Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

 Question 43 : De la mission des personnes divines

 

          Nous avons maintenant à traiter de la mission des personnes divines. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Est-il convenable qu’une personne divine soit envoyée ? (On ne peut douter que le Fils et le Saint-Esprit ne soient envoyés ; car Jésus-Christ dit de lui-même : je ne suis pas seul, mais avec moi est mon Père qui m’a envoyé (Jean, 8, 16) ; Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie (Id., 20, 21). Et il dit du Saint-Esprit : Mais lorsque sera venu le Paraclet que je vous enverrai du Père (Jean, 15, 26) ; si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous, mais si je m’en vais je vous l’enverrai (Id., 16, 7).) — 2° La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ? (La solution de cette question dépend de la précédente ; car, d’après les deux rapports qu’implique la mission, elle est éternelle si on la considère par rapport à l’origine, et elle est temporelle si on la considère par rapport à son effet. Mais comme l’origine ou la procession n’est pas une partie constitutive de la mission, on dit d’une manière absolue que la mission est temporelle. C’est ce qu’indiquent d’ailleurs les textes de l’Evangile de saint Jean que nous avons cités (note article 1 ci-dessus).) — 3° Dans quel but une personne divine est-elle invisiblement envoyée ? (Le onzième concile de Tolède a ainsi déterminé le but de la mission : Nec enim Spiritui sanctus de Patre procedit in Filio, vel de Filio procedit ad sanctificandam creaturam, sed simul ab utrisque processisse monstratur quià charitas sive sanctitas amborum esse agnoscitur. Hic ergo Spiritus sanctus missus ab utrisque creditur.) — 4° Chaque personne peut-elle être envoyée ? (On ne lit dans aucun endroit de l’Ecriture que le Père est envoyé ; ce qui, du reste, n’a rien d’étonnant, puisqu’il ne procède pas et que la mission présuppose la procession.) — 5° Le Fils est-il envoyé invisiblement aussi bien que l’Esprit-Saint ? (Nous ne pouvons douter de la mission invisible du Fils, puisque l’Ecriture nous dit expressément dans tous les textes que nous avons cités à l’occasion des articles précédents, qu’il est envoyé pour la sanctification des fidèles, et qu’il produit en eux la grâce qui les rend agréables à Dieu.) — 6° A qui la personne divine est-elle invisiblement envoyée ? (L’Apôtre dit (Rom., 5, 5) : l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint, qui nous a été donné. Le concile de Tolède ayant décidé que la mission de l’Esprit-Saint avait pour but la sanctification des fidèles, sa décision revient à l’appui du sentiment de saint Thomas (Voy. note article 3 ci-dessus). Nous citerons aussi le concile d’Orange, tenu sous saint Léon (Voy. can. 7).) — 7° De la mission visible. (La mission visible de l’Esprit-Saint est exprimée dans plusieurs endroits de l’Ecriture. Il descendit sur Notre-Seigneur, au moment de son baptême, en forme de colombe (Matth., chap. 3) ; il descendit sur les apôtres sous la forme d’une langue de feu (Actes, chap. 2). Dans la transfiguration, il a pris la forme d’une nuée lumineuse (Matth., chap. 17). Saint Thomas nous explique dans cet article le sens et la raison de toutes ces apparitions.) — 8° Une personne s’envoie-t-elle elle-même visiblement ou invisiblement ? (Cette question n’est qu’un corollaire de celles qui précèdent, et elle se rattache spécialement à celle où saint Thomas donne la définition de la mission.)

 

Article 1 : Est-il convenable qu’une personne divine soit envoyée ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’est pas convenable qu’une personne divine soit envoyée. Car celui qui est envoyé est moindre que celui qui envoie. Or, une personne divine n’est pas moindre qu’une autre. Donc une personne n’est pas envoyée par une autre.

          Réponse à l’objection N°1 : La mission suppose infériorité dans celui qui est envoyé, quand celui-ci procède d’un principe qui exerce sur lui l’autorité du commandement ou du conseil, parce que celui qui commande est plus grand et celui qui conseille plus sage. Or, dans la Trinité il n’y a pas d’autre procession qu’une procession d’origine qui ne détruit point l’égalité, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Tout ce qui est envoyé est séparé de celui qui envoie. De là saint Jérôme dit : Ce qui est uni et rassemblé dans un seul corps ne peut être envoyé. Or, dans les personnes divines il n’y a rien de séparable, comme le dit saint Hilaire. Donc une personne n’est pas envoyée par une autre.

          Réponse à l’objection N°2 : Celui qui est envoyé pour commencer à exister dans un lieu où il n’était d’aucune manière auparavant, est mû localement par sa mission. Il est nécessaire par là même qu’il se sépare de celui qui l’envoie. Mais il n’en est pas ainsi de la mission d’une personne divine, parce que la personne divine envoyée ne commence pas plus à être où elle n’était pas auparavant qu’elle ne cesse d’être où elle était. Par conséquent une telle mission existe sans séparation ; elle ne suppose qu’une distinction d’origine.

 

          Objection N°3. Quiconque est envoyé s’éloigne d’un lieu et va dans un autre. Or, il ne peut en être ainsi d’une personne divine, puisqu’elle est partout. Donc il n’est pas convenable qu’elle soit envoyée.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette objection s’appuie sur la mission qui suppose un mouvement local, ce qui n’a pas lieu en Dieu.

 

          Mais c’est le contraire. Car Jésus-Christ dit : Je ne suis pas seul, mais avec moi est mon Père qui m’a envoyé (Jean, 8, 16).

 

          Conclusion La personne divine peut-être envoyée en tant qu’elle procède d’une autre et qu’elle commence à avoir une nouvelle manière d’être. C’est ainsi que le Fils a été envoyé dans le monde par son Père, afin qu’il y paraisse sous une forme humaine, quoiqu’il y fût déjà par sa forme divine.

          Il faut répondre que deux choses sont de l’essence de la mission. L’une est le rapport de l’envoyé à celui qui l’envoie, l’autre le rapport de l’envoyé avec le terme de sa mission. Car par là même que quelqu’un est envoyé, on montre qu’il procède de celui qui l’envoie ; soit qu’il s’agisse d’un ordre, comme celui que donne le maître quand il envoie son serviteur ; soit qu’il s’agisse d’un conseil, comme quand un ministre engage son roi à faire la guerre, soit qu’il y ait une simple procession d’origine, comme quand on dit que la fleur procède de l’arbre. On doit aussi observer le rapport qu’il y a de l’envoyé au terme ou à l’objet de sa mission. Ce rapport consiste en ce qu’il commence à être là où il a été envoyé, soit parce qu’il n’y était pas du tout avant sa mission, soit parce qu’il commence à y être d’une autre manière qu’auparavant. La mission peut donc convenir à la personne divine, en ce que d’une part elle implique procession d’origine du côté de celui qui envoie, et que de l’autre elle implique dans celui qui est envoyé un nouveau mode d’existence (Ainsi, la mission implique un double rapport : le premier désigne l’origine de la personne ; le dernier désigne l’effet particulier pour lequel la personne est envoyée. La mission présuppose la procession ; mais la procession n’est pas toutefois une partie constitutive de la mission.). C’est ainsi qu’on dit que le Fils a été envoyé par le Père dans le monde, et qu’il a commencé à y vivre sous une forme humaine, bien qu’il y fût déjà auparavant, comme le dit saint Jean au premier chapitre de son Evangile.

 

Article 2 : La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ?

 

          Objection N°1. Il semble que la mission puisse être éternelle. Car saint Grégoire dit : Le Fils est envoyé comme il est engendré (Hom. 26 Evang.). Or, la génération du Fils est éternelle. Donc la mission aussi.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Grégoire parle de la génération temporelle du Fils, non comme engendré par le Père, mais comme né d’une mère. Ou bien encore on peut dire que ce qui fait que le Fils peut être envoyé c’est qu’il a été engendré de toute éternité (On trouve aussi dans saint Cyrille (In Joan., liv. 2, chap. 3) la même manière de parler que dans saint Grégoire ; mais ces deux Pères font exception, car tous les autres soutiennent que la mission est temporelle (Voy. Petav., liv. 8, chap. 1, num. 4).).

 

          Objection N°2. L’être auquel une chose ne convient que temporellement est un être changeant. Or, la personne divine ne change pas. Donc sa mission n’est pas temporelle, mais éternelle.

          Réponse à l’objection N°2 : Si une personne divine prend dans un être un nouveau mode d’existence ou si elle est temporellement possédée par une créature, ce n’est pas qu’il y ait changement dans la Divinité, mais dans la créature. C’est ainsi que Dieu reçoit temporellement le nom de Seigneur en raison du changement de la créature.

 

          Objection N°3. La mission suppose procession. Or, la procession des personnes divines est éternelle. Donc la mission aussi.

          Réponse à l’objection N°3 : La mission n’implique pas seulement procession d’un principe, mais elle détermine le terme temporel de la procession. Par conséquent la mission est seulement temporelle, ou bien elle implique une procession éternelle et y ajoute un effet temporel. Car le rapport de la personne divine à son principe ne peut être qu’un rapport éternel. C’est pourquoi on distingue deux sortes de procession, l’une éternelle et l’autre temporelle, non parce qu’elle a avec son principe un double rapport, mais parce qu’elle implique deux sortes de termes, l’un éternel et l’autre temporel.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Paul dit : Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils (Gal., 4, 4).

 

          Conclusion La mission par opposition à la génération et à la spiration est temporelle.

          Il faut répondre qu’il y a une différence à observer entre les mots qui expriment l’origine des personnes divines. Ainsi les mots procession et sortie (exitus) ne signifient absolument qu’un rapport à un principe. Il en est d’autres qui expriment ce rapport et qui déterminent en outre le terme de la procession. Parmi ces derniers il yen a qui désignent un terme éternel, comme les mots génération et spiration. Car la génération est la procession d’une personne de la Trinité dans la nature divine, et la spiration dans le sens passif est la procession de l’amour substantiel. Il en est d’autres qui ne désignent qu’un terme temporel, comme les mots mission et donation. Car on n’envoie quelque chose à quelqu’un que pour qu’elle soit en lui, et on ne la lui donne que pour qu’il la possède. Or, qu’une créature possède une personne divine, ou que la personne divine prenne en elle un nouveau mode d’existence, il est évident que ces deux événements ne peuvent être que temporels, par conséquent les mots mission et donation ne se prennent que temporellement. Au contraire la génération et la spiration ne sont qu’éternelles. On peut entendre dans les deux sens les mots de procession et de sortie. Car le Fils procède du Père éternellement en tant que Dieu, et il procède temporellement soit qu’il s’agisse de sa mission visible, comme homme-Dieu, soit qu’il s’agisse de la mission invisible qu’il remplit par son avènement dans chaque fidèle.

 

Article 3 : La mission invisible de la personne divine a-t-elle seulement pour but le don de la grâce sanctifiante ?

 

          Objection N°1. Il semble que la mission invisible d’une personne divine n’ait pas seulement pour but le don de la grâce sanctifiante. Car envoyer une personne divine c’est la donner. Donc si une personne divine n’est envoyée que pour opérer le don de cette grâce, il n’est pas nécessaire que la personne divine se donne elle-même, il suffit de ses dons. Ce qui est l’erreur de ceux qui disent que le Saint-Esprit ne se donne pas, mais qu’on ne reçoit que ses dons.

          Réponse à l’objection N°1 : Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable au point que non seulement elle use librement du don créé, mais qu’elle jouit encore de la personne divine elle-même. C’est pourquoi la mission invisible a lieu en raison du don de la grâce sanctifiante, et néanmoins la personne divine se donne elle-même.

 

          Objection N°2. Cette préposition secundum (La proposition est ainsi conçue en latin : Utrum missio invisibilis divinæ personæ sit solùm secundum donum gratiæ gratum facientis.) indique le rapport d’une cause quelconque. Or, la personne divine est cause que nous possédons le don de la grâce sanctifiante et non réciproquement d’après ces paroles de saint Paul : La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom., 5, 5). Donc il n’est pas convenable de dire que le don de la grâce sanctifiante est cause que la personne divine nous est envoyée.

          Réponse à l’objection N°2 : La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la personne divine, et c’est ce qu’on entend quand on dit que l’Esprit-Saint est donné suivant le don de la grâce. Cependant le don de la grâce lui-même n’en vient pas moins de l’Esprit-Saint, et c’est ce qu’on exprime quand on dit que la charité de Dieu est répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint.

 

          Objection N°3. D’après saint Augustin (De Trin., liv. 4, chap. 20), nous disons que le Fils est envoyé quand notre esprit le perçoit temporellement. Or, nous connaissons le Fils non seulement par la grâce sanctifiante, mais encore par la grâce gratuitement donnée comme par la foi et par la science. Donc la personne divine n’est pas seulement envoyée pour communiquer la grâce sanctifiante.

          Réponse à l’objection N°3 : Si nous pouvons connaître le Fils par d’autres effets, il n’y en a pas d’autres qui puissent le faire habiter en nous et nous en assurer la possession.

 

          Objection N°4. Raban dit que l’Esprit-Saint a été donné aux apôtres pour qu’ils produisent des miracles. Or, le don des miracles n’est pas le don de la grâce sanctifiante, mais celui de la grâce gratuitement donnée (Les théologiens distinguent la grâce sanctifiante, qu’ils appellent gratum faciens, et la grâce gratuitement donnée, gratis data. La première est celle qui nous justifie et nous sanctifie nous-mêmes ; la seconde est celle qui nous met à même de sanctifier les autres et de les amener à Dieu. Saint Paul énumère les grâces qui furent données dans ce dessein aux apôtres (1 Cor., chap. 11). Voy. S. Thomas, 1a 2æ, quaest. 11, art. 1 et 4).). Donc la personne divine n’est pas donnée uniquement dans le but de communiquer la grâce sanctifiante.

          Réponse à l’objection N°4 : Faire des miracles est une manifestation de la grâce sanctifiante, comme le don de prophétie et toute autre grâce gratuitement donnée. Par conséquent, l’Apôtre (1 Cor., chap. 12) appelle grâce gratuitement donnée la manifestation de l’Esprit-Saint. Ainsi, on dit que le Saint-Esprit a été donné aux apôtres pour qu’ils fissent des miracles, parce qu’ils ont reçu la grâce sanctifiante avec le signe qui la manifeste. Mais si quelqu’un recevait le signe de la grâce sanctifiante sans cette grâce elle-même, on ne dirait pas simplement qu’il a reçu l’Esprit-Saint ; il faudrait ajouter quelque chose qui précisât la pensée. C’est ainsi qu’on dit d’une personne qu’elle a reçu l’esprit prophétique ou l’esprit miraculeux, pour indiquer qu’elle a reçu de l’Esprit-Saint la vertu de prophétiser ou de faire des miracles.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 3, chap. 4) que l’Esprit-Saint procède temporellement pour sanctifier la créature. Or, la mission est une procession temporelle. Par conséquent, puisque la sanctification de la créature n’a lieu que par la grâce sanctifiante, il s’ensuit que la mission de la personne divine ne se fait que par cette même grâce.

 

          Conclusion La mission invisible d’une personne divine n’a pour but que la grâce sanctifiante qui est tout à la fois donnée et envoyée.

          Il faut répondre qu’une personne divine ne peut être envoyée que pour avoir dans un être un nouveau mode d’existence, ou qu’elle n’est donnée que pour être reçue par quelqu’un. Or, elle ne peut être en quelqu’un ou reçue par quelqu’un qu’en raison de la grâce sanctifiante. Car il y a un mode général suivant lequel Dieu est dans tous les êtres par son essence, sa puissance et sa présence, comme la cause est dans tous les effets qui participent à sa bonté. Indépendamment de ce mode général, il y a un mode spécial qui convient à la nature raisonnable. Ainsi, on dit que Dieu est dans l’être raisonnable comme l’objet connu dans celui qui le connaît, comme l’objet aimé dans celui qui l’aime. Et, comme la créature raisonnable s’élève par la connaissance et l’amour à Dieu lui-même, on ne dit pas seulement que Dieu est en elle suivant ce mode spécial, mais on dit qu’il y habite comme dans son temple (Ainsi, comme on le voit, saint Thomas admet la présence substantielle de l’Esprit-Saint dans les fidèles, et il ne croit pas seulement qu’il y soit par ses dons. Ce sentiment est d’ailleurs celui de tous les Pères et de tous les théologiens les plus illustres, dont on peut voir les témoignages dans le P. Petau (Pet., liv. 8, chap. 4 à 7).). Il n’y a donc pas d’autre effet que la grâce sanctifiante qui puisse faire que la personne divine existe d’une nouvelle manière dans l’être raisonnable. Par conséquent, la personne divine n’est envoyée et ne procède temporellement qu’en raison de cette grâce. — De même, nous n’avons la possession que des choses dont nous pouvons librement user ou jouir. Or, il n’y a que la grâce sanctifiante qui nous mette à même de jouir de la personne divine. Toutefois en recevant le don de la grâce sanctifiante nous recevons l’Esprit-Saint et il habite en nous. Par conséquent l’Esprit-Saint nous est lui-même donné et envoyé.

 

Article 4 : Est-il convenable que le Père soit envoyé ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il soit convenable que le Père soit envoyé. Car être envoyée, pour une personne divine, c’est la même chose qu’être donnée. Or, le Père se donne lui-même, puisqu’on ne peut le posséder qu’autant qu’il se donne. Donc on peut dire qu’il s’envoie lui-même.

          Réponse à l’objection N°1 : Si le mot donner ne signifie que la libre communication de quelqu’un, on peut dire que le Père se donne lui-même, puisqu’il se communique avec libéralité à toutes les créatures pour qu’elles jouissent de lui. Mais s’il implique l’autorité de celui qui donne à l’égard de celui qui est donné, il n’y a que la personne qui procède d’une autre qui puisse être ainsi donnée et envoyée.

 

          Objection N°2. La personne divine est envoyée suivant que la grâce habite en nous. Or, par la grâce la Trinité tout entière habite en nous, d’après ces paroles de saint Jean : Nous irons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Jean, 14, 23). Donc chacune des personnes divines est envoyée.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’effet de la grâce soit produit parle Père, qui habite en nous par la grâce comme le Fils et le Saint-Esprit, néanmoins, par là même qu’il ne procède pas d’un autre, on ne dit pas qu’il est envoyé (Mais on dit qu’il vient, car toutes les fois qu’une âme reçoit la grâce sanctifiante la Trinité entière descend en elle : Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure (Jean, 14, 23) ; celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui (1 Jean, 4, 16). Le mot venir ne suppose pas procession comme le mot envoyer ; car une personne peut venir d’elle-même, à seipsâ, mais on ne pourrait pas dire qu’elle est envoyée par elle-même.). C’est la pensée de saint Augustin. Quoique le Père soit connu de tout le monde dans le temps, on ne dit pas qu’il est envoyé parce qu’il n’y a personne de qui il tienne l’être ou de qui il procède.

 

          Objection N°3. Ce qui convient à une personne convient à toutes les autres, à l’exception des notions et des personnes. Or, la mission ne signifie ni une personne, ni une notion, puisqu’il n’y a que cinq notions, comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 3). Donc toutes les personnes peuvent être envoyées.

          Réponse à l’objection N°3 : La mission, en tant qu’elle implique procession de la part de celui qui envoie, renferme dans sa signification une notion, non pas une notion spéciale, mais une notion générale, celle de procéder, qui est commune à deux autres notions.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 2, chap. 3) qu’il n’y a que le Père dont les Ecritures ne disent point qu’il a été envoyé.

 

          Conclusion Le Père ne procédant pas d’un autre, on ne dit point qu’il est envoyé, il n’y a que le Fils et le Saint-Esprit qui soient envoyés parce qu’il n’y a qu’eux qui procèdent.
          Il faut répondre que la mission implique nécessairement procession, et nous avons dit (art. 1 et 2) qu’elle implique dans la Trinité une procession d’origine. Par conséquent, le Père ne procédant pas d’un autre, il ne peut être d’aucune manière envoyé ; il n’y a que le Fils et le Saint-Esprit qui puissent être envoyés, parce qu’il n’y a qu’eux qui procèdent.

 

Article 5 : Est-il convenable que le Fils soit invisiblement envoyé ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne convienne pas au Fils d’être invisiblement envoyé. Car la mission invisible d’une personne divine a pour fin les dons de la grâce. Or, tous les dons de la grâce appartiennent à l’Esprit-Saint, d’après ce mot de l’Apôtre : C’est un seul et même esprit qui opère tout en nous (1 Cor., 12, 11). Donc il n’y a que l’Esprit-Saint qui soit envoyé invisiblement.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique tous les dons soient comme tels attribués à l’Esprit-Saint, parce qu’il a lui-même la nature du don premier, selon qu’il est amour, comme nous l’avons dit (quest. 38, art. 1), il y a néanmoins des dons qu’en raison de leur nature on attribue par appropriation au Fils, et ce sont les dons qui se rapportent à l’intellect. La mission du Fils se rapporte donc aussi à ces dons. De là, saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) que le Fils est invisiblement envoyé à quelqu’un, lorsqu’il en est connu et goûté.

 

          Objection N°2. La mission de la personne divine a pour fin la grâce sanctifiante. Or, les dons qui appartiennent à la perfection de l’intelligence ne sont pas des dons qui viennent de la grâce sanctifiante, puisqu’on peut les avoir sans la charité, d’après ces paroles de saint Paul : Quand j’aurais l’esprit de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères et toute science, quand j’aurais assez de foi pour transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien (1 Cor., 13, 2). Le Fils procédant comme le Verbe de l’intellect, il semble qu’il ne puisse pas être visiblement envoyé.

          Réponse à l’objection N°2 : La grâce rend l’âme conforme à Dieu. Ainsi, par là même qu’une personne divine est envoyée à quelqu’un par la grâce, il faut que celui qui l’a reçue soit rendu semblable à elle par l’opération de la grâce elle-même. Et comme le Saint-Esprit est amour, l’âme est assimilée à l’Esprit-Saint par le don de la charité. C’est ce qui fait que la mission de l’Esprit-Saint est considérée au point de vue de la charité. Or, le Fils est le Verbe, non pas un verbe quelconque, mais le Verbe qui produit l’amour. C’est la pensée de saint Augustin quand il dit (De Trin., liv. 9, chap. 10) : Le Verbe que nous nous efforçons de faire comprendre est une connaissance unie à l’amour. Le Fils n’est donc pas envoyé dans le but de perfectionner l’intelligence de toutes les manières, mais dans le dessein de la préparer à produire des sentiments d’amour. Comme le dit saint Jean : Quiconque a écouté mon Père, et a appris, est venu à moi (Jean, 6, 45). Et dans les Psaumes : Le feu me consumera dans ma méditation (Ps. 38, 4). C’est aussi le sens de ces paroles de saint Augustin, que le Fils est envoyé quand il est connu par quelqu’un, et qu’il en est goûté (percipitur). Car le mot percipere exprime une connaissance expérimentale, et c’est ce qu’on appelle à proprement parler sagesse, c’est-à-dire science, pleine de saveur (D’après saint Thomas, le mot sagesse (sapientia) viendrait du mot sapida scientia, et signifierait science pleine de saveur. Mais les interprètes ne sont pas d’accord sur l’explication de cette étymologie (Voyez la Bible de Vence).), d’après l’Ecclésiastique lui-même, qui dit que : La sagesse est ce que l’étymologie de son nom indique (6, 23).

 

          Objection N°3. La mission de la personne divine est une espèce de procession, comme nous l’avons dit (art. 1 et 4). Or, la procession du Fils est autre que celle du Saint-Esprit. Donc si l’un et l’autre sont envoyés, leur mission doit être différente. D’ailleurs, l’une des deux serait superflue, puisque l’une d’elles suffit à la sanctification des créatures.

          Réponse à l’objection N°3 : La mission implique l’origine de la personne envoyée et son habitation en nous par la grâce, comme nous venons de le dire (dans le corps de l’article et art. 1). Si on parle de la mission quant à l’origine, la mission du Fils est distinguée de celle de l’Esprit-Saint, comme la génération est distinguée de la procession. Mais si on la considère par rapport à l’effet de la grâce, les deux missions sont communes pour la production de la grâce elle-même, mais elles se distinguent dans leurs effets ; 1’une a pour objet d’éclairer l’intelligence, et l’autre d’enflammer la volonté (Cette distinction n’a lieu toutefois qu’à notre point de vue, puisque ces divers attributs ne sont affectés au Fils et au Saint-Esprit que par appropriation.). Il est par là même évident qu’une mission ne peut exister sans l’autre, puisque toutes les deux supposent la grâce sanctifiante, et qu’une personne ne se sépare pas de l’autre dans la production de cette grâce.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit de la sagesse : Envoyez-la de vos cieux qui sont saints, et du siège de votre grandeur (Sag., 9, 10).

 

          Conclusion Puisque le Fils et le Saint-Esprit peuvent habiter par la grâce dans l’esprit d’un être raisonnable et qu’ils procèdent d’un autre, ils peuvent donc être l’un et l’autre invisiblement envoyés, mais le Père ne peut pas l’être quoiqu’il habite en nous par la grâce avec la Trinité tout entière.

          Il faut répondre que par la grâce sanctifiante la Trinité entière habite dans notre esprit, suivant ces paroles de saint Jean : Nous irons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Jean, 14, 23). Pour qu’une personne divine soit envoyée invisiblement à quelqu’un, il faut que cette personne ait une nouvelle manière d’habiter en nous, et qu’elle procède d’une autre. Or, le Fils et le Saint-Esprit réunissant l’un et l’autre cette double condition, il est donc convenable qu’ils soient tous les deux invisiblement envoyés. Mais quoique le Père habite en nous par la grâce, comme il ne procède pas d’un autre il ne peut être envoyé (Il vient de lui-même, comme je l’ai dit (art. préc., réponse N°1).).

 

Article 6 : La mission invisible s’adresse-t-elle à tous ceux qui sont participants à la grâce ?

 

          Objection N°1. Il semble que la mission invisible ne s’effectue pas pour tous ceux qui sont participants de la grâce. Car les Pères de l’Ancien Testament furent participants de la grâce, et il ne semble pas qu’une mission invisible leur ait été faite, puisque saint Jean dit : L’Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié (Jean, 7, 39). Donc la mission invisible ne s’est pas effectuée pour tous ceux qui ont participé à la grâce.

          Réponse à l’objection N°1 : La mission invisible a eu lieu envers les Pères de l’Ancien Testament. De là saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) que, suivant que le Fils est envoyé invisiblement, il est dans les hommes ou avec les hommes. Or, il a été de cette manière dans les Pères et les prophètes de l’ancienne loi. Et quand on dit que le Saint-Esprit n’était pas encore donné, on entend par là qu’il n’était pas donné visiblement, comme au jour de la Pentecôte.

 

          Objection N°2. Le progrès dans la vertu ne s’opère que par la grâce. Or, la mission invisible ne semble pas être la cause de ce progrès. Car le progrès dans la vertu semble être continu, puisque toujours la charité augmente ou diminue, et si la mission invisible en était cause elle devrait être continue elle-même. Donc cette mission ne se fait pas pour tous ceux qui participent à la grâce.

          Réponse à l’objection N°2 : La mission invisible se fait en raison du progrès dans la vertu ou de l’augmentation de la grâce. De là saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) que le Fils est envoyé à chacun, puisque chacun le connaît et le perçoit, autant qu’on peut le connaître et le percevoir en raison de la capacité de celui qui progresse en Dieu ou de la perfection de son âme. Cependant la mission invisible se rapporte particulièrement à cette augmentation de grâce quand une personne passe en progressant à un nouvel acte ou à un nouvel état de grâce, comme il arrive par exemple quand quelqu’un fait des progrès dans la grâce des miracles ou de la prophétie, ou bien encore quand la ferveur de sa charité le porte à s’exposer au martyre, à renoncer à ce qu’il possède ou à entreprendre quelque autre œuvre difficile.

 

          Objection N°3. Le Christ et les bienheureux ont la plénitude de la grâce. Or, il n’y a pas de mission à leur égard. Car la mission s’adresse à ceux qui sont éloignés, et le Christ en tant qu’homme ainsi que les bienheureux sont parfaitement unis à Dieu. Donc la mission invisible n’a pas lieu pour tous ceux qui participent à la grâce.

          Réponse à l’objection N°3 : A l’égard des bienheureux la mission invisible s’effectue dès le principe même de leur béatitude. Dans la suite la mission invisible se fait encore pour eux, non dans le but de leur communiquer la grâce, mais pour leur révéler quelques nouveaux mystères que jusqu’alors ils ignoraient. Et il en sera ainsi jusqu’au jour du jugement. Le progrès s’entend ici de la diffusion de la grâce qui s’étend chaque jour à un plus grand nombre d’objets. Pour le Christ la mission invisible s’est faite dès le commencement de sa conception. Elle n’a pas eu lieu ensuite, parce que dès ce moment il a eu la plénitude parfaite de la sagesse et de la grâce.

 

          Objection N°4. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la grâce. Cependant il n’y a point à leur égard de mission invisible. Donc il n’y a pas de mission invisible à l’égard de toutes les choses qui possèdent la grâce.

          Réponse à l’objection N°4 : La grâce est dans les sacrements de la loi nouvelle d’une manière instrumentale, comme la forme d’un objet d’art est dans les instruments dont l’artiste se sert pour le produire (Cette comparaison exprime le sentiment de saint Thomas sur la manière dont les sacrements produisent la grâce. Il prétend qu’ils la produisent physice, contrairement aux théologiens français, qui, pour la plupart, soutiennent qu’ils la produisent moraliter.). Or, la mission n’a lieu que par rapport au sujet qui en est le terme. Donc une personne divine n’est pas envoyée pour les sacrements, mais pour ceux qui reçoivent par eux la grâce.

 

          Mais c’est le contraire. Car d’après saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4, et liv. 15, chap. 27), la mission invisible a pour fin la sanctification de la créature. Or, toute créature qui a la grâce est sanctifiée. Donc il y a mission invisible pour tous ceux qui sont en cet état.

 

          Conclusion La mission invisible a lieu à l’égard de tous ceux qui participent à la grâce.

          Il faut répondre, comme nous l’avons dit (art. 3 à 5), que la mission implique par sa nature que celui qui est envoyé commence d’être là où il n’était pas s’il s’agit d’une créature, ou qu’il prenne une nouvelle manière d’existence là où il était déjà, s’il s’agit de la mission d’une personne divine. Ainsi à l’égard de celui qui est le but ou le terme de la mission il faut considérer deux choses : premièrement la présence de la grâce qui habite en lui, secondement la régénération qu’elle y opère. Pour tous ceux où l’on remarque ces deux choses il y a une mission invisible.

 

Article 7 : Etait-il convenable que l’Esprit-Saint fût visiblement envoyé ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne convienne pas à l’Esprit-Saint d’être visiblement envoyé. Car on dit que le Fils est moins grand que le Père quand on le considère comme ayant été visiblement envoyé dans le monde. Or, on ne lit nulle part que l’Esprit-Saint soit moins grand que le Père. Donc il n’est pas convenable de dire qu’il a été visiblement envoyé.

          Réponse à l’objection N°1 : Le Fils s’est uni à la créature visible clans laquelle il s’est manifesté à nous de manière à ne former avec elle qu’une seule personne, de telle sorte que ce qu’on dit de la créature on puisse aussi le dire du Fils de Dieu. Et c’est quand on le considère sous le rapport de la nature qu’il a prise qu’on dit du Fils qu’il est moins grand que le Père. Mais, l’Esprit-Saint ne s’est pas uni à la créature visible dans laquelle il s’est manifesté, de manière à ne former qu’une personne avec elle, de telle façon que le prédicat de la créature lui convienne. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas dire qu’à cause de la créature visible il est moindre que le Père.

 

          Objection N°2. La mission visible consiste à prendre la forme d’une créature visible, comme le Fils a pris notre chair. Or, l’Esprit-Saint n’a point pris la forme d’une créature visible. Car on ne peut pas dire qu’il soit dans certaines créatures visibles d’une autre manière que dans d’autres, sinon comme signe. C’est ainsi qu’il est dans les sacrements et qu’il a été dans toutes les figures de l’Ancien Testament. Donc il n’est pas envoyé visiblement, ou il faut entendre par sa mission visible sa présence dans les sacrements et les figures.

          Réponse à l’objection N°2 : La mission visible de l’Esprit-Saint ne se prend pas pour la vision imaginative qui est la vision prophétique. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 2, chap. 6), la vision prophétique n’a point été produite aux yeux du corps par des formes corporelles, mais elle avait lieu dans l’esprit par les images spirituelles des corps. Ainsi tous ceux qui ont vu l’Esprit-Saint ont vu de leurs yeux la colombe et le feu qui le représentaient. Ces formes n’ont pas été non plus pour l’Esprit-Saint ce que la pierre est pour le Fils quand il est dit : Le Christ était la pierre. Cette pierre était préalablement une créature, et c’est par manière d’action qu’elle a reçu le nom de Christ qu’elle signifiait, tandis que la colombe et le feu ont tout à coup reçu l’être uniquement pour signifier l’avènement de l’Esprit-Saint. Ces signes paraissent néanmoins ressembler à la flamme qui apparut à Moïse dans le buisson ardent, à la colonne qui guidait le peuple dans le désert, aux éclairs et aux tonnerres qui se firent sur le Sinaï quand la loi fut donnée. Car la manifestation sensible de ces prodiges n’eut lieu que pour signifier ou pour prédire quelque chose. Ainsi donc la mission visible de l’Esprit-Saint ne se confond ni avec les visions prophétiques qui frappèrent l’imagination et non les sens, ni avec les signes surnaturels de l’Ancien et du Nouveau Testament qui se composent de choses préexistantes qu’on a employées pour leur donner une signification ; si on dit qu’il a été visiblement envoyé, on entend par là qu’il s’est montré dans certaines créatures comme sous clés signes produits spécialement pour sa manifestation.

 

          Objection N°3. Toute créature visible est un effet qui démontre la Trinité tout entière. Donc l’Esprit-Saint n’est pas plus envoyé par les créatures visibles qu’une autre personne.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique la Trinité tout entière ait produit ces créatures visibles, néanmoins elles ont été faites dans le but de manifester spécialement telle ou telle personne. Car, comme on donne au Père, au Fils et à l’Esprit-Saint des noms divins, de même ils ont pu se manifester par des choses diverses quoiqu’il n’y ait entre eux ni séparation, ni diversité.

 

          Objection N°4. Le Fils a été visiblement envoyé pour revêtir la plus cligne des créatures visibles, c’est-à-dire la nature humaine. Si l’Esprit-Saint est visiblement envoyé, il a donc dû être envoyé pour prendre la forme de quelques créatures raisonnables.

          Réponse à l’objection N°4 : Il a fallu manifester que le Fils était l’auteur de la sanctification, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi il a fallu que la mission visible du Fils se fît au moyen d’une nature raisonnable qui fût elle-même capable d’agir, et qui pût être sanctifiée. Quant à la marque de la sanctification, elle a pu être manifestée par toute autre créature (Remarquez cette différence entre la manifestation du Fils et celle de l’Esprit-Saint.). Il n’a pas été non plus nécessaire que la créature visible, formée à ce dessein, fût unie à l’Esprit-Saint de manière à ne produire avec lui qu’une seule personne, parce qu’il ne l’a pas prise pour faire une chose, mais uniquement pour indiquer qu’elle était faite. C’est pourquoi il n’est resté uni avec elle qu’autant de temps qu’il en a fallu à l’Esprit-Saint pour remplir son office.

 

          Objection N°5. Ce que la Divinité opère visiblement, elle le fait par le ministère des anges, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4, 5 et 9). Donc, s’il y a eu des apparitions sous une forme visible, elles ont eu lieu par l’intermédiaire des anges. Par conséquent ce sont les anges qui sont envoyés et non l’Esprit-Saint.

          Réponse à l’objection N°5 : Ces créatures visibles ont été formées par le ministère des anges, non pour représenter la personne d’un ange, mais la personne de l’Esprit-Saint. L’Esprit-Saint étant dans ces créatures visibles comme l’objet représenté est dans le signe qui le représente, c’est pour ce motif qu’on dit qu’elles servent à la mission visible de l’Esprit-Saint et non à celle de l’ange.

 

          Objection N°6. Si l’Esprit-Saint est visiblement envoyé, ce n’est que pour manifester son invisible mission, parce que les choses invisibles sont manifestées par les choses visibles. Donc la mission visible n’a pas dû s’effectuer à l’égard de ceux auxquels la mission invisible n’a pas été faite, et tous ceux auxquels l’Esprit-Saint a été invisiblement envoyé dans l’Ancien et le Nouveau Testament ont dû le recevoir visiblement ; ce qui est évidemment faux. Donc l’Esprit-Saint n’est pas visiblement envoyé.

          Réponse à l’objection N°6 : Il n’est pas nécessaire que la mission invisible soit toujours manifestée par un signe extérieur. Comme le dit saint Paul : l’Esprit ne se manifeste que dans l’intérêt des autres, c’est-à-dire de l’Eglise (1 Cor., 12, 7). Les signes visibles de cette nature servent à l’affermissement de la foi et à sa propagation. C’est ce qui a été fait principalement par le Christ et par les apôtres, d’après ces autres paroles de saint Paul : La doctrine ayant été premièrement annoncée par le Seigneur lui-même a été ensuite confirmée parmi nous par ceux qui l’ont entendue de sa propre bouche (Héb., 2, 3). C’est pourquoi l’Esprit-Saint a dû être visiblement envoyé au Christ, aux apôtres et aux premiers saints sur lesquels l’Eglise est pour ainsi dire fondée, pour démontrer par cette mission visible la mission invisible du Christ qui ne datait pas de ce moment, mais qui avait eu lieu dès le commencement de sa conception. Il a été visiblement envoyé au Christ dans son baptême sous la forme d’une colombe, qui est un animal fécond, pour montrer qu’il y avait dans le Christ le pouvoir de donner la grâce par la régénération spirituelle. C’est pourquoi l’Evangile ajoute : La voix du Père a dit (Matth., 3, 17) : Celui-là est mon Fils bien-aimé, pour montrer que les autres seraient régénérés à l’image de son Fils unique. Dans la transfiguration il a pris la forme d’une nuée brillante pour montrer la diffusion de sa doctrine. C’est pourquoi il est dit (Matth., 17, 5) : Ecoutez-le. Il a été envoyé aux apôtres sous la forme d’un souffle pour montrer la puissance de leur ministère dans la dispensation des sacrements. De là il leur a été dit (Jean, 20, 12) : Ceux auxquels vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Il a pris ensuite la forme de langue de feu pour montrer la charge qu’ils allaient remplir comme docteurs ; aussi est-il dit (Actes, 2, 4) qu’ils commencèrent à parler diverses langues. L’Esprit-Saint n’a pas dû être envoyé visiblement aux Pères de l’Ancien Testament, parce que le Fils devait être visiblement envoyé avant l’Esprit-Saint, puisque l’Esprit-Saint manifeste le Fils, comme le Fils le Père. A la vérité les personnes divines ont apparu visiblement aux patriarches de l’ancienne loi, mais on ne peut appeler ces apparitions des missions visibles, parce qu’elles n’ont pas eu lieu, comme le remarque saint Augustin (De Trin., liv. 2, chap. 17), pour indiquer que l’une de ces personnes habitait dans quelqu’un par sa grâce, mais pour manifester autre chose.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans saint Matthieu (chap. 3) que l’Esprit-Saint descendit sous la forme d’une colombe sur Notre-Seigneur après qu’il fut baptisé.

 

          Conclusion Il a été convenable que le Fils et l’Esprit-Saint fussent véritablement envoyés, le Fils comme auteur et l’Esprit-Saint comme marque de la sanctification.

          Il faut répondre que Dieu pourvoit à tous les êtres de la manière la plus convenable à leur nature. Or, il est naturel à l’homme d’être conduit par les choses visibles à la connaissance des choses invisibles, comme nous l’avons dit (quest. 12, art. 12). C’est pourquoi il a fallu que les secrets invisibles de Dieu lui fussent manifestés par des choses visibles. Ainsi donc Dieu s’étant montré lui-même, et ayant donné aux hommes une image des processions éternelles des personnes divines par le moyen des créatures visibles, il était convenable qu’il manifestât de la même manière leurs missions invisibles. Toutefois le Fils ne devait pas se manifester comme le Saint-Esprit. Car l’Esprit-Saint procédant comme amour, doit être lui-même le don de la sanctification, tandis que le Fils, qui est le principe de l’Esprit-Saint, doit être l’auteur de cette même sanctification. C’est pourquoi le Fils a été visiblement envoyé comme l’auteur, et l’Esprit-Saint comme la marque ou le signe de la sanctification.

 

Article 8 : Une personne divine peut-elle être envoyée par une autre que par celle dont elle procède éternellement ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’une personne divine ne soit envoyée que par celle dont elle procède éternellement. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 4, chap. ult.), le Père n’est envoyé par personne parce qu’il ne procède de personne. Donc si une personne est envoyée par une autre, c’est qu’elle en procède.

 

          Objection N°2. Celui qui envoie a autorité sur celui qui est envoyé. Or, à l’égard d’une personne divine il ne peut y avoir d’autre autorité que celle qui résulte de l’origine. Donc il faut que la personne qui est envoyée procède de celle qui envoie.

 

          Objection N°3. Si une personne divine peut être envoyée par celui dont elle ne procède pas, rien n’empêche de dire que l’Esprit-Saint est donné par l’homme quoiqu’il ne procède pas de lui. Ce qui est contraire au sentiment exprimé par saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 26). Donc une personne divine n’est jamais envoyée que par celle dont elle procède.

 

          Mais c’est le contraire. Car, d’après Isaïe, le Fils est envoyé par l’Esprit-Saint, suivant ces paroles : Le Seigneur Dieu et son esprit m’a maintenant envoyé (Is., 48, 16). Or, le Fils ne procède pas de l’Esprit. Donc une personne divine peut être envoyée par celle dont elle ne procède pas.

 

          Conclusion Si l’on considère la mission d’une personne divine par rapport au principe de sa procession, la personne n’est envoyée que par celle dont elle procède éternellement ; ainsi le Fils est envoyé parle Père, et l’Esprit-Saint par le Père et le Fils.

          Il faut répondre qu’on a donné à cette question différentes solutions. Selon les uns la personne n’est envoyée que par celle dont elle procède éternellement (Ce sentiment est celui de tous les Pères en général, et ils se fondent dans leur raisonnement sur ce que la mission suppose la procession. Ils entendent du Christ comme homme les passages où il est dit dans l’Ecriture que le Christ a été envoyé par l’Esprit-Saint (Voyez à ce sujet le P. Petau, qui a recueilli leurs témoignages).). Dans ce sentiment on dit que s’il est écrit que le Fils de Dieu a été envoyé par l’Esprit-Saint, il faut entendre ces paroles de la nature humaine, parce que le Christ comme homme a été envoyé par l’Esprit-Saint pour prêcher l’Evangile. D’un autre côté saint Augustin dit (De Trin., liv. 2, chap. 5) que le Fils est envoyé et par soi et par l’Esprit-Saint, et que réciproquement le Saint-Esprit a été envoyé par soi et par le Fils, voulant signifier par là qu’il n’y a que les personnes procédantes qui puissent être envoyées, mais que chaque personne peut envoyer. — Il y a du vrai dans ces deux sentiments. Car quand on dit qu’une personne est envoyée on désigne par là que cette personne procède d’une autre, et que sa mission a pour but un effet visible ou invisible. Ainsi donc, si on désigne celui qui envoie comme le principe de la personne envoyée, chaque personne n’envoie pas, il n’y a que celle qui est le principe d’une autre. Dans ce sens le Fils n’est envoyé que par le Père et le Saint-Esprit n’est envoyé que par le Père et le Fils. Mais si on regarde la personne qui envoie comme le principe de l’effet qui est le but de la mission (Saint Augustin désigne ainsi sous le nom de mission l’effet que la mission embrasse, et c’est dans ce sens qu’il dit que le Fils est envoyé par lui-même (De Trin., liv. 2, chap. 5). Quant aux Pères qui disent que le Verbe a été envoyé par l’Esprit-Saint, on doit reconnaître que leur manière de parler n’est pas très exacte. Tel est le langage de saint Ambroise (De fid., liv. 2, chap. 4 ; De Spir. sanct., liv. 3, chap. 1).), la Trinité entière envoie alors la personne envoyée. Mais l’homme ne donne pas pour cela l’Esprit-Saint, parce qu’il ne peut produire l’effet de la grâce. — Par là la solution des objections est évidente (Ici se termine le traité de la sainte Trinité. On peut lire sur ce traité : le livre de Tertullien contre Praxéas ; celui de Novatien sur la Trinité ; les livres d’Eusèbe contre Marcel d’Ancyre ; les traités dogmatiques de saint Athanase ; les douze livres de la Trinité de saint Hilaire ; les écrits de Victorin et de Phébadius ; le traité de Didyme sur la divinité du Saint-Esprit ; les ouvrages de saint Basile et de saint Grégoire de Nysse contre Eunomius ; plusieurs discours de saint Grégoire de Nazianze ; les livres de saint Augustin sur la Trinité et son traité contre Maximin Arien ; ceux de saint Fulgence, de Vigile de Tapse et de saint Maxime sur la Trinité. Sur la question de la procession de l’Esprit-Saint on peut lire l’histoire de cette controverse par Pierre Pithou, les Actes du concile de Florence et les traités d’Allatius.)

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.