Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 60 : De
l’amour des anges
Après
avoir traité de la volonté en elle-même, nous avons maintenant à nous occuper
de l’acte de la volonté, c’est-à-dire de l’amour ou de la dilection. Car tout
acte vient de la dilection ou de l’amour. — A cet égard cinq questions se
présentent : 1° Y a-t-il dans les anges un amour naturel ? (La nature est la
base et le fondement de tout l’être. Saint Thomas tient à prouver qu’il y a
dans les anges un amour naturel, parce que sans cela on ne comprendrait pas
comment il pourrait y avoir un amour libre ou électif, et comment ils ont pu
être élevés à l’état de grâce.) — 2° Y a-t-il un amour électif ? (L’amour
électif ou libre est la cause du mérite et du démérite. On conçoit par là même
toute l’importance de cette question.) — 3° L’ange s’aime-t-il lui-même d’un
amour naturel ou d’un amour électif ? (Cet article n’est que le développement
de ceux qui précèdent. Puisque l’ange a un amour naturel, il faut qu’il s’aime
lui-même de cet amour ; car on n’aime les autres qu’après soi-même ; et
puisqu’il a un amour électif, il doit en faire usage pour s’attacher aux moyens
qui lui paraissent les plus avantageux pour arriver à sa fin.) — 4° Un ange en
aime-t-il un autre comme lui-même d’un amour naturel ? (Cet article n’est que
le développement de ce principe : Tout
animal aime son semblable que l’Ecriture rapporte (Ecclésiastique, 13, 19) et que la philosophie invoque fréquemment.)
— 5° L’ange aime-t-il Dieu plus que lui-même d’un amour naturel ? (Dieu nous
ayant ordonné de l’aimer plus que nous-mêmes, saint Thomas prouve dans cet
article qu’il ne nous a point commandé l’impossible et qu’il nous est même
facile d’accomplir ce précepte puisqu’il est tout à fait naturel.)
Article
1 : Y a-t-il dans l’ange un amour naturel ?
Objection
N°1. Il semble que dans les anges il n’y ait pas un amour ou une dilection
naturelle. Car l’amour naturel se distingue de l’amour intellectuel par
opposition, comme on le voit dans saint Denis (De div. nom.,
chap. 4). Or, l’amour de l’ange est intellectuel. Donc il n’est pas naturel.
Réponse
à l’objection N°1 : L’amour intellectuel se distingue de l’amour naturel qui
procède exclusivement de la nature, c’est-à-dire d’un être qui indépendamment
de sa nature ne possède ni le perfectionnement des sens, ni celui de
l’intelligence.
Objection
N°2. Les êtres qui aiment d’un amour naturel sont plus passifs qu’actifs ; car
il n’y a pas d’être qui soit maître de sa nature. Or, les anges ne sont pas
passifs, mais actifs, puisqu’ils ont le libre arbitre, comme nous l’avons
prouvé (quest. préc., art. 3). Donc dans les anges il n’y a pas d’amour
naturel.
Réponse
à l’objection N°2 : Tous les êtres qui existent dans le monde entier sont mus
par d’autres, à l’exception seule du premier agent qui meut sans être mû par
personne d’aucune manière. En lui la volonté et la nature sont identiques.
C’est pourquoi il ne répugne pas que l’ange soit mû dans le sens que son
inclination naturelle lui a été imprimée par l’auteur même de sa nature.
Cependant il n’est pas tellement passif qu’il ne soit aussi actif, puisqu’il a
la liberté.
Objection
N°3. Tout amour est droit ou ne l’est pas. S’il est droit il appartient à là
charité ; s’il ne l’est pas, c’est une iniquité. Or, ni l’une ni l’autre de ces
deux sortes d’amour n’est naturelle, car la charité est au-dessus de la nature
et l’iniquité lui est opposée. Donc il n’y a pas dans les anges d’amour
naturel.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme la connaissance naturelle est toujours vraie, de même
l’amour naturel est toujours droit, puisque l’amour naturel n’est rien autre
chose que l’inclination qu’un être a reçue de l’auteur même de sa nature. On ne
peut donc pas nier la droiture de l’inclination naturelle sans déroger en même
temps aux droits de l’auteur de la nature. Cependant il y a une différence
entre la droiture de l’amour naturel et celle de la charité et de la vertu,
parce que l’une est le perfectionnement de l’autre. Elles diffèrent entre elles
comme la vérité d’une connaissance naturelle diffère de la vérité d’une
connaissance infuse ou acquise (Les connaissances acquises sont le fruit de
l’étude et du travail, les connaissances infuses sont l’effet de la grâce, mais
l’une et l’autre supposent l’existence de la nature.).
Mais
c’est le contraire. L’amour est une conséquence de la connaissance. Car on
n’aime que ce que l’on connaît, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 1 et 2). Or,
dans les anges il y a une connaissance naturelle. Donc il y a un amour qui
l’est aussi.
Conclusion
Dans les anges il y a un amour naturel, puisque ce sont des natures
intellectuelles.
Il
faut répondre qu’on est obligé d’admettre dans les anges un amour naturel. Pour
rendre cette proposition évidente, il faut observer que ce qu’il y a de
primitif dans une chose doit se retrouver dans ce qui s’y surajoute. Or, la
nature a la priorité sur l’intelligence, puisque la nature d’un être est son
essence. Par conséquent ce qui appartient à la nature doit se retrouver dans tous
les êtres qui ont l’intelligence. Or, ce qu’il y a de commun à toute la nature
c’est cette inclination qu’on appelle l’appétit naturel ou l’amour. Cette
inclination diffère selon la diversité de la nature des êtres, et elle existe
dans chacun conformément à sa manière d’être. Ainsi dans les êtres intelligents cette inclination est libre et volontaire, elle
est sensitive dans les animaux qui n’ont pas autre chose que la sensibilité,
elle est attractive dans les êtres inanimés dépourvus de toute connaissance.
Donc par là même que l’ange jouit d’une nature intelligente, il faut qu’il y
ait dans sa volonté un amour naturel.
Article
2 : Y a-t-il dans les anges un amour électif ?
Objection
N°1. Il semble que dans les anges il n’y ait pas un amour électif. Car l’amour
électif semble être un amour raisonnable, puisque l’élection ou le choix
résulte du conseil, et que le conseil lui-même consiste dans la recherche du
bien, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3). Or, l’amour raisonnable est opposé à
l’amour intellectuel qui est propre aux anges, d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4). Donc il n’y a pas dans
les anges d’amour électif.
Réponse
à l’objection N°1 : Tout amour électif n’est pas un amour rationnel, comme on
l’entend quand on oppose cette espèce d’amour à l’amour intellectuel. Car on
entend alors par amour rationnel celui qui résulte du raisonnement. Or, toute
élection n’est pas la conséquence d’une connaissance discursive, comme nous
l’avons dit (quest. préc., art. 3, réponse N°1) en traitant du libre arbitre. Il n’y
a que dans l’homme que l’élection ait ce caractère. D’où l’on voit que ce
raisonnement n’est pas concluant.
Objection
N°2. Dans les anges il n’y a, indépendamment de la connaissance infuse, que la
connaissance naturelle, parce qu’ils ne vont pas, d’après la méthode
discursive, des principes aux conséquences. Ainsi ils sont, par rapport à tous
les objets qu’ils peuvent connaître naturellement, ce que l’entendement est par rapport aux premiers principes dont il peut
naturellement acquérir la connaissance. Or, l’amour est une conséquence de la
connaissance, comme nous l’avons dit (art. préc., et quest. 19, art.
1), et par conséquent dans les anges indépendamment de l’amour gratuit il n’y a
que l’amour naturel. Donc il n’y a pas un amour électif.
Mais
c’est le contraire. Par l’amour naturel nous ne méritons ni nous ne déméritons.
Or, les anges méritent et déméritent en vertu de leur amour. Donc il y a en eux
un amour d’élection.
Conclusion
On distingue dans les anges deux sortes d’amour, un amour naturel et un amour
électif, mais l’amour naturel est le principe de l’autre.
Il
faut répondre que dans les anges il y a un amour naturel et un amour électif.
L’amour naturel est en eux le principe de l’amour électif, parce que ce qui est
antérieur tient toujours lieu de principe. Ainsi la nature étant ce qu’if y a
de primitif et de fondamental dans tout être, il faut que ce qui appartient à
la nature soit aussi dans chaque être le principe de ce qu’il produit. C’est ce
que l’on voit dans l’homme par rapport à l’intelligence et par rapport à la
volonté. Car l’intelligence connaît naturellement les premiers principes. De
cette connaissance résulte pour nous la science des conséquences que l’homme ne
connaît pas naturellement, mais qu’il découvre ou qu’il apprend à force
d’efforts. De même la fin est par rapport à la volonté ce que les premiers
principes sont par rapport à l’intelligence, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text.
89). Car comme l’intelligence connaît naturellement les premiers principes, de
même la volonté veut naturellement sa fin. Ainsi elle tend naturellement à sa fin dernière, puisque tout homme veut naturellement le
bonheur. Et de cette volonté naturelle résultent toutes les autres volontés,
puisque tout ce que l’homme veut, il le veut en vue de cette fin. Par
conséquent l’amour du bien que l’homme veut naturellement comme sa fin est un
amour naturel, et l’amour qui en dérive, qui est l’amour du bien que l’on aime
en vue de sa fin, est un amour d’élection. Cependant il y a une différence sous
ce rapport entre l’intelligence et la volonté. Car, comme nous l’avons dit
(quest. préc., art. 2), il y a connaissance dans l’entendement quand
l’objet connu est dans le sujet qui le connaît. C’est une imperfection dans
l’intelligence humaine qu’elle ne saisisse pas naturellement et immédiatement
toutes les choses intelligibles, mais qu’elle n’en perçoive d’abord que
quelques-unes, et qu’ensuite à l’aide de celles qu’elle connaît elle découvre
les autres. Mais l’acte de la volonté fait au contraire que l’on sort de
soi-même pour se porter vers les objets extérieurs. Parmi ces objets les uns
sont bons en eux-mêmes et c’est pour cela qu’on doit les désirer pour eux-mêmes
(Ce sont ceux qu’on aime d’un amour naturel.) ; les autres ne sont bons
qu’autant qu’ils se rapportent à d’autres, et c’est pourquoi on ne doit les
désirer que par rapport à un autre but (Ce sont ceux qu’on aime d’un amour
électif. Ainsi l’amour naturel a pour objet la fin, et l’amour électif porte
sur les moyens : nous avons le choix des moyens, mais nous n’avons pas celui de
la fin.). Un être n’est donc pas imparfait parce qu’il appète naturellement
certaines choses comme sa fin, et qu’il en appète d’autres par élection pour
les rapporter à sa fin. Ainsi comme la nature intellectuelle est parfaite dans
les anges, il n’y a en eux qu’une connaissance naturelle et non une
connaissance rationnelle, mais cela n’empêche pas qu’ils n’aient un amour
naturel et un amour électif. Nous n’avons pas voulu toutefois traiter ici de l’amour
surnaturel, dont la nature ne peut être seule le principe ; nous réservons ces
considérations pour la question 62.
La
réponse au second argument est évidente, d’après ce que nous avons dit.
Article
3 : L’ange s’aime-t-il lui-même d’un amour naturel et électif ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange ne s’aime pas lui-même d’un amour naturel et électif.
Car l’amour naturel a pour objet la fin, comme nous l’avons dit (art. préc), et l’amour électif les moyens qui s’y rapportent.
Or, la fin et les moyens ne peuvent être identiques. Donc il ne peut aimer la
même chose d’un amour naturel et d’un amour électif.
Réponse
à l’objection N°1 : L’ange ou l’homme ne s’aime pas tout à la fois d’un amour
naturel et d’un amour électif sous le même rapport, mais sous des rapports
divers, comme nous l’avons prouvé (dans le corps de l’article et art. préc).
Objection
N°2. L’amour est une vertu unitive et concrétive,
d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Or, on n’unit et on ne rassemble que des objets divers pour les ramener à une
seule et même chose. Donc l’ange ne peut pas s’aimer lui-même.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme il y a plus d’unité dans celui qui est un que dans
celui qui est uni, de même l’amour offre plus d’unité quand il se rapporte à
l’être lui-même que quand il se rapporte à divers objets qui lui sont unis (Et
qui ne sont par rapport à lui que des accessoires qui ne sont nullement
essentiels.). C’est pourquoi saint Denis s’est servi des mots unir et rassembler, pour montrer que l’amour que l’on a pour soi se répand
sur les autres êtres, comme la vertu unitive découle de l’être qui est un.
Objection
N°3. L’amour est un mouvement. Or, tout mouvement tend vers un autre être. Il
semble donc que l’ange ne puisse s’aimer lui-même ni d’un amour naturel, ni
d’un amour électif.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme l’amour est une action immanente dans l’agent, de
même c’est un mouvement immanent dans celui qui aime. Il n’est pas nécessaire
qu’il tende vers un objet extérieur ; il peut se replier sur le sujet qui l’a
conçu de telle sorte qu’il s’aime lui-même (Ainsi tout en aimant les autres on
peut s’aimer soi-même.), comme la connaissance se réfléchit sur le sujet qui
connaît, de manière qu’il se connaisse lui-même.
Mais
c’est le contraire. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8), l’amour
qu’on a pour les autres provient de l’amour qu’on a pour soi-même.
Conclusion
L’ange s’aime lui-même d’un amour naturel et électif.
Il
faut répondre que l’amour ayant le bien pour objet, et le bien consistant dans
la substance et l’accident, comme Aristote le prouve (Eth., liv. 1, chap. 6), on aime
une chose de deux manières. On peut l’aimer comme un bien subsistant, ou comme
un bien accidentel, ou inhérent. Dans le premier cas on veut du bien à l’objet
qu’on aime ; dans le second on désire posséder ce bien et se l’attacher. Ainsi
l’amour de la science ne signifie pas qu’on lui veuille du bien, mais qu’on
désire l’avoir. On a donné à cette dernière espèce d’amour le nom de concupiscence, à l’autre celui d’amitié. Or, il est évident que dans
les êtres dépourvus de connaissance, chacun d’eux cherche naturellement à
obtenir ce qui lui est bon. Ainsi le feu tend à s’élever. De même l’ange et
l’homme recherchent naturellement ce qui fait leur bonheur et leur perfection.
Et c’est ce qu’on appelle s’aimer soi-même. Par conséquent l’ange aussi bien
que l’homme s’aime d’un amour naturel, puisqu’ils désirent naturellement leur
bien propre. Ils s’aiment aussi d’un amour électif, dans le sens qu’ils
choisissent (Leur choix tombe sur la sagesse, la science ou d’autres biens
particuliers qu’ils désirent posséder de préférence à d’autres.) pour leur
bonheur telle chose de préférence à telle autre, et qu’ils s’y attachent.
Article
4 : Un ange en aime-t-il un autre comme lui-même d’un amour naturel ?
Objection
N°1. Il semble qu’un ange n’en aime pas un autre comme lui-même d’un amour
naturel. Car l’amour est une conséquence de la connaissance. Or, un ange n’en
connaît pas un autre comme lui-même, parce qu’il se connaît par son essence,
tandis qu’il connaît les autres anges par leur espèce ou ressemblance, comme
nous l’avons dit (quest. 56, art. 1 et 2). Il semble donc qu’un ange n’en aime
pas un autre comme lui-même.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot comme lui-même
peut s’entendre d’abord de la connaissance ou de l’amour considéré dans
l’être connu et aimé. Dans ce sens on peut dire que l’ange connaît un autre
ange comme lui-même, car il sait que l’autre ange existe, comme il sait qu’il
existe lui-même. On peut aussi rapporter la connaissance et l’amour au sujet
qui aime et qui connaît. Dans ce dernier sens l’ange ne connaît pas un autre
ange comme lui-même. Car il se connaît par sa propre essence, et il ne connaît
pas un autre ange de cette manière. De même il n’aime pas les autres anges
comme lui-même ; car il s’aime par sa volonté, et il n’aime pas les autres
anges par leur volonté.
Objection
N°2. La cause l’emporte sur l’effet, le principe sur les conséquences qui en
découlent. Or, l’amour qui se rapporte à un autre découle de celui qui se
rapporte à nous-mêmes, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8). Donc
l’ange n’aime pas un autre ange comme lui-même, mais il s’aime davantage.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mot comme ne
désigne pas l’égalité, mais la ressemblance. Car l’amour naturel ayant pour
base l’unité de la nature, on aime naturellement moins les choses avec
lesquelles on est moins uni. Ainsi on aime naturellement plus ce qui est un
avec soi numériquement que ce qui est un dans l’espèce ou le genre. Mais il est
naturel que l’on ait pour les autres un amour semblable à celui que l’on a pour
soi-même ; car, comme un être s’aime en se voulant du bien, de même il aime les
autres en voulant leur bien.
Objection
N°3. L’amour naturel a pour objet la fin de l’être et rien ne peut l’éteindre.
Or, un ange n’est pas la fin d’un autre ange, et l’amour qu’il a pour lui peut
cesser, comme on le voit dans les démons qui n’aiment pas les bons anges. Donc
un ange n’en aime pas un autre comme lui d’un amour naturel.
Réponse
à l’objection N°3 : L’amour naturel a pour objet la fin non comme une chose à
laquelle on veut du bien, mais comme le bien qu’on se veut et conséquemment à
tous ceux avec lesquels on ne fait qu’un. Cette sorte d’amour ne peut être
détruite, même dans les mauvais anges ; car ils aiment toujours d’un amour
naturel les bons anges, par rapport à ce que leur nature a de commun avec eux ;
ils ne les détestent qu’en raison de la différence qu’établissent entre eux la
justice et l’injustice.
Mais
c’est le contraire. Car ce qui se trouve chez tous les êtres dépourvus de
raison parait être naturel. Or, comme le dit l’Ecclésiastique (13, 19) : Tout animal aime son semblable. Donc
l’ange aime naturellement un autre ange comme lui-même.
Conclusion
Puisque tous les anges ont la même nature, l’un aime l’autre comme lui-même
d’un amour naturel, mais sous d’autres rapports il ne l’aime pas de la sorte.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc),
l’ange et l’homme s’aiment eux-mêmes naturellement. Or, ce qui ne fait qu’un
avec un être est cet être lui-même. De là tout être aime ce qui ne fait qu’un
avec lui. Et si cette chose lui est naturellement unie, il l’aimera d’un amour
naturel. Mais si elle lui est unie par un lien qui n’est pas naturel, il
l’aimera d’un amour qui n’est pas naturel non plus. Ainsi l’homme aime son
compatriote d’un amour patriotique, et il aime son parent d’un amour naturel,
dans le sens qu’il a été naturellement compris dans le même principe
générateur. Il est évident, en effet, que ce qui est du même genre ou de la
même espèce qu’un autre être est naturellement un avec lui. C’est pourquoi
chaque être aime d’un amour naturel ce qui ne fait qu’un avec lui selon
l’espèce, parce qu’il aime son espèce. C’est aussi ce que l’on voit dans les êtres
dépourvus de connaissance. Ainsi le feu tend
naturellement à communiquer à un autre être sa forme ou sa chaleur,
c’est-à-dire ce qu’il y a de bon en lui, et il cherche de la même manière son
bien propre, c’est-à-dire les régions élevées. Il faut donc dire que l’ange
aime l’ange d’un amour naturel relativement à ce que leur nature a de commun,
mais par rapport aux qualités accidentelles qui font que l’un diffère de
l’autre (Ainsi, les bons anges diffèrent entre eux par rapport aux offices
qu’ils ont à remplir, comme la garde des hommes et des empires, et ils
diffèrent avec les démons selon la justice et l’injustice, la bonté et la
malice, etc.), il ne l’aime pas d’un amour naturel.
Article
5 : L’ange aime-t-il Dieu plus que lui-même d’un amour naturel ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange n’aime pas Dieu plus que lui-même d’un amour naturel.
Car, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’amour
naturel repose sur l’union de la nature. Or, la nature de Dieu est infiniment
distante de la nature de l’ange. Donc l’ange aime moins Dieu d’un amour naturel
qu’il ne s’aime lui-même ou qu’il n’aime un autre ange.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement suppose qu’il y a parité entre celui qui
aime et celui qui est aimé, que l’un n’est pas la raison d’existence de l’autre
et le principe de ce qu’il y a de bon en lui. Dans ce cas, en effet, tout être
s’aime naturellement lui-même plus qu’un autre, parce qu’il est plus intimement
uni à sa nature qu’à toute autre. Mais pour les êtres dont l’existence et les
qualités dépendent d’un autre être, ils aiment naturellement plus celui dont
ils dépendent qu’eux-mêmes, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.) ; la partie aime naturellement mieux le tout qu’elle-même. Tout
individu aime naturellement plus le bien de son espèce que son bien
particulier. Or, Dieu n’est pas seulement le bien d’une espèce mais c’est le
bien universel, absolu. De là vient que chaque être aime naturellement Dieu
plus que lui-même.
Objection
N°2. L’être le plus aimé est celui auquel se rapporte l’amour que l’on a pour
les autres. Or, naturellement un être en aime un autre à cause de lui-même ;
car un être n’en aime un autre qu’autant qu’il fait son bonheur. Donc l’ange
n’aime pas naturellement Dieu plus que lui-même.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand on dit que Dieu n’est aimé par l’ange qu’en tant
qu’il fait son bonheur, si le mot en tant
que exprime la fin, la proposition est fausse. Car l’ange n’aime pas Dieu
naturellement pour son avantage, mais à cause de Dieu lui-même. Mais si le mot en tant que exprime la raison de l’amour
conçu par l’ange, la proposition est vraie. Car il n’y
a pas d’autre motif d’amour de Dieu dans un être quelconque, sinon la
dépendance dans laquelle est cet être par rapport au bien qui est l’essence
divine elle-même.
Objection
N°3. La nature se réfléchit sur elle-même. Car nous voyons que tout être agit
naturellement pour sa conservation. Or, la nature ne se réfléchirait pas sur
elle-même si elle se portait plus énergiquement vers un autre être que vers
elle-même. L’ange n’aime donc pas Dieu naturellement plus que lui-même.
Réponse
à l’objection N°3 : La nature se réfléchit sur elle-même non seulement par
rapport à ce qu’elle possède de particulier, mais bien plutôt encore par
rapport à ce qu’il y a en elle de général. Car tout être est enclin à conserver
non seulement son individualité, mais encore son espèce. A plus forte raison
tout être est-il porté à se dévouer à celui qui est le bien universel, absolu.
Objection
N°4. Le propre de la charité semble consister en ce qu’on aime Dieu plus que
soi-même. Or, la charité n’est pas dans les anges un amour naturel. Elle est
répandue dans leur cœur par l’Esprit-Saint qui leur a
été donné, comme le dit saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 12, chap. 9). Donc les anges n’aiment pas Dieu plus
qu’eux-mêmes d’un amour naturel.
Réponse
à l’objection N°4 : Dieu, considéré comme le bien universel duquel dépend tout
bien naturel, est aimé par tous les êtres d’un amour naturel. Mais si on le
considère comme le bien qui fait les heureux, en les comblant d’une félicité
surnaturelle, il est ainsi aimé d’un amour de charité.
Objection
N°5. L’amour naturel subsiste toujours tant que la nature subsiste elle-même.
Or, l’ange ou l’homme qui pèche n’aime pas Dieu plus qu’eux-mêmes. Car, comme
le dit saint Augustin (De civ. Dei,
liv. 14, chap. ult.), les deux sortes d’amour ont établi deux cités : l’amour
de soi, porté jusqu’au mépris de Dieu, a créé la cité terrestre, et l’amour de
Dieu, porté jusqu’au mépris de soi-même, a produit la cité céleste. Donc il
n’est pas naturel que l’on aime Dieu plus que soi-même.
Réponse
à l’objection N°5 : En Dieu sa substance et le bien général étant une seule et
même chose, tous ceux qui voient l’essence de Dieu sont mus vers elle par un
même mouvement d’amour, selon qu’elle est distincte des autres êtres, et selon
qu’elle est le bien universel. Et comme l’essence divine, en tant qu’elle est
le bien universel, est naturellement aimée par tous, il est impossible à
quiconque voit Dieu dans son essence, de ne pas l’aimer. Mais ceux qui ne le
voient pas ainsi le connaissent par des effets particuliers qui sont
quelquefois contraires à leur volonté (Comme les effets de sa justice ou ses
châtiments.). C’est dans ce sens qu’on dit qu’ils haïssent Dieu, bien que tous
les êtres l’aiment plus qu’eux-mêmes, quand on le considère comme le bien
universel de tout ce qui existe.
Mais
c’est le contraire. Tous les préceptes moraux de la loi appartiennent à la loi
naturelle. Or, le précepte qui nous ordonne d’aimer Dieu plus que nous-mêmes
est un précepte moral de la loi. Il appartient donc à la loi naturelle, et par
conséquent l’ange aime naturellement Dieu plus que lui-même.
Conclusion
Dieu étant le bien universel de toute créature, l’ange l’aime plus que lui-même
d’un amour naturel, mais non d’un amour de concupiscence.
Il
faut répondre que quelques auteurs ont dit que l’ange aime naturellement Dieu
plus que lui-même d’un amour de concupiscence,
parce que l’ange désire plus pour lui le bien divin que le sien propre. Ils ont
dit aussi qu’il l’aimait plus que lui-même d’un amour d’amitié, parce que l’ange veut naturellement plus de bien à Dieu
qu’à lui-même ; car il veut que Dieu soit Dieu, tandis qu’il ne veut être qu’un
ange. Puis ils ont ajouté qu’absolument parlant, l’ange s’aime naturellement
parlant plus que Dieu, parce qu’il s’aime avec plus de force et d’énergie (Ces
trois choses ne forment qu’un même sentiment d’après lequel les anges
aimeraient Dieu plus qu’eux-mêmes d’un amour de concupiscence et d’amitié et
non d’un amour naturel. C’est précisément le contraire qu’établit saint Thomas.).
Mais on voit manifestement la fausseté de cette opinion en regardant ce qui se
passe dans les mouvements sympathiques des êtres naturels. Car l’attrait
naturel qui existe dans les corps bruts prouve l’attrait naturel qui existe dans
la volonté des êtres intelligents. Or, tout être naturel provenant d’un autre,
quant à sa nature, a une inclination plus vive et plus
directe pour l’être dont il vient que pour lui-même. Cette inclination
naturelle se démontre d’après ce qui se fait naturellement. Car ce qu’un être
fait naturellement, il est né avec l’aptitude de le faire, comme le dit
Aristote (Phys., liv. 2, text. 78). Ainsi nous voyons que la partie s’expose
naturellement pour le tout. La main de l’homme, sans délibération aucune, va
au-devant du coup pour préserver tout le corps. Et comme la raison imite la
nature, nous trouvons dans le patriotisme quelque chose d’analogue. Un citoyen
courageux s’expose, par exemple, à la mort pour le salut de tout l’Etat. Et si
l’homme faisait naturellement partie de la cité, cette inclination lui serait
naturelle (Dans cette hypothèse ce ne serait pas une inclination de vertu.). Donc
Dieu étant le bien universel sous lequel sont compris l’ange, l’homme et toutes
les créatures, puisque tout ce qui existe vient de lui, il s’ensuit que
naturellement l’ange et l’homme aiment Dieu plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.
Autrement, si l’ange et l’homme s’aimaient naturellement plus que Dieu, il
s’ensuivrait que leur amour naturel serait une chose mauvaise, que la charité
n’aurait pas à la perfectionner, mais à la détruire.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé
Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant
du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email
figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les
retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation
catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
catholique et des lois justes.