Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 52 : Des
anges par rapport aux lieux
Nous
avons à nous occuper du lieu des anges. A cet égard trois questions se
présentent : 1° L’ange est-il dans un lieu ? (Il y a quelques Pères qui ont
prétendu que les anges n’étaient pas dans un lieu ; mais en approfondissant
leur pensée on voit qu’ils ont seulement voulu dire qu’ils n’y étaient pas à la
façon des corps.) — 2° Peut-il être dans plusieurs lieux en même temps ? (Le
passage suivant de l’Ecriture semble indiquer que les anges ne peuvent exister
simultanément dans plusieurs lieux (Ex.,
14, 19-20) : Alors l’ange de Dieu, qui
marchait devant le camp des Israélites, alla derrière eux, et en même temps la
colonne de nuée, quittant la tête du peuple, se mit aussi derrière, entre le
camp des Egyptiens et le camp des d’Israël.) — 3° Plusieurs anges
peuvent-ils être dans un même lieu ? (Cette question permet à saint Thomas de
préciser sa pensée relativement à la manière dont il comprend la présence de
l’ange dans un lieu.)
Article
1 : L’ange est-il dans un lieu ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu. Car, d’après Boëce (De hebd.), c’est un sentiment généralement admis parmi les
philosophes que les êtres incorporels ne sont pas dans un lieu. Et Aristote dit
(Phys., liv. 4, text.
48 et 57) que tout ce qui existe n’est pas dans un lieu, qu’il n’y a que les
corps mobiles. Or, l’ange n’est pas un corps, comme nous l’avons prouvé (quest.
50, art. 1). Donc il n’est pas dans un lieu.
Objection
N°2. Le lieu est la quantité ayant une position. Or, tout ce qui est dans un
lieu a une situation quelconque. Mais l’ange ne peut avoir une situation,
puisque sa substance est étrangère à la quantité dont la différence propre
consiste à avoir une position. Donc l’ange n’est pas dans un lieu.
Objection
N°3. Etre dans un lieu, c’est avoir le lieu pour mesure et être contenu par
lui, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 4, text. 119). Or, l’ange ne peut être mesuré ni
contenu par un lieu ; parce que le contenant est plus formel que le contenu,
comme l’air est plus formel que l’eau, selon la remarque d’Aristote (Phys., liv. 4, text.
35 et 49). Donc l’ange n’est pas dans un lieu.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans une collecte : Que vos saints anges habitent en cette maison pour nous garder en paix
(Cette autre oraison paraît encore plus expresse : Mittere dignare, Domine, sanctum
angelum tuum de caelis qui custodiat, foveat, protegat, visitet, defendat omnes habitantes in hoc habitaculo.).
Conclusion
L’ange n’est dans un lieu que par l’application de sa vertu, il n’est ni
mesuré, ni contenu par le lieu.
Il
faut répondre que l’ange peut être dans un lieu, mais on n’entend pas par là
qu’il y soit de la même manière que le corps. Car le corps est dans un lieu par
le contact de sa quantité commensurable. Dans l’ange il n’y a point de quantité
commensurable, il n’y a qu’une quantité virtuelle. Selon que l’ange agit dans
un lieu de quelque manière par sa puissance, on dit donc qu’il est présent dans
ce lieu matériel (Ce sentiment est celui de Philopon contre Théodore de Mopsueste, du philosophe chrétien Némésius,
de saint Jean Damascène, qui disent que l’ange est dans le lieu.). D’après cela
il est évident qu’il ne faut pas dire que l’ange est mesuré par le lieu, ni
qu’il occupe une place dans l’espace. Ceci ne convient qu’au corps qui occupe
un lieu en raison de son étendue et de sa dimension. De même on ne peut pas
dire davantage que l’ange soit contenu par le lieu. Car la substance
incorporelle qui agit par sa vertu sur une substance corporelle la renferme
sans être renfermée par elle. Ainsi l’âme est dans le corps comme le contenant
et non comme le contenu. De même on dit que l’ange est dans un lieu corporel,
non dans le sens que le lieu le contient, mais plutôt parce qu’il contient le
lieu d’une certaine manière (Etienne, évoque de Paris, a condamné cette
proposition : Intelligentia, angelus vel anima separata nusquam est.).
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Article
2 : L’ange peut-il être en plusieurs lieux en même temps ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange puisse être en plusieurs lieux en même temps. Car
l’ange n’a pas moins de vertu que l’âme. Or, l’âme existe en même temps en
plusieurs lieux, puisqu’elle est tout entière dans chaque partie du corps,
comme le dit saint Augustin (De Trin.,
liv. 6, chap. 6). L’ange peut donc être en plusieurs lieux en même temps.
Objection
N°2. L’ange existe dans le corps qu’il prend, et puisqu’il prend un corps continu
il semble qu’il soit dans chacune de ses parties. Or, chacune des parties
constitue des lieux différents. Donc l’ange est en plusieurs lieux en même
temps.
Objection
N°3. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 2, chap. 3) que l’ange est
où il opère. Or, l’ange opère quelquefois en plusieurs lieux en même temps,
comme on le voit à l’égard de l’ange qui renversa Sodome. Donc l’ange peut être
en plusieurs lieux en même temps.
Mais
c’est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 2, chap. 3) que les anges pendant qu’ils sont au
ciel ne sont pas sur la terre.
Conclusion
Puisque la vertu de l’ange est finie et particulière, tandis que celle de Dieu
est infinie, l’ange n’est pas partout comme Dieu, mais il est dans un lieu
particulier déterminé.
Il
faut répondre que l’ange a une vertu et une essence finie. Mais la vertu de
Dieu, comme son essence, est infinie. Elle est la cause universelle de tous les
êtres, et pour ce motif rien n’échappe à sa puissance. C’est pourquoi non seulement
Dieu existe en plusieurs lieux, mais il est partout. La vertu de l’ange étant
finie, elle ne s’étend pas à tout, mais à une chose déterminée. Car il faut que
tout ce qui se rapporte à une seule vertu s’y rapporte comme étant un. Ainsi
donc comme l’univers se rapporte à la vertu universelle de Dieu en tant qu’un,
il faut que l’être particulier se rapporte au même titre à la vertu de l’ange.
Par conséquent, puisque l’ange n’est dans un lieu que par l’application de sa
vertu, il s’ensuit qu’il n’est pas partout, et qu’il n’existe pas en plusieurs
lieux, mais dans un seul (Durand avait soutenu le contraire, et il fut condamné
par Guillaume, évêque de Paris.). — A cet égard, il y a des auteurs qui sont
tombés dans l’erreur. Quelques philosophes, ne pouvant s’élever au-dessus de
l’imagination, ont considéré l’indivisibilité de l’ange comme l’indivisibilité
du point. C’est pourquoi ils ont cru que l’ange ne pouvait exister que dans un
lieu comme le point. Mais ils se sont évidemment trompés ; car le point, tout indivisible
qu’il est, a toujours une situation, tandis que l’ange est quelque chose
d’indivisible, en dehors de la quantité, sans situation. Il n’est donc pas
nécessaire de lui déterminer un lieu indivisible quant à sa position. Le lieu
qu’il occupe est divisible ou indivisible, grand ou petit, en raison de
l’application volontaire qu’il fait de sa vertu ou de sa puissance à un corps
plus ou moins grand. Ainsi la totalité du corps sur lequel il agit est pour lui
le lieu unique qu’il occupe. — On ne doit cependant pas conclure de ce que
l’ange meut le ciel qu’il est partout : 1° Parce qu’il n’applique sa puissance
qu’au point qui reçoit l’impulsion première. Car il y a dans le ciel un point
qui reçoit le premier mouvement, et ce point est à l’orient (Voyez à l’égard de
cette théorie d’Aristote, sa Métaphysique, liv. 12). C’est pourquoi Aristote (Phys., liv. 8, text.
84) place de ce côté l’action du moteur céleste. 2° Parce que les philosophes
ne supposent pas qu’il n’y ait qu’une seule substance intellectuelle qui meuve
immédiatement toutes les sphères. Il n’est donc pas nécessaire qu’elle soit
partout. — Il est donc manifeste que les corps, les anges et Dieu ne sont point
dans le lieu de la même manière. Ainsi le corps est dans le lieu, de telle
façon qu’il y est circonscrit (Plusieurs Pères disent
que les anges sont circonscrits dans un lieu. Saint Basile, saint Grégoire le
Grand, Tliéodoret, Gennade,
etc., font usage de cette expression, mais dans leur pensée ce mot signifie
seulement que la nature des esprits créés est limitée. Il a donc le même sens
que le mot défini, que les
scolastiques ont adopté.), parce qu’il a le lieu pour mesure. L’ange n’est pas
circonscrit dans le lieu, puisqu’il n’est pas mesuré par lui ; mais il y est
défini, parce que quand il est dans un lieu il n’est pas dans un autre. Dieu
n’est ni circonscrit, ni défini par le lieu, parce qu’il est partout.
La
réponse aux objections devient par là même facile ; car on regarde l’être tout
entier sur lequel Fange agit immédiatement (Quoique saint Thomas et les autres
théologiens déterminent qu’un ange est dans un lieu, par suite de l’action
qu’il y exerce, le P. Petau fait remarquer très
judicieusement que cette manière de s’exprimer a surtout pour but de montrer
que les anges ne sont pas dans les lieux à la façon des corps, et il dit qu’ils
auraient certainement admis que l’ange pouvait être dans un lieu, sans y rien
faire, par sa seule présence.) comme son lieu unique, quand même il ne serait
pas continu.
Article
3 : Plusieurs anges peuvent-ils être en même temps dans un même lieu ?
Objection
N°1. Il semble que plusieurs anges puissent exister en même temps dans le même
lieu. Car plusieurs corps ne peuvent exister en même temps dans le même lieu,
parce qu’ils le remplissent. Or, les anges ne remplissent pas le lieu qu’ils
occupent, parce qu’il n’y a que les corps qui ne laissent pas de vide, comme le
dit Aristote (Phys., liv. 4, text. 52 et 58). Donc plusieurs anges peuvent exister dans
un seul et même lieu.
Réponse
à l’objection N°1 : S’il est impossible que plusieurs anges existent dans un
seul lieu, ce n’est pas parce qu’ils remplissent ce lieu, mais c’est pour une
autre raison que nous avons donnée (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Un ange et un corps diffèrent plus l’un de l’autre que deux anges entre
eux. Or, l’ange et le corps existent en même temps dans le même lieu, parce
qu’il n’y a pas de lieu qui ne soit rempli par un corps sensible, comme le
prouve Aristote (Phys., liv. 4, text. 58). Donc à plus forte raison deux anges peuvent-ils
exister dans un même lieu.
Réponse
à l’objection N°2 : L’ange et le corps ne sont pas dans un lieu de la même
manière, et par conséquent ce raisonnement n’est pas concluant.
Objection
N°3. L’âme est dans chaque partie du corps, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 6, chap. 6). Or, les
démons, s’ils ne s’insinuent pas dans les âmes, se glissent quelquefois dans
les corps. Dans ce cas l’âme et le démon sont dans un même lieu. On peut faire
le même raisonnement sur toutes les autres substances spirituelles.
Réponse
à l’objection N°3 : Le démon et l’âme n’ont pas avec le corps les mêmes
rapports de causalité, puisque l’âme est la forme du corps et que le démon ne
l’est pas. C’est pourquoi cet argument ne conclut pas.
Mais
c’est le contraire. Comme il n’y a pas deux âmes dans le même corps, pour la
même raison il n’y a pas deux anges dans le même lieu.
Conclusion
Puisque les anges sont dans un lieu en raison de leur vertu qui embrasse ce
lieu complètement et totalement, il est impossible qu’ils existent plusieurs
dans le même lieu, et un ange n’est que dans un seul lieu.
Il
faut répondre que deux anges ne peuvent être en même temps dans le même lieu (Tous
les Pères ne sont pas de ce sentiment. Saint Grégoire de Nazianze
réfutant Apollinaire prétend que la différence qu’il y a entre les corps et les
substances spirituelles, c’est que plusieurs corps ne peuvent exister
simultanément dans le même lieu, tandis qu’il n’en est pas de même des
substances spirituelles. Saint Denis (De
div. nom.,
chap. 4) et ses commentateurs, saint Maxime et Pachymère,
sont du même avis. D’autres Pères soutiennent l’opinion contraire ; peut-être y
aurait-il lieu de concilier ces sentiments qui paraissent opposés, en entendant
l’unité de lieu telle que l’entend saint Thomas dans la réponse qu’il fait aux
objections (art. préc).). La preuve c’est qu’il est
impossible que deux causes véritables, complètes, soient immédiates par rapport
à un seul et même effet. Ce qui est évident pour toute espèce de causes ; parce
que la forme prochaine d’une chose étant unique, son moteur prochain est un
aussi, bien qu’il puisse y avoir plusieurs moteurs éloignés. On ne peut
objecter que plusieurs moteurs concourent à traîner un navire ; parce qu’il n’y
a aucun de ces moteurs qui soit parfait, puisque la puissance de chacun d’eux
est insuffisante à mouvoir le vaisseau. Leur ensemble tient lieu d’un moteur
unique, puisque toutes leurs forces se réunissent pour produire un seul et même
mouvement. Donc, puisque nous disons que l’ange est dans un lieu par l’action
que sa puissance exerce immédiatement sur ce lieu même de telle sorte qu’il
l’embrasse pleinement et parfaitement, comme nous l’avons dit (art. 1), il ne
peut y avoir qu’un ange dans un même lieu.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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