Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 57 : De la connaissance qu’ont les anges des choses matérielles

 

          Après avoir parlé de la connaissance qu’ont les anges des choses spirituelles, mous avons maintenant à nous occuper de la connaissance qu’ils ont des choses matérielles. — A cet égard cinq questions se présentent : 1° Les anges connaissent-ils la nature des choses matérielles ? (Il ne s’agit ici que de la connaissance des choses corporelles, mais la question a plus d’étendue. Elle embrasse toutes les choses contingentes, puisque nous voyons que dans les articles suivants saint Thomas examine si les anges connaissant les futurs libres, les pensées du cœur et les mystères de la grâce.) — 2° Connaissent-ils les choses en particulier ? (Dans une foule d’endroits, l’Ecriture nous montre les anges s’entretenant avec les hommes, les fortifiant, les protégeant et leur rendant toutes sortes de services ; ce qui suppose qu’ils ont une connaissance toute particulière des individus. Cet article, comme le dit saint Thomas lui-même, est donc de foi catholique (Voy. Gen., chap. 16, 21, 22 et 24 ; Ex. chap. 14, 23, et 32 ; 2 Rois, chap. 24 ; 3 Rois, chap. 19 ; 4 Rois, chap. 19. Voy. le Livre de Tobie tout entier ; Matth., chap. 1, 11 et 28 ; Luc, chap. 1, 2, 7, 22 ; Apoc., chap. 1, 7, 9, 10, 18).) — 3° Connaissent-ils les choses futures ? (Cet article est une réfutation des erreurs des Chaldéens et des augures, qui prétendaient annoncer l’avenir ; des oracles qui ont abusé les hommes dans les temps anciens ; du philosophe Algazel qui prétendait que les choses futures ne dépendaient que de la disposition des corps célestes. Car si les anges ne connaissent pas l’avenir, comment les hommes pourraient-ils le connaître ?) — 4° Connaissent-ils les pensées du cœur ? (L’Ecriture nous indique dans une foule, d’endroits qu’il n’y a que Dieu qui sonde les cœurs : l’homme ne voit que ce qui paraît au dehors, mais le Seigneur regarde le cœur (1 Rois, 16, 7) ; Le cœur de tous les hommes est mauvais et impénétrable ; qui pourra le connaître ? Moi, le Seigneur, je sonde le cœur, et j’éprouve les reins (Jér., 17, 9-10).) — 5° Connaissent-ils tous les mystères de la grâce ? (Cet article est une réfutation d’Algazel, d’Averroës et du rabbin Moïse, qui ont prétendu que la prophétie, ou la connaissance des choses futures, était un don naturel.)

 

Article 1 : Les anges connaissent-ils les choses matérielles ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges ne connaissent pas les choses matérielles. Car l’objet connu est une perfection pour le sujet qui le connaît. Or, les choses matérielles ne peuvent être une perfection pour les anges puisqu’elles leur sont inférieures. Donc les anges ne connaissent pas les choses matérielles.

          Réponse à l’objection N°1 : L’objet compris est une perfection pour le sujet qui le comprend en raison de l’espèce intelligible qui est dans son entendement. Ainsi les espèces intelligibles qui sont dans l’intelligence de l’ange en sont des perfections et des actes.

 

          Objection N°2. L’intelligence perçoit les choses qui sont dans l’âme par leur essence, comme le dit la glose (Sup. 2 Cor, chap. 12). Or, les choses matérielles ne peuvent être ni dans l’âme humaine, ni dans l’entendement de l’ange par leurs essences. Donc l’intelligence ne peut les connaître. Il n’y a que l’imagination qui saisisse les images des corps et il n’y a que la sensibilité qui perçoive les corps eux-mêmes. Et comme dans les anges il n’y a ni imagination, ni sensibilité, mais qu’il n’y a que de l’intelligence, ils ne peuvent donc connaître les choses matérielles.

          Réponse à l’objection N°2 : Les sens ne perçoivent pas l’essence des choses, mais seulement les accidents extérieurs. Il en est de même de l’imagination ; elle ne saisit que les images des corps. L’intelligence seule perçoit l’essence des êtres. De là il est dit (De anim., liv. 3, text. 26) que l’objet de l’intelligence est ce qui est, et que l’intelligence ne se trompe pas plus sur l’essence que les sens sur les choses sensibles qui sont leur objet propre (L’intelligence est infaillible, d’après Aristote, tant qu’elle reste dans sa sphère et qu’elle ne s’applique qu’aux essences ou aux choses indivisibles. L’erreur ne vient jamais que des combinaisons de la pensée (Voy. De l’âme, liv. 3, chap. 6 ; Hermen., chap. 10, et les Catégories, chap. 2, § 1, et chap. 4, § 3). Ainsi les essences des choses matérielles sont dans l’entendement de l’homme ou de l’ange, comme l’objet compris est dans le sujet qui le comprend et non suivant leur être réel. Il y a cependant des choses qui sont dans l’âme ou dans l’entendement suivant ces deux manières d’être. L’intelligence les perçoit l’une et l’autre.

 

          Objection N°3. Les choses matérielles ne sont pas intelligibles en acte. Elles ne peuvent être connues qu’autant que les sens et l’imagination les perçoivent. Puisque les anges ne sont pas doués de ces facultés, ils ne connaissent donc pas les choses matérielles.

          Réponse à l’objection N°3 : Si dans l’ange la connaissance venait des choses matérielles elles-mêmes, il faudrait qu’il les rendît intelligibles par le moyen de l’abstraction. Mais il n’emprunte pas aux choses matérielles la connaissance qu’il en a, il les connaît par leurs espèces intelligibles qui lui sont naturelles, comme notre entendement les connaît par les espèces qu’il rend intelligibles en les abstrayant.

 

          Mais c’est le contraire. Car tout ce que peut un être d’un ordre inférieur celui qui est d’un ordre supérieur le peut aussi. Or, l’entendement humain, qui dans l’ordre de la nature est inférieur à 1’entendement de l’ange, peut connaître les choses matérielles. Donc à plus forte raison l’entendement de l’ange peut-il les connaître aussi.

 

          Conclusion Les anges étant supérieurs aux êtres matériels et corporels, ils les connaissent tous par les espèces intelligibles qui existent en eux.

          Il faut répondre que tel est l’ordre de l’univers, que les êtres supérieurs sont plus parfaits que les êtres inférieurs, et que ce qui est renfermé d’une manière défectueuse, partielle et multiple dans les êtres inférieurs, est contenu éminemment, d’une façon complète et simple, dans les êtres supérieurs. Ainsi en Dieu, comme au sommet suprême de tous les êtres, toutes choses préexistent suréminemment et d’une manière conforme à la simplicité de son être, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 1). Les anges étant parmi les créatures celles qui se rapprochent le plus de Dieu et celles qui lui ressemblent davantage, ils participent plus largement que les autres êtres à sa bonté et sont par conséquent plus parfaits, comme le dit le même Père (De cœl. hier., chap. 4). Par conséquent toutes les choses matérielles préexistent dans les anges d’une manière plus simple et plus spirituelle qu’elles n’existent en elles-mêmes, mais aussi d’une façon plus multiple et plus imparfaite qu’elles ne préexistent en Dieu. Or, tout ce qui est dans une chose y est selon la manière d’être du sujet (Ou selon l’axiome de l’école : Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur ; ce qui est applicable aux substances corporelles comme aux substances spirituelles.). Les anges étant spirituels par leur nature, il s’ensuit que comme Dieu connaît les choses matérielles par son essence, de même les anges les connaissent parce qu’elles existent en eux au moyen de leurs espèces intelligibles.

 

Article 2 : L’ange connaît chaque chose en particulier ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ange ne connaisse pas chaque chose en particulier. Car Aristote dit (Post., liv. 1, chap. 22) que les sens perçoivent les objets en particulier, mais que la raison ou l’intelligence perçoit ce qui est général. Or, dans les anges il n’y a pas d’autre faculté cognitive que l’entendement, comme nous l’avons prouvé (quest. 54, art. 5). Donc ils ne connaissent pas chaque chose en particulier.

          Réponse à l’objection N°1 : Aristote ne parle en cet endroit que de notre entendement qui ne comprend les choses qu’en les abstrayant ; et c’est par l’abstraction qu’il dégage de toute matérialité ce qu’il perçoit et qu’il le rend universel. Cette manière de comprendre n’est pas celle de l’ange, comme nous l’avons dit (quest. 45, art. 3). On ne peut donc pas lui appliquer le même raisonnement.

 

          Objection N°2. Toute connaissance provient de ce que le sujet qui connaît s’assimile l’objet connu. Or, il ne semble pas que l’ange puisse s’assimiler un objet particulier comme tel, puisque l’ange est spirituel, ainsi que nous l’avons dit (quest. 50, art. 2), et que la matière est le principe de l’individualité. Donc l’ange ne peut connaître chaque chose en particulier.

          Réponse à l’objection N°2 : Les anges ne s’assimilent pas aux choses matérielles, comme un être s’assimilerait avec une chose qui serait du même genre ou de la même espèce que lui ou qui s’accorderait avec lui accidentellement. Ils ont avec elles la ressemblance qu’il y a entre l’être supérieur et l’être inférieur, comme le soleil et le feu. C’est de cette manière que Dieu ressemble à tous les êtres, et quant à la matière et quant à la forme. Car tout ce qu’on découvre dans les êtres préexiste en lui, comme dans sa cause. Pour le même motif les espèces intelligibles des anges, qui découlent en quelque sorte de l’essence divine dont elles sont les images, représentent les choses non seulement quant à la forme, mais encore quant à la matière.

 

          Objection N°3. Si l’ange connaît chaque chose en particulier, c’est par des espèces particulières ou par des espèces universelles. Il ne les connaît pas par des espèces particulières, parce qu’il faudrait alors qu’il en eût à l’infini. Il ne les connaît pas non plus par des espèces universelles, parce que l’universel n’est pas un principe capable de faire connaître une chose en particulier, du moins comme chose individuelle parce que le particulier n’est connu par le général qu’en puissance. Donc l’ange ne connaît pas chaque chose en particulier.

          Réponse à l’objection N°3 : Les anges connaissent chaque chose en particulier par les formes universelles qui sont les images des choses et quant à leurs principes universels et quant aux principes de leur individualité. Nous avons d’ailleurs dit comment, par une seule et même espèce, on peut connaître une foule de choses (quest. 45, art. 3).

 

          Mais c’est le contraire. Car on ne peut garder ce qu’on ne connaît pas. Or, les anges sont les gardiens de chaque homme en particulier, d’après ces paroles du Psaume (90, 11) : Le Seigneur a chargé ses anges de vous garder dans toutes vos voies.

 

          Conclusion Les anges connaissent toutes les choses particulières, non dans leurs causes universelles, mais telles qu’elles sont en elles-mêmes au moyen des espèces que Dieu leur a communiquées.

          Il faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont refusé totalement aux anges la connaissance de chaque chose en particulier (Cette opinion était soutenue par Averroës (Met., liv. 12, text. 51).). Mais d’abord cette opinion est contraire à la foi catholique qui suppose que les êtres inférieurs sont gouvernés par les anges, d’après ces paroles de saint Paul : Tous les esprits sont chargés de l’administration providentielle des choses d’ici-bas (Héb., 1, 14). Or, s’ils ne connaissaient pas chaque chose en particulier, ils ne pourraient être une providence pour tout ce qui se fait en ce monde, puisque tous les actes proviennent des individus. L’Ecclésiaste condamne aussi cette opinion quand il dit (5, 5) : Ne dites pas devant l’ange que Dieu vous a donné pour veiller sur vous : il n’y a pas de Providence. Elle est aussi opposée aux enseignements de la philosophie (Il s’agit ici de la philosophie péripatéticienne (Met., liv. 12), mais Platon était sur ce point du même avis qu’Aristote.) qui considère les anges comme les moteurs des cieux et qui les leur fait mouvoir par l’intelligence et la volonté. — D’autres ont dit (Ce sentiment avait été avancé par Avicenne dans son traité De fluxu rerum, chap. 5.) que l’ange connaît chaque chose individuellement, mais dans les causes universelles auxquelles se ramènent tous les effets particuliers ; comme l’astronome juge de l’arrivée d’une éclipse d’après la disposition des mouvements célestes. Mais ce système n’échappe pas à toutes les difficultés. Car connaître ainsi un objet en particulier dans des causes universelles ce n’est pas le connaître en tant qu’individuel, c’est-à-dire tel qu’il est dans le temps et dans l’espace (Hic et nunc ; nous n’avons pu traduire ces mots que par une périphrase.). En effet, l’astronome qui sait qu’une éclipse aura lieu en calculant le mouvement des corps célestes, ne connaît cette éclipse qu’en général ; il ne peut la connaître en particulier dans le temps et l’espace qu’autant qu’elle frappe ses sens. Or, l’administration des choses de ce monde, la providence et le mouvement des êtres se rapportent aux individus tels qu’ils sont hic et nunc. — Il faut donc dire : que l’homme a différentes facultés pour connaître les choses de divers genres, l’intelligence, par exemple, pour connaître les choses universelles et immatérielles, les sens pour percevoir les objets individuels et corporels ; mais l’ange connaît ces deux sortes de choses par la seule puissance de son entendement. Car tel est l’ordre général, que plus un être est élevé et plus sa puissance a d’unité et d’extension. Ainsi dans l’homme le sens commun qui est supérieur au sens propre (Le sens commun est le sens interne qui concentre en lui toutes les impressions qui nous viennent par les cinq sens extérieurs, que saint Thomas appelle les sens propres. C’est la théorie d’Aristote sur la sensibilité, que nous retrouverons dans le Traité de l’âme (quest. 78, art. 1).), quoiqu’il ne soit qu’une puissance unique, connaît néanmoins tout ce que les cinq sens extérieurs connaissent, et de plus certaines choses qu’aucun des sens extérieurs ne connaît, telles que la différence qu’il y a entre la blancheur et la douceur. On peut faire l’application de ce principe à tous les autres êtres. Par conséquent l’ange étant placé au-dessus de l’homme dans l’ordre de la nature, on ne peut pas dire que l’homme connaît par une de ses facultés quelconque quelque chose que l’ange ne connaisse pas par son entendement qui est sa seule puissance cognitive. De là Aristote conclut qu’il répugne que Dieu ignore la discorde, que nous connaissons (Sous prétexte que le semblable n’est connu que par le semblable, Empédocle faisait de Dieu l’être le plus ignorant, et c’est contre cette absurdité qu’Aristote s’élève.), comme on le voit (De an., liv. 1, text. 80 ; Met., liv. 3, text. 15). — Quant à la manière dont l’esprit de l’ange connaît chaque chose en particulier on peut observer que comme les choses sont sorties de Dieu pour qu’elles subsistent dans leur propre nature, de même elles en sont sorties pour qu’elles existent dans l’esprit des anges. Or, il est évident que Dieu a créé non-seulement ce qu’il y a d’universel dans les êtres, mais encore ce qui constitue en chacun le principe de son individualité. Car il est la cause de toute la substance de l’être, de sa matière aussi bien que de sa forme. Et il connaît les choses suivant qu’il les produit, puisque sa science est leur cause, comme nous l’avons démontré (quest. 14, art. 8). Ainsi donc comme Dieu est, par son essence qui est la cause de toutes choses, l’image de tous les êtres et qu’il les connaît tous par elle, non seulement quant à leurs principes généraux, mais encore quant à leur nature particulière, de même les anges au moyen des espèces que Dieu a imprimées en eux connaissent les choses non seulement dans leur généralité, mais encore dans ce qu’elles ont de particulier et d’individuel. Car ces espèces sont les représentations multipliées de la simple et unique essence de Dieu.

 

Article 3 : Les anges connaissent-ils les choses futures ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges connaissent les choses futures. Car les anges ont plus de connaissance que les hommes. Or, il y a des hommes qui connaissent beaucoup de choses à venir. Donc à plus forte raison les anges les connaissent-ils.

          Réponse à l’objection N°1 : Les hommes ne connaissent les événements futurs que dans leurs causes ou d’après une révélation divine. Mais les anges les connaissent sous ce double rapport d’une manière beaucoup plus parfaite qu’eux.

 

          Objection N°2. Le présent et l’avenir sont des différences de temps. Or, l’esprit de l’ange est au-dessus du temps ; car l’intelligence va de pair avec l’éternité, ou, comme le dit le livre des Causes (prop. 2), avec l’éviternité. Donc, par rapport à l’intelligence de l’ange, il n’y a pas de différence entre le passé et le futur. L’ange les connaît donc l’un et l’autre indifféremment.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’intelligence de l’ange soit au-dessus du temps qui sert de mesure au mouvement des corps, cependant il y a en elle un temps qui est déterminé par la succession de ses conceptions intellectuelles. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 7) que Dieu meut la créature spirituelle dans le temps. Et par là même qu’il y a succession dans l’entendement de l’ange, toutes les choses qui se font dans le temps ne peuvent lui être présentes.

 

          Objection N°3. L’ange ne connaît pas par les espèces qu’il reçoit des choses, mais par les espèces universelles qui lui sont innées. Or, les espèces universelles se rapportent également au passé et à l’avenir. Donc il semble que les anges connaissent indifféremment le passé, le présent et l’avenir.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique les espèces qui sont dans l’intelligence de l’ange représentent également par elles-mêmes le présent, le passé et l’avenir, néanmoins les choses passées, présentes et futures ne se rapportent pas à ces espèces de la même manière. Car les êtres qui existent actuellement ont la nature qui les assimile aux espèces que l’intelligence des anges possède, et les anges peuvent les connaître au moyen de ces espèces. Mais les êtres à venir n’ont pas encore la nature qui doit les assimiler aux espèces qui sont dans les anges, et c’est pourquoi ceux-ci ne peuvent les connaître.

 

          Objection N°4. L’éloignement est par rapport au temps ce qu’il est par rapport au lieu. Or, les anges connaissent les êtres qui sont éloignés les uns des autres, par rapport au lieu. Donc ils connaissent aussi les choses qui sont éloignées du temps présent et qui n’existent que dans l’avenir.

          Réponse à l’objection N°4 : Les êtres qui sont éloignés quant au lieu existent actuellement et participent à l’espèce dont l’image réside dans l’esprit de l’ange. Mais il n’en est pas de même des choses futures, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), et c’est pourquoi il n’y a pas de parité.

 

          Mais c’est le contraire. Ce qui est le signe propre de la Divinité ne convient pas aux anges. Or, la connaissance de l’avenir est le signe propre de la Divinité, d’après ces paroles d’Isaïe (Is., 41, 23) : Annoncez, ce qui doit arriver dans l’avenir, et nous saurons que vous êtes des dieux. Donc les anges ne connaissent pas l’avenir.

 

          Conclusion Les anges connaissent avec certitude les choses futures quand ce sont des effets qui résultent nécessairement de leurs causes, ils connaissent d’une manière conjecturale les choses futures quand ce sont des effets qui arrivent le plus souvent, ils ne connaissent point du tout les choses futures qui sont fortuites et qui n’arrivent que rarement ; il n’y a que Dieu qui connaisse les choses futures en elles-mêmes.

         Il faut répondre qu’on peut connaître l’avenir de deux manières. 1° En connaissant les effets dans leurs causes, et quand ce sont des effets futurs qui proviennent de causes nécessaires, on peut les connaître d’une science certaine. Ainsi on peut savoir certainement que le soleil se lèvera demain. Les effets qui résultent ordinairement ou le plus souvent de leurs causes ne sont pas connus certainement à l’avance ; on ne les connaît que par conjecture. C’est ainsi que le médecin sait à l’avance que le malade recouvrera la santé. Les anges connaissent mieux que nous ces choses futures parce qu’ils ont une connaissance plus parfaite et plus universelle de leurs causes. Ainsi un médecin connaît mieux à l’avance l’état futur de son malade, s’il a plus de pénétration dans l’esprit. Mais quant aux effets qui sont rarement produits par leurs causes, on les ignore absolument ; telles sont les choses fortuites. — 2° On peut connaître les événements futurs en eux-mêmes. Mais il n’y a que Dieu (L’Ecriture et toute la tradition sont unanimes à proclamer que la connaissance de l’avenir est le propre de Dieu. Y a-t-il rien de plus formel que ces paroles du prophète : je suis Dieu, et il n’y a pas d’autre Dieu, et nul n’est semblable à moi. J’annonce dès le commencement la fin, et dès le principe ce qui n’existe pas encore, et je dis : Ma résolution sera immuable, et toute ma volonté s’exécutera (Is., 46, 9-10).) qui soit capable de connaître ainsi non seulement les effets qui proviennent d’une cause nécessaire ou qui sont ordinairement produits, mais encore ceux qui sont purement fortuits. Car il voit tout dans son éternité, qui par sa simplicité est présente à tous les temps et les renferme tous. C’est ce qui fait que d’un regard unique il embrasse toutes les choses qui se font dans le temps comme si elles étaient présentes et qu’il les voit toutes telles qu’elles sont en elles-mêmes, comme nous l’avons dit en parlant de la science de Dieu (quest. 14, art. 7 et 9). Or, l’entendement de l’ange comme celui de toute créature étant incapable d’embrasser l’éternité divine, il n’y a pas d’intelligence créée qui puisse ainsi connaître l’avenir en lui-même.

 

Article 4 : Les anges connaissent-ils les pensées du cœur humain ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges connaissent les pensées qui sont au fond de nos cœurs. Car à l’occasion de ces paroles de Job : On ne lui égalera ni l’or ni le verre (28, 17), saint Grégoire dit (Moral., liv. 18, chap. 27), qu’après la résurrection au séjour de la gloire, les bienheureux se connaîtront l’un l’autre intimement comme ils se connaissent eux-mêmes, et qu’en considérant les traits de leur visage ils pénétreront les secrets de leur conscience. Or, les bienheureux seront semblables aux anges, comme il est dit dans saint Matthieu (chap. 22). Donc un ange peut voir ce qui se passe dans la conscience d’un homme.

          Réponse à l’objection N°1 : La pensée d’un homme n’est pas connue par un autre homme pour deux motifs : à cause de la grossièreté du corps, et de la volonté qui tient à cacher ses secrets. Le premier de ces deux obstacles sera détruit au jour de la résurrection, et il n’existe pas pour les anges. Le second subsistera encore après la résurrection, et il existe maintenant dans les anges. Cependant la clarté du corps représentera dans les bienheureux le degré de grâce et de gloire auquel leurs âmes seront élevées, et de cette manière l’un pourra voir l’âme de l’autre.

 

          Objection N°2. Ce que les figures sont aux corps les espèces intelligibles le sont à l’entendement. Or, en voyant un corps on voit sa figure. Donc en voyant la substance d’un être spirituel on voit l’espèce intelligible qui est en lui. Et puisqu’un ange en voit un autre et qu’il voit aussi notre âme, il semble qu’il puisse voir les pensées de l’un et de l’autre.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoiqu’un ange voie les espèces intelligibles de l’autre par là même que le mode de ces espèces est plus ou moins universel, en raison de la noblesse plus ou moins grande de leurs substances, il ne résulte pas de là qu’un ange sache de quelle manière un autre ange fait usage actuellement de ces espèces ou à laquelle sa pensée est actuellement appliquée.

 

          Objection N°3. Les choses qui sont dans notre intelligence ressemblent plus à l’ange que celles qui sont dans notre imagination, puisque les premières sont comprises en acte et les secondes ne le sont qu’en puissance. Or, les choses qui existent dans notre imagination peuvent être connues de l’ange, comme les objets corporels, puisque l’imagination est une faculté qui tient du corps. Il semble donc que l’ange puisse connaître les pensées de notre esprit.

          Réponse à l’objection N°3 : L’appétit brutal, n’est pas maître de ses actions, mais il suit l’impression d’une cause étrangère soit spirituelle, soit matérielle. Comme les anges connaissent les choses corporelles et leurs dispositions, ils peuvent par elles connaître ce qui est dans l’appétit et dans l’imagination des animaux et même des hommes ; car il arrive quelquefois que l’appétit sensitif agit en nous d’après l’impression qu’il a reçue d’un objet corporel, comme cela se fait toujours dans les animaux. Il n’est cependant pas nécessaire pour cela que les anges connaissent les mouvements de l’appétit sensitif et les perceptions de l’imagination, quand ils ont pour cause la volonté et la raison, parce qu’alors la partie inférieure de l’âme participe en quelque sorte à la raison ; elle est à la raison ce que celui qui obéit est à celui qui commande, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. ult.). Il ne résulte donc pas de ce que l’ange connaît ce qui est dans l’appétit sensitif de l’homme ou dans son imagination, qu’il connaisse ce qui est dans la pensée ou dans la volonté humaine, parce que l’intelligence et la volonté ne sont pas soumises à l’appétit sensitif et à l’imagination, et que la raison peut au contraire s’en servir de différentes manières.

 

          Mais c’est le contraire. Car ce qui est le propre de Dieu ne convient pas aux anges. Or, c’est le propre de Dieu de connaître les pensées du cœur, d’après ces paroles de Jérémie (17, 9) : Le cœur de l’homme est perverti et impénétrable, qui le connaîtra ? Moi ! dit le Seigneur, moi qui scrute les cœurs ! Donc les anges ne connaissent pas les secrets des cœurs.

 

          Conclusion Les anges connaissent les pensées du cœur par leurs effets, mais il n’y a que Dieu qui les connaisse naturellement, telles qu’elles sont en elles-mêmes.

          Il faut répondre qu’on peut connaître de deux manières les pensées du cœur. 1° Dans leurs effets. Il n’y a pas que les anges qui puissent ainsi les connaître, l’homme le peut également, mais il lui faut d’autant plus de pénétration que l’effet est plus caché. Car on connaît la pensée de quelqu’un non seulement par ses actes extérieurs, mais encore par le changement que son visage subit. Ainsi les médecins peuvent connaître par le pouls certaines affections de l’esprit, et à plus forte raison les anges ou les démons peuvent-ils les connaître de la sorte, puisqu’ils saisissent encore avec plus de pénétration les modifications cachées que les corps subissent. De là saint Augustin dit (De div. dæmon., chap. 5) que les démons connaissent avec la plus grande facilité les dispositions des hommes, non seulement celles qu’ils expriment par la parole, mais encore celles qu’ils conçoivent au fond de leur pensée et qu’ils manifestent extérieurement par quelques signes qu’on remarque sur le corps (Saint Fulgence s’élève contre ce sentiment de saint Augustin (Ad Monim. 3, chap. 4). Mais il ne peut y avoir ici qu’une logomachie ; car on sait que toutes les pensées ne se manifestent pas ainsi par des signes extérieurs, et pour qu’elles se manifestent tout le monde convient sans peine qu’il faut qu’il y ait un rapport entre le signe et la chose signifiée.). L’illustre docteur n’apas rétracté son sentiment, bien qu’il dise au livre de ses Rétractations (liv. 2, chap. 30) qu’on ne peut expliquer comment cela se fait. — 2° On peut connaître les pensées telles qu’elles sont dans l’entendement et les affections telles qu’elles sont dans la volonté. Il n’y a que Dieu qui puisse ainsi les connaître (Tous les Pères sont unanimes à ce sujet (Voy. Clem. Alex., Strom., 5, p. 434 ; Fulgencius, liv. 2 ad Thrasim., chap. 16 ; Cyprianus, De orat. Dom. Chrysostom. Hom. xxiv in Joan.; Anastas., liv. 9, in Hexameron ; Ambros. in chap. 5 Luc ; Augustin, in Serm.).). La raison en est que la volonté d’une créature raisonnable n’est soumise qu’à lui et que lui seul peut agir sur elle, lui qui est son objet principal et sa fin dernière, comme nous le démontrerons (quest. 63, art. 1, et quest. 105, art. S). C’est pourquoi les choses qui ne dépendent que de la volonté ou qui n’existent qu’en elle, ne sont connues que de Dieu. Or, il est évident que c’est le fait seul de la volonté qu’une personne pense actuellement à une chose, parce que quand quelqu’un a en lui la science habituelle ou des espèces intelligibles, il est libre de s’en servir comme il veut. C’est ce qui fait dire à saint Paul (1 Cor., 2, 11) que personne ne sait ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui.

 

Article 5 : Les anges connaissent-ils les mystères de la grâce ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges connaissent les mystères de la grâce. Car, entre tous les mystères, le plus éminent est le mystère de l’Incarnation. Or, les anges l’ont connu dès le commencement. En effet, saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 5, chap. 19) que ce mystère a été caché en Dieu pendant tous les siècles, mais de manière cependant qu’il fût connu des principautés et des puissances célestes. Et saint Paul dit que ce grand sacrement d’amour a été découvert aux anges (1 Tim., 3, 16 ;. Donc les anges connaissent les mystères de la grâce.

          Réponse à l’objection N°1 : On peut parler du mystère de l’Incarnation de deux manières. 1° D’une manière générale. Il a été ainsi révélé à tous les anges dès le commencement de leur béatitude (Ce sentiment est le plus commun parmi les Pères.). La raison en est que ce mystère est le principe général auquel se rapportent toutes les charges qu’ils remplissent. Car, comme le dit saint Paul (Héb., 1, 14) : Tous les anges ne sont-ils pas les serviteurs du Christ, étant envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut, qui s’opère par le mystère de l’Incarnation. Il a donc fallu que dès le commencement tous les anges fussent instruits d’une manière générale de ce mystère. — 2° On peut parler du mystère de l’Incarnation relativement aux conditions spéciales dans lesquelles il s’est opéré. Tous les anges ne l’ont pas ainsi connu dès le commencement. Il y a même certaines particularités que les anges supérieurs n’ont apprises que par la suite des temps (De qui ont-ils appris ces particularités ? Les ont-ils apprises des apôtres, ou Dieu les leur a-t-il manifestées au moyen des merveilles que les apôtres ont opérées ? Saint Thomas se prononce pour ce dernier sentiment dans son commentaire (in Ep. ad Ephes., chap. 3, lect. 3). Nec angeli, dit-il, hoc didicerunt ab eis (apostolis), sed in cis.), d’après ce que dit saint Denis dans le passage que nous avons cité.

 

          Objection N°2. La raison de tous les mystères de la grâce est renfermée dans la divine sagesse. Or, les anges voient la sagesse de Dieu qui est son essence. Donc ils connaissent les mystères de la grâce.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique les anges bienheureux contemplent la sagesse divine, ils ne la comprennent cependant pas. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’ils connaissent tous les secrets qu’elle renferme.

 

          Objection N°3. Les prophètes sont instruits par les anges, d’après saint Denis (De cælest. hier., chap. 4). Or, les prophètes ont connu les mystères de la grâce. Car il est dit dans Amos (3, 7) : Le Seigneur Dieu ne fera rien sans avoir révélé auparavant son secret aux prophètes ses serviteurs. Donc les anges connaissent les mystères de la grâce.

          Réponse à l’objection N°3 : Tout ce que les prophètes ont su du mystère de la grâce, par la révélation divine, a été révélé d’une manière beaucoup plus excellente aux anges. Ainsi, quoique Dieu ait révélé en général aux prophètes ce qu’il se proposait de faire pour le salut du genre humain, il a fait connaître aux anges certaines particularités que les prophètes ne savaient pas, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 3, 4) : Vous pourrez connaître, par la lecture que vous ferez de ce que je vous ai écrit, quelle est l’intelligence que j’ai du mystère du Christ, qui n’a point été découvert aux enfants des hommes dans les autres temps, comme il a été révélé miraculeusement par le Saint-Esprit à ses saints apôtres. Parmi les prophètes eux-mêmes, les derniers ont su ce que ne savaient pas les premiers, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 118, 100) : Ma science a dépassé celle des anciens. Et saint Grégoire observe (Hom. 16 in Ez.) que la connaissance du mystère de Dieu est toujours allée en croissant à travers les siècles (Comme on le voit, d’après saint Thomas et tous les Pères, la loi du progrès existe même pour les anges.).

 

         Mais c’est le contraire. Car personne n’apprend ce qu’il connaît. Or, les anges supérieurs cherchent à connaître les mystères divins de la grâce et les apprennent. En effet, saint Denis dit (De cælest. hier., chap. 7) que l’Ecriture sainte nous montre quelques-unes de ces créatures célestes interrogeant Jésus-Christ et apprenant de lui ce qu’il a fait pour nous, et Jésus le leur enseignant sans aucun intermédiaire, comme on le voit dans Isaïe (Is., 63, 1) où les anges demandent : Quel est celui qui vient d’Edom ? et Jésus répond : C’est moi qui annonce la justice. Donc les anges ne connaissent pas les mystères de la grâce.

 

          Conclusion Puisque les mystères de la grâce ne dépendent que de la seule volonté de Dieu, ils ne peuvent être connus naturellement par les anges, ils ne les connaissent que dans le Verbe de Dieu d’une connaissance surnaturelle qui les rend heureux.

          Il faut répondre que dans les anges il y a deux sortes de connaissance. 1° Une connaissance naturelle qui leur fait connaître les choses et par leur essence, et par des espèces qui leur sont innées. Les anges ne peuvent connaître les mystères de la grâce de cette manière. Car ces mystères dépendent exclusivement de la volonté de Dieu (Les mystères étant surnaturels aucune créature ne peut les connaître par ses facultés naturelles.). Or, si un ange ne peut connaître les pensées libres et volontaires d’un autre ange, il peut encore moins connaître les choses qui ne dépendent que de la volonté de Dieu. C’est le raisonnement que fait l’Apôtre (1 Cor., 2, 11). Les choses qui sont dans l’homme, dit-il, personne ne les connaît, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ; de même, les choses qui sont de Dieu nul ne les connaît que l’esprit de Dieu lui-même. — 2° Il y a dans les anges une autre connaissance qui les rend heureux ; c’est par elle qu’ils voient le Verbe et les choses qui sont en lui. Cette vision leur fait connaître les mystères de la grâce, mais elle ne les fait pas connaître tous et à tous les anges dans la même mesure. Dieu la limite selon le dessein qu’il a de se révéler, d’après ces paroles de saint Paul : Dieu nous a révélé sa sagesse éternelle par son Esprit (1 Cor., 2, 10). Toutefois Dieu se révèle de telle sorte que les anges supérieurs qui pénètrent avec plus de profondeur dans sa divine sagesse, connaissent par leur vision un plus grand nombre de mystères, et de plus élevés pour les manifester ensuite aux anges inférieurs en les éclairant. Dès le commencement de la création ils ont connu quelques-uns de ces mystères, puis ils en ont connu d’autres qu’ils ont appris de Dieu à mesure que l’exécution de leur mission a rendu ces communications nécessaires.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.