Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 49 : De
la cause du mal
Nous
avons conséquemment à nous occuper de la cause du mal. — A cet égard trois
questions se présentent : 1° Le bien peut-il être la cause du mal ? (L’origine
du mal a été la question qui a le plus embarrassé la
philosophie ancienne ; elle n’a été bien résolue qu’à la lumière de la
révélation. Le système monstrueux des deux principes a été imaginé pour rendre
compte de cette difficulté.) — 2° Le souverain bien qui est Dieu est-il la
cause du mal ? (Parmi les hérétiques, les uns ont dit qu’aucun mal ne venait de
Dieu, qu’il n’était l’auteur ni du mal de la peine, ni du mal de la faute.
D’autres ont dit que Dieu ne permettait pas seulement le péché, mais qu’il le
faisait. Saint Thomas nous apprend à éviter ces deux excès.) — 3° Y a-t-il un
souverain mal qui soit la cause première de tous les maux ? (Cet article est
une réfutation directe de la doctrine des deux principes soutenue par les
manichéens, les gnostiques, etc. Saint Augustin a beaucoup écrit contre cette
erreur, que le premier concile de Tolède a condamnée en ces termes : Si quis dixerit, vel crediderit,
alterum Deum esse priscæ legis, alterum Evangeliorum, aut ab altero Deo mundum factum et non
ab eo de quo scriptum est :
In principio creavit Deus,
etc., anathema sit.)
Article
1 : Le bien peut-il être la cause du mal ?
Objection
N°1. Il semble que le bien ne puisse être la cause du mal. Car il est dit dans
saint Matthieu (7, 18) : Un bon arbre ne
peut produire de mauvais fruits.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Cont. Jul., liv. 1, chap. ult.), Notre-Seigneur entend par le mauvais arbre la volonté
mauvaise, et par le bon la volonté bonne. Or, la volonté bonne ne peut produire
un acte moralement mauvais, puisque c’est sur la droiture de la volonté qu’on
juge la moralité de l’acte. Mais le mouvement de la volonté mauvaise a pour
cause la créature raisonnable qui est bonne ; c’est ainsi que ce qui est bon
est cause du mal.
Objection
N°2. L’un des contraires ne peut être la cause de l’autre. Or, le mal est
contraire au bien. Donc le bien ne peut être la cause du mal.
Réponse
à l’objection N°2 : Le bien ne cause pas le mal qui lui est contraire, mais une
autre espèce de mal. Ainsi le feu qui est bon rend l’eau mauvaise, et l’homme
qui est bon par sa nature produit un acte qui est moralement mauvais. Et il en
arrive ainsi par accident, comme nous l’avons dit dans le corps de l’article
(quest. 19, art. 9). Or, l’un des contraires produit quelquefois l’autre par
accident. Ainsi le froid qui enveloppe un vase à l’extérieur produit le chaud,
parce qu’il concentre la chaleur au dedans.
Objection
N°3. Un effet défectueux ne peut venir que d’une cause défectueuse elle-même.
Le mal étant un effet défectueux, s’il a une cause elle est défectueuse aussi.
Or, tout ce qui est défectueux est mal. Donc la cause du mal n’est pas autre
chose que le mal lui-même.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mal a pour cause quelque chose de défectueux, mais il
n’est pas produit de la même manière par les agents volontaires et les agents
naturels. Ainsi l’agent naturel produit un effet conforme à sa nature, s’il
n’en est empêché par une cause extrinsèque. C’est là ce qui constitue son
imperfection ou sa défectuosité. C’est ce qui fait que l’effet n’est jamais
mauvais, à moins qu’il n’y ait préalablement quelque chose de vicié dans l’agent ou dans la matière, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article.). Dans les agents volontaires l’imperfection
ou le vice de l’action provient de la volonté qui était défectueuse elle-même,
parce qu’elle n’était pas soumise à la règle qu’elle devait suivre. Cette
défectuosité n’est pas la faute, mais la faute en est la conséquence parce
qu’elle est produite chaque fois qu’on agit avec de telles dispositions.
Objection
N°4. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 4)
que le mal n’a pas de cause. Donc le bien n’est pas la cause du mal.
Réponse
à l’objection N°4 : Le mal n’a pas de cause directe, il n’a qu’une cause accidentelle,
comme nous l’avons dit dans le corps de l’article (La question de l’origine et
de la nature du mal est bien traitée dans les ouvrages qu’on attribue à saint
Denis (Voyez Des noms divins, chap.
4).).
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Cont.
Jul., liv. 1, chap 9)
que le mal n’a pu venir d’une autre source que du bien.
Conclusion
Le bien est matériellement la cause du mal dans le sens qu’il en est le sujet
et qu’il en est la cause accidentelle, mais il n’en est ni la forme, ni la fin,
ni la cause efficiente directe.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre que tout mal a une cause
quelconque. Car le mal est l’absence d’un bien qu’un être doit
naturellement avoir. Or, il ne peut se faire qu’un être soit privé de l’une des
dispositions nécessaires à sa nature s’il n’a pas été jeté hors de sa voie par
une cause quelconque. Ainsi un corps lourd ne peut s’élever en l’air si quelque
chose ne l’y pousse, et un agent ne peut manquer de produire son action, s’il
ne rencontre aucun obstacle qui l’en détourne. D’un autre côté il n’y a que le
bien qui puisse être une cause. Car pour une cause il faut un être, et tout
être en tant qu’être est un bien. Si de plus nous considérons la nature
particulière de chaque cause, nous verrons que l’agent, la forme et la fin
impliquent chacun une certaine perfection qui se rapporte à la nature du bien.
La matière, en tant qu’elle est une puissance à l’égard du bien, a aussi par là
même quelque chose de bon. Or, d’après ce qui précède, il est évident que le
bien est la cause matérielle du mal, car nous avons prouvé (quest. préc.,
art. 3) qu’il en est le sujet. Le mal n’a pas de cause formelle, mais il est
plutôt une privation de la forme. Il n’a pas non plus de cause finale,
puisqu’il est plutôt une dérogation à l’ordre qui doit conduire l’être à sa
fin. Car la fin ne comprend pas seulement la nature du bien, mais encore les
moyens par lesquels le bien se rapporte à la fin. Le mal n’a pas de cause
efficiente directe, il n’a d’autre cause qu’une cause accidentelle. — Pour le
comprendre, il faut savoir que le mal n’est pas produit clans l’action de la
même manière que dans l’effet. En effet, le mal est produit dans l’action par
suite du défaut de l’un des principes de l’action, soit qu’il s’agisse de
l’agent principal, soit qu’il s’agisse de la cause instrumentale. Ainsi le
défaut de mouvement dans un animal peut provenir ou de la débilité de la force
motrice qui est en lui, comme il arrive dans les enfants, ou de l’inaptitude
des membres qui sont ses instruments, comme il arrive aux boiteux. Tantôt le
mal est produit dans une chose par la vertu de l’agent, mais alors il n’existe
pas dans l’effet propre de l’agent ; tantôt il est produit par le défaut de
l’agent ou de la matière. Il est produit par la vertu ou la perfection de
l’agent, quand la privation d’une forme est la conséquence nécessaire de la
réalisation de la forme que l’agent s’est proposée.
Ainsi la forme du feu emporte avec elle la privation de la forme de l’air ou de
l’eau. Car plus le feu est ardent, plus il imprime énergiquement, fortement sa
forme, et plus il altère profondément la forme qui lui est contraire. C’est
ainsi que la corruption de l’air et de l’eau provient de la perfection du feu,
mais elle n’en provient qu’accidentellement, parce que le feu n’a pas pour
objet d’altérer la forme de l’eau, mais bien de produire une forme qui lui est
propre, et s’il l’altère, il ne produit cet effet que par accident. Mais si
l’effet propre du feu a un défaut, par exemple, qu’il n’échauffe qu’imparfaitement,
ceci doit être attribué au défaut de l’action qui provient lui-même, comme nous
venons de le dire, du défaut de l’un des principes, ou de l’inaptitude de la
matière qui ne serait pas propre à recevoir l’action du feu (Ainsi le mal peut
venir de trois causes : 1° de la vertu de l’agent ; alors le mal n’est pas
produit dans l’effet propre à l’agent, mais sur un autre sujet ; c’est ainsi
que le feu détruit la forme du bois pour se substituer à sa place ; 2° du
défaut de la vertu de l’agent, dans ce cas le mal est causé dans l’effet propre
de l’agent, dans son action, comme dans le boiteux ; 3° de l’indisposition de
la matière, ce qui revient toujours au défaut de vertu de l’agent, puisqu’alors il n’est pas assez puissant pour disposer la
matière à recevoir la forme qu’il lui veut imprimer.). Or, il n’y a que le bien
qui soit susceptible de ces défauts, parce qu’il n’y a que lui qui puisse agir
par lui-même. Il est donc vrai que le mal n’a point d’autre cause qu’une cause
accidentelle, et c’est dans ce sens que le bien est cause du mal.
Article
2 : Le souverain bien qui est Dieu est-il la cause du mal ?
Objection
N°1. Il semble que le souverain bien qui est Dieu soit la cause du mal. Car il
est dit dans Isaïe : Je suis le Seigneur,
et il n’y a pas d’autre Dieu qui forme la lumière, crée les ténèbres, fasse la
paix et produise le mal (Is., 45, 6). Et dans
Amos : Y aura-t-il dans la cité un mal
que le Seigneur n’ait pas fait (Amos, 3, 6).
Réponse
à l’objection N°1 : Dans ces passages de l’Ecriture il s’agit de la peine et
non de la faute.
Objection
N°2. L’effet de la cause seconde se résout dans la cause première. Or, le bien
est la cause du mal, comme nous l’avons dit (art. préc).
D’un autre côté, Dieu étant la cause de tout bien, comme nous l’avons prouvé (quest.
6, art. 1 et 4), il s’ensuit que tout mal vient de Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : L’effet de la cause seconde, qui est défectueuse, se
rapporte à la cause première qui ne l’est pas pour ce qu’il renferme d’être et
de perfection et non pour ce qu’il contient de défectuosité. Ainsi tout ce
qu’il y a de mouvement dans quelqu’un qui boite a pour cause la puissance
motrice qui est en lui, mais ce qu’il y a de vicieux dans sa marche ne provient
pas de cette puissance, il a pour cause l’infirmité de ses jambes. De même tout
ce qu’il y a d’être et d’action dans un acte mauvais se rapporte à Dieu comme à
sa cause (Bossuet développe parfaitement cette pensée dans son magnifique Traité du libre arbitre.), mais ce qu’il
y a de défectueux n’a pas Dieu pour cause, il est le résultat de l’imperfection
de la cause seconde.
Objection
N°3. Comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 2, text. 30), la même chose est cause du salut
ou du péril du navire. Or, Dieu est cause du salut de tous les êtres. Donc il
est cause lui-même de tout mal et de toute perdition.
Réponse
à l’objection N°3 : Le naufrage d’un navire est attribué au pilote comme à la
cause qui n’a pas fait ce qui était nécessaire pour le salut du bâtiment. Mais
Dieu ne manque pas de faire ce qui est nécessaire au salut de ses créatures.
Par conséquent il n’y a pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 21) que
Dieu n’est pas l’auteur du mal, parce qu’il n’est pas cause que l’être tend au
non-être.
Conclusion
Puisque le souverain bien est ce qu’il y a de plus parfait, il ne peut être
cause du mal qu’accidentellement.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc),
le mal qui consiste dans le défaut de l’action a toujours pour cause le défaut
de l’agent. Or, en Dieu il n’y a pas de défaut. Il est la perfection
souveraine, comme nous l’avons dit (quest. 4). Par conséquent le mal qui
consiste dans le défaut de l’action ou qui provient de l’imperfection de
l’agent n’a pas Dieu pour cause. Mais le mal qui consiste dans la corruption de
quelques êtres peut avoir Dieu pour cause. Cela est évident pour les agents
naturels aussi bien que pour les agents volontaires. Car nous avons dit (art. préc.) qu’un agent est par sa vertu propre cause de la
corruption et de l’imperfection qui est une conséquence de la forme que
naturellement il produit. Or, il est évident que la forme que Dieu se propose
principalement dans ses créatures est le bien de l’ordre de l’univers. L’ordre
de l’univers exige, comme nous l’avons vu (quest. 48, art. 2, et quest. 22,
art. 2, réponse N°2), qu’il y ait des êtres qui puissent manquer de quelque
chose et qui en manquent en effet. C’est pourquoi Dieu en produisant le bien
qu’exige l’ordre général, produit conséquemment et comme par accident la corruption
des êtres, d’après ces paroles (1 Rois,
2, 6) : Le Seigneur fait vivre et mourir.
Quant à ce qu’il est écrit dans la Sagesse (1, 13) : que Dieu n’a pas fait la mort, on doit entendre qu’il ne l’a pas voulue
directement. Mais comme l’ordre qui règne dans l’univers exige que la justice
soit satisfaite, et que la justice demande que les pécheurs reçoivent le
châtiment qu’ils méritent, il s’ensuit que Dieu est l’auteur du mal qui
consiste dans la peine, mais non du mal qui consiste dans la faute, comme nous
venons de l’observer (Cet article, tout court qu’il est, résume parfaitement la
solution que la foi nous donne de cette question.).
Article
3 : Y a-t-il un mal suprême unique qui soit la cause de tout mal ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait un mal suprême qui soit cause de tout mal. Car les
causes des effets contraires sont contraires elles-mêmes. Or, dans les choses
il y a contrariété, d’après ces paroles de l’Ecclésiastique (33, 15) : Le bien est contraire au mal, la vie est
contraire à la mort, le pécheur est par conséquent contraire à l’homme juste.
Donc le principe du bien et le principe du mal sont des principes contraires.
Réponse
à l’objection N°1 : Les contraires se réunissent sous un seul genre et ils sont
tous compris dans l’idée générale de l’être. C’est pourquoi, quoiqu’ils aient
des causes particulières opposées, cependant il faut toujours qu’on remonte à
une cause première unique et générale.
Objection
N°2. Ce que l’un des contraires est, naturellement l’autre l’est aussi, comme
le dit Aristote (De cæl.
et mund., liv. 2, text.
19). Or, le souverain bien est dans la nature des choses la cause de tout le
bien, qui existe, comme nous l’avons prouvé (quest. 6, art. 2 et 4). Donc le
souverain mal qui lui est opposé est aussi la cause de tout mal.
Réponse
à l’objection N°2 : La privation et l’habitude sont naturellement produites
dans le même être. Or, le sujet de la privation est l’être en puissance, comme
nous l’avons dit (quest. 48, art. 3). Donc le mal étant la privation du bien,
d’après ce que nous avons dit (quest. 47, art. 1 à 3), il est opposé au bien
dans lequel il y a quelque chose de potentiel, mais non au bien suprême qui est
un acte pur.
Objection
N°3. Comme on trouve dans les êtres le bien et le mieux, de même il y a le mal et
le pire. Or, le bien et le mieux sont ainsi appelés comparativement au
souverain bien. Donc le mal et le pire sont également nommés ainsi relativement
au mal suprême.
Réponse
à l’objection N°3 : On considère chaque chose d’après sa nature propre. Or, comme
la forme est une perfection, de même la privation est un éloignement. Par
conséquent, si on arrive à toute espèce de forme, de perfection et de bien en
s’approchant de l’être parfait, on tombe dans la privation, dans le mal en s’en
éloignant. On ne dit donc pas qu’une chose est mauvaise ou pire suivant qu’elle
approche davantage du souverain mal, comme on dit qu’elle est bonne ou
meilleure suivant qu’elle approche du souverain bien.
Objection
N°4. Tout ce qui existe par participation se rapporte à ce qui existe par
essence. Or, les choses qui sont mauvaises parmi nous ne sont pas mauvaises par
essence, mais par participation. Donc on doit admettre un mal suprême qui est
la cause de tout mal.
Réponse
à l’objection N°4 : Il n’y a pas d’être qu’on dise mauvais par participation,
mais par privation de participation. Par conséquent, il n’est pas nécessaire
qu’on rapporte le mal à quelque chose qui soit mauvais par essence.
Objection
N°5. Tout ce qui existe par accident se ramène à ce qui existe par lui-même.
Or, le bien est cause du mal par accident. Donc il faut admettre un souverain
mal qui soit cause des maux par lui-même. On ne peut pas dire que le mal n’a
pas de cause directe, qu’il n’a qu’une cause accidentelle, parce qu’il
s’ensuivrait que le mal n’existe pas dans la plus grande partie des êtres, mais
seulement dans quelques-uns.
Réponse
à l’objection N°5 : Le mal ne peut avoir d’autre cause qu’une cause
accidentelle, comme nous l’avons prouvé (art. 1). Il est par conséquent
impossible de le rapporter à une cause directe quelconque. Quant à ce qu’on dit
que le mal devrait être dans le plus grand nombre des créatures, cette
conséquence est absolument fausse. Car les êtres qui sont engendrés et
corruptibles sont les seuls que le mal puisse naturellement atteindre, et ils
ne forment que la plus faible partie de l’univers. Et d’ailleurs dans chaque
espèce les défauts naturels n’atteignent que le plus petit nombre des
individus. Il n’y a que parmi les hommes où le mal souille le plus grand nombre
des sujets, parce que pour l’homme le bien ne consiste pas dans la satisfaction
des sens, mais dans la droiture de la raison, et que le plus grand nombre suit
les sens au lieu d’obéir à la raison (C’est pour ce motif que les hommes jugent
d’une manière si inexacte du bien et du mal, à leur point de vue. C’est aussi
la cause pour laquelle ils ont à souffrir, parce qu’en multipliant leurs fautes
ils multiplient aussi leurs peines.).
Objection
N°6. Un effet mauvais se rapporte à une cause mauvaise, parce qu’un effet
défectueux ne peut provenir que d’une cause défectueuse, comme nous l’avons dit
(quest. 48, art. 1 et 2). Or, on ne peut aller de cause en cause indéfiniment.
Donc on est obligé d’admettre un mal suprême qui soit la cause de tous les
maux.
Réponse
à l’objection N°6 : Pour expliquer l’origine du mal il n’est pas nécessaire de
remonter indéfiniment de causes en causes. Il suffit de rapporter tous les maux
à une cause bonne qui produit le mal par accident.
Mais
c’est le contraire. Car le souverain bien est la cause de tout être, comme nous
l’avons prouvé (quest. 6, art. 4). Donc il ne peut pas y avoir un principe qui
lui soit opposé et qui soit cause de tous les maux.
Conclusion
Puisqu’il n’y a pas d’être qui soit mauvais par essence, il n’y a pas de mal suprême
qui soit la cause de tous les maux, comme il y a un bien suprême qui est la
cause de tous les biens.
Il
faut répondre que d’après ce qui précède (quest. 44, art. 1) il est évident
qu’il n’y a pas un premier principe qui soit cause de tous les maux, comme il y
a un premier principe cause de tous les biens : 1° Parce que le premier
principe qui est la source des biens est bon par essence, comme nous l’avons
prouvé (quest. 6, art. 3 et 4), tandis que rien ne peut être mauvais par
essence. Car nous avons démontré (quest. 6, art. 4, et quest. 5, art. 3 et 4)
que tout être en tant qu’être est bon, et que le mal n’existe pas autrement que
dans le bien comme dans son sujet. 2° Parce que le principe premier qui a
produit tous les biens est le bien suprême et parfait, possédant en lui
préalablement toute espèce de bonté, comme nous l’avons vu (quest. 6, art. 2). Mais,
le mal suprême ne peut exister. Car, comme nous l’avons démontré (quest. 48,
art. 4), quoique le mal diminue toujours le bien, il ne peut jamais le détruire
totalement. Et par conséquent, comme il y a toujours du bien en toutes choses,
il n’y a rien qui puisse être intégralement et parfaitement mauvais. C’est
pourquoi Aristote dit (Eth.,
liv. 4, chap. 5) que s’il y avait une chose qui fût intégralement mauvaise,
elle se détruirait elle-même. Car si tout le bien était détruit dans un être,
ce qui serait nécessaire pour qu’il fût intégralement mauvais, le mal serait
par là même anéanti, puisqu’il a le bien pour sujet. 3° Parce que la nature du
mal répugne à la nature du premier principe pour deux motifs : c’est que le mal
est produit par le bien, comme nous venons de le dire (art. 1 et 2), et que
d’ailleurs le mal ne peut être qu’une cause accidentelle. Par conséquent il ne
peut être cause première, puisque la cause accidentelle est postérieure à la
cause directe, comme le prouve évidemment Aristote (Phys., liv. 2, text. 66). — Ceux qui ont
supposé qu’il y avait deux premiers principes, l’un bon et l’autre mauvais,
sont tombés dans cette erreur pour le même motif que les philosophes anciens
qui se sont laissés aller à d’autres hypothèses non moins étranges. Ainsi ils
n’ont pas considéré la cause universelle de l’être en général, ils n’ont vu que
les causes particulières qui ont produit des effets particuliers. C’est
pourquoi quand ils ont observé qu’une chose était nuisible à une autre par sa
nature, ils ont pensé que la nature de cette chose était mauvaise. Comme si,
par exemple, on disait que la nature du feu est mauvaise parce qu’il a brûlé la
maison d’un pauvre. Mais on ne doit pas juger de la bonté d’une chose d’après
le rapport qu’elle a avec un être en particulier, on doit la considérer en
elle-même et suivant le rapport qu’elle a avec l’ensemble des êtres ; car tout
être occupe dans l’univers le rang que sa nature lui assigne, comme nous
l’avons prouvé (quest. 11, art. 3, et quest. 4, art. 2). De même, à la vue de
deux effets particuliers contraires, ils ont reconnu deux causes particulières
contraires aussi, mais ils n’ont pas su ramener ces deux causes particulières à
une cause universelle commune. C’est ce qui a fait croire que les premiers
principes eux-mêmes étaient contraires l’un à l’autre. Mais par là même que
tous les contraires s’accordent dans un seul et même principe commun, il est
nécessaire de reconnaître au-dessus de toutes les causes particulières,
contraires les unes aux autres, une cause unique et générale. Ainsi au-dessus
des qualités contraires des éléments il y a la force du corps céleste. De même
au-dessus de tous les êtres, quelle que soit leur manière d’être, il y a un
principe unique qui les a tous produits (Fénelon démontre parfaitement que les
défauts ou le mal apparent que nous remarquons dans l’univers ne doivent pas
nous empêcher de tout rapporter à une cause unique. Voyez son magnifique Traité de l’existence de Dieu.), comme
nous l’avons prouvé (quest. 2, art. 3).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.