Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 43 : De la mission des personnes
divines
Nous
avons maintenant à traiter de la mission des personnes divines. — A cet égard
huit questions se présentent : 1° Est-il convenable qu’une personne divine soit
envoyée ? (On ne peut douter que le Fils et le Saint-Esprit
ne soient envoyés ; car Jésus-Christ dit de lui-même : je ne suis pas seul, mais avec moi est mon Père qui m’a envoyé (Jean,
8, 16) ; Comme le Père m’a envoyé, moi
aussi je vous envoie (Id., 20,
21). Et il dit du Saint-Esprit : Mais lorsque sera venu le Paraclet que je vous enverrai du Père
(Jean, 15, 26) ; si je ne m’en vais pas,
le Paraclet ne viendra pas à vous, mais si je m’en vais je vous l’enverrai
(Id., 16, 7).) — 2° La mission
est-elle éternelle ou seulement temporelle ? (La solution de cette question
dépend de la précédente ; car, d’après les deux rapports qu’implique la
mission, elle est éternelle si on la considère par rapport à l’origine, et elle
est temporelle si on la considère par rapport à son effet. Mais comme l’origine
ou la procession n’est pas une partie constitutive de la mission, on dit d’une
manière absolue que la mission est temporelle. C’est ce qu’indiquent d’ailleurs
les textes de l’Evangile de saint Jean que nous avons cités (note article 1
ci-dessus).) — 3° Dans quel but une personne divine est-elle invisiblement
envoyée ? (Le onzième concile de Tolède a ainsi déterminé le but de la mission
: Nec enim Spiritui sanctus de Patre procedit in Filio, vel de Filio procedit
ad sanctificandam creaturam,
sed simul ab utrisque processisse monstratur quià charitas sive sanctitas
amborum esse agnoscitur.
Hic ergo Spiritus sanctus missus
ab utrisque creditur.)
— 4° Chaque personne peut-elle être envoyée ? (On ne lit dans aucun endroit de
l’Ecriture que le Père est envoyé ; ce qui, du reste, n’a rien d’étonnant,
puisqu’il ne procède pas et que la mission présuppose la procession.) — 5° Le
Fils est-il envoyé invisiblement aussi bien que l’Esprit-Saint
? (Nous ne pouvons douter de la mission invisible du Fils, puisque l’Ecriture
nous dit expressément dans tous les textes que nous avons cités à l’occasion
des articles précédents, qu’il est envoyé pour la sanctification des fidèles,
et qu’il produit en eux la grâce qui les rend agréables à Dieu.) — 6° A qui la
personne divine est-elle invisiblement envoyée ? (L’Apôtre
dit (Rom., 5, 5) : l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs
par l’Esprit-Saint, qui nous a été donné. Le
concile de Tolède ayant décidé que la mission de l’Esprit-Saint
avait pour but la sanctification des fidèles, sa décision revient à l’appui du
sentiment de saint Thomas (Voy. note article 3
ci-dessus). Nous citerons aussi le concile d’Orange, tenu sous saint Léon (Voy. can. 7).) — 7° De la mission visible. (La mission
visible de l’Esprit-Saint est exprimée dans plusieurs
endroits de l’Ecriture. Il descendit sur Notre-Seigneur,
au moment de son baptême, en forme de colombe (Matth.,
chap. 3) ; il descendit sur les apôtres sous la forme d’une langue de feu (Actes, chap. 2). Dans la
transfiguration, il a pris la forme d’une nuée lumineuse (Matth.,
chap. 17). Saint Thomas nous explique dans cet article le sens et la raison de
toutes ces apparitions.) — 8° Une personne s’envoie-t-elle elle-même visiblement
ou invisiblement ? (Cette question n’est qu’un corollaire de celles qui
précèdent, et elle se rattache spécialement à celle où saint Thomas donne la
définition de la mission.)
Article
1 : Est-il convenable qu’une personne divine soit envoyée ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’est pas convenable qu’une personne divine soit envoyée.
Car celui qui est envoyé est moindre que celui qui envoie. Or, une personne
divine n’est pas moindre qu’une autre. Donc une personne n’est pas envoyée par
une autre.
Réponse
à l’objection N°1 : La mission suppose infériorité dans celui qui est envoyé,
quand celui-ci procède d’un principe qui exerce sur lui l’autorité du
commandement ou du conseil, parce que celui qui commande est plus grand et
celui qui conseille plus sage. Or, dans la Trinité il n’y a pas d’autre
procession qu’une procession d’origine qui ne détruit point l’égalité, comme
nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Tout ce qui est envoyé est séparé de celui qui envoie. De là saint Jérôme
dit : Ce qui est uni et rassemblé dans un seul corps ne peut être envoyé. Or,
dans les personnes divines il n’y a rien de séparable, comme le dit saint
Hilaire. Donc une personne n’est pas envoyée par une autre.
Réponse
à l’objection N°2 : Celui qui est envoyé pour commencer à exister dans un lieu
où il n’était d’aucune manière auparavant, est mû localement par sa mission. Il
est nécessaire par là même qu’il se sépare de celui qui l’envoie. Mais il n’en
est pas ainsi de la mission d’une personne divine, parce que la personne divine
envoyée ne commence pas plus à être où elle n’était pas auparavant qu’elle ne
cesse d’être où elle était. Par conséquent une telle mission existe sans
séparation ; elle ne suppose qu’une distinction d’origine.
Objection
N°3. Quiconque est envoyé s’éloigne d’un lieu et va dans un autre. Or, il ne
peut en être ainsi d’une personne divine, puisqu’elle est partout. Donc il
n’est pas convenable qu’elle soit envoyée.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette objection s’appuie sur la mission qui suppose un
mouvement local, ce qui n’a pas lieu en Dieu.
Mais
c’est le contraire. Car Jésus-Christ dit :
Je ne suis pas seul, mais avec moi est mon Père qui m’a envoyé (Jean, 8,
16).
Conclusion
La personne divine peut-être envoyée en tant qu’elle procède d’une autre et
qu’elle commence à avoir une nouvelle manière d’être. C’est ainsi que le Fils a
été envoyé dans le monde par son Père, afin qu’il y paraisse sous une forme
humaine, quoiqu’il y fût déjà par sa forme divine.
Il
faut répondre que deux choses sont de l’essence de la mission. L’une est le
rapport de l’envoyé à celui qui l’envoie, l’autre le rapport de l’envoyé avec
le terme de sa mission. Car par là même que quelqu’un est envoyé, on montre
qu’il procède de celui qui l’envoie ; soit qu’il s’agisse d’un ordre, comme
celui que donne le maître quand il envoie son serviteur ; soit qu’il s’agisse
d’un conseil, comme quand un ministre engage son roi à faire la guerre, soit
qu’il y ait une simple procession d’origine, comme quand on dit que la fleur
procède de l’arbre. On doit aussi observer le rapport qu’il y a de l’envoyé au
terme ou à l’objet de sa mission. Ce rapport consiste en ce qu’il commence à
être là où il a été envoyé, soit parce qu’il n’y était pas du tout avant sa
mission, soit parce qu’il commence à y être d’une autre manière qu’auparavant.
La mission peut donc convenir à la personne divine, en ce que d’une part elle
implique procession d’origine du côté de celui qui envoie, et que de l’autre
elle implique dans celui qui est envoyé un nouveau mode d’existence (Ainsi, la
mission implique un double rapport : le premier désigne l’origine de la
personne ; le dernier désigne l’effet particulier pour lequel la personne est
envoyée. La mission présuppose la procession ; mais la procession n’est pas
toutefois une partie constitutive de la mission.). C’est ainsi qu’on dit que le
Fils a été envoyé par le Père dans le monde, et qu’il a commencé à y vivre sous
une forme humaine, bien qu’il y fût déjà auparavant, comme le dit saint Jean au
premier chapitre de son Evangile.
Article
2 : La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ?
Objection
N°1. Il semble que la mission puisse être éternelle. Car saint Grégoire dit :
Le Fils est envoyé comme il est engendré (Hom. 26 Evang.). Or, la génération du Fils
est éternelle. Donc la mission aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Grégoire parle de la génération temporelle du Fils,
non comme engendré par le Père, mais comme né d’une mère. Ou bien encore on
peut dire que ce qui fait que le Fils peut être envoyé c’est qu’il a été
engendré de toute éternité (On trouve aussi dans saint Cyrille (In Joan., liv. 2, chap. 3) la même
manière de parler que dans saint Grégoire ; mais ces deux Pères font exception,
car tous les autres soutiennent que la mission est temporelle (Voy. Petav., liv. 8, chap. 1, num. 4).).
Objection
N°2. L’être auquel une chose ne convient que temporellement est un être
changeant. Or, la personne divine ne change pas. Donc sa mission n’est pas
temporelle, mais éternelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Si une personne divine prend dans un être un nouveau mode
d’existence ou si elle est temporellement possédée par une créature, ce n’est
pas qu’il y ait changement dans la Divinité, mais dans la créature. C’est ainsi
que Dieu reçoit temporellement le nom de Seigneur en raison du changement de la
créature.
Objection
N°3. La mission suppose procession. Or, la procession des personnes divines est
éternelle. Donc la mission aussi.
Réponse
à l’objection N°3 : La mission n’implique pas seulement procession d’un
principe, mais elle détermine le terme temporel de la procession. Par
conséquent la mission est seulement temporelle, ou bien elle implique une
procession éternelle et y ajoute un effet temporel. Car le rapport de la
personne divine à son principe ne peut être qu’un rapport éternel. C’est
pourquoi on distingue deux sortes de procession, l’une éternelle et l’autre
temporelle, non parce qu’elle a avec son principe un double rapport, mais parce
qu’elle implique deux sortes de termes, l’un éternel et l’autre temporel.
Mais
c’est le contraire. Car saint Paul dit : Lorsque
les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils (Gal., 4, 4).
Conclusion
La mission par opposition à la génération et à la spiration
est temporelle.
Il
faut répondre qu’il y a une différence à observer entre les mots qui expriment
l’origine des personnes divines. Ainsi les mots procession et sortie (exitus) ne
signifient absolument qu’un rapport à un principe. Il en est d’autres qui
expriment ce rapport et qui déterminent en outre le terme de la procession.
Parmi ces derniers il yen a qui désignent un terme éternel, comme les mots génération et spiration. Car la génération est
la procession d’une personne de la Trinité dans la nature divine, et la spiration dans le sens passif est la procession de l’amour
substantiel. Il en est d’autres qui ne désignent qu’un terme temporel, comme
les mots mission et donation. Car on n’envoie quelque chose
à quelqu’un que pour qu’elle soit en lui, et on ne la lui donne que pour qu’il
la possède. Or, qu’une créature possède une personne divine, ou que la personne
divine prenne en elle un nouveau mode d’existence, il est évident que ces deux
événements ne peuvent être que temporels, par conséquent les mots mission et donation ne se prennent que temporellement. Au contraire la
génération et la spiration ne sont qu’éternelles. On
peut entendre dans les deux sens les mots de procession et de sortie.
Car le Fils procède du Père éternellement en tant que Dieu, et il procède
temporellement soit qu’il s’agisse de sa mission visible, comme homme-Dieu, soit qu’il s’agisse de la mission invisible
qu’il remplit par son avènement dans chaque fidèle.
Article
3 : La mission invisible de la personne divine a-t-elle seulement pour but le
don de la grâce sanctifiante ?
Objection
N°1. Il semble que la mission invisible d’une personne divine n’ait pas
seulement pour but le don de la grâce sanctifiante. Car envoyer une personne
divine c’est la donner. Donc si une personne divine n’est envoyée que pour opérer
le don de cette grâce, il n’est pas nécessaire que la personne divine se donne
elle-même, il suffit de ses dons. Ce qui est l’erreur de ceux qui disent que le
Saint-Esprit ne se donne pas, mais qu’on ne reçoit
que ses dons.
Réponse
à l’objection N°1 : Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature
raisonnable au point que non seulement elle use librement du don créé, mais
qu’elle jouit encore de la personne divine elle-même. C’est pourquoi la mission
invisible a lieu en raison du don de la grâce sanctifiante, et néanmoins la
personne divine se donne elle-même.
Objection
N°2. Cette préposition secundum
(La proposition est ainsi conçue en latin : Utrum missio invisibilis divinæ personæ sit solùm secundum donum gratiæ gratum facientis.) indique le rapport d’une cause
quelconque. Or, la personne divine est cause que nous possédons le don de la
grâce sanctifiante et non réciproquement d’après ces paroles de saint Paul : La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs
par l’Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom., 5, 5). Donc il n’est pas
convenable de dire que le don de la grâce sanctifiante est cause que la
personne divine nous est envoyée.
Réponse
à l’objection N°2 : La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la personne
divine, et c’est ce qu’on entend quand on dit que l’Esprit-Saint
est donné suivant le don de la grâce. Cependant le don de la grâce lui-même
n’en vient pas moins de l’Esprit-Saint, et c’est ce
qu’on exprime quand on dit que la charité
de Dieu est répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint.
Objection
N°3. D’après saint Augustin (De Trin.,
liv. 4, chap. 20), nous disons que le Fils est envoyé quand notre esprit le
perçoit temporellement. Or, nous connaissons le Fils non seulement par la grâce
sanctifiante, mais encore par la grâce gratuitement donnée comme par la foi et
par la science. Donc la personne divine n’est pas seulement envoyée pour
communiquer la grâce sanctifiante.
Réponse
à l’objection N°3 : Si nous pouvons connaître le Fils par d’autres effets, il
n’y en a pas d’autres qui puissent le faire habiter en nous et nous en assurer
la possession.
Objection
N°4. Raban dit que l’Esprit-Saint a été donné aux
apôtres pour qu’ils produisent des miracles. Or, le don des miracles n’est pas
le don de la grâce sanctifiante, mais celui de la grâce gratuitement donnée (Les
théologiens distinguent la grâce sanctifiante, qu’ils appellent gratum faciens, et
la grâce gratuitement donnée, gratis data.
La première est celle qui nous justifie et nous sanctifie nous-mêmes ; la
seconde est celle qui nous met à même de sanctifier les autres et de les amener
à Dieu. Saint Paul énumère les grâces qui furent données dans ce dessein aux
apôtres (1 Cor., chap. 11). Voy. S. Thomas, 1a 2æ, quaest. 11, art. 1 et 4).). Donc la personne divine n’est pas
donnée uniquement dans le but de communiquer la grâce sanctifiante.
Réponse
à l’objection N°4 : Faire des miracles est une manifestation de la grâce
sanctifiante, comme le don de prophétie et toute autre grâce gratuitement
donnée. Par conséquent, l’Apôtre (1 Cor.,
chap. 12) appelle grâce gratuitement donnée la manifestation de l’Esprit-Saint. Ainsi, on dit que le Saint-Esprit
a été donné aux apôtres pour qu’ils fissent des miracles, parce qu’ils ont reçu
la grâce sanctifiante avec le signe qui la manifeste. Mais si quelqu’un
recevait le signe de la grâce sanctifiante sans cette grâce elle-même, on ne
dirait pas simplement qu’il a reçu l’Esprit-Saint ;
il faudrait ajouter quelque chose qui précisât la pensée. C’est ainsi qu’on dit
d’une personne qu’elle a reçu l’esprit prophétique ou l’esprit miraculeux, pour
indiquer qu’elle a reçu de l’Esprit-Saint la vertu de
prophétiser ou de faire des miracles.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 3, chap. 4) que l’Esprit-Saint
procède temporellement pour sanctifier la créature. Or, la mission est une
procession temporelle. Par conséquent, puisque la sanctification de la créature
n’a lieu que par la grâce sanctifiante, il s’ensuit que la mission de la
personne divine ne se fait que par cette même grâce.
Conclusion
La mission invisible d’une personne divine n’a pour but que la grâce
sanctifiante qui est tout à la fois donnée et envoyée.
Il
faut répondre qu’une personne divine ne peut être envoyée que pour avoir dans
un être un nouveau mode d’existence, ou qu’elle n’est donnée que pour être
reçue par quelqu’un. Or, elle ne peut être en quelqu’un ou reçue par quelqu’un
qu’en raison de la grâce sanctifiante. Car il y a un mode général suivant
lequel Dieu est dans tous les êtres par son essence, sa puissance et sa
présence, comme la cause est dans tous les effets qui participent à sa bonté.
Indépendamment de ce mode général, il y a un mode spécial qui convient à la
nature raisonnable. Ainsi, on dit que Dieu est dans l’être raisonnable comme l’objet
connu dans celui qui le connaît, comme l’objet aimé dans celui qui l’aime. Et,
comme la créature raisonnable s’élève par la connaissance et l’amour à Dieu
lui-même, on ne dit pas seulement que Dieu est en elle suivant ce mode spécial,
mais on dit qu’il y habite comme dans son temple (Ainsi, comme on le voit,
saint Thomas admet la présence substantielle de l’Esprit-Saint
dans les fidèles, et il ne croit pas seulement qu’il y soit par ses dons. Ce
sentiment est d’ailleurs celui de tous les Pères et de tous les théologiens les
plus illustres, dont on peut voir les témoignages dans le P. Petau (Pet., liv. 8, chap. 4 à 7).). Il n’y a donc pas
d’autre effet que la grâce sanctifiante qui puisse faire que la personne divine
existe d’une nouvelle manière dans l’être raisonnable. Par conséquent, la
personne divine n’est envoyée et ne procède temporellement qu’en raison de
cette grâce. — De même, nous n’avons la possession que des choses dont nous
pouvons librement user ou jouir. Or, il n’y a que la grâce sanctifiante qui
nous mette à même de jouir de la personne divine. Toutefois en recevant le don
de la grâce sanctifiante nous recevons l’Esprit-Saint
et il habite en nous. Par conséquent l’Esprit-Saint
nous est lui-même donné et envoyé.
Article
4 : Est-il convenable que le Père soit envoyé ?
Objection
N°1. Il semble qu’il soit convenable que le Père soit envoyé. Car être envoyée, pour une personne divine,
c’est la même chose qu’être donnée.
Or, le Père se donne lui-même, puisqu’on ne peut le posséder qu’autant qu’il se
donne. Donc on peut dire qu’il s’envoie lui-même.
Réponse
à l’objection N°1 : Si le mot donner
ne signifie que la libre communication de quelqu’un, on peut dire que le Père
se donne lui-même, puisqu’il se communique avec libéralité à toutes les créatures
pour qu’elles jouissent de lui. Mais s’il implique l’autorité de celui qui
donne à l’égard de celui qui est donné, il n’y a que la personne qui procède
d’une autre qui puisse être ainsi donnée et envoyée.
Objection
N°2. La personne divine est envoyée suivant que la grâce habite en nous. Or,
par la grâce la Trinité tout entière habite en nous, d’après ces paroles de
saint Jean : Nous irons à lui et nous
ferons en lui notre demeure (Jean, 14, 23). Donc chacune des personnes
divines est envoyée.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique l’effet de la grâce soit produit parle Père, qui
habite en nous par la grâce comme le Fils et le Saint-Esprit,
néanmoins, par là même qu’il ne procède pas d’un autre, on ne dit pas qu’il est
envoyé (Mais on dit qu’il vient, car
toutes les fois qu’une âme reçoit la grâce sanctifiante la Trinité entière
descend en elle : Si quelqu’un m’aime, il
gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous
ferons en lui notre demeure (Jean, 14, 23) ; celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui (1
Jean, 4, 16). Le mot venir ne suppose
pas procession comme le mot envoyer ;
car une personne peut venir d’elle-même, à
seipsâ, mais on ne pourrait pas dire qu’elle est
envoyée par elle-même.). C’est la pensée de saint Augustin. Quoique le Père
soit connu de tout le monde dans le temps, on ne dit pas qu’il est envoyé parce
qu’il n’y a personne de qui il tienne l’être ou de qui il procède.
Objection
N°3. Ce qui convient à une personne convient à toutes les autres, à l’exception
des notions et des personnes. Or, la mission ne signifie ni une personne, ni
une notion, puisqu’il n’y a que cinq notions, comme nous l’avons dit (quest. 32,
art. 3). Donc toutes les personnes peuvent être envoyées.
Réponse
à l’objection N°3 : La mission, en tant qu’elle implique procession de la part
de celui qui envoie, renferme dans sa signification une notion, non pas une
notion spéciale, mais une notion générale, celle de procéder, qui est commune à
deux autres notions.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 2, chap. 3) qu’il n’y a que le Père dont les Ecritures ne
disent point qu’il a été envoyé.
Conclusion
Le Père ne procédant pas d’un autre, on ne dit point qu’il est envoyé, il n’y a
que le Fils et le Saint-Esprit qui soient envoyés
parce qu’il n’y a qu’eux qui procèdent.
Il faut répondre que la mission
implique nécessairement procession, et nous avons dit (art. 1 et 2) qu’elle
implique dans la Trinité une procession d’origine. Par conséquent, le Père ne
procédant pas d’un autre, il ne peut être d’aucune manière envoyé ; il n’y a
que le Fils et le Saint-Esprit qui puissent être
envoyés, parce qu’il n’y a qu’eux qui procèdent.
Article
5 : Est-il convenable que le Fils soit invisiblement envoyé ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne convienne pas au Fils d’être invisiblement envoyé. Car
la mission invisible d’une personne divine a pour fin les dons de la grâce. Or,
tous les dons de la grâce appartiennent à l’Esprit-Saint,
d’après ce mot de l’Apôtre : C’est un
seul et même esprit qui opère tout en nous (1 Cor., 12, 11). Donc il n’y a que l’Esprit-Saint
qui soit envoyé invisiblement.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique tous les dons soient comme tels attribués à l’Esprit-Saint, parce qu’il a lui-même la nature du don
premier, selon qu’il est amour, comme nous l’avons dit (quest. 38, art. 1), il
y a néanmoins des dons qu’en raison de leur nature on attribue par
appropriation au Fils, et ce sont les dons qui se rapportent à l’intellect. La
mission du Fils se rapporte donc aussi à ces dons. De là, saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) que le Fils
est invisiblement envoyé à quelqu’un, lorsqu’il en est connu et goûté.
Objection
N°2. La mission de la personne divine a pour fin la grâce sanctifiante. Or, les
dons qui appartiennent à la perfection de l’intelligence ne sont pas des dons
qui viennent de la grâce sanctifiante, puisqu’on peut les avoir sans la
charité, d’après ces paroles de saint Paul : Quand j’aurais l’esprit de prophétie, que je connaîtrais tous les
mystères et toute science, quand j’aurais assez de foi pour transporter les
montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien (1 Cor., 13, 2). Le Fils procédant comme le Verbe de l’intellect, il
semble qu’il ne puisse pas être visiblement envoyé.
Réponse
à l’objection N°2 : La grâce rend l’âme conforme à Dieu. Ainsi, par là même
qu’une personne divine est envoyée à quelqu’un par la grâce, il faut que celui
qui l’a reçue soit rendu semblable à elle par l’opération de la grâce
elle-même. Et comme le Saint-Esprit est amour, l’âme
est assimilée à l’Esprit-Saint par le don de la
charité. C’est ce qui fait que la mission de l’Esprit-Saint
est considérée au point de vue de la charité. Or, le Fils est le Verbe, non pas
un verbe quelconque, mais le Verbe qui produit l’amour. C’est la pensée de
saint Augustin quand il dit (De Trin.,
liv. 9, chap. 10) : Le Verbe que nous nous efforçons de faire comprendre est
une connaissance unie à l’amour. Le Fils n’est donc pas envoyé dans le but de
perfectionner l’intelligence de toutes les manières, mais dans le dessein de la
préparer à produire des sentiments d’amour. Comme le dit saint Jean : Quiconque a écouté mon Père, et a appris,
est venu à moi (Jean, 6, 45). Et dans les Psaumes : Le feu me consumera dans ma méditation (Ps. 38, 4). C’est aussi le sens de ces paroles de saint Augustin,
que le Fils est envoyé quand il est connu par quelqu’un, et qu’il en est goûté
(percipitur).
Car le mot percipere
exprime une connaissance expérimentale, et c’est ce qu’on appelle à proprement
parler sagesse, c’est-à-dire science, pleine de saveur (D’après saint
Thomas, le mot sagesse (sapientia)
viendrait du mot sapida scientia, et
signifierait science pleine de saveur. Mais les interprètes ne sont pas
d’accord sur l’explication de cette étymologie (Voyez la Bible de Vence).),
d’après l’Ecclésiastique lui-même, qui dit que : La sagesse est ce que l’étymologie de son nom indique (6, 23).
Objection
N°3. La mission de la personne divine est une espèce de procession, comme nous
l’avons dit (art. 1 et 4). Or, la procession du Fils est autre que celle du
Saint-Esprit. Donc si l’un et l’autre sont envoyés, leur mission doit être
différente. D’ailleurs, l’une des deux serait superflue, puisque l’une d’elles
suffit à la sanctification des créatures.
Réponse
à l’objection N°3 : La mission implique l’origine de la personne envoyée et son
habitation en nous par la grâce, comme nous venons de le dire (dans le corps de
l’article et art. 1). Si on parle de la mission quant à l’origine, la mission du
Fils est distinguée de celle de l’Esprit-Saint, comme
la génération est distinguée de la procession. Mais si on la considère par
rapport à l’effet de la grâce, les deux missions sont communes pour la
production de la grâce elle-même, mais elles se distinguent dans leurs effets ;
1’une a pour objet d’éclairer l’intelligence, et l’autre d’enflammer la volonté
(Cette distinction n’a lieu toutefois qu’à notre point de vue, puisque ces
divers attributs ne sont affectés au Fils et au Saint-Esprit
que par appropriation.). Il est par là même évident qu’une mission ne peut
exister sans l’autre, puisque toutes les deux supposent la grâce sanctifiante,
et qu’une personne ne se sépare pas de l’autre dans la production de cette
grâce.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit de la sagesse : Envoyez-la de vos cieux qui sont saints, et du siège de votre grandeur
(Sag., 9, 10).
Conclusion
Puisque le Fils et le Saint-Esprit peuvent habiter
par la grâce dans l’esprit d’un être raisonnable et qu’ils procèdent d’un
autre, ils peuvent donc être l’un et l’autre invisiblement envoyés, mais le
Père ne peut pas l’être quoiqu’il habite en nous par la grâce avec la Trinité
tout entière.
Il
faut répondre que par la grâce sanctifiante la Trinité entière habite dans
notre esprit, suivant ces paroles de saint Jean : Nous irons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Jean, 14,
23). Pour qu’une personne divine soit envoyée invisiblement à quelqu’un, il
faut que cette personne ait une nouvelle manière d’habiter en nous, et qu’elle
procède d’une autre. Or, le Fils et le Saint-Esprit
réunissant l’un et l’autre cette double condition, il est donc convenable
qu’ils soient tous les deux invisiblement envoyés. Mais quoique le Père habite
en nous par la grâce, comme il ne procède pas d’un autre il ne peut être envoyé
(Il vient de lui-même, comme je l’ai dit (art. préc., réponse N°1).).
Article
6 : La mission invisible s’adresse-t-elle à tous ceux qui sont participants à
la grâce ?
Objection
N°1. Il semble que la mission invisible ne s’effectue pas pour tous ceux qui
sont participants de la grâce. Car les Pères de l’Ancien Testament furent
participants de la grâce, et il ne semble pas qu’une mission invisible leur ait
été faite, puisque saint Jean dit : L’Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus
n’avait pas encore été glorifié (Jean, 7, 39). Donc la mission invisible ne
s’est pas effectuée pour tous ceux qui ont participé à la grâce.
Réponse
à l’objection N°1 : La mission invisible a eu lieu envers les Pères de l’Ancien
Testament. De là saint Augustin dit (De
Trin., liv. 4, chap. 20) que, suivant que le Fils est envoyé invisiblement,
il est dans les hommes ou avec les hommes. Or, il a été de cette manière dans
les Pères et les prophètes de l’ancienne loi. Et quand on dit que le Saint-Esprit
n’était pas encore donné, on entend par là qu’il n’était pas donné
visiblement, comme au jour de la Pentecôte.
Objection
N°2. Le progrès dans la vertu ne s’opère que par la grâce. Or, la mission
invisible ne semble pas être la cause de ce progrès. Car le progrès dans la
vertu semble être continu, puisque toujours la charité augmente ou diminue, et
si la mission invisible en était cause elle devrait être continue elle-même.
Donc cette mission ne se fait pas pour tous ceux qui participent à la grâce.
Réponse
à l’objection N°2 : La mission invisible se fait en raison du progrès dans la
vertu ou de l’augmentation de la grâce. De là saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 20) que le Fils
est envoyé à chacun, puisque chacun le connaît et le perçoit, autant qu’on peut
le connaître et le percevoir en raison de la capacité de celui qui progresse en
Dieu ou de la perfection de son âme. Cependant la mission invisible se rapporte
particulièrement à cette augmentation de grâce quand une personne passe en progressant
à un nouvel acte ou à un nouvel état de grâce, comme il arrive par exemple
quand quelqu’un fait des progrès dans la grâce des miracles ou de la prophétie,
ou bien encore quand la ferveur de sa charité le porte à s’exposer au martyre,
à renoncer à ce qu’il possède ou à entreprendre quelque autre œuvre difficile.
Objection
N°3. Le Christ et les bienheureux ont la plénitude de la grâce. Or, il n’y a
pas de mission à leur égard. Car la mission s’adresse à ceux qui sont éloignés,
et le Christ en tant qu’homme ainsi que les bienheureux sont parfaitement unis
à Dieu. Donc la mission invisible n’a pas lieu pour tous ceux qui participent à
la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : A l’égard des bienheureux la mission invisible s’effectue
dès le principe même de leur béatitude. Dans la suite la mission invisible se
fait encore pour eux, non dans le but de leur communiquer la grâce, mais pour
leur révéler quelques nouveaux mystères que jusqu’alors ils ignoraient. Et il
en sera ainsi jusqu’au jour du jugement. Le progrès s’entend ici de la
diffusion de la grâce qui s’étend chaque jour à un plus grand nombre d’objets.
Pour le Christ la mission invisible s’est faite dès le commencement de sa
conception. Elle n’a pas eu lieu ensuite, parce que dès ce moment il a eu la
plénitude parfaite de la sagesse et de la grâce.
Objection
N°4. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la grâce. Cependant il n’y a
point à leur égard de mission invisible. Donc il n’y a pas de mission invisible
à l’égard de toutes les choses qui possèdent la grâce.
Réponse
à l’objection N°4 : La grâce est dans les sacrements de la loi nouvelle d’une
manière instrumentale, comme la forme d’un objet d’art est dans les instruments
dont l’artiste se sert pour le produire (Cette comparaison exprime le sentiment
de saint Thomas sur la manière dont les sacrements produisent la grâce. Il
prétend qu’ils la produisent physice, contrairement aux théologiens français, qui, pour
la plupart, soutiennent qu’ils la produisent moraliter.). Or, la mission n’a lieu
que par rapport au sujet qui en est le terme. Donc une personne divine n’est
pas envoyée pour les sacrements, mais pour ceux qui reçoivent par eux la grâce.
Mais
c’est le contraire. Car d’après saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4, et liv. 15, chap. 27), la mission
invisible a pour fin la sanctification de la créature. Or, toute créature qui a
la grâce est sanctifiée. Donc il y a mission invisible pour tous ceux qui sont
en cet état.
Conclusion
La mission invisible a lieu à l’égard de tous ceux qui participent à la grâce.
Il
faut répondre, comme nous l’avons dit (art. 3 à 5), que la mission implique par
sa nature que celui qui est envoyé commence d’être là où il n’était pas s’il
s’agit d’une créature, ou qu’il prenne une nouvelle manière d’existence là où
il était déjà, s’il s’agit de la mission d’une personne divine. Ainsi à l’égard
de celui qui est le but ou le terme de la mission il faut considérer deux
choses : premièrement la présence de la grâce qui habite en lui, secondement la
régénération qu’elle y opère. Pour tous ceux où l’on remarque ces deux choses
il y a une mission invisible.
Article
7 : Etait-il convenable que l’Esprit-Saint fût
visiblement envoyé ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne convienne pas à l’Esprit-Saint
d’être visiblement envoyé. Car on dit que le Fils est moins grand que le Père
quand on le considère comme ayant été visiblement envoyé dans le monde. Or, on
ne lit nulle part que l’Esprit-Saint soit moins grand
que le Père. Donc il n’est pas convenable de dire qu’il a été visiblement
envoyé.
Réponse
à l’objection N°1 : Le Fils s’est uni à la créature visible clans laquelle il
s’est manifesté à nous de manière à ne former avec elle qu’une seule personne,
de telle sorte que ce qu’on dit de la créature on puisse aussi le dire du Fils
de Dieu. Et c’est quand on le considère sous le rapport de la nature qu’il a
prise qu’on dit du Fils qu’il est moins grand que le Père. Mais, l’Esprit-Saint ne s’est pas uni à la créature visible dans
laquelle il s’est manifesté, de manière à ne former qu’une personne avec elle,
de telle façon que le prédicat de la créature lui convienne. C’est pour cette
raison qu’on ne peut pas dire qu’à cause de la créature visible il est moindre
que le Père.
Objection
N°2. La mission visible consiste à prendre la forme d’une créature visible,
comme le Fils a pris notre chair. Or, l’Esprit-Saint
n’a point pris la forme d’une créature visible. Car on ne peut pas dire qu’il
soit dans certaines créatures visibles d’une autre manière que dans d’autres,
sinon comme signe. C’est ainsi qu’il est dans les sacrements et qu’il a été
dans toutes les figures de l’Ancien Testament. Donc il n’est pas envoyé
visiblement, ou il faut entendre par sa mission visible sa présence dans les
sacrements et les figures.
Réponse
à l’objection N°2 : La mission visible de l’Esprit-Saint
ne se prend pas pour la vision imaginative qui est la vision prophétique. Car,
comme le dit saint Augustin (De Trin.,
liv. 2, chap. 6), la vision prophétique n’a point été produite aux yeux du
corps par des formes corporelles, mais elle avait lieu dans l’esprit par les
images spirituelles des corps. Ainsi tous ceux qui ont vu l’Esprit-Saint
ont vu de leurs yeux la colombe et le feu qui le représentaient. Ces formes
n’ont pas été non plus pour l’Esprit-Saint ce que la
pierre est pour le Fils quand il est dit : Le
Christ était la pierre. Cette pierre était préalablement une créature, et
c’est par manière d’action qu’elle a reçu le nom de Christ qu’elle signifiait,
tandis que la colombe et le feu ont tout à coup reçu l’être uniquement pour
signifier l’avènement de l’Esprit-Saint. Ces signes
paraissent néanmoins ressembler à la flamme qui apparut à Moïse dans le buisson
ardent, à la colonne qui guidait le peuple dans le désert, aux éclairs et aux
tonnerres qui se firent sur le Sinaï quand la loi fut donnée. Car la
manifestation sensible de ces prodiges n’eut lieu que pour signifier ou pour
prédire quelque chose. Ainsi donc la mission visible de l’Esprit-Saint
ne se confond ni avec les visions prophétiques qui frappèrent l’imagination et
non les sens, ni avec les signes surnaturels de l’Ancien et du Nouveau
Testament qui se composent de choses préexistantes qu’on a employées pour leur
donner une signification ; si on dit qu’il a été visiblement envoyé, on entend par
là qu’il s’est montré dans certaines créatures comme sous clés signes produits
spécialement pour sa manifestation.
Objection
N°3. Toute créature visible est un effet qui démontre la Trinité tout entière.
Donc l’Esprit-Saint n’est pas plus envoyé par les
créatures visibles qu’une autre personne.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique la Trinité tout entière ait produit ces créatures
visibles, néanmoins elles ont été faites dans le but de manifester spécialement
telle ou telle personne. Car, comme on donne au Père, au Fils et à l’Esprit-Saint des noms divins, de même ils ont pu se
manifester par des choses diverses quoiqu’il n’y ait entre eux ni séparation,
ni diversité.
Objection
N°4. Le Fils a été visiblement envoyé pour revêtir la plus cligne des créatures
visibles, c’est-à-dire la nature humaine. Si l’Esprit-Saint
est visiblement envoyé, il a donc dû être envoyé pour prendre la forme de
quelques créatures raisonnables.
Réponse
à l’objection N°4 : Il a fallu manifester que le Fils était l’auteur de la
sanctification, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est
pourquoi il a fallu que la mission visible du Fils se fît
au moyen d’une nature raisonnable qui fût elle-même capable d’agir, et qui pût être sanctifiée. Quant à la marque de la sanctification,
elle a pu être manifestée par toute autre créature (Remarquez cette différence
entre la manifestation du Fils et celle de l’Esprit-Saint.).
Il n’a pas été non plus nécessaire que la créature visible, formée à ce
dessein, fût unie à l’Esprit-Saint de manière à ne
produire avec lui qu’une seule personne, parce qu’il ne l’a pas prise pour
faire une chose, mais uniquement pour indiquer qu’elle était faite. C’est
pourquoi il n’est resté uni avec elle qu’autant de temps qu’il en a fallu à l’Esprit-Saint pour remplir son office.
Objection
N°5. Ce que la Divinité opère visiblement, elle le fait par le ministère des
anges, d’après saint Augustin (De Trin.,
liv. 3, chap. 4, 5 et 9). Donc, s’il y a eu des apparitions sous une forme
visible, elles ont eu lieu par l’intermédiaire des anges. Par conséquent ce
sont les anges qui sont envoyés et non l’Esprit-Saint.
Réponse
à l’objection N°5 : Ces créatures visibles ont été formées par le ministère des
anges, non pour représenter la personne d’un ange, mais la personne de l’Esprit-Saint. L’Esprit-Saint
étant dans ces créatures visibles comme l’objet représenté est dans le signe
qui le représente, c’est pour ce motif qu’on dit qu’elles servent à la mission
visible de l’Esprit-Saint et non à celle de l’ange.
Objection
N°6. Si l’Esprit-Saint est visiblement envoyé, ce
n’est que pour manifester son invisible mission, parce que les choses
invisibles sont manifestées par les choses visibles. Donc la mission visible
n’a pas dû s’effectuer à l’égard de ceux auxquels la mission invisible n’a pas
été faite, et tous ceux auxquels l’Esprit-Saint a été
invisiblement envoyé dans l’Ancien et le Nouveau Testament ont dû le recevoir
visiblement ; ce qui est évidemment faux. Donc l’Esprit-Saint
n’est pas visiblement envoyé.
Réponse
à l’objection N°6 : Il n’est pas nécessaire que la mission invisible soit
toujours manifestée par un signe extérieur. Comme le dit saint Paul : l’Esprit ne se manifeste que dans l’intérêt
des autres, c’est-à-dire de l’Eglise (1
Cor., 12, 7). Les signes visibles de cette nature servent à
l’affermissement de la foi et à sa propagation. C’est ce qui a été fait
principalement par le Christ et par les apôtres, d’après ces autres paroles de
saint Paul : La doctrine ayant été
premièrement annoncée par le Seigneur lui-même a été ensuite confirmée parmi
nous par ceux qui l’ont entendue de sa propre bouche (Héb., 2, 3). C’est pourquoi l’Esprit-Saint a
dû être visiblement envoyé au Christ, aux apôtres et aux premiers saints sur
lesquels l’Eglise est pour ainsi dire fondée, pour démontrer par cette mission
visible la mission invisible du Christ qui ne datait pas de ce moment, mais qui
avait eu lieu dès le commencement de sa conception. Il a été visiblement envoyé
au Christ dans son baptême sous la forme d’une colombe, qui est un animal
fécond, pour montrer qu’il y avait dans le Christ le pouvoir de donner la grâce
par la régénération spirituelle. C’est pourquoi l’Evangile ajoute : La voix du
Père a dit (Matth., 3, 17) : Celui-là est mon Fils bien-aimé, pour montrer que les autres
seraient régénérés à l’image de son Fils unique. Dans la transfiguration il a
pris la forme d’une nuée brillante pour montrer la diffusion de sa doctrine.
C’est pourquoi il est dit (Matth., 17, 5) : Ecoutez-le. Il a été envoyé aux apôtres
sous la forme d’un souffle pour montrer la puissance de leur ministère dans la
dispensation des sacrements. De là il leur a été dit (Jean, 20, 12) : Ceux auxquels vous remettrez les péchés, ils
leur seront remis. Il a pris ensuite la forme de langue de feu pour montrer
la charge qu’ils allaient remplir comme docteurs ; aussi est-il dit (Actes, 2, 4) qu’ils commencèrent à
parler diverses langues. L’Esprit-Saint n’a pas dû
être envoyé visiblement aux Pères de l’Ancien Testament, parce que le Fils
devait être visiblement envoyé avant l’Esprit-Saint,
puisque l’Esprit-Saint manifeste le Fils, comme le
Fils le Père. A la vérité les personnes divines ont apparu visiblement aux
patriarches de l’ancienne loi, mais on ne peut appeler ces apparitions des
missions visibles, parce qu’elles n’ont pas eu lieu, comme le remarque saint
Augustin (De Trin., liv. 2, chap.
17), pour indiquer que l’une de ces personnes habitait dans quelqu’un par sa
grâce, mais pour manifester autre chose.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans saint Matthieu (chap. 3) que l’Esprit-Saint descendit sous la forme d’une colombe sur Notre-Seigneur après qu’il fut baptisé.
Conclusion
Il a été convenable que le Fils et l’Esprit-Saint
fussent véritablement envoyés, le Fils comme auteur et l’Esprit-Saint
comme marque de la sanctification.
Il
faut répondre que Dieu pourvoit à tous les êtres de la manière la plus
convenable à leur nature. Or, il est naturel à l’homme d’être conduit par les
choses visibles à la connaissance des choses invisibles, comme nous l’avons dit
(quest. 12, art. 12). C’est pourquoi il a fallu que les secrets invisibles de
Dieu lui fussent manifestés par des choses visibles. Ainsi donc Dieu s’étant
montré lui-même, et ayant donné aux hommes une image des processions éternelles
des personnes divines par le moyen des créatures visibles, il était convenable
qu’il manifestât de la même manière leurs missions invisibles. Toutefois le
Fils ne devait pas se manifester comme le Saint-Esprit. Car l’Esprit-Saint procédant comme amour, doit être lui-même le
don de la sanctification, tandis que le Fils, qui est le principe de l’Esprit-Saint, doit être l’auteur de cette même
sanctification. C’est pourquoi le Fils a été visiblement envoyé comme l’auteur,
et l’Esprit-Saint comme la marque ou le signe de la
sanctification.
Article
8 : Une personne divine peut-elle être envoyée par une autre que par celle dont
elle procède éternellement ?
Objection
N°1. Il semble qu’une personne divine ne soit envoyée que par celle dont elle
procède éternellement. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 4, chap. ult.), le Père n’est envoyé par personne
parce qu’il ne procède de personne. Donc si une personne est envoyée par une
autre, c’est qu’elle en procède.
Objection
N°2. Celui qui envoie a autorité sur celui qui est envoyé. Or, à l’égard d’une
personne divine il ne peut y avoir d’autre autorité que celle qui résulte de
l’origine. Donc il faut que la personne qui est envoyée procède de celle qui
envoie.
Objection
N°3. Si une personne divine peut être envoyée par celui dont elle ne procède
pas, rien n’empêche de dire que l’Esprit-Saint est
donné par l’homme quoiqu’il ne procède pas de lui. Ce qui est contraire au
sentiment exprimé par saint Augustin (De
Trin., liv. 15, chap. 26). Donc une personne divine n’est jamais envoyée
que par celle dont elle procède.
Mais
c’est le contraire. Car, d’après Isaïe, le Fils est envoyé par l’Esprit-Saint, suivant ces paroles : Le Seigneur Dieu et son esprit m’a maintenant envoyé (Is., 48, 16). Or, le Fils ne procède pas de l’Esprit. Donc
une personne divine peut être envoyée par celle dont elle ne procède pas.
Conclusion
Si l’on considère la mission d’une personne divine par rapport au principe de
sa procession, la personne n’est envoyée que par celle dont elle procède
éternellement ; ainsi le Fils est envoyé parle Père, et l’Esprit-Saint
par le Père et le Fils.
Il
faut répondre qu’on a donné à cette question différentes solutions. Selon les
uns la personne n’est envoyée que par celle dont elle procède éternellement (Ce
sentiment est celui de tous les Pères en général, et ils se fondent dans leur
raisonnement sur ce que la mission suppose la procession. Ils entendent du
Christ comme homme les passages où il est dit dans l’Ecriture que le Christ a
été envoyé par l’Esprit-Saint (Voyez à ce sujet le P.
Petau, qui a recueilli leurs témoignages).). Dans ce
sentiment on dit que s’il est écrit que le Fils de Dieu a été envoyé par l’Esprit-Saint, il faut entendre ces paroles de la nature
humaine, parce que le Christ comme homme a été envoyé par l’Esprit-Saint
pour prêcher l’Evangile. D’un autre côté saint Augustin dit (De Trin., liv. 2, chap. 5) que le Fils
est envoyé et par soi et par l’Esprit-Saint, et que
réciproquement le Saint-Esprit a été envoyé par soi
et par le Fils, voulant signifier par là qu’il n’y a que les personnes procédantes qui puissent être envoyées, mais que chaque
personne peut envoyer. — Il y a du vrai dans ces deux sentiments. Car quand on
dit qu’une personne est envoyée on désigne par là que cette personne procède
d’une autre, et que sa mission a pour but un effet visible ou invisible. Ainsi
donc, si on désigne celui qui envoie comme le principe de la personne envoyée,
chaque personne n’envoie pas, il n’y a que celle qui est le principe d’une
autre. Dans ce sens le Fils n’est envoyé que par le Père et le Saint-Esprit n’est envoyé que par le Père et le Fils. Mais
si on regarde la personne qui envoie comme le principe de l’effet qui est le
but de la mission (Saint Augustin désigne ainsi sous le nom de mission l’effet
que la mission embrasse, et c’est dans ce sens qu’il dit que le Fils est envoyé
par lui-même (De Trin., liv. 2, chap.
5). Quant aux Pères qui disent que le Verbe a été envoyé par l’Esprit-Saint, on doit reconnaître que leur manière de
parler n’est pas très exacte. Tel est le langage de saint Ambroise (De fid., liv. 2, chap. 4 ; De
Spir. sanct., liv. 3,
chap. 1).), la Trinité entière envoie alors la personne envoyée. Mais l’homme
ne donne pas pour cela l’Esprit-Saint, parce qu’il ne
peut produire l’effet de la grâce. — Par là la solution des objections est
évidente (Ici se termine le traité de la sainte Trinité. On peut lire sur ce
traité : le livre de Tertullien contre Praxéas ;
celui de Novatien sur la Trinité ; les livres d’Eusèbe contre Marcel d’Ancyre ; les traités dogmatiques de saint Athanase ; les
douze livres de la Trinité de saint Hilaire ; les écrits de Victorin
et de Phébadius ; le traité de Didyme sur la divinité
du Saint-Esprit ; les ouvrages de saint Basile et de
saint Grégoire de Nysse contre Eunomius
; plusieurs discours de saint Grégoire de Nazianze ;
les livres de saint Augustin sur la Trinité et son traité contre Maximin Arien
; ceux de saint Fulgence, de Vigile de Tapse et de
saint Maxime sur la Trinité. Sur la question de la procession de l’Esprit-Saint on peut lire l’histoire de cette controverse
par Pierre Pithou, les Actes du concile de Florence et les traités d’Allatius.)
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.