Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 45 : De la manière dont les choses émanent du premier principe

 

          Nous avons maintenant à examiner la manière dont les choses émanent du premier principe, c’est-à-dire la création. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Qu’est-ce que la création ? (Ex nihilo nihil fit ; tel est l’axiome qu’invoquent tous ceux qui ont nié la création. De ce nombre sont les stoïciens, les épicuriens, et en général tous les philosophes anciens. Averroës, Algazel, Varini et tous les panthéistes, ainsi que les matérialistes, ont attaqué la même vérité. Saint Thomas s’élève surtout contre Averroës, qu’il réfute spécialement dans sa Somme (cont. Gentes) (liv. 2, chap. 16 et suiv.).) — 2° Dieu peut-il créer quelque chose ? (Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Gen., 1, 1). L’Eglise a fait entrer le mot créateur dans toutes ses professions de foi : Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et par le mot créer elle entend faire de rien. Tous les Pères sont unanimes sur ce point, et saint Epiphane, Philastre, saint Augustin, placent au nombre des hérésies le sentiment contraire.) — 3° La création est-elle quelque chose dans la créature ? (Cet article attaque spécialement l’erreur des arnaudistes, qui faisaient de la création quelque chose d’intermédiaire entre Dieu et les créatures, se fondant principalement sur le raisonnement que saint Thomas rapporte dans la seconde objection.) — 4° Quels sont les êtres qui peuvent être créés ? (Cet article purement philosophique a pour objet de faire ressortir la différence qu’il y a entre la substance et l’accident.) — 5° N’y a-t-il que Dieu qui soit créateur ? (D’après l’Ecriture et les conciles, Dieu est le principe de tous les êtres. Nous ne citerons que les paroles du concile de Latran, sous Innocent III : Deus est unum universorum principium visibilium et invisibilium qui ab initio temporis utramque simul ex nihilo condidit naturam spiritualem et corporalem. Les manichéens ont nié cette vérité en admettant deux principes, les gnostiques l’ont attaquée en prétendant que le monde était l’œuvre d’une puissance inférieure à Dieu.) — 6° Créer est-ce une chose commune à la Trinité tout entière, ou si elle est propre à une personne ? (Tous les actes ad extrà sont communs aux trois personnes. C’est ce que toute la tradition et tous les docteurs catholiques nous enseignent. Mais Raymond Lulle ayant avancé qu’on pouvait démontrer le mystère de la sainte Trinité par la raison, ses partisans, pour justifier sa témérité, soutinrent que dans tout effet créé il y a quelque chose de réel qui n’a été produit que par le Père, quelque chose qui n’a été produit que par le Fils, et quelque chose qui n’a été produit que par l’Esprit-Saint. Il s’est aussi rencontré des sectaires qui divisaient l’homme en trois parties : l’âme, qui était l’effet du Père, le corps qu’ils attribuaient au Fils, et l’esprit qu’avait créé l’Esprit-Saint.) — 7° Y a-t-il dans les créatures un vestige quelconque de la Trinité ? (Les Pères de l’Eglise n’ont pas dédaigné de recueillir ces images. Saint Ambroise trouve dans son livre De dignitate conditionis humanæ, chap. 11, que l’âme humaine nous offre une image de la sainte Trinité, parce qu’il y a en elle l’intelligence, la volonté et la mémoire ; que l’intelligence engendre la volonté, comme le Père le Fils, et que la mémoire procède de ces deux facultés, comme l’Esprit-Saint procède des deux premières personnes. Saint Augustin a fort longuement développé ces similitudes (De Trin., liv. 9, chap. 4 et suiv.; liv. 14, chap. post.). Théodoret traite la même question, et au même point de vue (Genèse, quest. 20). Personne n’a mieux résumé ce que disent l’Ecriture et les Pères à ce sujet que Bossuet (Voyez ses Elévations, 2e semaine, élév. IIIe, IVe, VIe et VIIe).) — 8° Y a-t-il création dans les œuvres de la nature et de l’art ? (Cet article a pour but de distinguer la création des êtres de leur propagation. La création est désignée par ces mots de l’Ecriture : Dieu créa le ciel et la terre ; et l’œuvre de la nature ou la propagation des êtres est exprimée par ceux-ci : croissez et multipliez-vous ; ce qui conduit saint Thomas à rechercher l’origine des formes, c’est-à-dire à résoudre un des problèmes les plus importants que les philosophes anciens se soient posé.)

 

Article 1 : Créer est-ce faire quelque chose de rien ?

 

          Objection N°1. Il semble que créer ne soit pas faire quelque chose de rien. Car saint Augustin dit contre un ennemi de la loi et des prophètes : Faire, c’est produire ce qui n’existait point du tout ; mais créer, c’est établir quelque chose en le tirant de ce qui était déjà (liv. 1, chap. 23, ant. med.).

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin prend ici le mot création équivoquement ; il entend par création le perfectionnement d’un être qui a reçu une forme nouvelle, comme quand on dit de quelqu’un qu’il vient d’être créé évêque. Il ne s’agit donc pas là de la création telle que nous l’entendons.

 

          Objection N°2. La noblesse de l’action et du mouvement se prend des termes auxquels l’action et le mouvement se rapportent. Ainsi l’action qui va du bien au bien, de l’être à l’être, est plus noble que celle qui va du néant à l’être. Or, la création semble être la plus noble des actions, et la première entre toutes. Donc elle ne consiste pas à faire passer une chose du néant à l’être, mais plutôt de l’être à l’être.

          Réponse à l’objection N°2 : Les mutations des êtres tirent leur dignité et leur caractère non du terme qui est leur point de départ, mais de celui qui est leur but. Par conséquent une mutation est d’autant plus parfaite et plus élevée, que le terme auquel elle tend est lui-même plus noble et plus élevé, quelle que soit l’imperfection du terme opposé d’où l’être est parti. Ainsi la génération est absolument plus noble et plus élevée que l’altération, parce que la forme substantielle est plus noble que la forme accidentelle, bien que la privation de la forme substantielle, qui est le point de départ de la génération, soit plus imparfaite que l’existence de cette forme qui est le point de départ de l’altération. Pour la même raison la création est plus parfaite et plus élevée que la génération et l’altération, parce qu’elle a pour but la production de la substance tout entière de l’être, quoique son point de départ soit le néant absolu.

 

          Objection N°3. Cette préposition (ex) implique le rapport d’une cause quelconque et surtout d’une cause matérielle ; comme quand nous disons qu’une statue est faite d’airain (ex ære). Or, le néant n’est pas la matière de l’être et n’en est d’aucune sorte la cause. Donc créer, ce n’est pas faire quelque chose de rien (ex nihilo).

          Réponse à l’objection N°3 : Quand on dit que quelque chose est fait de rien (ex nihilo), cette préposition ex ne désigne pas la cause matérielle, mais seulement l’ordre, comme quand on dit : Que du matin se fait le midi, ce qui signifie qu’après le matin arrive le midi (Ex manè fit meridies.). Mais il faut savoir que cette préposition ex peut renfermer la négation comprise dans le mot néant (nihil), ou être renfermée par cette négation même. Si on l’entend de la première manière, l’ordre est affirmé et l’on montre que ce qui est a succédé à ce qui n’était pas précédemment. Mais si la négation comprend la préposition, l’ordre est alors nié, et les mots faire de rien (fit ex nihilo) signifient ce qui n’est pas fait de quelque chose : comme si l’on disait de quelqu’un qu’il ne parle de rien parce qu’il ne parle pas de quelque chose. Quand on dit qu’une chose est faite de rien, cette proposition est vraie dans les deux sens. Mais dans le premier la préposition ex implique l’ordre, comme nous l’avons dit au commencement de cette réponse ; dans le second elle implique le rapport de la cause matérielle que l’on nie (Saint Thomas justifie ainsi sous tous les rapports cette expression que la tradition a consacrée.).

 

          Mais c’est le contraire. Car sur ces paroles de la Genèse (1, 1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, la glose dit que créer, c’est faire quelque chose de rien.

 

          Conclusion Créer c’est faire quelque chose de rien.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 44, art. 2), il ne faut pas seulement considérer l’émanation d’un être particulier, d’un autre être particulier qui le produit, mais il faut encore considérer l’émanation de l’être tout entier de la cause universelle qui est Dieu. Et c’est cette dernière émanation que nous désignons par le mot de création. Or, ce qui procède par émanation particulière ne peut être antérieur à cette émanation. Ainsi quand l’homme est engendré, il ne préexistait pas comme homme à l’acte de la génération ; mais de non-homme qu’il était il est devenu homme, comme de non-blanc on devient blanc. De là si on considère comment tout l’être dans son universalité émane du premier principe, il est impossible de supposer quelque chose qui soit antérieur à cette émanation. Or, le néant est la même chose que la négation de l’être. Donc comme la génération de l’homme se fait du non-être qui dans ce cas est le non-homme, de même la création qui est l’émanation de tout l’être universel se fait du non-être qui est le néant.

 

Article 2 : Dieu peut-il créer quelque chose ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne puisse pas créer quelque chose. Car, d’après Aristote (Phys., liv. 1, text. 34), les philosophes anciens ont admis comme un principe général que de rien, rien ne se fait. Or, la puissance de Dieu ne va pas à contredire les premiers principes ; par exemple, il ne peut pas faire que le tout ne soit pas plus grand que la partie, ou que l’affirmation et la négation soient vraies l’une et l’autre à la fois. Donc Dieu ne peut pas faire quelque chose de rien, il ne peut par conséquent pas créer.

          Réponse à l’objection N°1 : Les anciens philosophes, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2), n’ont considéré que l’émanation des effets particuliers des causes particulières qui supposent nécessairement quelque chose d’antérieur à leur action. C’est ce qui leur avait fait admettre comme un axiome cette maxime que de rien, rien ne se fait ; mais ce principe n’est pas applicable à l’émanation première du principe universel des êtres.

 

          Objection N°2. Si créer est faire quelque chose de rien, être créé c’est être fait quelque chose ; mais être fait c’est être changé. Donc la création est une mutation. Or, toute mutation suppose un sujet quelconque, comme on le voit par la définition du mouvement. Car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance (Cette définition est celle d’Aristote (Phys., liv. 3, text. 6).). Donc il est impossible à Dieu de faire quelque chose de rien.

          Réponse à l’objection N°2 : La création n’est une mutation que d’après notre manière de comprendre. Car il est de l’essence de la mutation, que la même chose soit maintenant autrement qu’elle n’était auparavant. Ainsi tantôt c’est le même être en acte qui est maintenant autrement qu’auparavant, comme dans les mouvements qui s’apprécient d’après la quantité et la qualité. Tantôt c’est le même être en puissance, comme il arrive dans une mutation substantielle dont le sujet est la matière. Mais dans la création qui produit la substance totale de l’être, il n’est pas possible que la chose soit alors autrement qu’elle n’était auparavant, ou du moins il ne peut en être ainsi que dans notre esprit, comme quand nous nous représentons qu’une chose qui n’existait point du tout auparavant a ensuite existé. Mais puisque l’action et la passion s’unissent ensemble pour former la substance du mouvement et qu’elles ne diffèrent que suivant la diversité de leur rapport, comme le dit Aristote (Phys., liv. 3, text. 20), il faut, si l’on fait abstraction du mouvement, qu’il ne reste plus qu’une diversité de rapports entre le créateur et la créature. Or, comme nous exprimons les choses telles que nous les comprenons, ainsi que nous l’avons dit (quest. 13, art. 1), nous parlons de la création de la même manière que du changement. C’est pour cela qu’on dit que créer, c’est faire quelque chose de rien. Les mots faire et être fait conviennent néanmoins beaucoup mieux que les mots changer et être changé, parce que faire et être fait impliquent le rapport de la cause à l’effet, et de l’effet à la cause, mais ils n’expriment le changement que par voie de conséquence (Ainsi, après tout changement, la chose qui était en acte ou en puissance se trouve dans un autre état qu’elle n’était auparavant ; mais il n’en est pas de même dans la création. La chose ne peut être autre que selon notre manière de voir. C’est pourquoi la création n’est qu’un rapport entre celui qui crée et la chose créée ; mais nous exprimons ce rapport par un terme qui désigne le changement.).

 

          Objection N°3. Il est nécessaire que ce qui a été fait se soit fait un jour, mais on ne peut pas dire que ce qui est créé se soit fait et ait été fait en même temps ; car ce qui se fait n’existe pas encore, tandis que ce qui a été fait existe déjà, et ce serait dire par conséquent que la même chose était et n’était pas. Donc il faut toujours qu’une chose soit faite avant d’avoir été faite, ce qui ne peut arriver, s’il n’y a pas préalablement un sujet qui serve de base à la production de l’être. Donc il est impossible qu’une chose soit faite de rien.

          Réponse à l’objection N°3 : Pour les choses qui se font sans mouvement, être fait et avoir été fait est une seule et même chose, soit que la production de l’effet soit le terme du mouvement, comme l’illumination (car une chose est et a été illuminée en même temps (On croyait alors que la lumière était instantanée.), soit qu’elle ne soit pas le terme du mouvement ; ainsi le Verbe est et a été formé en même temps dans le cœur. Dans ces circonstances ce qui est fait existe du moment où l’on dit que c’est fait, mais on indique par là que la chose vient d’un autre, et qu’auparavant elle n’existait pas. Par conséquent puisque la création a lieu sans mouvement, être créé et avoir été créé sont deux choses simultanées. Ainsi donc la création ayant lieu sans mouvement, on peut dire en même temps de la même chose qu’elle est et qu’elle a été créée.

 

          Objection N°4. On ne peut franchir une distance infinie. Or, il y a une distance infinie entre l’être et le néant. Donc il n’est pas possible que de rien on fasse quelque chose.

          Réponse à l’objection N°4 : Cette objection repose sur une fausse imagination parce qu’elle suppose qu’il y a entre le néant et l’être un milieu infini. Ce qui est évidemment faux. La cause de cette erreur, c’est que la création dans notre langage est représentée comme un changement qui existe entre deux termes (Saint Thomas ne nie pas dans cette réponse qu’il y ait une distance infinie entre l’être et le non-être, mais il ne veut pas qu’on considère cette distance comme quelque chose de positif, et qu’on se représente la création comme un mouvement qui va d’un terme à un autre. Voy. l’art. 5 où il démontre qu’il n’y a que Dieu qui puisse créer.).

 

          Mais c’est le contraire. Car à propos de ces paroles de la Genèse (1, 1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, la glose dit que créer c’est de rien faire quelque chose.

 

          Conclusion Puisque dans l’universalité des êtres il n’y en a point que Dieu n’ait produit, non seulement il est possible, mais il est nécessaire qu’il ait tout créé.

          Il faut répondre que non seulement il n’est pas impossible à Dieu de créer quelque chose, mais qu’il est même nécessaire que tout soit créé par lui. C’est du moins ce qui résulte de ce que nous avons dit précédemment (quest. préc., art. 4). Car quiconque fait une chose d’une autre, celle qu’il emploie est antérieure à son action et n’est pas produite par elle. C’est ainsi qu’un artisan se sert des choses que la nature lui fournit, telles que le bois et l’airain ; ce n’est pas son art qui donne l’être à ces objets, mais c’est la nature qui les produit. Encore la nature ne les produit que quant à la forme, car l’action de la nature présuppose la matière existante. Si Dieu n’agissait qu’en mettant en œuvre ce qui existait déjà, il s’ensuivrait qu’il ne serait pas lui-même cause de ce qui préexisterait antérieurement à son action. Or, nous avons prouvé que dans les êtres rien ne peut exister qu’il ne vienne de Dieu qui est la cause universelle de tout ce qui est. Par conséquent on est forcé de dire que Dieu fait passer les choses du néant à l’être.

 

Article 3 : La création est-elle quelque chose dans la créature ?

 

          Objection N°1. Il semble que la création ne soit pas quelque chose dans la créature. Car comme la création prise au passif s’attribue à la créature, de même la création prise à l’actif s’attribue au créateur. Or, la création active n’est pas quelque chose dans le créateur, parce que si elle était quelque chose il s’ensuivrait qu’il y a en Dieu quelque chose de temporel. Donc la création passive n’est pas non plus quelque chose dans la créature.

          Réponse à l’objection N°1 : La création, prise à l’actif, signifie l’action divine, qui est son essence, avec un rapport à la créature. Or, la relation de Dieu à la créature n’est pas réelle, mais seulement rationnelle, tandis que la relation de la créature à Dieu est réelle (C’est ainsi que la création met quelque chose dans la créature quoiqu’elle ne mette rien dans le créateur.), comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 7) en traitant des noms divins.

 

          Objection N°2. Ce qui tient le milieu entre le créateur et la créature n’est rien. Or, la création est comme le milieu entre l’un et l’autre. Car elle n’est pas le créateur, puisqu’elle n’est pas éternelle ; et elle n’est pas la créature, parce qu’il faudrait alors admettre une autre création qui serait cause de la première, et cela indéfiniment. La création n’est donc pas quelque chose dans la créature.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mot création ayant la signification du mot mutation, comme la mutation est quelque chose d’intermédiaire entre le moteur et celui qui est mû, de même on prend la création pour quelque chose d’intermédiaire entre le créateur et la créature. Néanmoins la création, prise passivement, est dans la créature et elle est une créature. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’elle soit créée par une autre création. Car puisque les relations, par là même qu’elles existent, se rapportent à quelque chose, elles n’ont pas besoin d’autres relations pour se rapporter à leur terme, elles s’y rapportent par elles-mêmes, comme nous l’avons dit (quest. 42, art. 1, réponse N°4) en traitant de l’égalité des personnes.

 

          Objection N°3. Si la création est quelque chose de plus que la substance créée, il faut que ce soit un de ses accidents. Or, tout accident existe dans un sujet. La créature serait donc le sujet de la création et elle en serait tout à la fois le terme, ce qui est impossible. Car le sujet est avant l’accident et le conserve, tandis que le terme est postérieur à l’action et à la passion, de telle sorte que du moment où le terme se produit, l’action et la passion cessent. Donc la création elle-même n’est rien.

          Réponse à l’objection N°3 : La créature est le terme de la création quand on donne au mot création la signification du mot changement. Mais en tant que relation la créature est son sujet, et celle-ci a sur elle la priorité comme le sujet sur l’accident. Mais la création a la priorité du côté de l’objet, parce que sous ce rapport elle est le principe de la créature. Il ne faut cependant pas que tant que la créature existe on dise qu’elle est créée, parce que la création implique de la créature au créateur un rapport qui a une certaine nouveauté ou commencement (De là vient que tout ce qui a l’être ne peut être dit créé, à proprement parler, s’il ne sort du néant.).

 

          Mais c’est le contraire. C’est une œuvre plus grande de produire la substance totale d’une chose que sa forme substantielle ou accidentelle. Or, la génération absolue ou relative qui produit la forme substantielle des êtres ou leur forme accidentelle est quelque chose dans l’être engendré. Donc à plus forte raison la création qui produit la substance totale de l’être doit-elle être quelque chose dans ce qui est créé.

 

          Conclusion La création n’est dans la créature que le rapport qu’elle a avec son créateur, comme avec son principe.

          Il faut répondre que la création ne pose dans la créature qu’un rapport, parce que ce qui est créé n’est le produit ni du mouvement, ni du changement. Car ce qui est produit par le mouvement ou le changement se fait toujours de quelque chose qui préexistait. C’est ce qui arrive dans la production particulière de certains êtres. Mais il ne peut en être ainsi de la production de l’univers par la cause générale de tous les êtres qui est Dieu. Dieu en créant produit toutes choses sans mouvement, et quand on abstrait de l’activité et de la passivité le mouvement il ne reste plus, comme nous l’avons dit (art. préc., réponse N°2), que la relation. Par conséquent la création dans la créature n’est rien autre chose que le rapport de celle-ci au créateur comme au principe de son être. C’est ainsi que dans la passion qui existe avec mouvement il y a relation au principe du mouvement lui-même (Cet article n’est par conséquent que le corollaire de la question précédente.).

 

Article 4 : Le propre des êtres composés et subsistants est-il d’être créé ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’être créé ne soit pas le propre des êtres composés et subsistants. Car il est dit au livre des Causes (prop. 4) : La première des créatures est l’être. Or, l’être d’une créature n’est pas subsistant. Donc la création n’est pas propre à l’être subsistant et composé.

          Réponse à l’objection N°1 : Quand on dit que la première des choses créées c’est l’être, le mot être ne désigne pas une substance créée, mais il exprime la raison propre de l’objet de la création. Car on dit d’une chose qu’elle est créée par là même qu’elle est un être, mais on ne dit pas qu’elle est créée parce qu’elle est tel ou tel être en particulier, puisque la création est l’émanation de la totalité de l’être de la cause universelle, comme nous l’avons dit (quest. 44, art. 1). On emploie une locution analogue quand on dit que la première des choses visibles c’est la couleur, quoique ce qui tombe, à proprement parler, sous la vue soit un objet coloré.

 

          Objection N°2. Ce qui est créé est fait de rien. Or, les êtres composés ne sont pas faits de rien, mais des parties dont ils se composent. Donc les êtres composés ne peuvent être créés.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mot création ne signifie pas la formation d’un être composé d’après des principes ou des éléments préexistants. Mais on dit que l’être composé est créé dans le sens qu’il a reçu l’être avec tous ses éléments constitutifs et qu’il a été tiré avec eux du néant.

 

          Objection N°3. Ce que la seconde émanation suppose est le produit propre de la première ; ainsi une chose naturelle est produite par la génération de la nature que l’art suppose (C’est ce qui fait dire à Aristote que l’art imite la nature (Phys., liv. 2, text. 22).). Or, ce que la génération naturelle suppose, c’est la matière. Donc la matière est ce qui est créé, à proprement parler, et ce n’est pas l’être composé.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette raison-là ne prouve pas que la matière seule est créée, mais que la matière n’existe que par l’effet de la création. Car la création est la production de tout l’être dans son universalité et n’est pas la production exclusive de la matière.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit au commencement de la Genèse (1, 1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or, le ciel et la terre sont des êtres composés et subsistants. Donc le propre de ces êtres est d’avoir été créés.

 

          Conclusion Les choses qui subsistent dans leur être ont été créées, à proprement parler ; les autres ont été concréées, c’est-à-dire créées avec elles.

          Il faut répondre qu’être créé c’est être fait, comme nous l’avons dit (art. préc.) ; être fait c’est recevoir l’être. Par conséquent il n’y a que les êtres qui peuvent exister, qui puissent être faits ou créés. Or, toutes les subsistances peuvent réellement recevoir l’être, qu’elles soient simples comme les substances séparées ou qu’elles soient composées comme les substances matérielles. Car l’être convient, à proprement parler, aux choses qui existent et qui subsistent en elles-mêmes. On ne donne pas le nom d’êtres aux formes, aux accidents et aux autres choses semblables, comme s’ils existaient eux-mêmes, mais parce qu’ils n’existent que par leur suppôt on ne leur donne ce nom que relativement au suppôt lui-même. Ainsi on dit de la blancheur qu’elle est un être dans le sens que le sujet auquel elle s’attache est blanc. De là, d’après Aristote (Met., liv. 7, text. 2), l’accident est de l’être plutôt qu’il n’est l’être lui-même (C’est ce qui ressort de ce que dit Aristote de la substance, au commencement du VIIe livre de sa Métaphysique. Cependant sa pensée n’a pas la précision que lui donne saint Thomas.). Ainsi donc les accidents, les formes et toutes les autres choses de cette nature, qui ne subsistent pas, sont plutôt des êtres coexistants que des êtres réels, et pour ce motif on doit dire qu’ils ont été concréés, c’est-à-dire créés avec les êtres plutôt que créés (Mais quand on demande quelles sont les choses qui sont créées, à proprement parler, on fait une autre question et on peut répondre que ce sont les substances pour les raisons qui sont exposées dans le corps de cet article.). Il n’y a à proprement parler que les substances qui aient été créées.

 

Article 5 : N’y a-t-il que Dieu qui puisse créer ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’appartienne pas qu’à Dieu de créer. Car, d’après Aristote (De animâ, liv. 2, text. 34), le parfait est ce qui peut produire son semblable. Or, les créatures immatérielles sont plus parfaites que les créatures matérielles qui produisent leur semblable. Car le feu engendre le feu, l’homme engendre l’homme. Donc la substance immatérielle peut produire une substance semblable à elle. Et comme une substance immatérielle ne peut être produite que par la création, puisqu’elle n’a pas en elle de matière pour faire une autre substance, il s’ensuit qu’il y a des créatures qui peuvent créer.

          Réponse à l’objection N°1 : L’être parfait qui participe à une nature quelconque produit son semblable, non en produisant la nature qui est en lui d’une manière absolue, mais en l’appliquant à un individu. Car l’homme ne peut pas être cause de la nature humaine absolument parlant, parce que dans ce cas il serait sa cause à lui-même ; mais il est cause que la nature humaine existe dans tel ou tel individu qu’il a engendré. Ainsi son action présuppose une matière déterminée par laquelle il existe individuellement. Or, comme tout homme participe à la nature humaine, ainsi tout être créé participe pour ainsi dire à la nature de l’être, puisqu’il n’y a que Dieu qui soit son être, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 4). Il n’y a donc pas d’être créé qui puisse produire un être absolument parlant, il ne peut produire l’être que dans tel ou tel sujet. C’est pourquoi il faut toujours que ce qui individualise une chose soit conçu antérieurement à l’action par laquelle il rend cette chose semblable à lui. Dans la substance immatérielle on ne peut pas concevoir ce qui l’individualise comme antérieur à elle, parce que ce qui l’individualise c’est ce qui lui donne l’être, c’est sa forme, puisqu’on définit les substances immatérielles des formes subsistantes. C’est pourquoi la substance immatérielle ne peut pas produire une autre substance immatérielle semblable à elle quant à son être, mais seulement quant à la perfection qu’elle peut y surajouter (C’est-à-dire la substance immatérielle a le pouvoir de perfectionner une substance immatérielle de même nature qu’elle.), comme si, par exemple, nous disions que l’ange supérieur illumine l’ange inférieur, d’après saint Denis (De cælest. hier., chap. 4). Dans ce sens on peut dire aussi qu’il y a paternité dans le ciel, suivant ces paroles de l’Apôtre : Duquel toute paternité dans le ciel et sur la terre reçoit son nom (Eph., 3, 15). Par toutes ces considérations il est évident qu’aucun être créé ne peut produire d’effet sans supposer quelque chose de préexistant à son action, ce qui est contraire à l’idée que nous avons de la création.

 

          Objection N°2. Plus la chose que l’on fait offre de résistance et plus il faut que celui qui la fait déploie de puissance. Or, le contraire offre plus de résistance que le néant. Donc il faut déployer plus de puissance pour faire quelque chose d’un contraire (ce que fait pourtant la créature) que pour faire quelque chose de rien. Donc à plus forte raison la créature peut-elle créer ou faire quelque chose de rien.

          Réponse à l’objection N°2 : C’est par accident qu’on fait des contraires quelque chose, comme le dit Aristote (Phys., liv. 1, text. 43). Par soi on fait quelque chose d’un sujet qui est en puissance. Le contraire résiste donc à l’agent dans le sens qu’il empêche sa puissance de produire l’acte qu’il s’efforce d’obtenir. Ainsi le feu tend à réduire l’eau à un état semblable au sien, mais il en est empêché par la forme et par les dispositions contraires qui lient sa puissance et qui l’empêchent de passer en acte. Et plus la puissance est entravée, plus il faut de vertu dans l’agent pour produire l’acte auquel il tend. Par conséquent il faudra beaucoup plus de force dans l’agent s’il n’y a pas de puissance qui soit préexistante à son action (Il faut une plus grande vertu pour faire de rien quelque chose, que pour faire une chose de son contraire, parce que la chose qu’on tire de son contraire y existait préalablement en puissance, et qu’il suffisait de lever l’obstacle qui l’empêchait de se produire, tandis que la création ne présuppose rien.). C’est ce qui prouve jusqu’à l’évidence que pour faire quelque chose de rien il faut plus de puissance que pour faire quelque chose d’un contraire.

 

          Objection N°3. La puissance de celui qui fait une chose a pour mesure la chose même qu’il a faite. Or, l’être créé est fini, comme nous l’avons dit en traitant de l’infinité de Dieu (quest. 7, art. 2 à 4). Donc pour créer un être on n’a besoin que d’une puissance finie. Et comme il n’est pas contraire à la nature de la créature d’avoir une puissance finie, il s’ensuit qu’il ne lui est pas impossible de créer.

          Réponse à l’objection N°3 : La puissance de celui qui fait une chose ne se considère pas seulement d’après la substance de la chose qu’il produit, mais encore d’après la manière dont il l’a fait. Car une plus grande chaleur échauffe non seulement davantage, mais encore plus vite. Quoique créer un effet fini ne démontre pas une puissance infinie, cependant créer quelque chose de rien le démontre, ce qui est évident d’après ce que nous venons de dire (dans la réponse préc.). Car s’il faut dans l’agent une force d’autant plus grande que la puissance est plus éloignée de l’acte, la force d’un agent tel que le créateur, qui ne suppose aucune puissance antérieure à son action, doit être nécessairement infinie. Car il n’y a nul rapport à établir entre ce qui n’a aucune puissance et la puissance que présuppose la force de tout agent naturel ; elles sont entre elles ce que le non-être est à l’être (Par conséquent, il n’y a nulle proportion entre elles, et l’on peut dire avec Fénelon qu’il y a une distance infinie du néant à l’être (Exist. de Dieu, édit. de Versailles, p. 173) ; seulement cette distance n’est pas positive comme celle qui existe entre deux termes, mais elle est négative. C’est ce qu’a voulu dire saint Thomas (art. 2, réponse N°4).). Et comme une créature n’a pas plus l’infinité de la puissance que l’infinité de l’être, ainsi que nous l’avons prouvé (quest. 7, art. 2), il s’ensuit qu’il n’y a pas de créature qui puisse créer.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 3, chap. 8) que ni les bons, ni les mauvais anges ne peuvent créer quelque chose ; par conséquent les autres créatures le peuvent encore beaucoup moins.

 

          Conclusion Puisque l’être lui-même qui est l’effet le plus universel est le terme de la création, il n’appartient de créer qu’à Dieu qui est la cause première et la plus universelle.

          Il faut répondre qu’au premier aspect on voit assez, d’après ce que nous avons dit précédemment (art. 1), que la création ne peut être que l’action de Dieu. Car il faut que les effets les plus universels soient rapportés aux causes les plus universelles et les plus élevées. Or, entre tous les effets, le plus universel c’est l’être même. Il faut donc que cet effet soit propre à la cause première et universelle qui est Dieu. Aussi il est dit dans le livre des Causes (prop. 3) qu’il n’y a pas d’intelligence, ni d’esprit assez élevé pour donner l’être s’il n’est aidé par l’opération divine elle-même. Or, produire l’être d’une manière absolue et non produire tel ou tel être est ce qui constitue l’essence même de la création. D’où il est évident que la création est un acte propre à Dieu seul. — Mais il peut se faire qu’un être produise un acte propre à un autre, non par sa puissance à lui, mais en devenant son instrument et en agissant par la puissance qu’il en aurait reçue. C’est ainsi que l’air a la propriété d’échauffer et de brûler par la vertu du feu. En s’appuyant sur ces principes il y a des philosophes qui ont pensé que bien que la création soit l’action propre de la cause universelle, cependant une des causes inférieures pourrait créer en agissant par la vertu de la cause première (Le système d’Avicenne que saint Thomas combat ici tout particulièrement, se rapproche de celui des gnostiques, et par conséquent du système des alexandrins.). Avicenne est parti de là pour supposer que la première intelligence créée par Dieu a créé une seconde intelligence qui vient après elle, que celle-ci a créé la substance de l’univers et son âme, et que cette dernière qu’il appelle l’intelligence du monde crée la matière inférieure des corps. Le Maître des sentences a dit aussi (Sent., liv. 4, dist. 5) que Dieu peut donner à la créature le pouvoir de créer, mais de telle sorte que cette créature n’agisse que comme son ministre et non de son autorité propre (Ce sentiment de Pierre Lombard est rejeté par la grande majorité des théologiens, mais ils sont partagés entre eux sur cette autre question, à savoir si Dieu peut se servir d’une créature comme d’un instrument moral ; c’est-à-dire si une créature peut être la cause occasionnelle d’une création ; ce qu’il n’est pas facile de nier.). Mais il ne peut en être ainsi, parce que la cause seconde instrumentale ne peut participer à l’action de la cause supérieure, si elle n’a en elle-même une vertu propre qui la dispose et qui la rende apte à produire l’effet voulu par l’agent principal. Car si elle n’agissait pas suivant la vertu ou la disposition qui lui est propre il serait inutile de l’employer. On n’aurait pas besoin non plus de choisir des instruments en rapport avec le but qu’on se proposé. Ainsi nous voyons que la hache en fendant le bois, propriété qu’elle tient de sa forme, produit un escabeau qui est l’effet ou l’œuvre propre de l’agent principal qui l’a employée. Or, l’effet propre de Dieu qui crée est ce qui est antérieur à toutes les autres choses, c’est l’être absolu. Il ne peut pas par conséquent disposer un être ou se servir de lui comme d’un instrument pour produire cet effet, puisque la création ne résulte pas d’éléments préexistants qui pourraient être ensuite disposés ou préparés à l’aide d’une cause instrumentale. Il est donc impossible qu’une créature crée soit par sa vertu propre, soit comme instrument ou comme ministre de Dieu. Cette impossibilité est encore plus sensible pour les corps ; car les corps n’agissent que par le contact ou le mouvement. Par conséquent leur action suppose nécessairement quelque chose de préexistant qui soit susceptible d’être touché ou d’être mû. Ce qui est contraire à l’essence même de la création.

 

Article 6 : Créer est-il le propre d’une personne ?

 

          Objection N°1. Il semble que créer soit le propre d’une personne. Car ce qui est avant est cause de ce qui est après, le parfait est cause de l’imparfait. Or, la procession des personnes divines est antérieure à la procession des créatures, et elle est plus parfaite, parce que la personne divine procède comme étant parfaitement semblable à son principe, tandis que la créature ne lui ressemble qu’imparfaitement. Donc les processions des personnes divines sont cause de la procession des êtres, et par conséquent créer est le propre de la personne.

          Réponse à l’objection N°1 : Les processions des personnes divines sont cause de la création, comme nous venons de le dire (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Les personnes divines ne se distinguent réciproquement que par leurs processions et leurs relations. Donc tout ce qu’on leur attribue en des sens divers se rapporte à leurs processions et à leurs relations. Or, on attribue diversement aux personnes divines la causalité des créatures. Ainsi, dans le Symbole, on attribue au Père d’être le créateur de tous les êtres invisibles et visibles, on dit du Fils que c’est par lui que tout a été fait, et du Saint-Esprit qu’il est le seigneur et le vivificateur. Donc la causalité des créatures se rapporte aux personnes en raison de leurs relations et de leurs processions.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme la nature divine, quoiqu’elle soit commune aux trois personnes, leur convient néanmoins dans un certain ordre, de telle sorte que le Fils reçoit la nature divine du Père, et le Saint-Esprit de l’un et de l’autre ; de même la puissance de créer, bien qu’elle soit commune aux trois personnes leur convient cependant suivant un certain ordre. Car le Fils la tient du Père et le Saint-Esprit de l’un et de l’autre. De là, on attribue le nom de créateur au Père, comme à celui qui n’a pas reçu d’un autre la puissance de créer. On dit du Fils que c’est par lui que tout a été fait, parce que tout en possédant la même puissance il la tient d’un autre. Car la préposition par (per) a coutume d’indiquer une cause médiate, ou moyenne, ou un principe qui vient d’un principe. Enfin, on attribue à l’Esprit-Saint, qui tient cette même puissance du Père et du Fils, de gouverner et de vivifier en maître tout ce que le Père a créé par son Fils. On peut encore trouver une raison de ces diverses sortes d’attribution dans l’appropriation des attributs essentiels. Car, comme nous l’avons dit (quest. 39, art. 8), on attribue et l’on approprie au Père la puissance qui se manifeste surtout dans la création, et c’est pourquoi on dit qu’il est créateur. On approprie au Fils la sagesse par laquelle tout agent intelligent opère, et c’est pour cela qu’on dit du Fils que par lui tout a été fait. On approprie à l’Esprit-Saint la bonté à laquelle le gouvernement appartient, puisqu’il consiste à mener chaque chose à ses fins, et la vivification parce que la vie consiste dans un certain mouvement intérieur, et que le premier moteur est la fin et la bonté.

 

          Objection N°3. Si l’on dit que la causalité de la créature s’envisage d’après un attribut essentiel que l’on approprie à une personne, cette réponse ne paraît pas suffisante. Car tout effet divin a pour cause chacun des attributs essentiels, à savoir la puissance, la bonté et la sagesse, et l’effet n’appartient pas plus à l’un de ces attributs qu’à l’autre. Il n’y a donc pas lieu d’attribuer un mode déterminé de causalité à une personne plutôt qu’à l’autre, si on ne prend pas les relations et les processions pour le point de départ de la distinction qu’on veut établir.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique ce que Dieu produit soit l’effet de chacun de ses attributs, cependant on rapporte chaque effet à l’attribut avec lequel il a le plus de conformité d’après sa propre nature. Ainsi, on attribue l’ordonnance des choses à la sagesse, la justification de l’impie à la miséricorde et à la bonté qui se répand surabondamment. La création, qui est la production de la substance même de l’être, se rapporte à la puissance (Toutes ces dénominations rentrent ainsi dans les noms qu’on donne aux personnes divines par appropriation (Voy. quest. 39, art. 7 et 8).).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 2) que la création est un acte commun à la Divinité entière.

 

          Conclusion La création est un acte commun à la Trinité tout entière, il ne peut convenir aux personnes divines que parce qu’elles renferment les attributs essentiels de la divinité, la science et la volonté.

          Il faut répondre que créer c’est, à proprement parler, causer, ou produire l’être des choses. Tout agent produisant son semblable, le principe de l’action peut être considéré d’après l’effet même de son action. Ainsi, ce qui engendre le feu, c’est le feu. Par conséquent, Dieu ne peut créer que suivant son être, qui est son essence, et comme l’essence est commune aux trois personnes, la création n’est pas l’acte propre d’une personne, c’est un acte commun à la Trinité entière. — Cependant les personnes divines ont, en raison de leur procession, une causalité propre à l’égard de la création des êtres. Car, comme nous l’avons prouvé en traitant de la science et de la volonté de Dieu (quest. 14, art. 8 ; quest. 19, art. 4), Dieu a produit les êtres qui existent par sou intelligence et sa volonté, comme l’artisan fait une œuvre d’art. Or, l’artisan travaille d’après le verbe ou la pensée qu’il a conçue dans son esprit, et par l’amour que sa volonté a pour l’objet auquel il s’applique. De même Dieu le Père a fait la créature par son Verbe, qui est le Fils, et par son amour, qui est le Saint-Esprit. D’après cela les processions des personnes divines sont les raisons de la production des créatures, dans le sens qu’elles en renferment les attributs essentiels, qui sont la science et la volonté.

 

Article 7 : Est-il nécessaire de trouver dans les créatures un vestige de la Trinité ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire de trouver dans les créatures un vestige de la Trinité. Car tout être peut être reconnu d’après les vestiges qu’il laisse. Or, on ne peut, d’après les créatures, reconnaître la trinité des personnes divines, comme nous l’avons dit (quest. 33, art. 1). Donc les vestiges de la Trinité n’existent pas dans les créatures.

          Réponse à l’objection N°1 : Les vestiges que l’on trouve dans les créatures se considèrent d’après les attributs que l’on approprie aux personnes, et que de cette manière les créatures peuvent élever notre esprit à la Trinité, comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 1, réponse N°1).

 

          Objection N°2. Tout ce qui est dans la créature a été créé. Si donc on trouve un vestige de la Trinité dans la créature, d’après quelques-unes de ses propriétés, et que tout ce qui est créé porte cette même empreinte, il faudra que dans chaque propriété on trouve des propriétés qui offrent les mêmes vestiges, et cela indéfiniment.

          Réponse à l’objection N°2 : La créature est une chose subsistante, et c’est à ce titre qu’on trouve en elle les trois caractères que nous venons d’énumérer. Il n’est pas nécessaire que dans chacune de ses propriétés on en trouve trois autres analogues, mais d’après ces propriétés on reconnaît dans la créature qui est subsistante un vestige de la Trinité.

 

          Objection N°3. L’effet ne représente que sa cause. Or, la causalité des créatures appartient à la nature commune des personnes divines et non aux relations d’après lesquelles on les distingue. Il n’y a donc dans les créatures aucun vestige de la Trinité, elles ne peuvent reproduire que l’unité de l’essence divine.

          Réponse à l’objection N°3 : Les processions des personnes sont la cause et la raison de la création dans le sens que nous avons développé dans cet article et dans l’article précédent.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 6, ad fin.) qu’on voit dans les créatures un vestige de la Trinité.

 

          Conclusion Dans les créatures raisonnables il y a une image de la Trinité, dans celles d’un ordre inférieur il y en a un vestige dans le sens qu’on trouve en elles des choses qui correspondent aux personnes divines.

          Il faut répondre que tout effet représente sa cause de quelque façon, mais de différente manière. Ainsi, il y a des effets qui ne représentent que la causalité de la cause, mais non sa forme. C’est de cette manière que la fumée représente le feu. Nous appelons cette espèce de représentation une représentation de vestige. Le vestige démontre le mouvement d’une chose qui passe, sans dire quelle est cette chose. Quand un effet représente sa cause en donnant la ressemblance de sa forme, comme le feu engendré représente le feu qui l’engendre, comme la statue de Mercure représente Mercure, on appelle cette représentation une représentation d’image. Or, les processions des personnes divines se fondent sur l’acte de l’intelligence et sur celui de la volonté, comme nous l’avons dit (quest. 27). Car le Fils procède de l’entendement comme Verbe, et le Saint-Esprit de la volonté comme amour. Par conséquent, dans les créatures raisonnables, où il y a intelligence et volonté, on trouve une image de la Trinité, car il y a en elles un Verbe qui est conçu et un amour qui procède. — Dans toutes les autres créatures on trouve un vestige de la Trinité, dans le sens qu’on trouve dans chaque créature des choses qui nous obligent à remonter aux personnes divines comme à leur cause. En effet, toute créature subsiste dans son être, elle a une forme qui détermine son espèce, et elle a un rapport d’ordre avec d’autres êtres. En tant que substance créée, elle représente la cause et le principe, et se rapporte par conséquent à la personne du Père qui est un principe qui n’a pas de principe. En tant qu’elle a une forme et une espèce (Species, qui signifie beauté, apparence, ce qui a la plus grande analogie avec le Verbe, qu’on désigne aussi sous le nom d’image, et que saint Paul appelle la splendeur du Père.) elle représente le Verbe, car la forme de l’ouvrage provient de la conception de l’artisan. En tant qu’elle est ordonnée à l’égard des autres, elle représente l’Esprit-Saint qui est amour, parce qu’il appartient à la volonté de celui qui crée de mettre une chose en rapport avec une autre. C’est pourquoi saint Augustin dit (De Trin., liv. 6) qu’on trouve un vestige de la Trinité dans chaque créature, parce que tout être existe, appartient par sa forme à une espèce, et occupe un certain rang. On rapporte encore à ces trois choses les trois termes employés par la Sagesse (chap. 11), le nombre, le poids, et la mesure. Car la mesure se rapporte à la substance, qui est limitée par ses principes constitutifs, le nombre à l’espèce, et le poids à l’ordre. Et à ces trois choses correspondent les trois mots de saint Augustin : le mode, l’espèce, et l’ordre, qui correspondent eux-mêmes à ce qui existe, ce qui est discerné, et ce qui convient (Quod constat, quod discernitur, quod congruit (Quæst., liv. 83, quest. 18).). Car une chose existe par sa substance, elle se discerne par sa forme, et elle est convenable par l’ordre. On peut aisément ramener au même point toutes les expressions analogues à celles-ci (Plusieurs auteurs modernes ont mis à profit ces idées, et en toutes choses ils ont recherché l’unité et la trinité. Mais ils ont été loin d’imiter la réserve de saint Thomas, et ils n’ont pas pris garde qu’en forçant ces images et ces similitudes, on peut se rendre ridiculement puéril.).

 

Article 8 : Y a-t-il création dans les œuvres de la nature et de l’art ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il y ait création dans les œuvres de la nature et de l’art. Car dans toutes les œuvres de la nature et de l’art, il y a la production d’une forme. Or, elle n’est pas produite de quelque chose, puisqu’elle n’est pas matérielle. Donc elle est produite de rien, et par conséquent il y a création dans toutes les œuvres de la nature et de l’art.

          Réponse à l’objection N°1 : Les formes commencent à être en acte quand l’être composé est formé, mais elles ne sont point produites par elles-mêmes, elles ne le sont que par accident.

 

          Objection N°2. L’effet n’est pas antérieur à la cause. Or, dans les choses naturelles tout agent n’agit que par sa forme accidentelle qui est active ou passive. Donc la forme substantielle n’est pas produite par la nature. Il faut par conséquent qu’elle soit créée.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans la nature les qualités actives agissent en vertu des formes substantielles. C’est pourquoi l’agent naturel produit non seulement un être qui lui ressemble pour la qualité, mais encore pour l’espèce.

 

          Objection N°3. La nature produit son semblable. Or, on trouve dans la nature des êtres qui ne sont pas engendrés parleur semblable ; tels sont, par exemple, les animaux engendrés par la putréfaction. Donc leur forme n’est pas produite par la nature, mais elle est créée. On peut faire le même raisonnement sur d’autres êtres.

          Réponse à l’objection N°3 : Pour la génération des animaux imparfaits il n’est pas nécessaire d’une autre action que celle de l’agent universel qui est la vertu céleste (Cette vertu est celle que l’on supposait, d’après Aristote, aux corps célestes. Ce serait ici le lieu de parler de la production spontanée des êtres qui est encore un problème et un mystère pour la science actuelle.) à laquelle ces animaux sont assimilés non dans l’espèce, mais d’après une certaine analogie. Il ne faut pas dire non plus que leurs formes sont créées par un agent séparé. Mais pour la génération des animaux parfaits l’agent universel ne suffit pas ; il faut un agent propre qui soit de même nature que l’être engendré.

 

          Objection N°4. Ce qui n’est pas créé n’est pas une créature. Si dans les choses qui sont produites par la nature on n’admet pas qu’il y ait création, il s’ensuivra que les êtres produits par la nature ne sont pas des créatures ; ce qui est hérétique.

          Réponse à l’objection N°4 : L’opération de la nature présuppose toujours l’existence de principes créés ; c’est pourquoi on appelle créature ce que la nature produit.

 

         Mais c’est le contraire. Car saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 5, chap. 14 et 15) distingue la propagation des êtres qui est l’œuvre de la nature de leur création.

 

          Conclusion Il n’y a pas de création dans les œuvres de la nature et de l’art, mais ces œuvres présupposent toujours quelque chose qui leur est préexistant.

          Il faut répondre que s’il y a doute sur cette question c’est à cause des formes, dont certains philosophes n’ont pas attribué le principe à l’action de la nature, mais qu’ils ont supposées antérieurement existantes dans la matière où elles demeuraient, disaient-ils, comme cachées. Cette erreur est provenue de ce qu’ils ignoraient la nature de la matière, parce qu’ils ne savaient pas distinguer entre la puissance et l’acte (C’est Aristote qui, le premier, a parfaitement mis en lumière cette distinction fondamentale qui joue un si grand rôle dans l’école.). En effet, comme les formes existent en puissance dans la matière, ils ont supposé qu’elles y étaient absolument préexistantes. D’autres ont voulu que les formes fussent données ou produites à la manière de la création par un agent séparé (Cette opinion fut celle de Platon et d’Avicenne, que saint Thomas réfute aussi bien que leurs devanciers pour montrer ensuite la vérité entre les excès dans lesquels ils sont tombés.). Cette nouvelle erreur a eu sa cause dans l’ignorance de la forme. Car ils n’ont pas remarqué que la forme naturelle d’un corps n’est pas subsistante, mais qu’elle n’existe que par le corps lui-même. Et comme être fait, être créé, ne convient à proprement parler qu’à ce qui est subsistant, comme nous l’avons dit (art. 4), les formes ne sont ni faites, ni créées, mais elles sont concréées. D’un autre côté ce qui est fait à proprement parler par un agent naturel, est composé, puisqu’il est fait de matière. Par conséquent il n’y a pas création dans les œuvres de la nature, mais ces œuvres présupposent toujours au contraire quelque chose qui leur est préexistant.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.