais encore de l’identité quant au mode de signification, de telle sorte qu’on
dit que les propriétés sont dans les personnes, comme la forme est dans le
suppôt auquel elle appartient. C’est ce qui fait que les propriétés déterminent
et distinguent les personnes, mais non l’essence.
Objection
N°3. Quand deux choses sont les mêmes, ce que l’on dit de l’une se dit de
l’autre également. Or, tout ce qui se dit de la personne ne se dit pas de la
propriété. Car nous disons que le Père engendre, mais nous ne disons pas que la
paternité engendre. Donc la propriété n’est pas la même chose que la personne.
Réponse
à l’objection N°3 : Les participes et les verbes notionnels expriment les actes
notionnels, et les actes appartiennent aux suppôts (Actiones sunt suppositorum
: c’est un axiome qui revient très souvent dans la langue de l’école. Il
signifie qu’on doit attribuer les actions ou les affections non aux substances
incomplètes qui entrent dans la composition d’une personne ou d’un suppôt, mais
à la personne ou au suppôt lui-même.). Or, les propriétés ne sont pas prises
pour les suppôts eux-mêmes, mais pour les formes des suppôts. C’est pourquoi ce
mode de signification empêche que les participes et les verbes notionnels leur
servent de prédicats (Les participes notionnels tels que engendrant ou produisant
et les verbes notionnels comme engendrer
et produire se disent des propriétés
personnelles, parce qu’ils signifient les actes qui appartiennent au suppôt.
Ainsi nous disons que le Père engendre, mais nous ne le disons pas de la
paternité.).
Mais
c’est le contraire. Car d’après Boëce (Lib. de hebd.)
la chose qui est (quod est) et celle
par laquelle elle est (quo est) sont
en Dieu une seule et même chose. Or, le Père est Père par sa paternité, et par
conséquent le Père est la même chose que sa paternité. On prouverait par un
raisonnement semblable que les autres propriétés sont la même chose que les
personnes auxquelles elles se rapportent.
Conclusion
Les propriétés ou les relations sont dans les personnes, et ce sont les
personnes elles-mêmes.
Il
faut répondre qu’à cet égard il y a différentes opinions. Les uns ont dit que
les propriétés n’étaient ni les personnes, ni dans les personnes (Ce sentiment
a été celui de Gilbert de la Porrée, qui disait que
les propriétés n’étaient pas dans les personnes et qu’elles n’étaient
qu’extérieures. Il fut condamné au concile de Reims, et il revint de ses
erreurs.). Ils se sont fondés sur le sens du mot relation qui ne désigne pas ce qui existe dans un autre être, mais
plutôt ce qui a rapport à un autre sujet. Ils ont donc avancé que les relations
étaient assistantes, et nous avons déjà exposé leur sentiment (quest. 28, art.
2). Mais comme la relation est dans la Trinité une chose réelle, elle est par
là même l’essence divine, et l’essence étant la même chose que la personne,
comme nous l’avons dit (quest. 39, art. 1), il faut de toute nécessité que la
relation soit aussi identique à la personne. — D’autres reconnaissant cette
identité ont dit que les propriétés étaient à la vérité les personnes, mais
qu’elles n’étaient pas dans les personnes (Cette opinion fut celle de Præpositivus, et il l’avait adoptée pour la raison qui lui
avait fait nier les notions en prenant toujours l’abstrait pour le concret
(quest. 32).), parce qu’ils n’admettaient pas que les propriétés fussent en
Dieu et qu’ils ne voyaient en elles que de simples manières de parler (quest.
32, art. 2). Mais nous avons prouvé (ibid.)
qu’il fallait admettre dans la Trinité des propriétés. Il est vrai que ces
propriétés n’ont qu’une signification abstraite et qu’elles ne sont que les
formes des personnes. Mais comme il est dans la nature de la forme d’exister
dans le suppôt auquel elle appartient, on doit dire que les propriétés sont
dans les personnes et qu’elles sont néanmoins les personnes de la même manière
que nous disons que l’essence est en Dieu et qu’elle est Dieu.
Article
2 : Les personnes sont-elles distinguées par les relations ?
Objection
N°1. Il semble que les personnes ne soient pas distinguées par les relations.
Car les êtres simples se distinguent par eux-mêmes. Or, les personnes sont
absolument simples. Donc elles se distinguent par elles-mêmes et non par les
relations.
Réponse
à l’objection N°1 : Les personnes sont elles-mêmes les relations subsistantes.
Il ne répugne donc pas à la simplicité des personnes divines qu’elles soient
distinguées par les relations.
Objection
N°2. Une forme ne se distingue que suivant son genre. Ainsi le blanc n’est
distingué du noir que suivant la qualité. Or, la personne désigne un individu
du genre de la substance. Donc les personnes ne peuvent être distinguées par
les relations.
Réponse
à l’objection N°2 : Les personnes divines ne sont pas distinguées dans l’être
dans lequel elles subsistent, ni dans quelque chose d’absolu, mais seulement
selon ce qu’elles ont de relatif ; c’est pourquoi la relation suffit pour
établir entre elles une distinction.
Objection
N°3. L’absolu est avant le relatif. Or, la première distinction est la
distinction des personnes divines. Donc les personnes divines ne sont pas
distinguées par les relations.
Réponse
à l’objection N°3 : Plus la distinction est primitive et plus elle se rapproche
de l’unité. La distinction première doit donc être infiniment petite, et c’est
pour cela que la distinction des personnes divines doit avoir pour principe ce
qui distingue le moins, c’est-à-dire la relation.
Objection
N°4. Ce qui présuppose une distinction ne peut être le principe premier de
cette distinction. Or, la relation présuppose la distinction, puisque la
distinction entre dans sa définition. Car le propre d’une relation c’est de se
rapporter à un autre être. Donc la relation ne peut être le principe premier
qui établit une distinction dans la Trinité.
Réponse
à l’objection N°4 : La relation présuppose la distinction des suppôts quand
elle est accidentelle. Si elle est subsistante elle ne la présuppose pas, mais
elle l’emporte avec elle. Car quand on dit qu’il est dans la nature du relatif
de se rapporter à autre chose, par cette autre
chose on entend une chose corrélative qui n’est pas antérieure à lui, mais
qui est coexistante par nature.
Mais
c’est le contraire. Car Boëce dit (De Trin.) que la relation seule
multiplie la Trinité des personnes divines.
Conclusion
Les personnes divines ou les hypostases sont distinguées par les relations
plutôt que par les origines.
Il
faut répondre qu’à l’égard des êtres qui ont quelque chose de commun il faut
chercher un principe qui les distingue. Ainsi puisque les trois personnes
divines ont la même essence, il faut trouver quelque chose qui les distingue
entre elles et qui établisse leur pluralité. Or, dans les personnes divines il
y a deux choses suivant lesquelles elles diffèrent entre elles, l’origine et la relation. Quoique ces deux choses ne diffèrent pas en réalité l’une
de l’autre, elles diffèrent cependant quant à leur mode de signification. Car
l’origine est exprimée par un acte, comme la génération, et la relation par une
forme comme la paternité. — Il y a des auteurs qui voyant que la relation est
une conséquence de l’acte ont soutenu que dans la Trinité les hypostases se
distinguent par l’origine (Ce sentiment est celui de Richard de Saint-Victor et
de saint Bonaventure (1 Distinct. 26,
art. l, quest. 3).), c’est-à-dire que le Père se distingue du Fils en ce que
l’un engendre et l’autre est engendré. Les relations ou les propriétés, d’après
leur système, manifestent conséquemment la distinction des hypostases ou des
personnes, comme dans les créatures les propriétés manifestent les distinctions
des individus qui sont produits par les principes matériels. Mais cette opinion
n’est pas soutenable pour deux raisons : 1° Pour que deux choses soient
distinctes, il faut que leur distinction repose sur quelque chose d’intrinsèque
à l’une et à l’autre. Ainsi on distingue les créatures par la matière ou par la
forme. Or, l’origine d’une chose ne peut rien déterminer qui lui soit
intrinsèque. Elle indique seulement d’où vient la chose, ou bien à quoi elle
tend. Ainsi la génération exprime pour ainsi dire le chemin qu’il y a du sujet
engendré au sujet engendrant. Il ne peut donc se faire que le sujet engendré et
le sujet engendrant soient distingués par la seule génération, mais il faut
reconnaître dans celui qui engendre et dans celui qui est engendré quelque
chose d’intrinsèque qui les distingue l’un de l’autre. Comme dans une personne
divine il n’y a pas autre chose que l’essence et la relation ou la propriété et
que l’essence est commune à toutes les trois, il n’y a pas d’autre moyen de les
distinguer que la relation. 2° La seconde raison c’est que dans les personnes
divines on ne doit pas admettre une distinction comme si l’on partageait entre
elles quelque chose qui leur est commun, puisque l’essence qui leur est commune
reste indivise. Mais il faut que les principes de distinction rendent eux-mêmes
les choses distinctes. Ainsi les relations ou les propriétés distinguent ou
constituent elles-mêmes les hypostases ou les personnes, en tant qu’elles sont
elles-mêmes des personnes subsistantes. Ainsi par là même que l’abstrait et le
concret sont identiques, la paternité est le Père, la filiation le Fils. Or,
l’origine ne peut par sa nature constituer une hypostase ou une personne, parce
que l’origine dans le sens actif marque la personne qui produit, et par
conséquent elle la présuppose ; dans le sens passif c’est une naissance, elle
indique la personne produite, elle est comme le chemin qui mène à elle, mais
elle ne la constitue pas. — Il est donc mieux de dire que les personnes ou les
hypostases sont distinguées par les relations plutôt que par l’origine (Ce
sentiment de saint Thomas fut adopté par le cardinal Bessarion qui le développa
dans son discours [an concile de Florence. La plupart des théologiens
l’admettent, mais ils distinguent les relations secundum esse in, et les relations secundum esse ad.
Ils appellent secundum esse in les relations considérées en
elles-mêmes, et secundum esse ad les relations considérées par
rapport à d’autres. Suarez dit que les relations secundum suum esse
ad constituent les personnes et les distinguent ; mais le plus grand nombre
des théologiens disent que les relations les constituent et les distinguent secundum esse in. Saint Thomas est de ce
sentiment, comme on peut le voir (art. 4).). Car quoiqu’elles soient
distinguées de ces deux manières, cependant elles le sont antérieurement et
plus spécialement par les relations, d’après notre manière de comprendre. Ainsi
le mot père signifie non seulement la
propriété, mais encore l’hypostase ; mais le mot engendrant ne désigne que la propriété, parce que le mot père exprime la relation distinctive et
constitutive de l’hypostase, tandis que le mot engendrant n’exprime que l’origine qui n’est ni distinctive, ni
constitutive de l’hypostase.
Article
3 : Si les relations étaient abstraites des personnes par notre entendement,
les hypostases resteraient-elles encore ?
Objection
N°1. Il semble qu’après avoir abstrait des personnes les propriétés ou les
relations, les hypostases resteraient encore. Car quand une chose ajoute à une
autre, on peut comprendre encore celle-ci, tout en séparant d’elle celle qui
s’y est ajoutée. Ainsi l’homme se compose d’une qualité qu’on a ajoutée à
l’animal, et on peut comprendre l’animal sans cette qualité qui est d’être raisonnable.
Or, la personne est à l’hypostase ce que l’homme est à l’animal. Car la
personne est l’hypostase distinguée par une propriété qui appartient à la
dignité. Donc on peut abstraire de la personne sa propriété personnelle sans
que l’hypostase s’évanouisse.
Réponse
à l’objection N°1 : La personne n’ajoute pas à l’hypostase une propriété
absolument distinctive, mais une propriété distinctive qui appartient à la
dignité. Car il faut prendre ici le tout au lieu de la seule différence. Or, la
propriété distinctive appartient à la dignité selon qu’on considère la personne
comme subsistant dans une nature raisonnable. Ainsi en abstrayant de la
personne cette propriété distinctive l’hypostase ne reste plus (Parce que cette
propriété est de l’essence non seulement de la personne, mais encore de
l’hypostase subsistante dans une nature intellectuelle.). Mais elle
subsisterait si l’on enlevait à la nature son caractère d’être raisonnable ;
car la personne aussi bien que l’hypostase est une substance individuelle.
C’est ce qui fait que clans la Trinité la relation distinctive est de l’essence
de l’un et de l’autre.
Objection
N°2. Ce n’est pas la même raison qui fait que le Père est Père et qu’il est quelqu’un (Aliquis.). Car puisqu’il est Père
par la paternité, s’il était quelqu’un parla paternité aussi, il s’ensuivrait
que le Fils dans lequel il n’y a pas paternité ne serait pas quelqu’un. Donc en faisant abstraction
de la paternité à l’égard du Père, il persévère encore à être quelqu’un, c’est-à-dire à être une
hypostase. Donc en abstrayant de la personne la propriété personnelle,
l’hypostase reste.
Réponse
à l’objection N°2 : Le Père par sa paternité n’est pas seulement Père, mais il
est personne, et il est quelqu’un ou
hypostase. Il ne s’ensuit cependant pas que le Fils ne soit pas quelqu’un ou
une hypostase, pas plus qu’il ne s’ensuit qu’il ne soit pas une personne.
Objection
N°3. D’après saint Augustin (De Trin.,
liv. 5, chap. 6), dire de la première personne de la sainte Trinité qu’elle est
non engendrée, ce n’est pas la même chose que de dire qu’elle est Père. Car si
elle n’eût pas engendré le Fils rien n’empêcherait de dire qu’elle est non
engendrée, mais on ne pourrait dire que la paternité est en elle. Donc en
faisant abstraction de la paternité, l’hypostase du Père reste encore en tant
que non engendrée.
Réponse
à l’objection N°3 : L’intention de saint Augustin n’a pas été de dire que
l’hypostase du Père reste non engendrée quand on fait abstraction de la
paternité ; comme si l’innascibilité constituait et distinguait l’hypostase du
Père. Car il ne peut en être ainsi, puisque le mot non engendré n’a rien de positif, et qu’il n’exprime qu’une
négation, comme il le dit lui-même (Il y a cependant des théologiens qui
soutiennent que l’innascibilité constitue la personne du Père. C’est le
sentiment de Vasquez (Disp. 159, chap. 5), mais ce sentiment n’est pas très suivi.). Mais il
parle en général, parce que tout ce qui est non engendré n’est pas père. Par
conséquent en faisant abstraction de la paternité, il ne reste pas dans la
Trinité l’hypostase du Père en tant que distincte des autres personnes, mais
seulement en tant que distincte des autres créatures, comme le comprennent les
juifs.
Mais
c’est le contraire. Car saint Hilaire dit (De
Trin., liv. 4) : Le Fils n’a que sa qualité de né. Il est donc Fils par sa
naissance, et si l’on fait en lui abstraction de la filiation, l’hypostase du
Fils ne subsiste plus. On peut faire le même raisonnement à l’égard des autres
personnes.
Conclusion
En faisant abstraction totale des propriétés, il n’y a que l’essence qui reste,
les personnes ne subsistent plus ; si l’on fait formellement abstraction des
propriétés qui ne sont pas personnelles, les personnes restent ; mais si l’on
fait abstraction formellement des propriétés personnelles, les hypostases ne
restent plus.
Il
faut répondre qu’il y a deux sortes d’abstraction. L’une qui consiste à
abstraire l’universel du particulier ; ainsi l’animal de l’homme. L’autre qui
abstrait la forme de la matière. C’est ainsi que l’esprit abstrait la forme du
cercle de tout objet matériel qui le représente aux sens. Il y a cette
différence entre ces deux sortes d’abstraction que dans la première le sujet
duquel se fait l’abstraction s’évanouit. Faites en effet dans l’homme abstraction
de l’être raisonnable, vous n’avez plus dans votre esprit l’idée d’homme, il ne
vous reste plus que celle d’animal. Au contraire, quand on abstrait la forme de
la matière, la forme et la matière restent l’une et l’autre dans l’esprit.
Ainsi en abstrayant la forme du cercle de l’airain qui est la matière dont il
est fait, il nous reste dans l’esprit l’idée du cercle et l’idée de l’airain
comme distinctes l’une de l’autre. Quoique dans la Trinité il n’y ait ni
universel, ni particulier, ni forme, ni matière en réalité, cependant quant au
mode de signification on trouve quelque chose de semblable, et c’est à ce point
de vue que saint Jean Damascène se place quand il dit (De orth. fid.,
liv. 3, chap. 6) que la substance est ce qu’il y a de commun, et l’hypostase ce
qu’il y a de particulier. — Donc s’il s’agit de la première sorte
d’abstraction, c’est-à-dire de celle qui consiste à abstraire l’un de l’autre
le général et le particulier, du moment où l’on fait abstraction des
propriétés, l’essence commune reste dans l’esprit, mais il n’en est pas de même
de l’hypostase du Père qui est quelque chose de particulier. Mais s’il ne
s’agit que de .la seconde sorte d’abstraction, de celle qui abstrait la forme
de la matière, en faisant abstraction des propriétés qui ne sont pas
personnelles, le concept des hypostases et des personnes reste. Ainsi en
abstrayant du Père sa qualité de non engendré ou de spirant, son hypostase ou
sa personne reste. — Mais si l’esprit faisait abstraction de la propriété
personnelle, le concept de l’hypostase s’évanouirait. Car on ne considère pas
les propriétés personnelles comme s’étant adjointes aux personnes divines de la
même manière qu’une forme s’unit à un sujet qui lui est préexistant. Mais elles
portent avec elles-mêmes leurs suppôts, puisqu’elles sont elles-mêmes des
personnes subsistantes. C’est ainsi que la paternité est le Père lui-même.
L’hypostase signifie dans la Trinité quelque chose de distinct, puisque
l’hypostase est une substance individuelle. Les relations étant ce qui distingue
et ce qui constitue les hypostases, il faut donc que quand on fait abstraction
des relations personnelles, les hypostases s’évanouissent. — A la vérité, comme
nous l’avons observé dans l’article précédent, il y en a qui soutiennent que
les hypostases ne sont pas distinguées par les relations, mais uniquement par
l’origine (Saint Thomas revient au sentiment de Richard de Saint-Victor et de
saint Bonaventure qu’il tient à combattre sous un nouveau point de vue.), de
telle sorte que le Père est une hypostase parce qu’il ne procède pas d’un
autre, et le Fils parce qu’il vient d’un autre par voie de génération. Les
relations sont dans ce système des espèces de propriétés qui appartiennent à la
dignité et qui adviennent pour constituer la nature de la personne. C’est ce
qui les fait appeler personnelles. En
faisant abstraction de ces relations, les hypostases, concluent-ils, restent,
mais non les personnes. — Or, il ne peut en être ainsi pour deux raisons : 1°
Parce que les relations distinguent et constituent les hypostases, comme nous
l’avons montré. 2° Parce que toute hypostase d’une nature raisonnable est une
personne, comme on le voit par la définition de Boëce,
qui dit que la personne est une substance individuelle d’une nature
raisonnable. Par conséquent, pour avoir une hypostase (Le mot hypostase revient ici au mot suppôt, et il y a entre le suppôt et la
personne cette différence, c’est que le suppôt peut n’être pas raisonnable,
tandis que la personne l’est nécessairement. Mais comme en Dieu et dans toute
nature intellectuelle, on ne peut faire abstraction de l’intelligence ou de la
raison, il s’ensuit que l’hypostase se confond nécessairement avec la personne,
et qu’il n’y a pas lieu de les distinguer.) et non une
personne, il faudrait abstraire de la nature sa qualité d’être raisonnable, et
ne pas se contenter d’abstraire de la personne sa propriété.
Article
4 : Concevons-nous les actes notionnels avant les propriétés ?
Objection
N°1. Il semble que nous comprenions les actes notionnels avant les propriétés.
Car le Maître des sentences dit (liv. 1, dist. 27) que le Père est toujours
Père, parce qu’il a toujours engendré le Fils. Il semble par là que la
génération soit dans notre esprit antérieure à la paternité.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand le Maître des sentences dit du Père, qu’il est Père
parce qu’il engendre, il entend par le mot de Père la simple relation, mais non
la personne subsistante. Car dans ce dernier sens on devrait dire plutôt qu’il
engendre parce qu’il est père.
Objection
N°2. Toute relation présuppose dans l’intellect l’objet sur lequel elle est
fondée comme l’égalité présuppose la quantité. Or, la paternité est une
relation fondée sur la génération. Donc la paternité présuppose la génération.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette objection repose sur la paternité considérée
simplement comme relation, mais non comme relation constitutive de la personne.
Objection
N°3. Ce que la génération active est à la paternité, la naissance l’est à la
filiation. Or, la filiation présuppose la naissance, puisque le Fils n’est Fils
que parce qu’il est né. Donc la paternité présuppose la génération.
Réponse
à l’objection N°3 : La naissance est un rapport qui mène à la personne du Fils.
Elle précède dans notre esprit la filiation dans le sens qu’elle est
constitutive de la personne du Fils. Mais la génération active signifie un acte
qui procède de la personne du Père, et c’est pourquoi elle est rationnellement
antérieure à la propriété personnelle du Père.
Mais
c’est le contraire. En effet la génération est une opération de la personne du
Père. Or, la paternité constitue la personne du Père. Donc la paternité est
rationnellement antérieure à la génération.
Conclusion
L’origine ou l’acte notionnel considéré passivement précède les propriétés même
personnelles des personnes qui en procèdent ; mais considéré activement il
précède la relation non personnelle de la personne d’où provient la procession.
Il
faut répondre que d’après ceux qui disent que les propriétés ne distinguent pas
et ne constituent pas les hypostases, mais qu’elles les manifestent après
qu’elles sont déjà distinctes et constituées, on doit dire absolument que les
relations sont, d’après notre manière de comprendre, une conséquence des actes
notionnels, de telle sorte qu’on peut dire absolument du Père qu’il n’est Père
que parce qu’il engendre. — Mais en supposant, comme nous l’avons fait, que
dans la Trinité les relations distinguent et constituent les hypostases, il
faut établir cette distinction, c’est qu’il y a deux sortes d’origine, l’une active et l’autre passive. Dans le sens actif, l’origine signifie l’acte notionnel de
la génération qui appartient au Père, et l’acte notionnel de la spiration qui est attribué au Père et au Fils. Dans le sens
passif, elle signifie l’acte notionnel de la naissance qui est attribuée au
Fils et celui de la procession qui est attribuée à l’Esprit-Saint.
Or, les origines prises dans ce dernier sens sont absolument antérieures dans
notre esprit aux propriétés même personnelles des personnes qui procèdent,
parce que l’origine passive marque un rapport à la personne que la propriété
constitue. Pareillement dans le sens actif l’origine est rationnellement
antérieure à la relation non personnelle (Les relations personnelles sont
celles qui ne conviennent qu’à une personne, comme la paternité, la filiation,
etc. Les relations non personnelles sont celles qui conviennent à plusieurs
personnes, comme la spiration active.) de la personne d’où provient la procession. Ainsi l’acte
notionnel de la spiration précède, selon notre
manière de concevoir, la propriété relative commune au Père et au Fils, qui,
comme nous l’avons dit, n’a pas reçu de nom. — Mais la propriété personnelle du
Père peut être considérée sous un double aspect : 1° Comme simple relation, et
elle est rationnellement postérieure à l’acte notionnel, parce que la relation,
en tant que relation, a l’acte pour fondement. 2° Comme relation constitutive
de la personne ; il faut alors que la relation soit conçue antérieurement à
l’acte notionnel, comme on conçoit la personne qui agit avant de concevoir son
action (On voit par le développement de cet article que saint Thomas admet que
la relation constitue la personne secundum esse in.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.