Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 54 : De
la connaissance des anges
Après
avoir examiné ce qui a rapport à la substance de l’ange, nous devons passer à
ce qui regarde sa connaissance. Cette nouvelle question se subdivise en quatre
parties. En effet, nous aurons à traiter : 1° de ce qui a rapport à leur
faculté cognitive ; 2° de leur moyen de connaître ; 3° de l’objet de leur
connaissance ; 4° de son mode.
A
l’égard de la faculté de connaître il y a cinq choses à examiner : 1°
L’intelligence de l’ange est-elle la même chose que sa substance ? (Cet article
a pour but d’établir la différence qu’il y a entre Dieu et les anges. La
proposition que saint Thomas soutient ici est la contrepartie de la proposition
qu’il a établie (quest. 14, art. 4).) — 2° Est-elle la même chose que son être
? (Cet article est le développement du précédent ; il a pour but de préciser
toujours davantage la même pensée.) — 3° Sa substance est-elle sa vertu
intellectuelle ? (Après avoir distingué de la substance de l’ange son opération
intellectuelle, saint Thomas en distingue la puissance pour que, tout en
admettant la simplicité des anges, on voie clairement qu’elle diffère de la
simplicité de Dieu, dans lequel l’être, la substance, la vertu et l’opération
sont une même chose.) — 4° Y a-t-il dans les anges un intellect agent et
possible ? (Après avoir établi la différence qu’il y a entre l’intelligence de
Dieu et l’intelligence des anges, saint Thomas examine ici en quoi leur
intelligence diffère de celle de l’homme.) — 5° Y a-t-il en eux une puissance
cognitive autre que l’entendement ? (Cet article achève de préciser la
différence qu’il y a entre l’intelligence de l’homme et celle de l’ange.)
Article
1 : L’intelligence de l’ange est-elle sa substance ?
Objection
N°1. Il semble que l’intelligence de l’ange soit sa substance. Car l’ange est
plus élevé et plus simple que l’intellect agent (Aristote distingue en nous
deux sortes d’entendement ou d’intellect : l’intellect agent et l’intellect
possible. L’intellect possible est l’intellect en puissance qui peut devenir toutes choses, selon son
expression, et l’intellect agent est l’intellect actif, qui peut tout faire. Nous retrouverons plus loin
cette distinction.) de l’âme humaine. Or, la substance
de l’intellect agent est son action, comme on le voit dans Aristote (De animâ, liv.
3, text. 19). Donc à plus forte raison la substance
de l’ange est-elle son action, c’est-à-dire son intelligence.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand on dit que l’intellect agent est son action, on ne
dit pas qu’il est ainsi par essence, mais par concomitance, dans le sens que
comme sa substance est en acte, l’action l’accompagne aussitôt, autant qu’il
est en elle. Il n’en est pas de même de l’intellect possible, parce qu’il ne
produit d’actions qu’après qu’il est devenu en acte.
Objection
N°2. Aristote dit (Met., liv. 12, text. 39) que l’action de l’intellect est la vie. Or,
puisque vivre, pour les êtres vivants, c’est exister, comme le dit encore ce
philosophe (De animâ,
liv. 2, text. 37), il semble que la vie soit
l’essence, et que par conséquent l’action de l’intellect soit l’essence de
l’ange qui comprend.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mot vie n’est
pas au mot vivre ce que l’essence est
à l’être, mais ce que le mot course
est au mot courir ; l’un de ces mots
exprime l’acte d’une manière abstraite, et l’autre d’une manière concrète. Par
conséquent, si vivre c’est être, il ne s’ensuit pas que la vie soit l’essence,
quoiqu’on prenne quelquefois la vie pour l’essence, d’après ces paroles de
saint Augustin (De Trin., liv. 10,
chap. 11) : La mémoire, l’intelligence et la volonté ne forment qu’une seule et
même essence, qu’une seule et même vie. Mais Aristote ne l’entend pas ainsi
quand il dit que l’action de l’intellect c’est la vie.
Objection
N°3. Quand les extrêmes sont un, le milieu n’en diffère pas, parce qu’il y a
plus de distance d’un extrême à l’autre que du milieu à l’un des extrêmes. Or,
dans l’ange, l’intellect et ce qu’il comprend sont une seule et même chose, du
moins quand c’est son essence qu’il comprend. Donc l’intelligence qui tient le
milieu entre l’intellect et l’objet qu’il comprend est une seule et même chose
avec la substance de l’ange.
Réponse
à l’objection N°3 : L’action qui passe à un objet extérieur tient réellement le
milieu entre l’agent et le sujet qui reçoit l’action. Mais l’action qui est
immanente dans celui qui la produit ne tient pas ainsi le milieu entre l’agent
et l’objet. Elle ne le tient que d’après notre manière d’exprimer les choses,
mais en réalité elle est une conséquence de l’union de l’objet avec le sujet.
Car de l’union de l’objet compris avec le sujet qui le comprend résulte la
connaissance, qui est en quelque sorte un effet qui diffère de l’un et de
l’autre (Parce qu’il en procède.).
Mais
c’est le contraire. L’action d’un être diffère plus de sa substance que son
être lui-même. Or, il n’y a pas de créature dont l’être soit sa substance. Dieu
seul a cette prérogative, comme nous l’avons démontré (quest. 3, art. 4, et
quest. 44, art. 1). Donc ni l’action de l’ange, ni celle d’aucune autre
créature n’est sa substance.
Conclusion
Puisque Dieu seul est un acte pur, puisqu’il n’y a que lui qui soit son
intelligence et que dans aucune créature l’action n’est la même chose que sa
substance, l’intelligence des anges ne- peut être identique avec leur
substance.
Il
faut répondre qu’il est impossible que l’action de l’ange ou de toute autre
créature soit sa substance. Car l’action est l’actualité propre de la
puissance, comme l’être est l’actualité de la substance ou de l’essence. Or, il
répugne que ce qui n’est pas un acte pur, mais qui est partie en puissance,
soit son actualité ; car l’actualité exclut la potentialité. Et comme il n’y a
que Dieu qui soit un acte pur, il s’ensuit qu’il n’y a qu’en lui que la
substance, l’être et l’action soient identiques (Ce premier argument est
général ; les deux autres qui suivent sont tirés de la nature même des saints
anges.). — De plus si l’intelligence de l’ange était sa substance il faudrait
qu’elle subsistât par elle-même. Or, l’intelligence ne peut être subsistante
qu’autant qu’elle est une, comme tout ce qui est abstrait. Par conséquent la
substance d’un ange ne se distinguerait plus ni de la substance de Dieu, qui
est elle-même l’intelligence subsistante, ni de la substance d’un autre ange. —
Enfin, si l’intelligence l’ange était la même chose que sa substance, il ne
pourrait y avoir de degré dans la connaissance ; elle ne pourrait être ni plus
ni moins parfaite, puisque son inégalité provient de ce qu’elle est une
participation plus ou moins étendue de l’intelligence suprême.
Article
2 : L’intelligence de l’ange est-elle son être ?
Objection
N°1. Il semble que l’intelligence de l’ange soit son être. Car vivre pour les
êtres vivants c’est être, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text.
37). Or, comprendre c’est vivre d’une certaine manière, comme le dit encore le
même philosophe (De animâ,
liv. 2, text. 13). Donc l’intelligence de l’ange est
son être.
Réponse
à l’objection N°1 : Vivre est pris tantôt pour l’être même de celui qui vit,
tantôt pour l’action vitale qui démontre qu’une chose est vivante. C’est dans
ce sens qu’Aristote dit que comprendre est une façon de vivre. Car il distingue
en cet endroit, parmi les êtres vivants, divers degrés d’après les différentes
actions vitales.
Objection
N°2. Ce que la cause est à la cause, l’effet l’est à l’effet. Or, la forme par
laquelle l’ange existe est la même que la forme par laquelle il se comprend
lui-même. Donc son intelligence est la même chose que son être.
Réponse
à l’objection N°2 : L’essence même de l’ange est la raison de tout son être,
mais elle n’est pas la raison de toute son intelligence, parce qu’il ne peut
pas tout comprendre par son essence. C’est pourquoi l’essence se rapporte à
l’être de l’ange d’après sa nature propre, mais elle se rapporte à son
intelligence d’après la nature d’un objet plus universel, le vrai et l’être
(Ainsi, quoique l’ange existe et qu’il comprenne par une même forme, cette
forme toutefois n’est pas en lui, et, au même titre, le principe de la
connaissance et le principe de l’être.). Par là il est manifeste que, quoique
la forme soit la même, elle n’est pas sous le même rapport le principe de
l’être et de l’intelligence. C’est pour cela qu’il ne résulte pas de là que
dans l’ange l’être et l’intelligence soient une seule et même chose.
Mais
c’est le contraire. En effet l’intelligence de l’ange est son mouvement, comme
le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Or, l’être n’est pas le mouvement. Donc l’être de l’ange n’est pas son
intelligence.
Conclusion
Puisqu’il n’y a que Dieu dont l’être soit absolument infini et que l’action de
toute créature est finie de quelque manière, on est obligé de reconnaître que
l’action de l’ange diffère de son être, comme l’action de toute autre créature.
Il
faut répondre que l’action de l’ange n’est pas son être, pas plus que l’action
d’une créature quelconque. Car il y a deux sortes d’action, comme le dit
Aristote (Met., liv. 9, text. 16). L’une qui se produit à l’extérieur et qui rend
passif l’objet sur lequel elle s’exerce, comme brûler et couper. L’autre qui ne
se produit pas au dehors, mais qui est plutôt immanente dans son sujet, comme
sentir, comprendre et vouloir. Cette dernière espèce d’action ne modifie point
les choses extérieures, elle se passe tout entière dans l’agent qui en est le
sujet. Quant à la première espèce d’action il est évident qu’elle ne peut
constituer l’être de celui qui agit. Car l’être de l’agent existe au dedans de
lui-même, tandis que l’action extérieure procède du sujet pour s’imprimer à
l’objet qui la subit. La seconde espèce d’action a de sa nature quelque chose
d’infini absolument ou relativement. L’intelligence et la volonté (Le cardinal
Cajetan fait remarquer que ces opérations immanentes peuvent se considérer en
général, comme comprendre, voir, etc., ou en particulier, comme quand elles
s’appliquent à tel ou tel objet. Saint Thomas ne les considère pas ici en
général, mais il les considère par rapport au vrai et au bien qui sont infinis.) sont infinies
absolument ; elles ont pour objets le vrai et le bien qui sont une même chose
avec l’être (Par conséquent infinis comme lui.). Ainsi ces opérations se
rapportent, autant qu’il est en elles, à tout, et elles reçoivent l’une et
l’autre leur espèce de leur objet. La sensibilité n’est infinie que
relativement, selon qu’elle se rapporte à toutes les choses sensibles (Les
choses sensibles ne peuvent pas plus être infinies que les créatures.), comme
la vue à tout ce qui est visible. Or, l’être d’une créature quelconque
appartient à un ordre déterminé, à tel ou tel genre, à telle ou telle espèce (Cette
classification n’est pas seulement l’effet d’une cause extrinsèque ou
accidentelle, mais elle tient à la nature même des choses, et c’est ce qui
donne à l’argumentation de saint Thomas toute sa force.). Il n’y a que l’être
de Dieu qui soit infini absolument et qui embrasse tout en lui, comme le dit
saint Denis (De div. nom., chap. 4). Il n’y a donc que
l’être divin qui soit son intelligence et sa volonté (Parce que lui seul est
infini comme elles.).
Article
3 : La puissance intellectuelle de l’ange est-elle son essence ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu ou la puissance intellectuelle ne soit pas dans
l’ange autre chose que son essence. Car l’esprit et l’intelligence désignent la
puissance intellectuelle, et saint Denis, dans plusieurs endroits de ses écrits
(De cæl. hier.,
chap. 2, 6, 12, et De div. nom.,
chap. 7 et 9), appelle les anges des intelligences et des esprits (Les Pères de
l’Eglise prennent ces deux ci-pressions l’une pour
l’autre, en sorte que, dans leur langage, comme le dit Bossuet, nature
spirituelle et nature intellectuelle, c’est la même chose (Traité de la connaissance de Dieu).). Donc l’ange est sa puissance
intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°1 : On appelle l’ange une intelligence et un esprit parce que
sa connaissance est totalement intellectuelle, tandis que la connaissance de
l’âme humaine est partie intellectuelle et partie sensitive.
Objection
N°2. Si la puissance intellectuelle, dans l’ange, est quelque chose en dehors
de son essence, il faut que ce soit un accident. Car on appelle accident ce qui
n’est pas de l’essence d’un être. Or, une forme simple ne peut être un sujet,
comme le dit Boëce (De Trin.). Donc l’ange ne serait pas une forme simple, ce qui est
contraire à ce que nous avons précédemment établi (quest. 50, art. 1 et 2).
Réponse
à l’objection N°2 : La forme simple (La forme purement simple est un acte pur,
qui n’est pas susceptible d’accident, parce que dans cette forme il n’y a point
de passivité et que rien n’y est en puissance, mais que tout au contraire y est
en acte.), qui est un acte pur, ne peut être le sujet d’aucun accident, parce
que le sujet est à l’accident ce que la puissance est à l’acte. Il n’y a que
Dieu qui soit ainsi, et c’est de lui que parle Boëce.
Mais la forme simple qui n’est pas son être et qui est à l’être ce que la
puissance est à l’acte peut être le sujet d’un accident, surtout de celui qui
est une conséquence de l’espèce. Cette sorte d’accident appartient à la forme.
Mais l’accident qui appartient à l’individu et qui n’est pas une conséquence de
l’espèce, résulte de la matière qui est le principe de l’individualité. Or,
l’ange est une forme simple de cette dernière façon.
Objection
N°3. Saint Augustin dit (Conf.,
liv. 12, chap. 7) que Dieu a fait la nature de l’ange presque égale à lui, et
qu’il a réduit la matière première presque au néant. D’où il résulte que l’ange
est plus simple que la matière première et que par conséquent il approche
davantage de Dieu. Or, la matière première est sa puissance. Donc, à plus forte
raison, l’ange est-il sa puissance intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°3 : La puissance de la matière se rapporte à l’être
substantiel, tandis que la puissance opérative ne se rapporte qu’à l’être
accidentel. Il n’y a donc pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Car saint Denis dit (De
cæl. hier., chap. 2) que dans les anges on distingue la
substance, la puissance et l’opération. Donc en eux la substance est autre que
la puissance, et la puissance autre que l’opération.
Conclusion
Puisque dans toute créature l’être est distinct de l’opération, il est
nécessaire que la puissance de toute substance créée soit distincte de son
essence.
Il
faut répondre que ni dans l’ange ni dans aucune créature la vertu ou la
puissance qui opère n’est la même chose que son essence. En effet, puisque la
puissance est corrélative à l’acte, il faut que la puissance varie avec l’acte
lui-même (C’est-à-dire des actes différents sont produits par des puissances
différentes.). C’est pourquoi on dit qu’un acte propre répond à une puissance
qui est propre aussi. Or, dans toute créature l’essence diffère de son être, et
elle est à l’être ce que la puissance est à l’acte, comme nous l’avons dit
(quest. 3, art. 4). Par conséquent l’acte auquel la puissance opérative se
rapporte étant une opération, et dans l’ange la connaissance n’étant pas la
même chose que l’être, puisqu’aucune de ses
opérations n’est identique avec lui, et que du reste il en est ainsi de toute
créature, il s’ensuit que la puissance intellective de l’ange n’est pas son
essence et que la puissance opérative d’une créature quelconque n’est pas son
essence non plus.
Article
4 : Y a-t-il dans l’ange un entendement agent et possible ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’ange il y ait un intellect agent et possible. Car
Aristote dit (De anim., liv. 3, text. 17) que comme dans toute nature il y a quelque chose
qui peut devenir toutes choses et quelque chose qui fait tout (Aristote dit que
comme il y a dans tous les êtres deux éléments essentiels, la matière et la
cause de la forme, de même il y a dans l’intelligence deux parties, l’une
active qui représente la cause, et l’autre passive qui représente la matière.
C’est ce qu’il appelle l’intellect agent et l’intellect possible.), de même
dans l’âme. Or, l’ange est une nature. Donc il y a en lui un intellect agent et
possible.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote en disant que ces deux choses sont dans toute
nature, ne les applique toutefois qu’aux êtres qui sont faits ou engendrés,
comme ses paroles le prouvent. Or, dans l’ange la science n’est pas engendrée,
elle existe naturellement. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait en lui un
intellect agent et un intellect possible.
Objection
N°2. Le propre de l’entendement possible est de recevoir, celui de
l’entendement actif est d’éclairer, comme le prouve Aristote (De anim., liv. m3 text. 2, 3 et 18). Or, l’ange reçoit la lumière de celui
qui est au-dessus de lui et il éclaire celui qui est au-dessous. Donc il y a en
lui un entendement actif et possible.
Réponse
à l’objection N°2 : L’intellect agent a pour fonction d’éclairer, non un autre
être intelligent, mais les choses qui sont intelligibles en puissance, de
manière à les rendre par l’abstraction intelligibles en acte. Et il est de la
nature de l’intellect possible d’être en puissance par rapport aux choses qu’il
doit naturellement connaître, et de passer ensuite de la puissance à l’acte.
Par conséquent de ce qu’un ange éclaire un autre ange, il n’y a rien là qui se
rapporte à l’intellect agent. Qu’il soit éclairé sur les mystères surnaturels
par rapport auxquels il est quelquefois en puissance, ceci ne se rapporte pas
non plus à l’intellect possible (L’intellect possible, tel qu’il existe dans
l’homme, est une puissance qui se rapporte aux choses naturelles, et non pas
seulement aux choses surnaturelles.). Ou bien si l’on veut donner à ces choses
le nom d’entendement agent et d’entendement possible, c’est dans un sens différent.
Nous n’avons pas à nous inquiéter des mots.
Mais
c’est le contraire. Car s’il y a en nous un intellect agent et possible, c’est
par suite des rapports qu’a notre esprit avec les images sous lesquelles il
perçoit les objets. Ces images sont à l’intellect possible ce que les couleurs
sont à la vue, et elles sont à l’intellect agent ce que les couleurs sont à la
lumière, comme le prouve Aristote (De anim., liv. 3, text.
18). Or, il n’en est pas de même dans l’ange. Donc il n’y a pas en lui un
intellect agent et possible.
Conclusion
Puisque les anges ne sont point en puissance, mais qu’ils sont toujours en acte
par rapport aux objets intelligibles qui sont d’eux-mêmes compris dans la
sphère de leur entendement, on ne doit pas admettre en eux un intellect agent
ou possible, à moins d’entendre cette proposition dans un autre sens que quand
il s’agit de l’âme humaine.
Il
faut répondre que ce qui nous oblige à reconnaître un intellect possible en
nous, c’est que notre intelligence est quelquefois en puissance et non en acte.
Avant d’avoir la connaissance d’une chose, il y a donc en nous une certaine
vertu qui est en puissance par rapport à elle ; cette vertu passe à l’acte
aussitôt que nous avons acquis la science de ce que nous ignorons, et quand
nous le contemplons. C’est cette vertu que nous appelons l’intellect possible. Ce qui nous force à admettre en nous un
intellect agent, c’est que les choses matérielles dont nous avons
l’intelligence ne sont pas hors de notre âme d’une manière immatérielle et
intelligible en acte ; elles ne sont intelligibles qu’en puissance tant
qu’elles sont hors de nous. C’est pourquoi il faut qu’il y ait en nous une
vertu qui les rende intelligibles en acte, et c’est cette vertu que nous
appelons l’intellect agent (L’intellect
agent n’est pas nécessaire à l’ange, parce que la connaissance ne s’opère pas
en lui au moyen des espèces sensibles ou de l’imagination.). Or, ces deux
raisons n’existent ni l’une ni l’autre dans l’ange, parce que son intelligence
n’est jamais en puissance par rapport aux objets qui sont naturellement compris
dans sa sphère, et parce que les objets qu’il perçoit ne sont pas pour lui
intelligibles en puissance, mais en acte. Car l’ange comprend directement et
principalement les choses immatérielles, comme on le verra (quest. suiv., art. 1). C’est pourquoi il n’y a pas en lui comme en
nous un intellect agent et un intellect possible, ou du moins ce n’est pas dans
le même sens.
Article
5 : N’y a-t-il dans l’ange qu’une connaissance intellectuelle ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’ange la connaissance intellectuelle ne soit pas la
seule. Car saint Augustin dit (De civ.
Dei, liv. 8, chap. 6) que dans les anges il y a la vie qui comprend et qui
sent. Donc il y a en eux la puissance sensitive.
Objection
N°2. Saint Isidore dit (De sum. bon.,
chap. 12) que les anges savent beaucoup de choses par expérience. Or,
l’expérience se forme d’après une multitude de souvenirs, comme le dit Aristote
(Met., liv. 1, chap. 1). Donc il y a
en eux la faculté de la mémoire.
Objection
N°3. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 4)
que dans les démons l’imaginative est déréglée. Or, l’imaginative se rapporte à
l’imagination. Celte faculté existe donc dans les démons, et comme les anges
sont de même nature elle existe aussi en eux.
Mais
c’est le contraire. Car saint Grégoire dit (Hom. de ascens. in Ev. 29) que l’homme a la
sensibilité qui lui est commune avec les animaux et l’intelligence qui lui est
commune avec les anges.
Conclusion
Puisque les anges sont spirituels, dégagés absolument de toute matière et
qu’ils n’ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, il n’y a en eux
que l’intelligence et la volonté, ce sont leurs seules facultés cognitives, et
c’est pourquoi on les appelle intelligences et esprits.
Il
faut répondre que dans notre âme il y a des facultés dont les opérations
s’exercent par des organes corporels ; ces facultés sont les actes de certaines
parties du corps. Ainsi la faculté de voir s’exerce par l’œil, celle d’entendre
par l’ouïe. Il y a aussi dans notre âme d’autres facultés dont les fonctions ne
s’exercent pas au moyen des organes corporels ; telles sont l’intelligence et
la volonté. Ces facultés ne dépendent point dans leur exercice des parties du
corps (Voyez à ce sujet le Traité de la
connaissance de Dieu et de soi-même, par Bossuet, tom. 34, p. 222, éd. de
Versailles.). Or, les anges n’ont pas de corps qui leur soient naturellement
unis, comme nous l’avons dit (quest. 51, art. 1). Par conséquent parmi les
facultés de l’âme il n’y a que l’intelligence et la volonté qui puissent se
trouver en eux. C’est ce que dit le commentateur d’Aristote (On désignait ainsi
Averroës. Voyez son commentaire sur la Métaphysique,
liv. 12), quand il distingue dans les substances spirituelles deux choses,
l’intelligence et la volonté. Il est d’ailleurs convenable pour l’ordre de
l’univers, que la créature intelligente la plus élevée soit complètement
intellectuelle et qu’elle ne le soit pas seulement en partie comme l’est notre
âme. C’est pourquoi on donne aux anges les noms d’intelligence et d’esprit,
comme nous l’avons dit (art. 3). — On peut répondre de deux manières aux
objections que l’on fait : 1° On peut dire que les autorités alléguées ont
raisonné dans l’hypothèse de ceux qui ont admis que les anges et les démons ont
des corps qui leur sont naturellement unis. Saint Augustin raisonne souvent
dans cette hypothèse, bien qu’il ne se soit pas proposé de la soutenir. Car il
dit (De civ. Dei, liv. 21, chap. 10)
que cette question est très difficile (Le P. Petau
prétend que saint Augustin supposait que les anges avaient des corps, et qu’en
conséquence il a réellement reconnu en eux la sensibilité (Voy.
Petav. De angelis, liv. 1, chap. 6).). 2° On peut dire encore que
ces témoignages et tous les autres qui leur ressemblent peuvent s’entendre
ainsi par analogie. Car comme les sens saisissent d’une manière certaine
l’objet sensible qui leur est propre, on a coutume de dire par analogie que
l’intelligence sent les choses qu’elle saisit certainement. De là on donne aux
idées qui ont ce caractère le nom de sentiment. On peut attribuer aux anges
l’expérience en raison du rapport qui existe entre les objets qu’ils
connaissent et ceux que nous connaissons, mais non en raison du rapport de leur
faculté cognitive avec la nôtre. Car l’expérience est ce qui nous fait
connaître les objets en particulier au moyen des sens, et les anges connaissent
aussi chaque chose en particulier, comme nous le démontrerons (quest. 57, art.
2). Mais ils ne doivent pas cette connaissance aux sens. Il y a aussi en eux
cette sorte de mémoire que saint Augustin place dans l’intelligence (De Trin., liv. 10, chap. 11), mais ils
n’ont pas la mémoire qui tient à la partie sensitive de l’âme humaine. De même
on attribue aux démons une imagination déréglée parce qu’ils se font une fausse
idée pratique du vrai bien (Ils sont trompés, comme nous le sommes, par la
fausse apparence des choses.). Or, ce qui produit en nous les illusions de
l’imagination, c’est que nous prenons quelquefois les images des objets pour
les objets eux-mêmes, comme il arrive particulièrement à ceux qui dorment et
aux insensés.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.