Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 53 : Du
mouvement local des anges
Nous
avons maintenant à traiter du mouvement local des anges. — A ce sujet trois
questions se présentent : 1° L’ange peut-il se mouvoir localement ? (L’Ecriture attribue aux anges le mouvement local : J’ai fait le tour de la terre et je l’ai
parcourue tout entière, dit le mauvais ange (Job, 1, 7) ; l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans la
ville de Galilée appelée Nazareth (Luc, 1, 26) ; Ne sont-ils pas tous des esprits, etc. (Héb., 1, 14).) — 2° L’ange se
meut-il d’un lieu à un autre en passant par un milieu ?(
Cet article a pour objet de déterminer quelle est la nature du mouvement de
l’ange, s’il est continu ou s’il ne l’est pas. Car s’il est continu il faut que
l’ange passe par un milieu ; s’il ne l’est pas, cela n’est pas nécessaire.) —
3° Le mouvement de l’ange est-il temporaire ou instantané ? (Cet article a pour
but de nous apprendre comment nous devons entendre les mots avec l’impétuosité de son esprit (Dan.,
14, 35), vola rapidement (ib., 9, 21), vola (Is., 6,
6), enleva (Actes, 8, 39), que
l’Ecriture emploie en parlant des anges.)
Article
1 : L’ange peut-il se mouvoir localement ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange ne puisse se mouvoir localement. Car, comme le dit
Aristote (Phys., liv. 6, text. 32 et 86), ce qui n’a pas de parties ne se meut pas,
parce que tant qu’il est au point de départ il n’est pas en mouvement, et quand
il est au terme il ne se meut pas non plus, seulement il a changé. Il faut donc
pour qu’une chose se meuve qu’elle soit, durant le mouvement, partie au point
de départ et partie vers le terme qu’elle veut atteindre. Or, l’ange n’a pas de
parties. Donc il ne peut se mouvoir localement.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement n’a pas de valeur pour deux motifs : 1°
parce que la démonstration d’Aristote s’appuie sur ce qui est indivisible sous
le rapport de la quantité, et qui occupe nécessairement un lieu indivisible, ce
qu’on ne peut pas dire d’un ange ; 2° parce que le raisonnement d’Aristote
porte sur le mouvement continu. Car si le mouvement n’était pas continu, on
pourrait dire qu’une chose se meut quand elle est à son point de départ, et
quand elle est à son point d’arrivée ; parce qu’on appellerait alors le
mouvement la succession des lieux que le même être a occupés. On pourrait donc
dire que l’être se meut peu importe dans lequel de ces lieux successifs où il
se trouve. Mais la continuité du mouvement empêche qu’il en soit ainsi. Car
rien de ce qui est continu n’existe dans son terme. La ligne, par exemple,
n’existe pas dans le point. Il faut donc que ce qui se meut ne soit pas tout
entier dans l’un des termes ; mais il doit être partie dans l’un et partie dans
l’autre. Le raisonnement d’Aristote ne revient donc pas à notre proposition, du
moins pour le mouvement de l’ange qui n’est pas continu. Pour le cas où son
mouvement a ce caractère on peut admettre que l’ange, pendant qu’il se meut,
est partie au point de départ, partie au point d’arrivée, de telle sorte
toutefois que cette distinction ne se rapporte pas à la substance de l’ange,
mais au lieu qu’il occupe, parce qu’au commencement de son mouvement continu
l’ange occupe tout le lieu divisible d’où il a commencé à se mouvoir. Mais
pendant qu’il se meut il est tout à la fois dans une portion du premier lieu
qu’il quitte et dans une portion du second lieu qu’il occupe. Ce qui fait
concevoir qu’il peut ainsi occuper deux lieux, c’est que par l’exercice de sa
puissance il peut occuper un lieu divisible, comme le corps en occupe un en
raison de sa grandeur. D’où il suit que le corps qui se meut localement est
divisible en raison de sa grandeur, et que l’ange peut appliquer sa puissance à
quelque chose de divisible (La divisibilité se rapporte donc au lieu seulement,
mais non à la substance de l’ange, qui est indivisible.).
Objection
N°2. Le mouvement est l’acte d’un être imparfait, comme le dit Aristote (Phys., liv. 3, text.
14). Or, un ange bienheureux n’est pas imparfait. Donc l’ange bienheureux ne se
meut pas localement.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mouvement de l’être qui existe en puissance, est l’acte
d’un être imparfait (Parce que le mouvement, comme l’observe Nicolaï, a pour
but l’acquisition d’une perfection que l’être mû ne possède pas, mais qu’il est
capable d’acquérir.). Mais le mouvement qui consiste dans l’exercice de la
puissance est le fait d’un être qui existe en acte. Car la puissance ou la
vertu d’une chose est en raison de ce qu’elle est en acte.
Objection
N°3. On ne se meut que parce qu’on a des besoins. Or, les saints anges n’ont
aucun besoin. Donc ils ne se meuvent pas localement.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mouvement de l’être qui existe en puissance est
déterminé par ses besoins, mais l’être en acte ne se meut pas pour lui-même,
mais dans l’intérêt des autres. C’est ainsi que l’ange se meut localement pour
venir en aide à nos misères, d’après ces paroles de l’Apôtre (Héb., 1, 14) : Tous les anges ne sont-ils pas des esprits
qui tiennent lieu de ministres, étant envoyés pour exercer leur ministère en
faveur de ceux qui doivent Être les héritiers du salut ?
Mais
c’est le contraire. Un ange bienheureux doit se mouvoir pour la même raison que
les âmes des bienheureux se meuvent. Or, on est forcé à reconnaître que les
âmes se meuvent localement, puisqu’il est de foi que l’âme du Christ est
descendue aux enfers. Donc l’ange se meut localement.
Conclusion
Puisque l’ange n’est pas dans un lieu de telle sorte qu’il soit contenu par ce
lieu comme le sont les corps, mais que c’est au contraire l’ange qui contient
le lieu, il ne se meut pas localement d’un mouvement continu, ou il ne le fait
que par accident.
Il
faut répondre que l’ange peut se mouvoir localement ; mais comme Fange n’existe
pas dans un lieu à la façon des corps, il ne se meut pas non plus comme eux.
Car le corps est dans un lieu de telle sorte qu’il est contenu et mesuré par le
lieu qu’il occupe. D’où il résulte que le mouvement local d’un corps est
nécessairement mesuré par le lieu et qu’il se fait selon l’exigence du lieu (C’est-à-dire
le corps est obligé de suivre les lois du lieu, comme le dit saint Thomas dans
l’article suivant, tandis que l’ange n’y est pas obligé.). D’où il suit que la
continuité du mouvement d’un corps est conforme à la continuité de sa grandeur,
et qu’il y a dans ce mouvement un avant et un après comme il y en a un dans
l’étendue ou la grandeur, ainsi que le dit Aristote (Phys., liv. 4, text. 99). Mais l’ange
n’est ni mesuré, ni contenu par le lieu où il est, il le contient plutôt. Par
conséquent il n’est pas nécessaire que le mouvement local de l’ange ait le lieu
pour mesure, ni qu’il soit selon son exigence au point de recevoir de lui sa
continuité ; mais il peut être continu et non continu. En effet l’ange n’étant
dans un lieu que par la vertu ou le contact de l’action qu’il exerce, comme
nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), son mouvement local ne peut pas être autre chose
que la diversité d’action qu’il exerce en des lieux différents d’une manière
successive et non simultanée, puisque l’ange, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 2), ne peut être en plusieurs lieux en même
temps. Or, il n’est pas nécessaire que ces contacts virtuels soient continus.
Il peut cependant arriver qu’en certains cas ils offrent une sorte de
continuité. Ainsi, comme nous l’avons dit (quest. 51, art. 1), rien n’empêche
que dans l’exercice de sa puissance l’ange n’occupe un lieu divisible, comme le
corps peut en occuper un en raison de sa grandeur. Et comme le corps abandonne
le lieu où il était d’abord successivement et non simultanément, et qu’il en
résulte dans le mouvement local une véritable continuité, de même l’ange peut
abandonner successivement le lieu divisible qu’il occupait auparavant, et dans
ce cas son mouvement est continu. Mais il peut aussi abandonner complètement un
lieu et appliquer en même temps toute son activité à un autre lieu opposé au
premier. Alors son mouvement n’est plus continu.
Article
2 : L’ange passe-t-il par un milieu ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange ne passe pas par un milieu. Car tout ce qui passe par
un milieu, passe par un lieu qui lui est égal avant de passer par un plus
grand. Or, le lieu égal à l’ange qui est indivisible, c’est le point. Si
l’ange, en se mouvant, passe par un milieu, il faut donc que son mouvement se compose
d’une infinité de points, ce qui est impossible.
Réponse
à l’objection N°1 : Le lieu de l’ange n’est pas égal à lui en grandeur (Le lieu
n’est pas égal à l’ange en grandeur ou en quantité, puisque l’ange n’a ni
grandeur ni quantité.), il ne lui est égal qu’en raison de l’action que sa
puissance exerce. Ainsi le lieu que l’ange occupe peut être divisible, et ce
n’est pas toujours un point. Mais quoique les lieux divisibles intermédiaires
soient infinis, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), la
continuité du mouvement les épuise (Ce qu’on ne peut pas dire du mouvement
discontinu. Aussi l’ange n’est pas contraint, quand il est mû par ce mouvement,
de passer par tous les lieux intermédiaires.), comme on le voit d’après ce que
nous venons de démontrer.
Objection
N°2. L’ange est d’une substance plus simple que l’âme humaine. Or, l’âme
humaine peut par la pensée aller d’un extrême à un autre sans passer par un
milieu. Car je puis penser à la Gaule et ensuite à la Syrie, sans penser à
l’Italie qui est au milieu. Donc à plus forte raison l’ange peut-il passer d’un
extrême à un autre sans passer par un milieu.
Réponse
à l’objection N°2 : L’ange quand il se meut localement applique son essence à
divers lieux. Mais l’essence de l’âme humaine ne s’applique pas aux choses
qu’elle pense ; ce sont plutôt les choses qu’elle pense qui existent en elle.
Il n’y a donc pas de parité.
Objection
N°3. Mais c’est le contraire. Si l’ange se meut d’un lieu à un autre, quand il
est à son point d’arrivée, il ne se meut plus, mais il a été changé. Or, avant
d’avoir été changé il y a eu un moment où il changeait. Il se mouvait donc
pendant qu’il existait quelque part. Comme ce n’était pas pendant qu’il était
au terme d’où il est parti, il s’ensuit que c’est pendant qu’il était dans
l’espace intermédiaire qui s’est trouvé entre le terme de départ et le terme
d’arrivée. Il faut donc qu’il passe par un milieu.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans le mouvement continu, avoir été changé, ce n’est pas
une partie du mouvement, c’en est le terme. Il faut donc qu’on se soit mû avant
d’avoir été changé. C’est pourquoi il faut que ce mouvement se fasse par un
milieu. Mais avoir été changé est une partie du mouvement non continu, comme
l’unité est une partie du nombre. C’est ce qui fait que la succession de divers
lieux constitue cette espèce de mouvement sans intermédiaire (Et que, par
conséquent, l’ange qui applique sa vertu à des lieux différents se meut sans
passer par aucun milieu.).
Conclusion
Quand l’ange se meut d’un mouvement continu, il passe nécessairement par des
milieux, mais quand son mouvement n’est pas continu il peut ne pas passer par
tous les milieux.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
le mouvement local de l’ange peut être continu et il peut ne l’être pas. Quand
il est continu l’ange ne peut se mouvoir d’un extrême à l’autre sans passer par
un milieu. Car, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 5, text. 22 ; liv. 6, text.
77), le milieu est ce que l’être qui se meut d’un mouvement continu rencontre
avant d’arriver à sa fin. Car dans le mouvement continu l’ordre de priorité et
de postériorité est le même que pour la grandeur, comme le dit encore Aristote
(Phys., liv. 4, text.
99). — Mais quand le mouvement de l’ange n’est pas continu, il est possible
qu’il passe d’un extrême à l’autre sans passer par un milieu. — En effet, entre
deux lieux extrêmes il y a une infinité de lieux intermédiaires, soit qu’il
s’agisse de lieux divisibles ou de lieux indivisibles. Pour les lieux
indivisibles la chose est évidente, parce que entre deux points quelconques il
y a une infinité de points intermédiaires, puisque deux points ne peuvent
jamais se suivre sans qu’il y ait entre eux un milieu, comme le prouve Aristote
(Phys., liv. vi).
Pour les lieux divisibles il est également nécessaire d’admettre qu’il en est
ainsi (C’est-à-dire qu’il y a entre eux une infinité de lieux intermédiaires.).
On le prouve par le mouvement continu d’un corps. Car le corps ne se meut d’un
lieu à un autre que dans un temps quelconque. Or, dans tout le temps qui mesure
le mouvement d’un corps il n’y a pas lieu d’admettre deux instants présents
pendant lesquels le corps qui se meut ne soit pas dans deux lieux différents.
Car si pendant deux instants il était dans un seul et même lieu, il s’ensuivrait
qu’il serait en repos, puisque le repos consiste à rester dans le même lieu
pendant le moment actuel et le moment précédent. Donc puisque entre le premier
et le dernier instant du temps qui mesure le mouvement il y a une infinité de
moments, il faut qu’entre le premier lieu d’où le corps a commencé à se mouvoir
et le dernier qui a été le terme de son mouvement il y ait une infinité de
lieux. On peut rendre ceci sensible par un exemple. Ainsi qu’un corps ait une
palme de longueur, et que le chemin par lequel il passe ait deux palmes
d’étendue, il est évident que le premier lieu d’où le mouvement part a une palme et que le lieu où il doit arriver a une palme
aussi. Il est donc clair que quand il commence à se mouvoir, il abandonne pas à
pas le premier lieu et entre dans le second. Les lieux intermédiaires se
multiplient par conséquent en raison de la divisibilité de la grandeur de la
palme. Car tout point marqué sur la grandeur de la première palme est le
principe d’un lieu, et tout point marqué dans la seconde en est le terme. Comme
l’étendue est divisible à l’infini et qu’il y a une infinité de points en
puissance dans une grandeur quelconque, il s’ensuit par conséquent qu’entre
deux lieux quelconques il y a une infinité de lieux intermédiaires. Or, un
mobile ne parcourt une infinité de lieux intermédiaires qu’autant que son
mouvement est continu, parce que, comme les lieux intermédiaires sont infinis
en puissance, de même dans le mouvement continu il y a également un infini
potentiel. — Mais si le mouvement n’est pas continu, toutes les parties du
mouvement peuvent être comptées en acte. Par conséquent, quand un mobile se
meut d’un mouvement qui n’est pas continu il s’ensuit qu’il ne traverse pas
tous les milieux, ou qu’il en compte à l’infini, ce qui est impossible. Ainsi
par là même que le mouvement de l’ange n’est pas continu, il ne passe pas par
tous les milieux. L’ange peut en effet se mouvoir ainsi d’un lieu à un autre
sans passer par un milieu, mais il n’en est pas de même du corps, parce que le
corps est mesuré par le lieu et contenu par lui. Il faut donc que dans son
mouvement il suive les lois du lieu. Mais la substance de l’ange n’est pas
soumise au lieu comme si le lieu la contenait, elle est au contraire supérieure
à lui puisqu’elle le contient. C’est ce qui fait qu’il est au pouvoir de l’ange
d’exercer son action sur le lieu qu’il veut, en passant par un milieu ou en n’y
passant pas (L’Ecriture paraît favoriser cette
solution. Car il y a dans les livres saints des passages qui supposent cette
double interprétation. Cf. Gen., chap. 16 et
22 ; Nom., chap. 22 ; 3 Rois, chap. 19 ; 4 Rois, chap. 19 ; Dan.,
chap. 14.).
Article
3 : Le mouvement de l’ange est-il instantané ?
Objection
N°1. Il semble que le mouvement de l’ange soit instantané. Car plus le moteur a
de puissance et moins il rencontre de résistance dans le mobile, plus le
mouvement est rapide. Or, la puissance de l’ange qui se meut lui-même dépasse
au-delà de toute proportion la puissance qui meut un corps quelconque. Comme la
rapidité est en raison de la brièveté du temps et que toute durée est
proportionnelle à une autre durée, il s’ensuit que si un corps se meut dans un
temps quelconque, le mouvement de l’ange est instantané.
Réponse
à l’objection N°1 : Si le temps que dure le mouvement de l’ange n’est pas
continu et qu’il consiste dans une certaine succession d’instants, il n’y a pas
de rapport entre ce temps et celui qui mesure le mouvement des êtres corporels,
parce que ce dernier est continu et qu’il n’est pas d’ailleurs de la même
nature que l’autre. Mais si le temps est continu, il y a entre l’un et l’autre
une proportion qui ne résulte pas du rapport du moteur au mobile, mais du
rapport des grandeurs dans lesquelles le mouvement existe. C’est pourquoi la
rapidité du mouvement de l’ange n’est pas en raison de l’étendue de sa
puissance, mais en raison de la détermination de sa volonté.
Objection
N°2. Le mouvement de l’ange est plus simple qu’un changement corporel
quelconque. Or, il y a telle espèce de changement corporel qui est instantanée,
comme le phénomène de la lumière. Car on n’éclaire pas successivement un objet
comme on l’échauffé, et un rayon de lumière ne frappe pas l’objet qui est près
avant de frapper celui qui est loin. Donc à plus forte raison le mouvement de l’ange
est-il instantané.
Réponse
à l’objection N°2 : L’illumination est le terme d’un mouvement qui est une
altération (Il s’agit de l’altération que l’air subit quand il est soudainement
éclairé. Parce qu’on n’avait pas pu calculer alors le mouvement de la lumière,
on le regardait comme instantané.), mais elle n’est pas un mouvement local,
dans le sens que la lumière ne frappe pas l’objet qui est près d’elle avant
d’atteindre l’objet éloigné. Au contraire, le mouvement de l’ange est un
mouvement local et n’est pas le terme d’un mouvement. Il n’y a donc point de
parité.
Objection
N°3. Si l’ange se meut dans le temps d’un lieu à un autre, il est évident que
dans le dernier instant de ce temps il est à son terme. Or, dans tout le temps
précédent il était dans le lieu qui précède immédiatement le point d’arrivée et
qu’on prend pour le point de départ, ou bien il était partie dans l’un et
partie clans l’autre. Si on suppose qu’il était partie dans l’un et partie dans
l’autre, il s’ensuit qu’il est composé de parties, ce qui est impossible. Il
était donc dans tout le temps précédent à son point de départ, par conséquent
il était en repos, puisque se reposer c’est être, comme nous l’avons dit (art. préc), dans le même lieu pendant le moment présent et le
moment qui précède. Il suit de là qu’il ne se meut que dans le dernier instant.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette objection suppose que le temps est continu. Or, le
temps qui mesure le mouvement de l’ange peut n’être pas continu. Par conséquent
l’ange peut être dans un instant dans un lieu et dans un autre instant dans un
autre lieu sans qu’il y ait entre ces deux instants aucun temps intermédiaire.
Mais quand le temps qui mesure le mouvement de l’ange est continu, l’ange
change indéfiniment de lieux jusqu’à ce qu’il soit arrivé au dernier instant de
son mouvement. Il est alors partie dans l’un de ces lieux et partie dans
l’autre, non que sa substance soit ainsi divisible, mais parce que son action
s’applique tout à la fois à une partie du premier lieu et à une partie du
second, comme nous l’avons dit (art. 1).
Mais
c’est le contraire. Dans tout changement il y a un avant et un après. Or,
dans le mouvement l’avant et l’après se compte d’après le temps. Donc
tout mouvement existe dans le temps, le mouvement de l’ange comme un autre
puisqu’il y a en lui un avant et un après.
Conclusion
Puisque l’ange se meut de lui-même d’un mouvement continu ou non continu, il
est nécessaire qu’il se meuve non pas instantanément, mais dans le temps (Saint
Augustin est absolument sur ce point du même sentiment que saint Thomas. Voyez
ce qu’il dit (De civ. Dei, liv. 12,
chap. 15). Saint Bernard pense aussi de même (Sermo 78 in cant.), ainsi que plusieurs autres Pères. Mais il y en a qui
sont d’un avis contraire. Guillaume de Paris compare
le mouvement des esprits aux opérations de l’intelligence, et prétend que les
esprits vont d’un lieu à un autre instantanément, sans passer par aucun
intermédiaire (Guil. Paris. Part, primæ de univers,
p. 162). Saint Thomas a nié cette parité dans l’article précédent, dans sa
réponse à la deuxième objection.).
Il
faut répondre que certains auteurs ont prétendu que le mouvement local de
l’ange était instantané. Ils disaient que quand un ange se meut d’un lieu à un
autre, il est pendant tout le temps qui précède son mouvement à son point de
départ, et que dans le dernier instant du temps où il s’est mû, il est à son
point d’arrivée. Il n’est pas nécessaire, ajoutaient-ils, qu’il y ait un milieu
entre ces deux termes, comme il n’est pas nécessaire qu’il y en ait un entre un
temps et le terme d’un temps. Mais parce qu’entre deux moments présents il y a
un temps intermédiaire, ils veulent qu’on n’accorde pas un dernier moment
présent dans lequel l’être qui se meut a été à son point de départ. Ainsi dans
la production de la lumière et du feu on ne doit pas admettre un dernier
instant dans lequel l’air a été ténébreux ou la matière s’est trouvée sans
chaleur ; mais on doit seulement reconnaître un dernier temps, de telle sorte
qu’à la fin de ce temps la lumière s’est répandue dans l’air ou le feu s’est
attaché à la matière. C’est ainsi qu’on appelle la production de la lumière ou
du feu des mouvements instantanés. — Mais ceci n’a pas lieu par rapporta la
proposition que nous soutenons. Car il est de la nature du repos que l’être qui
en jouit ne soit pas autrement maintenant que l’instant d’auparavant. C’est
pourquoi à tout instant du temps qui mesure le repos celui qui est tranquille
est dans le même état au commencement, au milieu et à la fin. Mais il est dans la
nature du mouvement que le mobile soit autrement maintenant qu’auparavant.
C’est pour cela que dans chaque instant du temps qui mesure le mouvement le
mobile se trouve dans une disposition différente. Il est donc nécessaire qu’au
dernier instant il ait une forme qu’il n’avait pas auparavant. D’où il est
évident que se reposer pendant tout un temps dans une forme quelconque, par
exemple dans la blancheur, c’est être dans cette forme durant chaque instant de
ce temps. Il n’est donc pas possible qu’une chose en repos soit dans un lieu
pendant tout le temps qui a précédé son changement de position et qu’au dernier
instant de ce temps elle soit ensuite dans un autre. Mais cela est possible
pour ce qui est en mouvement, parce que ce qui se meut change d’état à tous les
instants du temps que dure son mouvement. Ainsi donc tous les changements
instantanés sont les termes d’un mouvement continu. La génération, par exemple,
est le terme d’une altération de la matière, et l’illumination est le terme du
mouvement local d’un corps lumineux. — Mais le mouvement local de l’ange n’est
pas le terme d’un autre mouvement continu ; c’est un mouvement qui existe par
lui-même et qui ne dépend d’aucun autre. Il est donc impossible de dire que
l’ange est pendant tout un temps dans un lieu et qu’au dernier instant de ce
temps il est ailleurs. On est obligé de déterminer un dernier instant pendant
lequel il a été dans le premier lieu. Or, là où il y a beaucoup d’instants qui
se succèdent, il y a nécessairement temps, puisque le temps n’est rien autre
chose que le nombre des moments successifs que mesure le mouvement. Donc le
mouvement de d’ange a lieu dans le temps. — Il se meut dans un temps continu
quand son mouvement est continu, et dans un temps discontinu quand son
mouvement est discontinu lui-même. Car nous avons vu (art. 1) que l’ange a ces
deux sortes de mouvement. La continuité du temps provient de la continuité du
mouvement, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 4, text. 99). Mais ce temps, qu’il soit continu
ou non, n’est pas le même que le temps qui mesure le mouvement du ciel et la
durée de tous les êtres corporels dont le changement est l’effet des sphères
célestes (Saint Thomas admet ici le sentiment d’Aristote qui attribuait tous
les changements qui ont lieu dans le monde sublunaire à l’action des sphères
supérieures. Nous retrouverons d’ailleurs cette opinion exposée directement,
quest. 115). Car le mouvement de l’ange ne dépend pas du mouvement du ciel.