Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 44 : De la manière dont les créatures procèdent de Dieu et de la cause première de tous les êtres

 

          Après avoir parlé des personnes divines il nous reste à examiner la procession des créatures. Cette question peut être considérée sous trois aspects. Nous devons traiter 1° de la production des créatures, 2° de leur distinction, 3° de leur conservation et de leur gouvernement. Touchant la première de ces considérations nous avons trois choses à rechercher : 1° quelle est la cause première des êtres ; 2° de quelle manière les créatures procèdent de cette cause ; 3° quel est le principe de leur durée. — A l’égard de la première de ces questions, il y a quatre choses à demander : 1° Dieu est-il la cause efficiente de tous les êtres ? (La question de la création, qui n’a été comprise par aucun philosophe ancien, a donné lieu aux hérésies des gnostiques, des manichéens, de Cérinthe, de Saturnin, des albigeois, etc. Toutes ces erreurs trouvent ici leur réfutation.) — 2° La matière première a-t-elle été créée par Dieu, ou est-elle un principe qui a contribué comme lui à l’ordre actuel du monde ? (On entend par matière première le premier des principes qui entrent dans la composition de chaque être. Elle est susceptible de recevoir tous les genres de substance comme la cire peut recevoir toutes les figures. Parmi les philosophes et les hérétiques, les uns ont dit que la matière était mauvaise et qu’elle venait du mauvais principe ; les autres ont prétendu qu’elle était Dieu ; ceux-ci ont dit qu’elle était éternelle, ceux-là l’ont mise en lutte avec Dieu.) — 3° Dieu est-il la cause exemplaire de tous les êtres, ou y a-t-il en dehors de lui d’autres types ? (Cet article est une réfutation de Platon, qui faisait des idées les types des choses, et qui les supposait indépendantes de Dieu. L’Ecriture est opposée à ce sentiment (Voy Is. chap. 40 ; 1 Cor., chap. 2 ; Rom., 11, 34-36) : Car qui a connu la pensée du Seigneur ? ou qui a été son conseiller ? car c’est de lui, et par lui et en lui que sont toutes choses.) — 4° Dieu est-il la cause finale de toutes choses ? (Amaury prétendait que Dieu est la fin de toutes choses, c’est-à-dire que tout vient de lui et que tout retourne en lui, de manière à ne former avec lui qu’un seul et même être. Ce sens, qui est celui de tous les panthéistes, se trouve ici écarté par saint Thomas.)

 

Article 1 : Est-il nécessaire que tout être ait été créé par Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire que tout être ait été créé par Dieu. Car rien n’empêche qu’une chose existe sans ce qui n’est pas de son essence. Ainsi l’homme peut exister sans la blancheur. Or, le rapport de l’effet à la cause ne semble pas être de l’essence des êtres, parce qu’on peut comprendre des êtres sans ce rapport. Ils peuvent donc exister sans lui, et par conséquent rien n’empêche qu’il y ait des êtres qui n’ont pas été créés par Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique le rapport de l’effet à la cause n’entre pas dans la définition de l’être qui a été produit par un autre, cependant ce rapport est une conséquence nécessaire des choses qui sont de cette nature. Car par là même qu’un être n’existe que par participation il s’ensuit qu’il a été produit par un autre. Un être de cette nature ne peut donc exister qu’il n’ait été produit, comme l’homme ne peut exister sans avoir la faculté de rire. Mais parce qu’il n’est pas absolument de l’essence de l’être d’être produit par un autre, il y a un être qui est cause sans être effet.

 

          Objection N°2. Un être n’a besoin d’une cause efficiente que pour exister. Par conséquent ce qui ne peut pas ne pas être n’a pas besoin de cause efficiente. Or, il n’y a pas d’être nécessaire qui puisse ne pas être, parce que par là même qu’il est nécessaire qu’il existe, il ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu’il y a dans le monde beaucoup d’êtres nécessaires, il semble que tous les êtres n’ont pas été créés par Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Quelques philosophes frappés de ce raisonnement ont supposé à la vérité que ce qui est nécessaire n’a pas de cause, comme il est dit dans Aristote (Phys., liv. 8, text. 46). Mais la fausseté de ce principe se remarque évidemment dans les sciences de démonstration où des principes nécessaires sont causes de conclusions qui sont nécessaires aussi. C’est pourquoi Aristote dit (Met., liv. 5, text. 6) qu’il y a des choses nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. On n’a donc pas seulement besoin de recourir à la cause efficiente parce qu’un effet peut ne pas être, mais parce qu’il ne serait pas si la cause n’existait pas elle-même. Car cette proposition conditionnelle est vraie, soit que l’antécédent et le conséquent soient possibles, soit qu’ils soient impossibles.

 

          Objection N°3. Tout ce qui est produit par une cause peut être démontré par cette cause même. Or, dans les mathématiques on ne démontre rien par la cause efficiente (Causam agentem, que j’ai traduit par cause efficiente, d’après le contexte, quoique en se reportant au texte d’Aristote on trouve qu’il a voulu dire : qu’on ne démontre rien, dans les sciences mathématiques, au moyen de la cause du mouvement.), comme le dit Aristote (Met., liv. 3, text. 4). Donc tous les êtres ne procèdent pas de Dieu comme de la cause qui les produit.

          Réponse à l’objection N°3 : Les mathématiques sont considérées comme des abstractions de la raison, quoiqu’elles ne soient pas abstraites quant à leur être (C’est-à-dire que selon qu’elles existent dans la nature des choses elles ont une cause.). Car toute chose doit avoir une cause efficiente en raison de ce qu’elle existe. Ainsi quoique les mathématiques aient une cause efficiente, cependant la science ne les considère pas suivant le rapport qu’elles ont avec cette cause ; c’est pourquoi clans ces sciences on ne démontre rien par la cause efficiente.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Paul a dit (Rom., 11, 36) : Tout est de lui, par lui et en lui.

 

          Conclusion Puisque Dieu est l’être subsistant et que cet être est unique, il faut nécessairement que tout être quel qu’il soit procède de lui.

          Il faut répondre qu’il est nécessaire que tout être quel qu’il soit procède de Dieu. Car si un être participe de quelque manière à une vertu quelconque, il faut qu’il ait reçu cette vertu de celui qui la possède essentiellement. Ainsi le fer n’est échauffé que par le feu. Or, nous avons prouvé (quest. 3, art. 4), en traitant de la simplicité de Dieu, qu’il est l’être subsistant par lui-même. Et plus loin nous avons vu (quest. 11, art. 3 et 4) que l’être qui subsiste par lui-même ne peut se concevoir qu’autant qu’il est un, comme la blancheur, si elle subsistait par elle-même, serait nécessairement une, puisque les applications de cette couleur se multiplient en raison des objets qui la reçoivent. Il faut donc que tous les êtres qui ne sont pas Dieu ne subsistent pas par eux-mêmes et qu’ils reçoivent ce qu’ils possèdent d’être par participation. Et il est nécessaire que tous ces êtres qui sont plus ou moins parfaits en raison de la mesure de cette participation aient pour cause un être premier qui soit souverainement parfait. C’est ce qui a fait dire à Platon qu’il est nécessaire de placer l’unité avant toute multiplicité (Voyez le Parménide de Platon.), et à Aristote (Met., liv. 2, text. 4) que ce qui est l’être absolu et la vérité souveraine est la cause de tout être et de toute vérité ; comme ce qui est chaud par excellence est la cause de toute chaleur.

 

Article 2 : La matière première a-t-elle été créée par Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que la matière première n’ait pas été créée par Dieu. Car tout ce qui est créé se compose d’un sujet et de quelque autre chose, d’après Aristote (Phys., liv. 1, text. 62). Or, la matière première n’a pas de sujet. Donc elle ne peut avoir été créée par Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle en cet endroit de faire une chose particulière ; ce qui consiste à substituer une forme à une autre, qu’elle soit accidentelle ou substantielle. Mais ici nous parlons des choses suivant qu’elles émanent du principe universel des êtres. La matière est comprise dans cette émanation primitive, tandis qu’elle ne l’est pas dans le genre de formation ou de production dont parle Aristote.

 

          Objection N°2. L’activité et la passivité sont corrélativement opposées l’une à l’autre. Or, comme Dieu est le premier principe actif, de même la matière est le premier principe passif. Donc Dieu et la matière première sont deux principes corrélativement opposés l’un à l’autre, et par conséquent l’un ne procède pas de l’autre.

          Réponse à l’objection N°2 : La passivité est l’effet de l’activité. D’où il est naturel que le principe premier passif soit l’effet du principe premier actif. Car tout ce qui est imparfait a pour cause ce qui est parfait, et c’est pour cela, comme le dit Aristote (Met., liv. 12, text. 40), qu’il faut que le principe premier ait une perfection infinie.

 

          Objection N°3. Tout agent produit son semblable. Et comme un agent n’agit qu’autant qu’il est en acte, il s’ensuit que tout ce qu’il fait est de quelque manière en acte. Or, la matière première n’existe qu’en puissance tant qu’elle est à son état primitif. Donc il est contraire à sa nature qu’elle ait été faite ou créée.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette raison ne prouve pas que la matière n’a pas été créée, mais qu’elle n’a pas été créée sans une forme. Car quoique tout ce qui a été créé soit en acte, ce n’est cependant pas un acte pur. Il faut donc que même ce que l’être a en puissance ait été créé, puisque tout ce qui constitue son être l’a été.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Conf., liv. 12, chap. 7) : Vous avez fait deux choses, Seigneur : l’une est près de vous, c’est l’ange ; l’autre est près du néant, c’est la matière première.

 

          Conclusion Il est nécessaire que la matière première ait été créée par la cause universelle de tous les êtres, qui est Dieu.

          Il faut répondre que les philosophes anciens n’ont pénétré dans la connaissance de la vérité que peu à peu et pour ainsi dire à tâtons. Dans le commencement, lorsqu’ils étaient absolument grossiers, ils pensaient qu’il n’y avait pas d’autres êtres que les corps sensibles (Les premiers philosophes indiquèrent en effet comme principes des choses les éléments matériels. Ainsi Thaïes dit que c’est l’eau, Anaximène l’air, Heraclite le feu, qui est le premier principe des choses.). Ceux d’entre eux qui admettaient dans les corps le mouvement ne le considéraient que d’après quelques accidents. Ils l’expliquaient, par exemple, par la rareté et la densité de la matière, par l’agrégation et la désagrégation des parties (Saint Thomas fait sans doute allusion au système d’Empédocle dont parlent Diog. Lært. (liv. 8, seq. 76), et Plutarque (De placit. phil., liv. 1, chap. 5).). Et comme ils supposaient que la substance des corps était elle-même incréée, ils recherchaient les causes de ces changements accidentels et leur assignaient, par exemple, l’amitié, l’antipathie, l’intelligence ou toute autre cause morale (D’après Empédocle, ce sont en effet l’amour et la discorde qui ont débrouillé le chaos que formaient primitivement les parcelles primitives des quatre éléments qu’il divinise.). Plus tard ils arrivèrent à distinguer rationnellement la forme substantielle de la matière qu’ils supposaient incréée ; ils reconnurent alors que la transformation a lieu dans les corps suivant leurs formes essentielles. Ils assignèrent donc à ces transformations des causes plus générales qu’elles : ce fut d’après Aristote le cercle oblique (Aristote explique le monde par la corruption et la génération qu’il suppose perpétuelles, et pour expliquer comment les choses vont de l’une à l’autre de ces deux alternatives, il a recours à un double mouvement, et c’est ce double mouvement qu’il appelle le cercle oblique (Voyez ce traité, liv. 2, chap. 10, Ed. de Duval).) (De Gen., liv. 2, text. 56), et d’après Platon, les idées. Mais il faut observer que la matière est restreinte par la forme à produire une espèce déterminée, comme la substance d’une espèce quelconque est restreinte par l’accident qui lui survient à une certaine manière d’être ; c’est ainsi que l’homme est restreint par la qualité de blanc. Aristote et Platon n’ont donc considéré l’un et l’autre l’être qu’à un point de vue particulier, en tant qu’il est tel ou tel être, et c’est pour ce motif qu’ils n’ont assigné aux choses que des causes efficientes particulières (Ils ne connurent ni l’un ni l’autre le dogme de la création, et c’est pour ce motif qu’à l’exemple de Platon les philosophes grecs ne donnèrent pas à Dieu le titre de créateur, mais seulement celui d’ordonnateur (opifex). La plupart crurent qu’il était seulement l’auteur de la forme et non de la matière.). Quelques-uns enfin s’élevèrent jusqu’à la considération de l’être en tant qu’être, et ils recherchèrent dès lors non seulement la cause de telle ou telle chose, mais la cause absolue des êtres. Or, la cause absolue des choses en tant qu’êtres doit être la cause non seulement des modifications qu’elles reçoivent de leurs formes accidentelles, ainsi que de leurs formes substantielles, mais encore de tout ce qui constitue leur être de quelque manière. C’est pourquoi on est obligé d’admettre que la matière première a été créée par la cause universelle des êtres.

 

Article 3 : La cause exemplaire est-elle hors de Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que la cause exemplaire soit hors de Dieu. Car l’effet de la cause exemplaire ressemble à l’exemplaire lui-même. Or, les créatures sont loin de ressembler à Dieu. Donc Dieu n’est pas leur cause exemplaire.

          Réponse à l’objection N°1 : Si les créatures ne peuvent être semblables à Dieu en nature comme des êtres de même espèce, tels que le Fils et le Père, cependant elles peuvent lui ressembler en représentant l’idée qu’il a dans son entendement. C’est ainsi qu’une maison matérielle ressemble à la maison qu’un architecte a conçue dans son esprit.

 

          Objection N°2. Tout ce qui existe par participation se ramène à une chose qui existe par elle-même : ainsi ce qui est enflammé se ramène au feu, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, tous les êtres qui tombent sous les sens n’existent que parce qu’ils participent à une espèce quelconque. Car dans les choses sensibles on ne trouve pas seulement ce qui appartient à la nature de l’espèce, mais il y a des principes d’individualité qui s’adjoignent aux principes de l’espèce elle-même. On est donc contraint d’admettre des espèces qui existent par elles-mêmes, comme l’homme absolu (per se), le cheval absolu (per se), etc. (Ce raisonnement est celui de Platon, c’est la base de toute sa théorie.). On appelle ces espèces des exemplaires. Par conséquent, il y a en dehors de Dieu des causes exemplaires.

          Réponse l’objection N°2 : Il est dans la nature de l’homme d’exister matériellement. Par conséquent on ne peut trouver d’homme qui soit sans matière. Ainsi donc quoique tel homme en particulier existe par la participation de l’espèce, cependant on ne peut le ramener à quelque chose qui existe par lui-même dans la même espèce, mais on le rapporte à une espèce supérieure, comme sont les substances séparées. On peut faire le même raisonnement à l’égard de toutes les choses sensibles.

 

          Objection N°3. Les sciences et les définitions ont pour objet les espèces, non selon qu’elles existent en particulier, parce que la science et la définition ne peuvent avoir pour objet des choses particulières (Platon recommandait à ses disciples de ne pas s’inquiéter des termes particuliers, individuels, qui sont au-dessous de l’espèce, parce que ces termes sont infinis et qu’ils ne peuvent être l’objet de la science (Phéd., p. 97 et 110 ; Répub., liv. 6, p. 62, trad. de M. Cousin). Aristote dit la même chose du particulier, mais à un autre point de vue (Dern. analyt., liv. 1, chap. 25).). Donc il y a des êtres qui ne sont pas des êtres ou des espèces particulières, et ce sont ces êtres qu’on appelle des exemplaires. Donc il y a en dehors de Dieu, etc.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique toute science et toute définition ne porte que sur les êtres, cependant il n’est pas nécessaire que les choses existent en réalité telles qu’elles sont dans notre esprit lorsqu’il les comprend. Car par la vertu de notre intelligence nous abstrayons les espèces universelles des êtres particuliers ; il n’est cependant pas nécessaire pour cela que l’universel subsiste en dehors du particulier comme le type ou l’exemplaire des choses particulières.

 

          Objection N°4. Saint Denis paraît être du même sentiment quand il dit (De div. nom., chap. 5) que celui qui a l’être par lui-même a la priorité sur celui qui a la vie par lui-même et sur celui qui a la sagesse par lui-même.

          Réponse à l’objection N°4 : Saint Denis appelle quelquefois Dieu celui qui a la vie par lui-même, la sagesse par lui-même. Quelquefois il donne ces noms aux choses qui ont reçu de Dieu ces vertus, mais il ne regarde pas la vie absolue, la sagesse absolue, comme des choses subsistantes, tel que d’anciens philosophes l’ont supposé (Il évite ainsi ce qu’il y a d’extrême dans le sentiment des platoniciens.).

 

          Mais c’est le contraire. Car l’exemplaire est la même chose que l’idée. Or, d’après saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 46), les idées sont les formes principales que l’intelligence divine renferme (Saint Augustin avait pris dans la doctrine de Platon ce qu’il y a de bon ; saint Thomas s’approprie la philosophie d’Aristote, tout en l’épurant, et comme il suit en même temps saint Augustin, Platon et Aristote trouvent ainsi en lui un génie conciliateur.). Donc les exemplaires des choses ne sont pas hors de Dieu.

 

          Conclusion Puisque c’est à la sagesse divine qu’il appartient de déterminer la forme naturelle des êtres, on doit dire que Dieu est le premier exemplaire de toutes choses.

          Il faut répondre que Dieu est la première cause exemplaire de toutes choses. Pour le comprendre clairement, il faut remarquer que pour produire une chose on a besoin nécessairement d’un exemplaire afin de donner à l’effet une forme déterminée. Car un artisan ne peut donner à la matière une forme déterminée que parce qu’il a en vue un type ou un modèle qu’il reproduit, soit que ce modèle existe extérieurement sous ses yeux, soit qu’il l’ait intérieurement conçu dans son esprit. Or, il est évident que ce qui est produit naturellement reçoit une forme déterminée. Il faut donc que la détermination de ces formes remonte à la sagesse divine comme à leur premier principe, puisque c’est elle qui a imaginé l’ordre de l’univers qui consiste dans la distinction des êtres. C’est pourquoi on est obligé de reconnaître que les raisons de toutes choses sont en elle, et que ces raisons sont, comme nous l’avons dit (quest. 15, art. 1), les idées ou les formes exemplaires qui existent dans l’esprit de la Divinité. Et quoique ces formes soient multiples suivant les rapports qu’elles ont avec les choses qu’elles représentent, néanmoins elles ne sont pas en réalité autre chose que l’essence divine, parce que sa ressemblance peut être diversement reproduite par les êtres en raison de la manière dont ils participent à sa nature. Ainsi donc Dieu est le premier exemplaire de toutes choses. On peut aussi dire que dans les créatures il y en a qui servent de types ou de modèles aux autres, parce qu’il y en a qui sont faites à l’image des autres, soit parce qu’elles sont de la même espèce, soit parce qu’elles les imitent sous certain rapport.

 

Article 4 : Dieu est-il la cause finale de toutes choses ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne soit pas la cause finale de toutes choses. Car il semble qu’il n’y a que l’être qui a besoin d’une fin qui agisse en vue d’elle. Or, Dieu n’a pas besoin d’une fin. Donc il n’est pas possible qu’il agisse pour une fin quelconque.

          Réponse à l’objection N°1 : Il n’y a qu’un agent imparfait qui agisse parce qu’il a besoin de quelque chose, et il est alors dans la nature de cet agent d’agir et de pâtir tout à la fois, mais il n’en peut être ainsi de Dieu. Il est le seul de tous les êtres qui soit souverainement libéral, parce qu’il n’agit point pour son utilité, mais uniquement par bonté.

 

          Objection N°2. La fin de la génération, la forme de l’être engendré et l’agent ne peuvent se rapporter au même sujet numériquement, d’après Aristote (Phys., liv. 2, text. 70), parce que la fin de la génération est la forme de l’être engendré. Or, Dieu est l’agent premier de toutes choses. Donc il n’en peut être la cause finale.

          Réponse à l’objection N°2 : La forme de l’être engendré n’est la fin de la génération qu’autant qu’elle est la ressemblance de la forme de celui qui engendre, parce que celui qui engendre tend toujours à communiquer sa forme. Autrement la forme de l’être engendré serait plus noble que celui qui engendre, puisque la fin est plus noble que les moyens.

 

          Objection N°3. Tous les êtres recherchent leur fin. Or, tous les êtres ne recherchent pas Dieu, puisque tous ne le connaissent pas. Donc Dieu n’est pas la fin de tous les êtres.

          Réponse à l’objection N°3 : Tous les êtres recherchent Dieu comme leur fin, en recherchant tout ce qui est bon, soit par l’appétit intelligentiel, soit par l’appétit sensitif, soit par l’appétit naturel qui est dépourvu de connaissance (Cet appétit naturel n’est rien autre chose que les lois auxquelles obéissent tous les êtres physiques qui n’ont pas de connaissance.). Car il n’y a de bon et de digne d’être recherché que ce qui participe à la ressemblance de Dieu.

 

          Objection N°4. La cause finale est la première des causes. Donc si Dieu est cause efficiente et cause finale, il s’ensuit qu’il y a en lui un avant et un après, ce qui est impossible.

          Réponse à l’objection N°4 : Dieu étant la cause efficiente, exemplaire et finale de toutes choses et la matière première ayant été créée par lui, il s’ensuit qu’il est en réalité le principe unique de tout ce qui existe. Mais rien n’empêche qu’en lui nous ne distinguions rationnellement beaucoup de choses dont l’une est, dans l’ordre de nos connaissances, antérieure aux autres (Dans l’article précédent, saint Thomas redressait les erreurs de Platon sur les idées ; ici il redresse la théorie d’Aristote sur la cause finale, parce que le Dieu d’Aristote, bien qu’il soit le principe et la fin de toutes choses, n’est ni omniscient, ni tout-puissant (Voy. la Met. d’Aristote).).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit au livre des Proverbes (14, 4) que le Seigneur a tout fait pour lui-même.

 

          Conclusion Puisque Dieu est l’agent premier, il est nécessaire qu’il soit aussi la fin première de toutes choses.

          Il faut répondre que tout agent agit pour une fin. Autrement son action ne produirait pas plutôt une chose qu’une autre, sinon fortuitement. Or, la fin de l’agent est toujours la même que celle du patient (Agir et pâtir, activité et passivité, ce sont des termes corrélatifs, et c’est dans le même sens qu’il faut entendre ici l’agent et le patient.), mais le rapport diffère. Car l’effet que l’agent veut imprimer est le même que celui que le patient veut recevoir. A la vérité il y a des êtres qui sont tout à la fois agents et patients, mais ce sont des êtres imparfaits qui tout en agissant se proposent d’acquérir quelque chose. L’agent premier qui est purement actif n’agit pas en vue d’acquérir une fin quelconque, il n’a d’autre intention que de communiquer sa perfection qui est sa bonté (Ainsi la fin que Dieu se propose n’est pas extrinsèque ou distincte de lui, mais elle est intrinsèque. C’est sa bonté, et sa bonté est son essence. Cajétan, les théologiens de Salamanque, Sylvius et une foule d’autres théologiens sont du sentiment de saint Thomas.). Chaque créature se propose aussi d’arriver à la perfection de sa nature qui est l’image de la perfection et de la bonté de Dieu. Ainsi donc la bonté divine est la fin de toutes choses.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.