Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 44 : De
la manière dont les créatures procèdent de Dieu et de la cause première de tous
les êtres
Après
avoir parlé des personnes divines il nous reste à examiner la procession des
créatures. Cette question peut être considérée sous trois aspects. Nous devons
traiter 1° de la production des créatures, 2° de leur distinction, 3° de leur
conservation et de leur gouvernement. Touchant la première de ces
considérations nous avons trois choses à rechercher : 1° quelle est la cause
première des êtres ; 2° de quelle manière les créatures procèdent de cette
cause ; 3° quel est le principe de leur durée. — A l’égard de la première de
ces questions, il y a quatre choses à demander : 1° Dieu est-il la cause
efficiente de tous les êtres ? (La question de la création, qui n’a été
comprise par aucun philosophe ancien, a donné lieu aux hérésies des gnostiques,
des manichéens, de Cérinthe, de Saturnin, des
albigeois, etc. Toutes ces erreurs trouvent ici leur réfutation.) — 2° La
matière première a-t-elle été créée par Dieu, ou est-elle un principe qui a
contribué comme lui à l’ordre actuel du monde ? (On entend par matière première
le premier des principes qui entrent dans la composition de chaque être. Elle
est susceptible de recevoir tous les genres de substance comme la cire peut
recevoir toutes les figures. Parmi les philosophes et les hérétiques, les uns
ont dit que la matière était mauvaise et qu’elle venait du mauvais principe ;
les autres ont prétendu qu’elle était Dieu ; ceux-ci ont dit qu’elle était
éternelle, ceux-là l’ont mise en lutte avec Dieu.) — 3° Dieu est-il la cause
exemplaire de tous les êtres, ou y a-t-il en dehors de lui d’autres types ? (Cet
article est une réfutation de Platon, qui faisait des idées les types des
choses, et qui les supposait indépendantes de Dieu. L’Ecriture
est opposée à ce sentiment (Voy Is.
chap. 40 ; 1 Cor., chap. 2 ; Rom., 11, 34-36) : Car qui a connu la pensée du Seigneur ? ou qui
a été son conseiller ? … car c’est de
lui, et par lui et en lui que sont toutes choses.) — 4° Dieu est-il la
cause finale de toutes choses ? (Amaury prétendait que Dieu est la fin de
toutes choses, c’est-à-dire que tout vient de lui et que tout retourne en lui,
de manière à ne former avec lui qu’un seul et même être. Ce sens, qui est celui
de tous les panthéistes, se trouve ici écarté par saint Thomas.)
Article
1 : Est-il nécessaire que tout être ait été créé par Dieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire que tout être ait été créé par
Dieu. Car rien n’empêche qu’une chose existe sans ce qui n’est pas de son
essence. Ainsi l’homme peut exister sans la blancheur. Or, le rapport de
l’effet à la cause ne semble pas être de l’essence des êtres, parce qu’on peut
comprendre des êtres sans ce rapport. Ils peuvent donc exister sans lui, et par
conséquent rien n’empêche qu’il y ait des êtres qui n’ont pas été créés par
Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique le rapport de l’effet à la cause n’entre pas dans
la définition de l’être qui a été produit par un autre, cependant ce rapport
est une conséquence nécessaire des choses qui sont de cette nature. Car par là
même qu’un être n’existe que par participation il s’ensuit qu’il a été produit
par un autre. Un être de cette nature ne peut donc exister qu’il n’ait été
produit, comme l’homme ne peut exister sans avoir la faculté de rire. Mais
parce qu’il n’est pas absolument de l’essence de l’être d’être produit par un
autre, il y a un être qui est cause sans être effet.
Objection
N°2. Un être n’a besoin d’une cause efficiente que pour exister. Par conséquent
ce qui ne peut pas ne pas être n’a pas besoin de cause efficiente. Or, il n’y a
pas d’être nécessaire qui puisse ne pas être, parce que par là même qu’il est
nécessaire qu’il existe, il ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu’il y a dans
le monde beaucoup d’êtres nécessaires, il semble que tous les êtres n’ont pas
été créés par Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : Quelques philosophes frappés de ce raisonnement ont supposé
à la vérité que ce qui est nécessaire n’a pas de cause, comme il est dit dans
Aristote (Phys., liv. 8, text. 46). Mais la fausseté de ce principe se remarque
évidemment dans les sciences de démonstration où des principes nécessaires sont
causes de conclusions qui sont nécessaires aussi. C’est pourquoi Aristote dit (Met., liv. 5, text.
6) qu’il y a des choses nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. On n’a
donc pas seulement besoin de recourir à la cause efficiente parce qu’un effet
peut ne pas être, mais parce qu’il ne serait pas si la cause n’existait pas
elle-même. Car cette proposition conditionnelle est vraie, soit que
l’antécédent et le conséquent soient possibles, soit qu’ils soient impossibles.
Objection
N°3. Tout ce qui est produit par une cause peut être démontré par cette cause
même. Or, dans les mathématiques on ne démontre rien par la cause efficiente (Causam agentem, que
j’ai traduit par cause efficiente, d’après le contexte, quoique en se reportant
au texte d’Aristote on trouve qu’il a voulu dire : qu’on ne démontre rien, dans
les sciences mathématiques, au moyen de la cause du mouvement.), comme le dit
Aristote (Met., liv. 3, text. 4). Donc tous les êtres ne procèdent pas de Dieu
comme de la cause qui les produit.
Réponse
à l’objection N°3 : Les mathématiques sont considérées comme des abstractions
de la raison, quoiqu’elles ne soient pas abstraites quant à leur être
(C’est-à-dire que selon qu’elles existent dans la nature des choses elles ont
une cause.). Car toute chose doit avoir une cause efficiente en raison de ce
qu’elle existe. Ainsi quoique les mathématiques aient une cause efficiente,
cependant la science ne les considère pas suivant le rapport qu’elles ont avec
cette cause ; c’est pourquoi clans ces sciences on ne démontre rien par la
cause efficiente.
Mais
c’est le contraire. Car saint Paul a dit (Rom.,
11, 36) : Tout est de lui, par lui et en
lui.
Conclusion
Puisque Dieu est l’être subsistant et que cet être est unique, il faut
nécessairement que tout être quel qu’il soit procède de lui.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire que tout être quel qu’il soit procède de
Dieu. Car si un être participe de quelque manière à une vertu quelconque, il
faut qu’il ait reçu cette vertu de celui qui la possède essentiellement. Ainsi
le fer n’est échauffé que par le feu. Or, nous avons prouvé (quest. 3, art. 4),
en traitant de la simplicité de Dieu, qu’il est l’être subsistant par lui-même.
Et plus loin nous avons vu (quest. 11, art. 3 et 4) que l’être qui subsiste par
lui-même ne peut se concevoir qu’autant qu’il est un, comme la blancheur, si
elle subsistait par elle-même, serait nécessairement une, puisque les
applications de cette couleur se multiplient en raison des objets qui la
reçoivent. Il faut donc que tous les êtres qui ne sont pas Dieu ne subsistent
pas par eux-mêmes et qu’ils reçoivent ce qu’ils possèdent d’être par
participation. Et il est nécessaire que tous ces êtres qui sont plus ou moins
parfaits en raison de la mesure de cette participation aient pour cause un être
premier qui soit souverainement parfait. C’est ce qui a fait dire à Platon
qu’il est nécessaire de placer l’unité avant toute multiplicité (Voyez le Parménide de Platon.), et à Aristote (Met., liv. 2, text.
4) que ce qui est l’être absolu et la vérité souveraine est la cause de tout
être et de toute vérité ; comme ce qui est chaud par excellence est la cause de
toute chaleur.
Article
2 : La matière première a-t-elle été créée par Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que la matière première n’ait pas été créée par Dieu. Car tout
ce qui est créé se compose d’un sujet et de quelque autre chose, d’après
Aristote (Phys., liv. 1, text. 62). Or, la matière première n’a pas de sujet. Donc
elle ne peut avoir été créée par Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote parle en cet endroit de faire une chose
particulière ; ce qui consiste à substituer une forme à une autre, qu’elle soit
accidentelle ou substantielle. Mais ici nous parlons des choses suivant
qu’elles émanent du principe universel des êtres. La matière est comprise dans
cette émanation primitive, tandis qu’elle ne l’est pas dans le genre de
formation ou de production dont parle Aristote.
Objection
N°2. L’activité et la passivité sont corrélativement opposées l’une à l’autre.
Or, comme Dieu est le premier principe actif, de même la matière est le premier
principe passif. Donc Dieu et la matière première sont deux principes
corrélativement opposés l’un à l’autre, et par conséquent l’un ne procède pas
de l’autre.
Réponse
à l’objection N°2 : La passivité est l’effet de l’activité. D’où il est naturel
que le principe premier passif soit l’effet du principe premier actif. Car tout
ce qui est imparfait a pour cause ce qui est parfait, et c’est pour cela, comme
le dit Aristote (Met., liv. 12, text. 40), qu’il faut que le principe premier ait une
perfection infinie.
Objection
N°3. Tout agent produit son semblable. Et comme un agent n’agit qu’autant qu’il
est en acte, il s’ensuit que tout ce qu’il fait est de quelque manière en acte.
Or, la matière première n’existe qu’en puissance tant qu’elle est à son état
primitif. Donc il est contraire à sa nature qu’elle ait été faite ou créée.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette raison ne prouve pas que la matière n’a pas été
créée, mais qu’elle n’a pas été créée sans une forme. Car quoique tout ce qui a
été créé soit en acte, ce n’est cependant pas un acte
pur. Il faut donc que même ce que l’être a en puissance ait été créé, puisque
tout ce qui constitue son être l’a été.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Conf., liv. 12, chap. 7) : Vous
avez fait deux choses, Seigneur : l’une est près de vous, c’est l’ange ;
l’autre est près du néant, c’est la matière première.
Conclusion
Il est nécessaire que la matière première ait été créée par la cause
universelle de tous les êtres, qui est Dieu.
Il
faut répondre que les philosophes anciens n’ont pénétré dans la connaissance de
la vérité que peu à peu et pour ainsi dire à tâtons. Dans le commencement,
lorsqu’ils étaient absolument grossiers, ils pensaient qu’il n’y avait pas d’autres
êtres que les corps sensibles (Les premiers philosophes indiquèrent en effet
comme principes des choses les éléments matériels. Ainsi Thaïes dit que c’est
l’eau, Anaximène l’air, Heraclite le feu, qui est le
premier principe des choses.). Ceux d’entre eux qui admettaient dans les corps
le mouvement ne le considéraient que d’après quelques accidents. Ils
l’expliquaient, par exemple, par la rareté et la densité de la matière, par
l’agrégation et la désagrégation des parties (Saint Thomas fait sans doute
allusion au système d’Empédocle dont parlent Diog. Lært. (liv. 8, seq. 76), et Plutarque (De
placit. phil., liv. 1, chap.
5).). Et comme ils supposaient que la substance des corps était elle-même
incréée, ils recherchaient les causes de ces changements accidentels et leur
assignaient, par exemple, l’amitié, l’antipathie, l’intelligence ou toute autre
cause morale (D’après Empédocle, ce sont en effet l’amour et la discorde qui
ont débrouillé le chaos que formaient primitivement les parcelles primitives des
quatre éléments qu’il divinise.). Plus tard ils arrivèrent à distinguer
rationnellement la forme substantielle de la matière qu’ils supposaient incréée
; ils reconnurent alors que la transformation a lieu dans les corps suivant
leurs formes essentielles. Ils assignèrent donc à ces transformations des
causes plus générales qu’elles : ce fut d’après Aristote le cercle oblique (Aristote
explique le monde par la corruption et la génération qu’il suppose
perpétuelles, et pour expliquer comment les choses vont de l’une à l’autre de
ces deux alternatives, il a recours à un double mouvement, et c’est ce double
mouvement qu’il appelle le cercle oblique (Voyez ce traité, liv. 2, chap. 10,
Ed. de Duval).) (De Gen.,
liv. 2, text. 56), et d’après Platon, les idées. Mais
il faut observer que la matière est restreinte par la forme à produire une
espèce déterminée, comme la substance d’une espèce quelconque est restreinte
par l’accident qui lui survient à une certaine manière d’être ; c’est ainsi que
l’homme est restreint par la qualité de blanc. Aristote et Platon n’ont donc
considéré l’un et l’autre l’être qu’à un point de vue particulier, en tant
qu’il est tel ou tel être, et c’est pour ce motif qu’ils n’ont assigné aux
choses que des causes efficientes particulières (Ils ne connurent ni l’un ni
l’autre le dogme de la création, et c’est pour ce motif qu’à l’exemple de
Platon les philosophes grecs ne donnèrent pas à Dieu le titre de créateur, mais seulement celui d’ordonnateur (opifex). La plupart crurent qu’il
était seulement l’auteur de la forme et non de la matière.). Quelques-uns enfin
s’élevèrent jusqu’à la considération de l’être en tant qu’être, et ils
recherchèrent dès lors non seulement la cause de telle ou telle chose, mais la
cause absolue des êtres. Or, la cause absolue des choses en tant qu’êtres doit
être la cause non seulement des modifications qu’elles reçoivent de leurs
formes accidentelles, ainsi que de leurs formes substantielles, mais encore de
tout ce qui constitue leur être de quelque manière. C’est pourquoi on est
obligé d’admettre que la matière première a été créée par la cause universelle
des êtres.
Article
3 : La cause exemplaire est-elle hors de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que la cause exemplaire soit hors de Dieu. Car l’effet de la
cause exemplaire ressemble à l’exemplaire lui-même. Or, les créatures sont loin
de ressembler à Dieu. Donc Dieu n’est pas leur cause exemplaire.
Réponse
à l’objection N°1 : Si les créatures ne peuvent être semblables à Dieu en
nature comme des êtres de même espèce, tels que le Fils et le Père, cependant
elles peuvent lui ressembler en représentant l’idée qu’il a dans son
entendement. C’est ainsi qu’une maison matérielle ressemble à la maison qu’un
architecte a conçue dans son esprit.
Objection
N°2. Tout ce qui existe par participation se ramène à une chose qui existe par
elle-même : ainsi ce qui est enflammé se ramène au feu, comme nous l’avons dit
(art. 1). Or, tous les êtres qui tombent sous les sens n’existent que parce
qu’ils participent à une espèce quelconque. Car dans les choses sensibles on ne
trouve pas seulement ce qui appartient à la nature de l’espèce, mais il y a des
principes d’individualité qui s’adjoignent aux principes de l’espèce elle-même.
On est donc contraint d’admettre des espèces qui existent par elles-mêmes,
comme l’homme absolu (per se), le cheval absolu (per se), etc. (Ce raisonnement est celui de
Platon, c’est la base de toute sa théorie.). On appelle ces espèces des
exemplaires. Par conséquent, il y a en dehors de Dieu des causes exemplaires.
Réponse
l’objection N°2 : Il est dans la nature de l’homme d’exister matériellement.
Par conséquent on ne peut trouver d’homme qui soit sans matière. Ainsi donc
quoique tel homme en particulier existe par la participation de l’espèce,
cependant on ne peut le ramener à quelque chose qui existe par lui-même dans la
même espèce, mais on le rapporte à une espèce supérieure, comme sont les
substances séparées. On peut faire le même raisonnement à l’égard de toutes les
choses sensibles.
Objection
N°3. Les sciences et les définitions ont pour objet les espèces, non selon
qu’elles existent en particulier, parce que la science et la définition ne
peuvent avoir pour objet des choses particulières (Platon recommandait à ses
disciples de ne pas s’inquiéter des termes particuliers, individuels, qui sont
au-dessous de l’espèce, parce que ces termes sont infinis et qu’ils ne peuvent
être l’objet de la science (Phéd., p. 97 et 110 ; Répub., liv. 6, p. 62, trad. de
M. Cousin). Aristote dit la même chose du particulier, mais à un autre point de
vue (Dern. analyt., liv. 1, chap. 25).). Donc il y a des êtres qui ne
sont pas des êtres ou des espèces particulières, et ce sont ces êtres qu’on
appelle des exemplaires. Donc il y a en dehors de Dieu, etc.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique toute science et toute définition ne porte que sur
les êtres, cependant il n’est pas nécessaire que les choses existent en réalité
telles qu’elles sont dans notre esprit lorsqu’il les comprend. Car par la vertu
de notre intelligence nous abstrayons les espèces universelles des êtres
particuliers ; il n’est cependant pas nécessaire pour cela que l’universel
subsiste en dehors du particulier comme le type ou l’exemplaire des choses
particulières.
Objection
N°4. Saint Denis paraît être du même sentiment quand il dit (De div. nom., chap. 5) que celui qui a l’être
par lui-même a la priorité sur celui qui a la vie par lui-même et sur celui qui
a la sagesse par lui-même.
Réponse
à l’objection N°4 : Saint Denis appelle quelquefois Dieu celui qui a la vie par
lui-même, la sagesse par lui-même. Quelquefois il donne ces noms aux choses qui
ont reçu de Dieu ces vertus, mais il ne regarde pas la vie absolue, la sagesse
absolue, comme des choses subsistantes, tel que d’anciens philosophes l’ont
supposé (Il évite ainsi ce qu’il y a d’extrême dans le sentiment des
platoniciens.).
Mais
c’est le contraire. Car l’exemplaire est la même chose que l’idée. Or, d’après
saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 46), les idées sont
les formes principales que l’intelligence divine renferme (Saint Augustin avait
pris dans la doctrine de Platon ce qu’il y a de bon ; saint Thomas s’approprie
la philosophie d’Aristote, tout en l’épurant, et comme il suit en même temps
saint Augustin, Platon et Aristote trouvent ainsi en lui un génie conciliateur.).
Donc les exemplaires des choses ne sont pas hors de Dieu.
Conclusion
Puisque c’est à la sagesse divine qu’il appartient de déterminer la forme
naturelle des êtres, on doit dire que Dieu est le premier exemplaire de toutes
choses.
Il
faut répondre que Dieu est la première cause exemplaire de toutes choses. Pour
le comprendre clairement, il faut remarquer que pour produire une chose on a
besoin nécessairement d’un exemplaire afin de donner à l’effet une forme
déterminée. Car un artisan ne peut donner à la matière une forme déterminée que
parce qu’il a en vue un type ou un modèle qu’il reproduit, soit que ce modèle
existe extérieurement sous ses yeux, soit qu’il l’ait intérieurement conçu dans
son esprit. Or, il est évident que ce qui est produit naturellement reçoit une
forme déterminée. Il faut donc que la détermination de ces formes remonte à la
sagesse divine comme à leur premier principe, puisque c’est elle qui a imaginé
l’ordre de l’univers qui consiste dans la distinction des êtres. C’est pourquoi
on est obligé de reconnaître que les raisons de toutes choses sont en elle, et
que ces raisons sont, comme nous l’avons dit (quest. 15, art. 1), les idées ou
les formes exemplaires qui existent dans l’esprit de la Divinité. Et quoique
ces formes soient multiples suivant les rapports qu’elles ont avec les choses
qu’elles représentent, néanmoins elles ne sont pas en réalité autre chose que
l’essence divine, parce que sa ressemblance peut être diversement reproduite
par les êtres en raison de la manière dont ils participent à sa nature. Ainsi
donc Dieu est le premier exemplaire de toutes choses. On peut aussi dire que
dans les créatures il y en a qui servent de types ou de modèles aux autres,
parce qu’il y en a qui sont faites à l’image des autres, soit parce qu’elles
sont de la même espèce, soit parce qu’elles les imitent sous certain rapport.
Article
4 : Dieu est-il la cause finale de toutes choses ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas la cause finale de toutes choses. Car il
semble qu’il n’y a que l’être qui a besoin d’une fin qui agisse en vue d’elle.
Or, Dieu n’a pas besoin d’une fin. Donc il n’est pas possible qu’il agisse pour
une fin quelconque.
Réponse
à l’objection N°1 : Il n’y a qu’un agent imparfait qui agisse parce qu’il a
besoin de quelque chose, et il est alors dans la nature de cet agent d’agir et
de pâtir tout à la fois, mais il n’en peut être ainsi de Dieu. Il est le seul
de tous les êtres qui soit souverainement libéral, parce qu’il n’agit point
pour son utilité, mais uniquement par bonté.
Objection
N°2. La fin de la génération, la forme de l’être engendré et l’agent ne peuvent
se rapporter au même sujet numériquement, d’après Aristote (Phys., liv. 2, text.
70), parce que la fin de la génération est la forme de l’être engendré. Or,
Dieu est l’agent premier de toutes choses. Donc il n’en peut être la cause
finale.
Réponse
à l’objection N°2 : La forme de l’être engendré n’est la fin de la génération
qu’autant qu’elle est la ressemblance de la forme de celui qui engendre, parce
que celui qui engendre tend toujours à communiquer sa forme. Autrement la forme
de l’être engendré serait plus noble que celui qui engendre, puisque la fin est
plus noble que les moyens.
Objection
N°3. Tous les êtres recherchent leur fin. Or, tous les êtres ne recherchent pas
Dieu, puisque tous ne le connaissent pas. Donc Dieu n’est pas la fin de tous
les êtres.
Réponse
à l’objection N°3 : Tous les êtres recherchent Dieu comme leur fin, en
recherchant tout ce qui est bon, soit par l’appétit intelligentiel,
soit par l’appétit sensitif, soit par l’appétit naturel qui est dépourvu de
connaissance (Cet appétit naturel n’est rien autre chose que les lois
auxquelles obéissent tous les êtres physiques qui n’ont pas de connaissance.).
Car il n’y a de bon et de digne d’être recherché que ce qui participe à la
ressemblance de Dieu.
Objection
N°4. La cause finale est la première des causes. Donc si Dieu est cause
efficiente et cause finale, il s’ensuit qu’il y a en lui un avant et un après,
ce qui est impossible.
Réponse
à l’objection N°4 : Dieu étant la cause efficiente, exemplaire et finale de
toutes choses et la matière première ayant été créée par lui, il s’ensuit qu’il
est en réalité le principe unique de tout ce qui existe. Mais rien n’empêche
qu’en lui nous ne distinguions rationnellement beaucoup de choses dont l’une
est, dans l’ordre de nos connaissances, antérieure aux autres (Dans l’article
précédent, saint Thomas redressait les erreurs de Platon sur les idées ; ici il
redresse la théorie d’Aristote sur la cause finale, parce que le Dieu
d’Aristote, bien qu’il soit le principe et la fin de toutes choses, n’est ni
omniscient, ni tout-puissant (Voy. la Met. d’Aristote).).
Mais
c’est le contraire. Car il est dit au livre des Proverbes (14, 4) que le Seigneur a tout fait pour lui-même.
Conclusion
Puisque Dieu est l’agent premier, il est nécessaire qu’il soit aussi la fin première de toutes choses.
Il
faut répondre que tout agent agit pour une fin. Autrement son action ne
produirait pas plutôt une chose qu’une autre, sinon fortuitement. Or, la fin de
l’agent est toujours la même que celle du patient (Agir et pâtir, activité et
passivité, ce sont des termes corrélatifs, et c’est dans le même sens qu’il
faut entendre ici l’agent et le patient.), mais le rapport diffère. Car
l’effet que l’agent veut imprimer est le même que celui que le patient veut
recevoir. A la vérité il y a des êtres qui sont tout à la fois agents et
patients, mais ce sont des êtres imparfaits qui tout en agissant se proposent
d’acquérir quelque chose. L’agent premier qui est purement actif n’agit pas en
vue d’acquérir une fin quelconque, il n’a d’autre intention que de communiquer
sa perfection qui est sa bonté (Ainsi la fin que Dieu se propose n’est pas
extrinsèque ou distincte de lui, mais elle est intrinsèque. C’est sa bonté, et
sa bonté est son essence. Cajétan, les théologiens de
Salamanque, Sylvius et une foule d’autres théologiens sont du sentiment de
saint Thomas.). Chaque créature se propose aussi d’arriver à la perfection de
sa nature qui est l’image de la perfection et de la bonté de Dieu. Ainsi donc
la bonté divine est la fin de toutes choses.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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la morale catholique et des lois justes.