Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 47 : De
la distinction des êtres en général
Après
avoir traité de la production des êtres il faut examiner leur distinction.
Cette question se divise en trois parties. — Nous avons à traiter : 1° de la
distinction des êtres en général ; 2° de la distinction du bien et du mal ; 3°
de la distinction des créatures spirituelles et des créatures corporelles.
Touchant
la première de ces questions il y a trois choses à examiner : 1° La
multiplicité des êtres et leur distinction (Saint Thomas a eu spécialement en
vue dans article l’erreur d’Averroës, qui prétendait
que Dieu n’était pas l’auteur immédiat de tous les êtres. Aristote était bien
tombé dans cette erreur ; car son Dieu ne prend pas soin en détail de chaque
être, et il ne s’occupe du monde que par l’intermédiaire des puissances qui
sont au-dessous de lui. Des cartésiens ont été sur ce point d’un autre avis que
saint Thomas ; car ils supposent que Dieu a créé la matière informe, qu’il a
imprimé à chacune de ses parties un mouvement, et que, par suite de ce
mouvement, le monde s’est organisé tel qu’il est, sans que Dieu s’en soit mêlé
davantage. Cette hypothèse a été combattue par la plupart des théologiens.) ; —
2° Leur inégalité (L’Ecriture est formelle sur ce
point. Pourquoi un jour est-il préféré à
un autre jour, une lumière à une lumière, et une année à une année, puisqu’ils
viennent du Soleil ? La sagesse du Seigneur les a distingués (Ecclésiastique, 33, 7-8). Le Seigneur dit à Moïse : Qui a fait la
bouche de l’homme ? Qui a formé le muet et le sourd, celui qui voit et celui
qui est aveugle ? N’est-ce pas moi ? (Ex.,
4, 11. Voy. Job, chap. 38 et 39).) ; — 3° L’unité du
monde (On a reproché à Origène d’avoir dit qu’avant ce monde il y en avait eu
plusieurs, et qu’après lui il y en aurait encore d’autres. La pluralité des
mondes a été admise généralement par les anciens philosophes, parce que, comme
ils croyaient la matière éternelle, ils prétendaient qu’il y avait eu une série
indéfinie de mondes qui s’étaient succédés. Mais l’Ecriture ne parle que d’un
monde unique, et tous les Pères ont enseigné qu’il n’y en avait qu’un seul.).
Article
1 : La multiplicité des êtres et leur distinction vient-elle de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que la multiplicité des êtres et leur distinction ne vienne pas
de Dieu. Car l’unité est naturellement apte à produire l’unité. Or, Dieu est
l’être souverainement un, comme nous l’avons prouvé (quest. 11, art. 4). Donc
il ne peut produire autre chose qu’un effet qui soit un comme lui.
Réponse
à l’objection N°1 : L’agent naturel agit par la forme qui détermine son
existence. Cette forme étant une, l’effet qu’il produit est un aussi. Mais un
agent volontaire tel qu’est Dieu, comme nous l’avons prouvé (quest. 19, art.
4), agit par la forme qu’il a dans son entendement. Puisqu’il ne répugne pas à
l’unité et à la simplicité de Dieu qu’il comprenne beaucoup de choses, comme
nous l’avons démontré (quest. 15, art. 2), il s’ensuit qu’il ne répugne pas davantage,
bien qu’il soit un, à ce qu’il puisse en produire une multitude.
Objection
N°2. Ce qui est fait d’après un modèle est semblable au modèle lui-même. Or,
Dieu est la cause exemplaire de l’effet qu’il produit, comme nous l’avons dit
(quest. 44, art. 3). Donc, puisque Dieu est un, son effet ne peut être
qu’unique, et il n’est par conséquent pas distinct.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement aurait de la force à l’égard d’un objet qui
représenterait parfaitement son modèle et qui, pour ce motif, ne pourrait être
multiplié que matériellement. C’est ce qui fait que l’image incréée, qui est
parfaite, est une. Mais il n’y a pas de créature qui représente parfaitement
l’exemplaire premier qui est l’essence divine ; c’est pourquoi il peut être
représenté par une multitude de choses. Cependant si l’on donne aux idées le
nom de types ou d’exemplaires, leur pluralité correspond dans l’entendement
divin à la pluralité des êtres.
Objection
N°3. Ce qui existe pour une fin est proportionné à cette fin elle-même. Or, la
fin de la créature est unique, c’est la bonté de Dieu, comme nous l’avons
prouvé (quest. 44, art. 4). Donc l’effet de Dieu ne peut être qu’unique.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans les choses spéculatives le moyen de démonstration qui
démontre parfaitement une conclusion est unique. Mais les moyens probables sont
nombreux. De même dans les choses pratiques, quand ce qui est fait pour une fin
est adéquat à cette fin, il est nécessaire qu’il soit un absolument. Mais les
créatures ne se rapportent pas ainsi à leur fin qui est Dieu, et c’est pour ce
motif qu’il a fallu les multiplier.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (chap. 1) que Dieu distingua la lumière des ténèbres, et
qu’il sépara les eaux des eaux. Donc la distinction et la multiplicité des
êtres viennent de Dieu.
Conclusion
Dieu ayant produit ses créatures pour leur communiquer sa bonté et la
représenter par elles, leur multiplicité et leur diversité n’a eu pour cause ni
la matière seule, ni la matière unie à un agent, ni les causes secondes, mais
l’intention de l’agent premier, c’est-à-dire de Dieu lui-même.
Il
faut répondre que les philosophes ont assigné diverses causes à la distinction
des êtres. Les uns l’ont attribuée à la matière toute seule, ou à la matière unie
à l’agent. Démocrite et tous les anciens philosophes matérialistes (Avant
Démocrite nous citerons l’école ionienne, dont Thalès fut le chef. Ces
philosophes n’admirent pas d’autres principes des choses que les éléments
matériels ; Thalès admettait l’eau, Héraclite le feu, etc. Les atomistes, dont
Démocrite et Leucippe furent les chefs, étaient en progrès sur l’école
ionienne. Ils joignirent aux substances matérielles le mouvement, et
entreprirent de tout expliquer par des lois générales ; mais ces lois avaient
besoin elles-mêmes de se rattacher à un principe.) n’admettaient
pas d’autre cause que la matière elle-même. D’après eux, la distinction des
êtres était fortuite, elle provenait du mouvement de la matière. Anaxagore
attribuait la distinction et la multiplicité des êtres à la matière et à
l’agent simultanément (Anaxagore se fit le premier une idée nette de la cause
motrice, et proclama qu’il y avait dans la nature une intelligence
(νòος) ; mais il n’assigna à l’intelligence qu’un rôle
secondaire, et c’est à ce point de vue que saint Thomas le réfute.). Il
admettait l’entendement qui distingue les êtres en abstrayant de la matière ce
qui s’y trouve mélangé. — Mais ce système est insoutenable pour deux raisons :
1° parce que nous avons prouvé que la matière elle-même a été créée par Dieu
(quest. 44, art. 2), et qu’il faut par conséquent que la distinction, s’il y en
a une du coté de la matière, remonte à une cause plus élevée. 2° Parce que la
matière est pour la forme et non réciproquement. Or, la distinction des êtres
se faisant par les formes qui leur sont propres, il n’y a pas de distinction
possible d’après la matière. Mais la matière a été plutôt créée sans aucune forme
pour qu’elle fût susceptible de revêtir les formes les plus diverses. — Il y en
a qui ont attribué la distinction des êtres aux agents secondaires. Tel est le
sentiment d’Avicenne, qui dit que Dieu en se comprenant a produit
l’intelligence première qui, par là même qu’elle n’est pas son être, comprend
nécessairement la puissance et l’acte (Il n’y a que Dieu qui soit un acte pur
et qui n’ait rien de potentiel, parce qu’il n’y a que lui qui soit son être (suum esse).), comme nous le prouverons
(quest. 50, art. 2). Ainsi l’intelligence première, selon qu’elle comprend la
cause première, a produit l’intelligence seconde, et selon qu’elle se comprend
comme étant en puissance elle a produit le corps du ciel qui est le moteur (Cette
théorie se rattache aux idées péripatéticiennes sur le ciel.), et selon qu’elle
se comprend comme étant en acte elle a produit l’âme du ciel. Mais ce système
ne peut également se soutenir pour deux motifs : 1° Parce que nous avons
démontré (quest. 45, art. 5) qu’il n’y a que Dieu qui puisse créer, et que par
conséquent tout ce qui ne peut être fait que par la création ne peut avoir que
Dieu pour auteur. Tels sont tous les êtres qui ne sont soumis ni a la génération, ni à la corruption. 2° Parce que dans cette
hypothèse l’universalité des êtres ne proviendrait pas de l’intention première
de l’agent, mais du concours d’une multitude de causes actives. Et comme un
pareil effet nous semble fortuit, il s’ensuivrait que la perfection de
l’univers qui consiste dans la diversité des êtres serait le fruit du hasard,
ce qui répugne. Par conséquent il faut dire que la distinction des êtres et
leur multiplicité proviennent de l’intention de
l’agent premier qui est Dieu. Car il a donné l’être aux créatures à cause de sa
bonté qu’il veut leur communiquer et qu’elles doivent représenter. Et comme
elle ne peut être représentée complètement par une seule créature, il en a
produit une multitude sous des formes diverses, afin que l’une supplée à ce qui
manque à l’autre pour la représenter. Ainsi la bonté, qui est en Dieu simple et
une, est multiple et divisée dans les créatures. Par conséquent l’univers
entier participe à la bonté divine et la représente plus parfaitement qu’une
autre créature quelconque. — La distinction des créatures ayant pour cause la
sagesse divine, Moïse dit qu’elles ont été rendues distinctes par le Verbe de
Dieu qui est la conception de sa sagesse. C’est ce qu’exprime ce passage de la
Genèse : Dieu dit que la lumière soit
faite… et il sépara la lumière des ténèbres (1, 3) (Qu’on lise le récit de
la création, et l’on verra que l’écrivain sacré a voulu nous pénétrer de la
doctrine que saint Thomas soutient ici. D’ailleurs les Pères sont unanimes à ce
sujet (Voy. S. August., De Gen. ad litt., liv. 8 ; Tertul., De resurrect. carnis ; S. Grég. de Nazianze,
orat. 58 ; S. Basile et S. Ambroise, Hexameron).).
Article
2 : L’inégalité des êtres vient-elle de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que l’inégalité des êtres ne vienne pas de Dieu. Car il est d’un
être très bon de faire les meilleures choses. Or, entre les meilleures choses
l’une n’est pas plus que l’autre. Donc Dieu qui est l’être infiniment bon a du
faire tous les êtres égaux.
Réponse
à l’objection N°1 : Il est d’un agent excellent de produire un effet qui soit
aussi excellent dans sa totalité, mais il n’est pas nécessaire que chacune des
parties du tout soit excellente aussi, il suffit qu’elle soit excellente
relativement au tout. Ainsi la bonté de l’animal serait détruite si chacune de
ses parties avait la dignité de l’œil. Dieu a fait le monde excellent, pris
dans sa totalité, mais il n’a pas donné à chaque créature toutes les qualités
possibles, il a fait les unes meilleures que les autres. C’est pourquoi il est
dit de chacune d’elles ce qu’il est dit de la lumière : Dieu a vu que la lumière était bonne (Gen., 1, 4). Mais il est dit de l’ensemble des créatures : Dieu a vu que tout ce qu’il a fait était
très bon.
Objection
N°2. L’égalité est l’effet de l’unité, d’après Aristote (Met., liv. 5, text. 20). Or, Dieu est un.
Donc il a fait tous les êtres égaux.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce qui procède d’abord de l’unité c’est l’égalité, et la
multiplicité en vient ensuite. C’est pourquoi le Père auquel, d’après saint
Augustin, l’unité se rapporte, engendre le fils auquel l’égalité convient par
appropriation. La créature qui est naturellement inégale en procède après. Toutefois
les créatures participent à une sorte d’égalité qui est une égalité
proportionnelle.
Objection
N°3. Il est de la justice de faire des dons inégaux aux êtres qui ne sont pas
égaux. Or, Dieu est juste dans toutes ses œuvres. Donc, puisque l’action par
laquelle il communique l’être aux créatures ne présuppose pas d’inégalité entre
elles, il semble qu’il les ait faites toutes égales.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement qui a frappé Origène n’est applicable que
quand il s’agit d’accorder des récompenses. Dans ce cas il faut des récompenses
inégales pour des mérites inégaux. Mais quand il s’agit de la création de
l’univers l’inégalité des parties ne peut se prendre d’une inégalité antérieure
quelconque, soit de mérites, soit de dispositions de la part de la matière.
Elle ne peut avoir d’autre cause que la perfection de l’ensemble, comme on le
voit dans les œuvres d’art. Car, si le toit diffère des fondations dans une
maison ce n’est pas parce qu’il est fait d’une autre matière ; mais pour que la
maison soit parfaite dans toutes ses parties l’architecte recherche la
diversité dans la matière et il la produirait s’il le pouvait (Au XVIIIe siècle, les incrédules se sont beaucoup
élevés contre le mal qui existe dans la nature ; ils paraissaient blessés
surtout des inégalités qu’on y rencontre. Je ne crois pas qu’on leur ait opposé
une argumentation plus serrée et plus précise que celle de saint Thomas.).
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans l’Ecclésiastique (33, 7-8) : Pourquoi le jour surpasse-t-il le jour, la
lumière la lumière, l’année l’année, le soleil le
soleil ? C’est le Seigneur qui les a ainsi distingués.
Conclusion
Comme la divine sagesse a produit la multiplicité et la diversité des
créatures, de même elle est la cause de leur inégalité, et on ne doit attribuer
cette inégalité ni aux mérites, ni aux démérites des créatures.
Il
faut répondre qu’Origène (Orig., Periarch., liv. 1, chap. 7.), voulant rejeter l’hypothèse de ceux qui
admettaient une distinction dans les êtres d’après l’opposition qu’ils
supposaient entre le principe du bien et le principe du mal, a établi que dès
le commencement Dieu a créé tous les êtres égaux. Il prétendait qu’il a créé
d’abord des créatures raisonnables seulement, mais toutes égales. Parmi ces
créatures l’inégalité s’est introduite primitivement par l’effet du libre
arbitre. Les unes se sont plus ou moins approchées de Dieu, les autres s’en
sont plus ou moins éloignées. Celles qui se sont tournées vers Dieu en faisant
bon usage de leur liberté ont été élevées aux divers rangs des anges suivant la
diversité de leurs mérites. Celles qui s’en sont éloignées ont été enchaînées
dans divers corps d’après la diversité de leur faute. Telle est la cause qu’il
attribue à la création et à la diversité des corps. Or, dans ce système
l’universalité des créatures corporelles n’aurait pas été créée pour que Dieu
communiquât aux créatures sa bonté, mais pour qu’il les punît de leur faute. Ce
qui est contraire à ces paroles de la Genèse : Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et tout était très bien (1, 31).
Comme le dit d’ailleurs saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 2, chap. 23) : Qu’y a-t-il de plus insensé que de dire que
par ce soleil qui est unique en ce monde Dieu n’a pas eu l’intention d’ajouter
à la beauté des êtres matériels, et de leur donner ce qui est nécessaire à leur
conservation et à leur développement, mais qu’il l’a créé plutôt pour punir une
âme d’un péché qu’elle avait fait, de telle sorte que s’il y avait cent âmes
qui eussent péché de la même manière, ce monde aurait cent soleils ? — Il faut
donc dire que comme la sagesse de Dieu est la cause de la distinction des
êtres, elle est de même la cause de leur inégalité. En effet, il y a dans les
êtres deux sortes de distinction, l’une formelle
qui existe dans les choses qui sont spécifiquement différentes, l’autre matérielle qui existe dans celles qui ne
diffèrent que numériquement. Or, la matière existant à cause de la forme, la
distinction matérielle existe à cause de la distinction formelle. De là nous
voyons que dans les choses qui sont incorruptibles il n’y a qu’un individu de
la même espèce, parce qu’il n’en faut pas davantage pour que l’espèce se
conserve. Dans celles qui sont engendrées et qui se corrompent il y a beaucoup
d’individus de la même espèce pour que l’espèce ne s’éteigne pas. Il est donc
évident par là que la distinction formelle est plus principale que la
distinction matérielle. Or, la distinction formelle exige toujours l’inégalité.
Car, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 8, text. 10), les formes des choses ressemblent
aux nombres dont l’espèce varie d’après l’addition ou la soustraction de
l’unité. Ainsi, dans les choses naturelles, les espèces paraissent avoir été
ordonnées par degré. Par exemple, les choses mixtes sont plus parfaites que les
éléments qui les composent, les plantes l’emportent sur les minéraux, les
animaux sur les plantes, les hommes sur les autres animaux, et dans chacun de
ces ordres de créatures on trouve une espèce qui vaut mieux que d’autres. C’est
pourquoi la divine sagesse ayant été cause de la distinction des êtres, afin
que l’univers fût parfait, pour la même raison elle a voulu qu’il y eût de
l’inégalité entre les créatures. Car l’univers ne serait pas parfait s’il n’y
avait dans les êtres qu’un seul degré de bonté (Même quand cette bonté serait
absolue, parce que, du moment où il n’y aurait plus de degré entre les êtres,
il n’y aurait plus de hiérarchie ; par conséquent il n’y aurait plus d’ordre ni
d’harmonie.).
Article
3 : N’y a-t-il qu’un seul monde ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas qu’un seul monde, mais qu’il y en ait
plusieurs. Car, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 46), il
répugne de dire que Dieu a créé des choses sans raison. Or, la raison pour
laquelle il a créé un seul monde a pu lui en faire créer plusieurs, puisque sa
puissance n’est pas limitée à la création d’un seul monde, mais qu’elle est
infinie, comme nous l’avons prouvé (quest. 7, art. 1 ; quest. 25, art. 2). Donc
Dieu a produit plusieurs mondes.
Réponse
à l’objection N°1 : La raison pour laquelle le monde est unique, c’est que tous
les êtres doivent se rapporter au même but sous le même ordre. C’est pourquoi
Aristote (Met., liv. 12, text. 82) conclut l’unité du Dieu qui nous gouverne de
l’unité d’ordre qui règne entre tout ce qui existe (Les péripatéticiens ne
croyaient à la possibilité que d’un seul monde qui avait existé de toute
éternité.). Et Platon (in Tim.) prouve l’unité du monde par l’unité du type et de
l’exemplaire dont il est l’image.
Objection
N°2. La nature fait ce qui est le mieux, et à plus forte raison, Dieu. Or, il
serait mieux qu’il y eût plusieurs mondes qu’un seul, parce que plusieurs
choses bonnes valent mieux qu’un nombre moindre. Donc Dieu a créé plusieurs
mondes.
Réponse
à l’objection N°2 : Il n’y a pas d’agent qui se propose la pluralité matérielle
comme sa fin, parce que la multiplicité matérielle n’a pas de terme arrêté ;
elle tend par elle-même à l’indéfini, et l’indéfini ne peut être la fin d’aucun
être. Or, quand on dit que plusieurs mondes sont meilleurs qu’un seul, on
entend par là la multiplicité matérielle. Ce mieux ne peut être l’objet que
Dieu se propose. Car si deux mondes valent mieux qu’un seul, trois vaudront
mieux que deux, et on pourrait aller ainsi indéfiniment.
Objection
N°3. Tout être qui a une forme unie à la matière peut être multiplié
numériquement sans que la même espèce soit détruite ou changée, parce que la
multiplication numérique se fait par la matière. Or, le monde a une forme unie
à la matière. En effet, quand je dis l’homme
j’indique la forme, mais si je désigne tel
ou tel homme j’indique la forme
dans la matière ; de même quand on dit le monde
en général on désigne la forme, mais quand on dit ce monde on désigne la forme unie à la matière. Donc rien n’empêche
qu’il n’y ait plusieurs mondes.
Réponse
à l’objection N°3 : Le monde comprend la matière dans toute sa totalité. Car il
n’est pas possible qu’il y ait une autre terre que celle-ci, parce que toute
terre se porterait naturellement au centre, en quelque endroit qu’elle se
trouve (D’après le système d’Aristote, qui fut celui de Ptolémée, la terre
était au centre de l’univers, et le mouvement des astres autour d’elle n’était
pas seulement apparent, mais réel.). On peut faire le même raisonnement à
l’égard des autres corps qui composent toutes les autres parties du monde (Les
théologiens reconnaissent l’unité de ce monde, mais ils admettent aussi
généralement qu’il eût été possible que Dieu en créât plusieurs, et ils
combattent l’opinion de Descartes, qui disait que ce monde avait une étendue
indéfinie et qu’il n’était pas possible qu’il y en eût un autre. Saint Thomas
ne contredit pas leur sentiment ; car, quand il dit qu’il n’est pas possible
qu’il y ait une autre terre, il ne s’agit ni de la puissance de Dieu, ni de la
possibilité logique, mais seulement de cette possibilité morale qui résulte de
l’ordre auquel la création est actuellement soumise.).
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans saint Jean : Le monde a été fait par lui (Jean, 1, 10). Il a parlé du monde au
singulier pour indiquer qu’il n’en existait qu’un seul.
Conclusion
Dieu ayant créé pour lui-même toutes les créatures et les ayant soumises à un
ordre admirable, il est convenable qu’on n’admette que l’existence d’un seul
monde et non celle de plusieurs.
Il
faut répondre que l’ordre qui règne dans les êtres que Dieu a créés est une
preuve évidente de l’unité du monde. Car le monde n’est un que parce qu’il est
soumis à un ordre unique d’après lequel ses parties se rapportent les unes aux
autres. Or, tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et se
rapportent tous à Dieu lui-même, comme nous l’avons prouvé (quest. 11, art. 3,
et quest. 21, art. 1, réponse N°3). Il est donc nécessaire que toutes les
créatures appartiennent à un seul et même monde. C’est pourquoi ceux qui ne
reconnaissaient pas pour l’auteur du monde la Sagesse qui a tout ordonné, mais
qui l’attribuaient au hasard, ont pu supposer qu’il y avait plusieurs mondes.
Ainsi, Démocrite a dit que c’était le concours des atomes qui avait produit ce
monde et une infinité d’autres (Il n’était pas seul de ce sentiment, car les
stoïciens pensèrent de même.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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