Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 46 : Du
principe de la durée des créatures
Nous
avons ensuite à examiner le principe de la durée des créatures. — A cet égard
trois questions se présentent : 1° Les créatures ont-elles toujours existé ? (Cet
article est une réfutation d’Averroës et d’Aristote
qui prétendaient que le monde est éternel. Saint Thomas entre à ce sujet dans
une longue discussion, parce que l’erreur contre laquelle il s’élève avait
cours de son temps, et qu’il importait qu’il répondit
à tous les arguments qu’on essayait alors de faire valoir en sa faveur.) — 2°
Est-il de foi qu’elles ont eu un commencement ? (Quoique saint Thomas fasse
grand usage de la raison, cependant il en limite la puissance beaucoup plus que
la plupart des théologiens et des philosophes actuels ; car ils croient, pour
la plupart, être en mesure de démontrer que le monde a commencé.) — 3° Comment
faut-il entendre ces paroles : Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre ? (Cet article est une
explication des deux premiers mots de la Genèse : Au commencement.)
Article
1 : L’universalité des créatures a-t-elle toujours existé ?
Objection
N°1. Il semble que l’universalité des créatures que nous appelons maintenant le
monde n’ait pas commencé, mais qu’elle soit éternelle. Car tout ce qui a
commencé d’être, avant d’avoir été, a été possible, autrement on n’aurait pas
pu le faire. Si le monde a commencé d’être, avant ce commencement il était
possible qu’il existât. Or, l’être possible c’est la matière à laquelle la
forme peut donner l’être et la privation le non-être. Par conséquent si le
monde a commencé d’être, avant lui la matière a existé, et comme la matière ne
peut être sans une forme, et que la matière du monde avec une forme c’est le
monde lui-même, il s’ensuivrait que le monde a été avant de commencer d’être,
ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°1 : Avant d’exister, le monde a été possible, non pas qu’il ait
pu être produit par la puissance passive qui est la matière, mais par la
puissance active de Dieu. Ou bien encore il était possible d’une possibilité
absolue (C’est ce qu’on appelle dans le langage de l’école la possibilité
intrinsèque, par opposition à la possibilité extrinsèque.), qui ne se rapporte
pas à une puissance quelconque, mais qui consiste uniquement dans le rapport de
termes qui ne répugnent pas l’un à l’autre. C’est cette sorte de possible qu’on
oppose à l’impossible, comme on le voit dans Aristote (Met., liv. 5, text. 17).
Objection
N°2. Il ne peut se faire que ce qui a la vertu d’être
toujours existe dans un temps et n’existe pas dans un autre, car c’est sur la
vertu d’une chose que se mesure sa durée. Or, ce qui est incorruptible a la
vertu d’exister toujours, puisque sa vertu n’a pas une durée déterminée. Donc
il ne doit pas se faire que ce qui est incorruptible existe dans un temps et
n’existe pas dans un autre, tandis que tout ce qui a commencé d’être a ce caractère. Par conséquent aucun être incorruptible n’a
commencé d’être. Or, il y a dans le monde beaucoup d’êtres incorruptibles, tels
que les corps célestes et toutes les substances intellectuelles. Donc le monde
n’a pas eu un commencement.
Réponse
à l’objection N°2 : Les êtres qui ont la vertu d’exister toujours, du moment où
ils possèdent cette vertu il ne peut pas se faire qu’ils existent dans un temps
et n’existent pas dans un autre. Mais avant d’avoir cette vertu ils
n’existaient pas. Par conséquent ce raisonnement que fait Aristote (De cæl., liv. 1, text. 120) ne prouve pas absolument que les êtres
incorruptibles n’ont pas commencé. Il prouve seulement qu’ils n’ont pas
commencé à la manière dont les êtres engendrés et corruptibles commencent
naturellement.
Objection
N°3. Ce qui n’est pas engendré n’a pas eu de commencement. Or, Aristote dit (Phys., liv. 1, text.
82) que la matière n’a pas été engendrée, ni le ciel non plus (De cæl. et mund., liv. 1, text.
20). Donc tous les êtres n’ont pas eu un commencement.
Réponse
à l’objection N°3 : D’après Aristote (Phys.,
liv. 1, text. 82), la matière n’est pas engendrée
parce qu’elle n’a pas de sujet duquel elle procède. Et il prouve (De cæl., liv. 1, text. 20) que le ciel n’a pas été engendré non plus, parce
qu’il n’a pas de contraire qui soit son générateur. D’où il est évident que ces
deux raisonnements ne prouvent qu’une chose, c’est que la matière et le ciel
n’ont point été engendrés, comme quelques-uns le soutenaient principalement à
l’égard du ciel (Cette opinion était celle de Platon. Il prétendait que le ciel
avait eu un commencement, mais qu’il ne devait point avoir de fin, et Aristote
le réfute.). Pour nous, nous disons qu’ils ont été créés (quest. 44, art. 1 et
2).
Objection
N°4. Le vide existe où il n’y a pas de corps, mais où
il est possible qu’il y en ait. Or, si le monde a eu un commencement, là où le
corps du monde existe maintenant il n’y avait pas de corps auparavant ; mais il
pouvait y en avoir, autrement il n’y en aurait pas aujourd’hui. Donc avant le
monde le vide a existé, ce qui est impossible.
Réponse
à l’objection N°4 : Le vide n’existe pas là où il n’y a rien. Il faut de plus
pour le constituer un espace qui soit capable de recevoir des corps et qui n’en
renferme pas, comme le dit Aristote lui-même (Phys., liv. 4, text. 60). Pour nous, nous
disons qu’avant le monde il n’y avait ni lieu, ni espace (Saint Thomas ne voit
dans les lieux et les espaces que nous pouvons imaginer avant la création, que
des êtres de raison.).
Objection
N°5. Tout ce qui commence à être mis de nouveau en mouvement, n’est mû que
parce que le moteur et le mobile sont maintenant autrement qu’ils n’étaient
auparavant. Or, ce qui est maintenant autrement qu’il n’était auparavant est
mû. Donc avant tout mouvement qui commence nouvellement, il y a eu un mouvement
quelconque, par conséquent le mouvement a toujours existé et il y a toujours eu
un mobile, parce qu’il n’y a pas de mouvement sans mobile.
Réponse
à l’objection N°5 : Le premier moteur a toujours existé et de la même manière,
mais il n’en est pas de même du premier mobile ; car il a commencé d’être,
puisque auparavant il n’existait pas. Or, cet effet n’a pas été le résultat
d’un changement, mais il a été produit par la création qui n’est pas, comme
nous l’avons dit (quest. 45, art. 2, réponse N°2), un changement. D’où il est
évident que le raisonnement d’Aristote n’a de force qu’à l’égard de ceux qui
supposaient les mobiles éternels, tout en admettant que le mouvement ne l’était
pas. Telles furent les opinions d’Anaxagore et d’Empédocle. Pour nous, nous
supposons au contraire que depuis que les mobiles ont commencé à exister, le
mouvement n’a jamais cessé.
Objection
N°6. Tout moteur est naturel ou volontaire. Or, aucun de ces deux moteurs ne
commence à mouvoir un autre être qu’en vertu d’un mouvement préexistant. Car la
nature opère toujours de la même manière. Par conséquent s’il ne se fait pas un
changement soit dans la nature du moteur, soit dans le mobile, un moteur
naturel ne commence pas à imprimer un mouvement qu’il n’imprimait pas
auparavant. A la vérité le moteur volontaire peut retarder l’exécution de ce
qu’il se propose sans que la volonté change elle-même. Mais il y a toujours en
ce cas un changement au moins du côté du temps. Ainsi celui qui veut faire une
maison demain et non aujourd’hui, attend l’arrivée d’un lendemain qui n’est
plus aujourd’hui, ou du moins il attend que la journée présente soit passée et
que le jour suivant arrive, ce qui ne peut se faire sans changement, parce que
le temps est la mesure du mouvement. Il faut donc que toujours avant le
commencement d’un nouveau mouvement il y ait eu un autre mouvement, ce qui nous
ramène à la conséquence de l’argument précédent.
Réponse
à l’objection N°6 : Le premier agent est un agent volontaire. Et quoiqu’il ait
eu éternellement la volonté de produire un effet, cependant il ne l’a pas
produit éternellement. Il n’est pas nécessaire pour cela de présupposer un
changement dans sa volonté même relativement au temps. Car il ne faut pas
raisonner de l’agent universel qui produit tout comme d’un agent particulier
dont l’action présuppose d’autres êtres. Ainsi un agent particulier produit la
forme et présuppose la matière. Il faut par là même qu’il y ait entre la forme
de l’objet produit et sa matière une certaine proportion. C’est pourquoi on le
considère logiquement comme donnant une forme à telle matière, mais non à telle
autre, par suite de la différence qu’il y a entre les diverses sortes de
matière. Mais ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut juger l’action de Dieu
qui produit tout à la fois la forme et la matière. Car au lieu de mettre comme
l’agent particulier la forme en rapport avec la matière, il crée au contraire
une matière proportionnée à la forme et à la fin qu’il se propose. — Un agent
particulier présuppose également le temps aussi bien que la matière. C’est
pourquoi logiquement il agit toujours dans l’instant d’après, non dans l’instant d’avant
en raison de la manière dont nous concevons la succession du temps. Mais quand
il s’agit de l’agent universel qui produit les êtres et le temps, nous ne
pouvons le considérer comme agissant maintenant et avant, suivant la succession
du temps, comme si son action supposait préalablement l’existence du temps
lui-même, mais nous devons observer qu’il a donné à son effet autant de temps
qu’il a voulu et ce qu’il en fallait pour démontrer sa puissance. Car le monde
nous fait mieux connaître la puissance divine du créateur, du moment où il n’a
pas toujours été que s’il était éternel. Car ce qui n’a pas toujours été a
évidemment une cause, tandis que cela n’est pas aussi évident à l’égard de ce
qui a toujours existé.
Objection
N°7. Ce qui est toujours au commencement et toujours à la fin ne peut ni
cesser, ni commencer. Car ce qui commence n’est pas à sa fin, et ce qui cesse
n’est pas à son commencement. Or, le temps est toujours à son commencement et à
sa fin, puisque le temps c’est le moment actuel, le présent qui est la fin du
passé et le commencement de l’avenir. Donc le temps ne peut ni commencer, ni
finir, et il en est de même du mouvement dont le temps est la mesure.
Réponse
à l’objection N°7 : Comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 4, text. 99), l’avant et l’après sont
dans le temps ce qu’ils sont dans le mouvement. Par conséquent on doit entendre
le commencement et la fin pour le temps, comme pour le mouvement. Or, en
supposant l’éternité du mouvement, il est nécessaire que tout moment dans le
mouvement soit pris pour le commencement et la fin du mouvement. Ce qui n’a pas
lieu dans l’hypothèse où le mouvement aurait commencé (Dans cette hypothèse,
qui est conforme à la doctrine catholique, le temps a commencé, et pour lors il
s’est trouvé un instant qui a été le principe du mouvement sans en être la
fin.). On peut faire le même raisonnement à l’égard de l’instant présent (nunc temporis). Il est
donc évident que le raisonnement qui s’appuie sur ce que le moment présent est
toujours le commencement et la fin du temps, présuppose l’éternité du temps et
du mouvement. Et Aristote l’emploie (Phys.,
liv. 8, text. 10) contre ceux qui supposaient
l’éternité du temps, mais qui niaient l’éternité du mouvement.
Objection
N°8. Dieu est antérieur au monde, ou en nature seulement, ou en durée. S’il ne
lui est antérieur qu’en nature, il s’ensuit que, puisque Dieu est éternel, le
monde l’est aussi. S’il lui est antérieur en durée, comme l’avant et l’après constituent
le temps, il s’ensuivra que le temps a existé avant le monde, ce qui est
impossible.
Réponse
à l’objection N°8 : Dieu est antérieur au monde en durée. Mais ce mot antérieur
n’indique pas une priorité de temps, il désigne une priorité d’éternité,
c’est-à-dire il désigne une éternité de temps imaginaire (Un temps indéfini tel
que nous pouvons l’imaginer. Car dans l’impossibilité où nous sommes de
concevoir l’éternité, nous nous en faisons une idée analogue à celle que nous
concevons de l’infini.), qui n’existe pas en réalité. Ainsi quand on dit
qu’au-dessus du ciel il n’y a rien, le mot au-dessus exprime un lieu purement
imaginaire, tel qu’il est possible à l’esprit de le concevoir en ajoutant aux
dimensions du corps céleste d’autres dimensions.
Objection
N°9. Quand on pose une cause capable d’un effet, l’effet doit s’ensuivre. Car
la cause qui n’est pas suivie de son effet est une cause imparfaite qui a
besoin du secours d’un autre être pour que son effet se produise. Or, Dieu est
à lui seul une cause suffisante de la production du monde ; il en est la cause
finale en raison de sa bonté, la cause exemplaire en raison de sa sagesse, la
cause efficiente en raison de sa puissance, comme nous l’avons prouvé (quest. 44,
art. 2 à 4). Donc puisqu’il est éternel le monde l’est aussi.
Réponse
à l’objection N°9 : Comme l’effet suit la cause qui le produit naturellement en
raison de sa forme, de même il suit la volonté de l’agent libre qui le produit
d’après une forme qu’il a lui-même préconçue et déterminée, comme nous l’avons
dit (quest. 14, art. 8 ; quest. 41, art. 2). Ainsi, quoique Dieu ait eu de
toute éternité ce qu’il fallait pour produire le monde, cependant il n’est pas
nécessaire de supposer qu’il l’a produit autrement que d’une manière conforme
au dessein que sa volonté avait préalablement arrêté. Il lui a donné l’être
après l’avoir laissé dans le néant, afin de faire connaître avec plus d’éclat
qu’il était son auteur.
Objection
N°10. Si l’action d’un être est éternelle, son effet l’est aussi. Or, l’action
de Dieu est sa substance qui est éternelle. Donc le monde l’est aussi.
Réponse
à l’objection N°10 : En posant l’action l’effet suit, conformément à la nature
de la forme qui est le principe de l’action. Or, dans les agents volontaires,
ce qui a été conçu et déterminé à l’avance est pris pour la forme qui est le
principe de l’action. Par conséquent, de ce que l’action de Dieu est éternelle
il ne s’ensuit pas que l’effet qui en résulte le soit aussi. Mais il est tel
que Dieu l’a voulu, c’est-à-dire qu’après n’avoir pas été il a commencé d’être.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans saint Jean : Glorifiez-moi, mon Père, de la gloire que j’ai eue en vous avant que le
monde fût fait (Jean, 17, 5). Et dans les Proverbes : Le Seigneur m’a possédé au commencement de ses voies, avant que rien ne
fût fait dès le commencement (8, 22).
Conclusion
Il n’est pas nécessaire que le monde ait toujours existé puisqu’il procède de la
volonté de Dieu ; et quoique son éternité eût été possible, si Dieu l’eut voulu,
personne n’a jamais pu la démontrer par des raisons solides.
Il
faut répondre qu’il n’y a que Dieu qui soit éternel, et il n’est pas impossible
d’établir cette thèse. Car nous avons prouvé (quest. 19, art. 4) que la volonté
de Dieu est la cause des êtres. Un être n’est donc nécessaire qu’autant qu’il
est nécessaire que Dieu le veuille, puisque la nécessité de l’effet dépend de
la nécessité de la cause, d’après Aristote (Met.,
liv. 5, text. 6). Or, nous avons montré (quest. 19,
art. 3) qu’absolument parlant, il n’est pas nécessaire que Dieu veuille autre
chose que lui-même. Il n’est donc pas nécessaire qu’il veuille que le monde ait
toujours existé. Et comme le monde n’existe qu’autant que Dieu le veut, puisque
son existence dépend de la volonté divine, comme de sa cause, il n’est par
conséquent pas nécessaire que le monde ait toujours été. D’où je conclus qu’on
ne peut démontrer l’éternité du monde. Les raisons alléguées par Aristote en
faveur de cette thèse ne sont pas de véritables démonstrations, ce sont
seulement des réponses aux raisonnements des philosophes anciens, qui
supposaient que le monde avait commencé, mais qui défendaient mal leur opinion.
Il y a trois raisons qui prouvent qu’Aristote n’attachait lui-même à ses
raisonnements qu’une valeur relative. La première c’est que dans sa Physique
(liv. 8) et dans son livre sur le ciel (De
cæl.,
liv. 1, text. 101) il se borne à reproduire les
sentiments d’Anaxagore, d’Empédocle et de Platon pour les contredire. La
seconde, c’est que partout où il traite ce sujet, il cite seulement le
témoignage des anciens, ce qui n’est pas une démonstration, mais simplement une
autorité probable et persuasive. La troisième, c’est qu’il dit expressément (Top., liv. 1, chap. 9) qu’il y a des
problèmes dialectiques dont nous ne pouvons donner rationnellement la solution,
et que celui-ci est de ce nombre : Le monde est-il éternel (Saint Thomas
pourrait bien avoir été ici un peu indulgent pour Aristote : il n’aura pas
voulu l’avoir contre lui, et, tout en réfutant ses arguments, il a été bien
aise de faire voir qu’Aristote n’y avait pas lui-même beaucoup de confiance.
Toutefois le passage des Topiques
n’est pas aussi exprès qu’on pourrait le croire. Voici les expressions
d’Aristote : On peut mettre en question des choses dont nous n’avons pas
l’explication, parce qu’elles sont graves et que nous croyons difficile d’en
savoir le pourquoi. Par exemple, c’est une question ardue de savoir si le monde
est éternel ou ne l’est pas (trad. de Barthélémy
Saint-Hilaire, Logique, t. 4, p. 32).) ?
Article
2 : Est-ce un article de foi que le monde a commence ?
Objection
N°1. Il semble que ce ne soit pas un article de foi que le monde a commencé,
mais une conclusion théologique que le raisonnement peut démontrer. Car tout ce
qui a été fait a commencé. Or, on peut démontrer rationnellement que Dieu est
la cause efficiente du monde, ce que les philosophes les plus graves ont
d’ailleurs admis. Donc on peut prouver par voie de démonstration que le monde a
commencé.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme l’observe saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 4), il y a eu deux sortes de
philosophes qui ont admis l’éternité du monde. Les uns ont supposé que la
substance du monde ne venait pas de Dieu ; leur erreur est insoutenable, et on
la réfute victorieusement (Ceux-là niaient la création, et on peut leur
répondre par tous les arguments que saint Thomas a produits à l’appui de ce
dogme.). Les autres, tout en supposant que le monde était éternel, n’en
reconnaissaient pas moins que Dieu en est l’auteur. Car ils ne voulaient pas
que le monde eût un âge quelconque, mais ils prétendaient que bien que sa
création ait eu un commencement il avait néanmoins toujours été fait. Ils
expliquaient leur pensée à l’aide de la comparaison suivante, que saint Augustin
rapporte lui-même (De civ. Dei, liv.
10, chap. 31) : Si le pied de quelqu’un, disaient-ils, avait été de toute
éternité dans la poussière, il y aurait toujours eu sous lui une empreinte dont
tout le monde reconnaîtrait évidemment qu’il est la cause (Quoique l’un fût
cause de l’autre, il ne l’aurait cependant pas précédé ; ainsi il en serait du
monde et de Dieu dans cette hypothèse : le monde eût toujours existé, parce que
Dieu, qui l’a fait, a toujours existé lui-même.) ; de même le monde a toujours
été, parce que celui qui l’a fait a toujours été lui-même. Pour comprendre la
force de ce raisonnement, il faut observer que la cause efficiente, qui est
motrice, précède nécessairement son effet, parce que l’effet n’existe qu’autant
que l’action est consommée ; il n’est par conséquent que la fin de l’action,
tandis que l’agent en est le principe. Or, si l’action est instantanée, et non
successive, il n’est pas nécessaire que l’agent soit réellement antérieur en
durée à l’action qu’il produit, comme on le voit évidemment dans la production
du phénomène de la lumière. De là ils concluent qu’il ne s’ensuit pas
nécessairement de ce que Dieu est la cause active du monde, qu’il soit
antérieur au monde en durée, parce que la création par laquelle il a produit le
monde n’est pas un changement successif, comme nous l’avons dit (quest. 45,
art. 2).
Objection
N°2. Si l’on doit dire que le monde a été fait par Dieu, il faut admettre qu’il
l’a fait de rien ou de quelque chose. Or, il ne l’a pas fait de quelque chose,
parce que dans cette hypothèse la matière du monde aurait précédé le monde, ce
qu’Aristote combat quand il suppose que le ciel n’a pas été engendré. Il faut
donc reconnaître qu’il a été fait de rien, qu’il a existé après n’avoir pas
été, et par conséquent qu’il a commencé.
Réponse
à l’objection N°2 : Ceux qui supposeraient le monde éternel diraient qu’il a
été fait par Dieu de rien, non parce qu’il a été fait après rien, comme nous
comprenons le mot création, mais parce qu’il n’a pas été fait de quelque chose
(Saint Thomas s’étudie à faire ressortir la force de ces raisonnements pour
montrer sur ce point l’impuissance de la raison.). C’est pourquoi quelques-uns
de ceux qui admettent l’éternité du monde, admettent aussi la création, comme
on le voit dans la Métaphysique d’Avicenne (liv. 9, chap. 4).
Objection
N°3. Tout être qui agit intellectuellement agit d’après un certain principe,
comme on le voit évidemment dans toutes les œuvres d’art. Or, Dieu est un agent
intelligent. Donc il opère d’après un certain principe, et par conséquent le
monde qui est son effet n’a pas toujours existé.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement est celui d’Anaxagoras.
Mais il n’est rigoureux qu’à l’égard de l’entendement qui en délibérant
recherche ce qu’il faut faire, ce qui ressemble au mouvement. Or, il n’y a que
l’entendement humain qui se livre à ces investigations ; il n’en est pas de
même de l’entendement divin, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 7 et 12).
Objection
N°4. Il est clair qu’il y a des arts qui ont commencé à certaines époques, et
qu’il y a aussi des contrées qui ont commencé à être habitées dans un temps déterminé. Or, il n’en serait pas ainsi, si le monde eût
toujours existé. Il est donc évident que le monde n’a pas toujours été.
Réponse
à l’objection N°4 : Ceux qui supposent l’éternité du monde prétendent que la
terre a été successivement dans ses diverses régions d’inhabitable rendue
habitable, et cela réciproquement. Ils supposent aussi que les arts, par suite
d’une infinité d’accidents et de causes de décadence, ont été maintes fois
découverts et se sont ensuite perdus. Aristote dit dans Son livre des Météores
(liv. 1, chap. ult.) qu’il est ridicule de s’appuyer sur ces changements
particuliers pour en induire la nouveauté du monde entier (C’est, en effet, le
plus faible de tous les raisonnements.).
Objection
N°5. Il est certain qu’on ne peut rien égaler à Dieu. Or, si le monde avait
toujours existé, il serait égal à Dieu en durée. Donc il est certain que le
monde n’a pas toujours existé.
Réponse
à l’objection N°5 : Quand même le monde aurait toujours été, il ne serait pas
pour cela égal à Dieu quant à l’éternité, comme le dit Boëce
(De cons., liv. 5 ; pros. 6). Car l’être
divin consiste en ce qu’il existe tout entier, en même temps et sans succession,
tandis qu’il n’en est pas ainsi du monde.
Objection
N°6. Si le monde avait toujours existé, un nombre infini de jours auraient
précédé celui-ci. Or, il n’est pas possible qu’un nombre infini de jours
s’écoulent ; par conséquent on ne serait jamais parvenu au jour actuel, ce qui
est évidemment faux.
Réponse
à l’objection N°6 : Ce qui s’est passé s’entend toujours d’un terme à un autre.
Or, quel que soit le jour passé que l’on détermine, de ce jour à celui
d’aujourd’hui il ne peut s’être écoulé qu’un nombre fini de jours. L’objection
suppose au contraire que les moyens qui se trouvent entre deux extrêmes peuvent-être infinis.
Objection
N°7. Si le monde était éternel, la génération le serait aussi, et par
conséquent un homme aurait été engendré par un autre indéfiniment. Or, le Père
est la cause efficiente du Fils, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 29). Donc il
faudrait remonter des causes efficientes aux causes efficientes jusqu’à
l’infini, ce qui est absurde.
Réponse
à l’objection N°7 : Pour les causes efficientes on ne peut pas absolument
remonter de l’une à l’autre jusqu’à l’infini, de telle sorte que celles qui
sont nécessaires par elles-mêmes pour la production d’un effet se multiplient
indéfiniment. Par exemple il ne peut se faire que la pierre soit mue par le
bâton, le bâton par la main, et cela indéfiniment. Mais il n’est pas impossible
qu’on remonte par accident de causes en causes jusqu’à l’infini. C’est en effet
ce qui arrive quand toutes les causes qui sont multipliées jusqu’à l’infini
n’ont le rang que d’une seule cause, et que leur multiplication n’a lieu que
par accident. Ainsi l’artisan se sert par accident d’une multitude de marteaux,
parce qu’ils se brisent l’un après l’autre dans sa main. Et il arrive par
conséquent que le marteau qu’il emploie succède à l’action du marteau précédent
qu’il a employé. De même il arrive à l’homme qui engendre d’avoir été engendré
par un autre, mais il engendré en tant qu’homme et non parce qu’il est fils
d’un autre. Car tous les hommes qui engendrent occupent un seul et même rang
parmi les causes efficientes, celui de générateur particulier. Par conséquent
il n’est pas impossible que l’homme soit engendré par l’homme indéfiniment. Il
n’y aurait impossibilité que dans le cas où la génération de tel homme en
particulier dépendrait de tel autre homme, puis de tel corps élémentaire, puis
du soleil, et cela indéfiniment.
Objection
N°8. Si le monde et la génération ont toujours existé, un nombre infini
d’hommes nous ont précédés. Or, l’âme de l’homme étant immortelle, il y aurait
en ce moment une infinité d’âmes humaines qui existeraient, ce qui est
impossible. La science nous force donc à reconnaître que le monde a commencé,
et il n’y a pas que la foi qui nous apprenne cette vérité.
Réponse
à l’objection N°8 : Ceux qui admettent l’éternité du monde échappent à ce
raisonnement de plusieurs manières. Les uns ne regardent pas comme impossible
qu’il y ait un nombre infini d’âmes ; c’est le sentiment d’Algazel qui dit que
cet infini est un infini accidentel. Mais nous avons démontré que ce système
n’avait rien de solide (quest. 7, art. 4). Il en est qui disent que les âmes
meurent avec le corps. D’autres supposent que de toutes les âmes il n’y en a
qu’une seule qui existe (C’est ce que les philosophes anciens appelaient la
grande âme du monde.). D’autres enfin prétendent, comme le dit saint Augustin,
que les âmes font une espèce de mouvement circulaire (Il s’agit là de la
métempsycose (Voy. S. Aug.,
De hæres., chap. 16).),
de telle sorte que quand elles sont séparées des corps, elles parcourent des
cercles de temps déterminés et retournent ensuite animer d’autres corps. Nous
aurons l’occasion de traiter plus loin toutes ces différentes questions. Nous
ferons seulement ici remarquer que ce raisonnement est particulier. Par
conséquent on pourrait dire que le monde est éternel, ou même qu’une créature
comme l’ange l’est aussi, sans dire pour cela que l’homme l’est également (Il
est à remarquer, en effet, que saint Thomas ne s’est pas demandé si l’homme
était éternel, mais si l’univers l’était. Il faut donc ne pas donner à sa
pensée plus d’extension qu’elle n’en a, et ne considérer comme éternel que le
monde, quant à la substance, et non chaque espèce en
particulier.). Il ne répond donc pas à notre proposition qui est générale, car
nous demandons s’il y a une créature quelconque qui puisse avoir existé de
toute éternité.
Mais
c’est le contraire. Les articles de foi ne peuvent être rationnellement
démontrés, parce que la foi, d’après saint Paul (Héb., chap. 11), a pour objet ce qui ne se voit pas. Or, c’est un
article de foi que Dieu est le créateur du monde, et par conséquent que le
monde a commencé. Car nous disons : Je
crois en un seul Dieu créateur, etc. Et saint Grégoire dit que Moïse a
parlé en prophète quand il a dit : Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre, paroles qui indiquent que le
monde a commencé. Nous avons donc appris par la révélation seule que le monde a
eu un commencement, et c’est pour cela que rationnellement nous ne pouvons le
démontrer (Cette conclusion est extrêmement remarquable, car elle prouve que,
dans la pensée de saint Thomas, nous ne pouvons démontrer aucune des choses qui
ne nous sont connues que par la révélation.).
Conclusion
La foi seule nous apprend que le monde a commencé : la science ne peut
démontrer cette vérité, mais il nous est avantageux de la croire.
Il
faut répondre que la foi seule établit que le monde n’a pas toujours été, et
qu’on ne peut démontrer par le raisonnement cette vérité. C’est déjà ce que
nous avons dit du mystère de la Trinité (quest. 38, art. 1). La raison en est
qu’on ne peut démontrer la nouveauté du monde par la nature du monde lui-même.
Car le principe d’une démonstration est la définition de la chose à démontrer.
Or, tout être, en raison de son espèce, s’abstrait du temps et de l’espace.
C’est pourquoi on dit que les universaux sont partout et toujours. On
ne peut donc pas démontrer que l’homme, le ciel, ou la pierre n’ont pas
toujours et partout existé. On ne peut pas non plus le prouver en considérant
l’agent volontaire qui les a produits (D’après saint Thomas, Dieu aurait donc
pu, absolument parlant, créer le monde de toute éternité. C’est le sentiment
d’un certain nombre de théologiens, qui croient qu’on ne peut admettre le
sentiment contraire sans limiter la toute-puissance divine.).Car la raison ne
peut connaître la volonté de Dieu qu’à l’égard de ce qu’il est absolument forcé
de vouloir. Or, ce que Dieu veut à l’égard des créatures n’a rien de
nécessaire, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 3). La volonté divine ne
peut donc se manifester à l’homme que par la révélation, et c’est sur la
révélation que la foi s’appuie. Par conséquent, que le monde ait commencé,
c’est là un objet de foi, mais ce n’est pas une vérité que l’on puisse démontrer,
ce n’est pas un point de science. Et cette observation est utile à faire dans
la crainte qu’en cherchant à démontrer ce qui est de foi par des raisons qui ne
seraient pas nécessairement concluantes, on ne fournisse l’occasion de
plaisanter aux incrédules qui pourraient supposer que nous n’avons pas d’autres
motifs de croire ce que la foi nous enseigne.
Article
3 : La création du monde date-t-elle du commencement du temps ?
Objection
N°1. Il semble que la création des êtres n’ait pas eu lieu au commencement du
temps. Car ce qui n’est pas dans le temps n’existe pas dans un moment
quelconque du temps. Or, la création des êtres n’a pas eu lieu dans le temps.
Car par la création la substance des choses finies a reçu l’être, et le temps
ne mesure pas la substance des choses, surtout des choses spirituelles. Donc la
création ne date pas du commencement du temps.
Réponse
à l’objection N°1 : On ne dit pas que les choses ont été créées au commencement
du temps, comme si le commencement du temps était la mesure de la création (On
dit seulement que le premier instant du temps a coexisté avec la création.),
mais parce que le ciel et la terre ont été créés simultanément avec le temps.
Objection
N°2. Aristote prouve (Phys., liv. 6, text. 40) que ce qui se fait se faisait, et par conséquent
que tout ce qui est fait a un avant
et un après. Or, dans le commencement
du temps, puisque c’est un instant indivisible, il n’y a ni avant, ni après.
Donc puisque être créé c’est sous un
rapport la même chose qu’être fait, il semble que les êtres n’ont pas
été créés au commencement du temps.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette proposition d’Aristote s’applique à ce qui se fait
par le mouvement et à ce qui en est le terme. Car dans toute espèce de
mouvement il faut admettre un avant
et un après. En effet, dans tout
mouvement il faut un avant et un après, c’est-à-dire que dans tout ce qui
est en train d’être mû ou d’être fait, il y a quelque chose qui précède et
quelque chose qui suit ; parce que ce qui est au commencement du mouvement ou
ce qui est au terme, n’est pas en train d’être mû. Mais la création n’est ni un
mouvement, ni le terme d’un mouvement, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 2 et 3). C’est pourquoi Dieu crée ce qui n’était pas créé auparavant.
Objection
N°3. Le temps lui-même a été créé. Or, il n’est pas possible qu’il ait été créé
au commencement du temps, puisque le temps est divisible, tandis que le
commencement du temps ne l’est pas. Donc la création n’a pas eu lieu au
commencement du temps.
Réponse
à l’objection N°3 : Un être ne peut être fait que suivant ce qu’il est. Or, le
temps n’est rien autre chose que le moment présent. Il ne peut donc être
produit que dans un instant présent quelconque, non parce qu’il existe dans ce
premier instant, mais parce que c’est par là qu’il commence.
Mais
c’est le contraire. Car on lit dans la Genèse : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (1, 1).
Conclusion
Dieu a créé tous les êtres au commencement du temps, dans le principe,
c’est-à-dire dans son Fils ; dans le principe, c’est-à-dire avant toutes
choses.
Il
faut répondre que ces paroles de la Genèse : Au commencement (in principio) Dieu
créa le ciel et la terre, peuvent s’entendre de trois manières qui ont pour
objet de rejeter autant d’erreurs. Car les uns ont supposé que le monde a
toujours existé et que le temps n’a point eu de commencement (Ceux qui ont
supposé cette erreur, ce sont les philosophes anciens, qui n’ont pu s’élever à
l’idée d’un Dieu créateur.). C’est pour réfuter cette erreur qu’il est dit : Au commencement, c’est-à-dire au commencement du temps. — D’autres ont
prétendu que la création avait deux principes, l’un qui était le principe du
bien et l’autre le principe du mal (Cette erreur a été celle des manichéens et
de tous ceux qui ont soutenu le dualisme ou la doctrine des deux principes.).
Pour éviter cette erreur il est dit que Dieu créa (in principio) dans le principe,
c’est-à-dire dans son Fils. Car comme on approprie au Père le principe
efficient en raison de sa puissance, de même le principe exemplaire est
approprié au Fils en raison de sa sagesse. Ainsi par là même qu’il est dit : Vous avez tout fait dans votre sagesse,
on comprend par là que Dieu a tout fait dans le principe, c’est-à-dire dans son
Fils, d’après ces paroles de l’Apôtre : En
lui, c’est-à-dire dans son Fils, tout
a été fait (Col., 1, 16). —
D’autres ont supposé que Dieu avait créé les êtres corporels par le moyen des
créatures spirituelles (Cette erreur fut celle de Platon et d’Avicenne qui
admirent un créateur intermédiaire.). Pour écarter cette dernière erreur on dit
que dans ce passage : Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre, ces mots au
commencement signifient avant toutes
choses. Car par là même on entend que Dieu a créé en même temps les quatre
choses qui servent de base à l’univers : le
ciel empyrée (Nous ne dirons rien ici du temps ni du ciel empyrée, parce
que saint Thomas a consacré un article spécial à chacune de ces deux questions,
et nous renvoyons à ce moment les explications que nous avons à donner (quest.
66, art. 3 et 4). ), la matière
corporelle, qu’on désigne sous le nom de terre, le temps et la nature angélique.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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la morale catholique et des lois justes.