Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 62 : De la perfection des anges dans l’ordre de la grâce et de la gloire

 

          Après avoir traité de la création des anges dans l’ordre de la nature, nous avons ensuite à nous occuper de la manière dont ils ont été établis dans l’ordre de la grâce ou de la gloire. — A cet égard neuf questions se présentent : 1° Les anges ont-ils été créés bienheureux ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des bégards, qui disaient que toute créature intelligente est naturellement heureuse. Cette erreur a été condamnée par le pape Clément V au concile de Vienne.) — 2° Les anges ont-ils eu besoin de la grâce pour arriver à Dieu ? (Cet article est une excellente réfutation de l’hérésie de Pelage qui enseignait que la grâce n’était pas nécessaire, mais qu’elle était seulement utile, contrairement à ces paroles de l’Apôtre (2 Cor., 3, 5) : non que nous soyons capables par nous-mêmes de penser quelque chose, comme de nous-mêmes. Cette erreur a été condamnée par le concile d’Orange sous le pape Léon Ier (can. 3 et 6) ; par le concile de Milève (can. 4) et par le concile de Trente (sess. 6, can. 1).) — 3° Les anges ont-ils été créés dans la grâce ? (Les sentiments sont partagés à ce sujet. Hugues de Saint-Victor (Sum. sent., tract. 2, chap. 2), Rupert (De oper. Trin., liv. 1, chap. 15), Pierre Lombard (liv. 2, dist. 3) et Guillaume de Paris (1re part., 2e prim., chap. 171) sont d’une opinion contraire à celle de saint Thomas. Mais saint Basile (Ep. 141), saint Grégoire de Nazianze (Orat. 38), saint Augustin (De civ. Dei, liv. 10, chap. 9, sont pour le sentiment qu’il soutient, et les théologiens le regardent comme le plus probable.) — 4° Ont-ils mérité leur béatitude ? (Cet article n’est que le développement des articles précédents. Saint Thomas le fait sentir par son argumentation.) — 5° Les anges ont-ils possédé le bonheur immédiatement après l’avoir mérité ? (Il y a eu des hérétiques qui ont prétendu qu’avant la résurrection du Christ, les anges n’étaient pas affermis dans la gloire ; cet article est leur réfutation.) — 6° Les anges ont-ils obtenu la grâce, et la gloire en proportion de leurs qualités naturelles ? (Pelage enseignait que nos facultés naturelles nous disposaient par elles-mêmes à la grâce. Cette hérésie a été condamnée par l’Eglise. Ce n’est donc pas le sens de la proposition de saint Thomas. Il se demande si Dieu a donné plus de grâce à ceux qui avaient déjà reçu de lui de plus grands dons dans l’ordre de la nature.) — 7° Après être entrés dans la gloire les anges ont-ils encore conservé leur amour et leur connaissance naturelle ? (Cet article a pour objet de mettre en lumière ce grand principe que la grâce et la gloire ne détruisent pas la nature, mais qu’elles la perfectionnent.) — 8° Depuis qu’ils sont au ciel ont-ils pu pécher ? (Origène a avancé que les âmes des bienheureux pouvaient perdre la béatitude et retomber dans les misères de la vie présente. Plusieurs hérétiques modernes ont renouvelé cette erreur, entre autres Calvin qui suppose que les anges peuvent pécher. On pourrait citer une foule de passages de l’Ecriture qui condamnent cette erreur. Voy. Apoc., 21, 27 : Il n’entrera, etc. ; Ps. 100, 7 : Celui qui, etc. ; Ps. 111, 7 : Le souvenir du juste sera éternel ; Sag., 3, 1 : Les âmes des justes, etc.) — 9° Ont-ils pu encore ajouter à leurs mérites ? (Il est dit dans l’Ecriture (Jean, 14, 2) : Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures, ce qui paraît indiquer que dans le ciel les degrés de béatitude sont arrêtés de telle sorte que les bienheureux ont leur demeure dont ils ne peuvent sortir, ni pour monter, ni pour descendre.)

 

Article 1 : Les anges ont-ils été créés bienheureux ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges aient été créés bienheureux. Car Gennade dit (De Eccl. dogm., chap. 59) que les anges qui persévèrent dans le bonheur au sein duquel ils ont été créés, ne possèdent pas par nature le bien qu’ils ont. Les anges ont donc été créés dans le bonheur.

          Réponse à l’objection N°1 : Le bonheur est pris dans cet endroit (Cette distinction peut s’appliquer à plusieurs passages des Pères qui paraissent offrir le même sens que les paroles de Gennade. Cependant saint Fulgence (De fid. ad Petrum, chap. 3), saint Isidore (Orig., liv. 7) et saint Grégoire le Grand (Hom. 7 in Ezech.) paraissent dire que la fidélité des bons anges ne leur a obtenu rien autre chose que la persévérance dans leur état primitif, et que les mauvais anges en ont été déchus par suite de leur rébellion.) pour la perfection naturelle que l’ange avait dans l’état d’innocence.

 

          Objection N°2. La nature de l’ange est plus noble que celle des corps. Or, la nature corporelle a été créée, formée et parfaite immédiatement dès le commencement de sa création. Le défaut de forme n’a pas précédé en elle la forme qu’elle a reçue, d’une priorité de temps, mais seulement d’une priorité de nature, d’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 1, chap. 15). Dieu n’a donc pas créé la nature angélique sans lui donner sa forme et sa perfection, et comme la forme et la perfection de l’ange consistent dans le bonheur qu’il goûte en jouissant de Dieu, il s’ensuit que Dieu l’a créé heureux.

          Réponse à l’objection N°2 : Les corps n’ont pu avoir immédiatement dès le commencement de leur création la perfection à laquelle ils devaient arriver par leur opération. Ainsi, saint Augustin observe (Sup. Gen. ad litt., liv. 8, chap. 3) que les plantes n’ont pas germé de terre immédiatement, mais que dans le principe on a seulement donné à la terre la vertu de les faire germer. De même l’ange a eu dès le premier instant de sa création la perfection de sa nature, mais il n’a pas eu la perfection à laquelle il devait parvenir en faisant usage de ses facultés.

 

          Objection N°3. D’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 34, et liv. 5, chap. 5), ce que la Genèse nous dit avoir été fait en six jours a été fait simultanément. Il faut donc admettre que les six jours dont parle Moïse ont existé immédiatement dès le commencement de la création. Or, pendant ces six jours, toujours suivant l’explication du même docteur, le matin a été la connaissance des anges par laquelle ils ont connu le Verbe et les choses qui sont en lui. Par conséquent, dès le commencement de la création les anges ont immédiatement connu le Verbe et les choses qui sont dans le Verbe, et comme la vision du Verbe faisait leur bonheur, il s’ensuit qu’ils ont été heureux immédiatement dès le premier instant de leur création.

          Réponse à l’objection N°3 : L’ange a une double connaissance du Verbe, l’une qui est naturelle, et l’autre qui est l’effet de la gloire. Par la connaissance naturelle il voit le Verbe au moyen de l’espèce ou image qui éclaire sa propre nature, et par la connaissance qui est l’effet de la gloire il le connaît dans son essence. Il connaît aussi de ces deux sortes de connaissance les choses qui sont dans le Verbe. Mais la connaissance naturelle qu’il en a est imparfaite, tandis que l’autre est parfaite. Il a possédé la première aussitôt qu’il a été créé, mais il n’a possédé la seconde qu’après avoir obtenu l’éternelle félicité en se tournant vers le bien. Et c’est celle-ci qui reçoit à proprement parler le nom de connaissance matutinale.

 

          Mais c’est le contraire. Une des conditions essentielles du bonheur c’est la stabilité et l’affermissement dans le bien. Or, les anges n’ont pas été affermis dans le bien aussitôt qu’ils ont été créés, comme le prouve la chute de quelques-uns d’entre eux. Ils n’ont donc pas été bienheureux au premier instant de leur création.

 

          Conclusion Dieu a créé les anges heureux d’un bonheur naturel, mais non d’un bonheur surnaturel qui consiste dans la vue de son essence.

          Il faut répondre que par le mot de bonheur on entend la perfection dernière de la créature raisonnable ou intelligente. De là il arrive que tout être désire naturellement le bonheur, parce que tout être désire naturellement sa perfection dernière. Or, la perfection dernière de l’être raisonnable ou intelligent est de deux, sortes. Il y en a une qu’il peut atteindre par les forces de sa nature, et à laquelle on donne le nom de bonheur ou de félicité. C’est ainsi qu’Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8) dit que la suprême félicité de l’homme sur la terre c’est de contempler le terme le plus élevé auquel son intelligence puisse atteindre, c’est-à-dire Dieu. Mais au-dessus de cette félicité il y en a une autre qui fait l’objet de nos espérances dans l’autre vie. C’est celle que nous goûterons en voyant Dieu comme il est, ce qui est en effet au-dessus de la puissance de toute intelligence créée, comme nous l’avons démontré (quest. 12, art. 4, et quest. 13, art. 1). On doit donc dire que par rapport à la première espèce de bonheur que l’ange peut atteindre par les seules forces de sa nature il a été créé heureux. Car l’ange n’acquiert pas la perfection de sa nature discursivement, comme fait l’homme, mais il la possède immédiatement en raison de sa dignité, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 3 et 4). Mais quant à la béatitude qui surpasse les forces de la nature, les anges ne l’ont pas possédée immédiatement dès le principe de leur création ; parce que cette béatitude n’est pas quelque chose d’inhérent à la nature, elle en est la fin. C’est pourquoi.les anges n’ont pas dû l’avoir immédiatement dès le commencement.

 

Article 2 : L’ange a-t-il eu besoin de la grâce pour se porter vers Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ange n’ait pas besoin de la grâce pour se porter vers Dieu. Car nous n’avons pas besoin de la grâce pour faire ce que nous pouvons faire naturellement. Or, l’ange se porte naturellement vers Dieu puisqu’il l’aime naturellement, comme nous l’avons dit (quest. 60, art. 4). Donc l’ange n’a pas eu besoin de la grâce pour s’élever à Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : L’ange aime naturellement Dieu comme le principe de son existence naturelle. Mais nous parlons ici du mouvement qui le porte vers Dieu considéré comme l’auteur de la félicité dont il jouit en voyant son essence.

 

          Objection N°2. Nous n’avons besoin de secours que pour les choses difficiles. Or, il n’était pas difficile à l’ange de se porter vers Dieu puisqu’il n’y avait rien en lui qui s’y opposât. Donc l’ange n’a pas eu besoin du secours de la grâce pour se porter vers Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Tout ce qui est au-dessus de la puissance est difficile, mais une chose peut être au-dessus de la puissance de deux manières : 1° Elle peut dépasser la puissance d’un être dans l’ordre naturel. Dans ce cas, si on peut y parvenir au moyen d’un secours on dit que c’est difficile ; si on ne peut y parvenir d’aucune manière on dit que c’est impossible. Ainsi, il est impossible à l’homme de voler. 2° Une chose dépasse la puissance non dans l’ordre naturel de la puissance elle-même, mais en raison d’un obstacle qui entrave la puissance dans son action. Ainsi, monter n’est pas contraire à l’ordre naturel des facultés motrices de l’âme, parce que l’âme est d’elle-même naturellement portée à s’élever, mais elle en est empêchée par la gravité du corps. C’est ce qui fait que l’homme éprouve de la difficulté à monter. Or, il est difficile à l’homme de parvenir à la béatitude éternelle, et parce que cette béatitude est au-dessus de sa nature, et parce qu’il est empêché de l’atteindre par la corruption du corps et la souillure du péché (Avant la chute de l’homme, cette seconde cause n’existait pas.). Mais l’ange n’éprouve de difficulté que parce que cette félicité est surnaturelle.

 

          Objection N°3. Se tourner vers Dieu c’est se préparer à la grâce. Car il est dit dans Zacharie : Retournez-vous vers moi et je me retournerai vers vous (1, 3). Or, nous n’avons pas besoin de la grâce pour nous préparer à la recevoir, parce qu’alors il faudrait remonter indéfiniment de grâce en grâce. Donc l’ange n’a pas eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être appelé un retour vers lui. Ainsi il y a trois sortes de mouvement ou de conversion vers Dieu. La première conversion est celle qui résulte de la charité parfaite. Elle a lieu dans les créatures qui jouissent déjà de Dieu, et elle suppose la consommation de la grâce (Qui est l’état de la gloire.). La seconde conversion est celle qui mérite la béatitude ; elle suppose la grâce habituelle qui est le principe du mérite. La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Pour cette dernière conversion il n’est pas nécessaire qu’on ait la grâce habituelle, il suffit de l’action de Dieu (C’est ce que nous appelons une grâce actuelle.) qui tourne l’être vers lui, d’après ces paroles du prophète : Convertissez-nous vers vous, Seigneur, et nous serons convertis (Lament., 5, 21). D’où l’on voit évidemment qu’il n’est pas nécessaire de remonter de grâce en grâce indéfiniment.

 

          Mais c’est le contraire. En se tournant vers Dieu l’ange s’est élevé à la béatitude. S’il n’avait pas eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu, il s’ensuivrait qu’il serait arrivé sans elle à la vie éternelle, ce qui est contraire à ces paroles de l’Apôtre (Rom., 6, 23) : La grâce de Dieu c’est la vie éternelle.

 

          Conclusion L’ange n’a pu se tourner vers Dieu sans le secours de la grâce divine.

          Il faut répondre que les anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu considéré comme l’objet de leur béatitude. Car, comme nous l’avons dit plus haut (quest. 60, art. 2), le mouvement naturel de la volonté est le principe de tout ce que nous voulons, et cette volonté se porte vers ce qui nous convient naturellement. C’est pourquoi s’il y a quelque chose qui soit au-dessus de notre nature, notre volonté ne peut l’atteindre qu’autant qu’elle est aidée par un autre principe surnaturel. Ainsi, il est manifeste que le feu est naturellement porté à échauffer et à engendrer le feu, mais il est au-dessus de sa nature d’engendrer la chair. Aussi n’est-il porté à produire cet effet qu’autant qu’il sert d’instrument à l’âme nutritive. Or, nous avons montré, en traitant de la connaissance de Dieu (quest. 12, art. 4 et 5), que la vue de Dieu dans son essence, qui constitue le bonheur suprême de la créature raisonnable, est au-dessus de la nature de toute intelligence créée. Il n’y a donc pas de créature raisonnable dont la volonté puisse atteindre ce bonheur si elle n’est mue par un agent surnaturel, et c’est cet agent que nous désignons en parlant du secours de la grâce. C’est pourquoi on doit reconnaître que l’ange ne peut arriver à cette béatitude qu’autant qu’il a le secours de la grâce.

 

Article 3 : Les anges ont-ils été créés dans la grâce ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges n’aient pas été créés dans la grâce. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 2. chap. 8) que la nature de l’ange a d’abord été créée sans forme et qu’elle a été appelée ciel ; qu’elle a ensuite été formée et qu’elle a reçu le nom de lumière. Or, cette formation est l’effet de la grâce. Donc les anges n’ont pas été créés dans la grâce.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce défaut de forme de l’ange peut s’entendre soit comparativement à la forme que l’ange reçoit de la possession de la gloire, et dans ce cas le défaut de forme a sur la forme même une priorité de temps ; soit comparativement à la forme que la grâce lui imprime, et alors le défaut de forme n’a pas une priorité de temps, mais une priorité de nature, comme le dit saint Augustin lui-même en parlant de la formation des corps (Sup. Gen. ad litt., liv. 1, chap. 18).

 

          Objection N°2. La grâce porte la créature raisonnable vers Dieu. Par conséquent si l’ange eût été créé dans la grâce, aucun ange ne se serait détourné de Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : Toute forme incline son sujet selon la nature du sujet lui-même. Or, la manière d’être naturelle à une créature intelligente, c’est de se porter librement vers les choses qu’elle veut. C’est pourquoi le mouvement de la grâce n’est pas nécessitant ; celui qui le reçoit peut n’en pas user et pécher.

 

          Objection N°3. La grâce tient le milieu entre la nature et la gloire. Car les anges n’ont pas été heureux dès le premier instant de leur création. Il semble donc qu’ils n’ont pas été créés dans la grâce, mais qu’ils ont été créés d’abord dans l’état de nature, qu’ils ont obtenu ensuite la grâce et qu’ils sont enfin parvenus à la béatitude.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique la grâce tienne le milieu entre la nature et la gloire dans l’ordre de nature, néanmoins dans l’ordre du temps la gloire n’a pas dû exister simultanément avec la nature dans une créature, parce que la gloire est la fin que la créature doit atteindre par sa nature aidée de la grâce. Mais la grâce n’est pas la fin des bonnes actions, parce qu’elle ne vient pas des œuvres ; elle en est le principe, et c’est pour ce motif qu’il a été convenable qu’elle fût dans les anges simultanément avec leur nature.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 12, chap. 9) : Qui a mis dans les anges une volonté droite, sinon celui qui les a créés avec ce chaste amour par lequel ils s’attachent à lui, en formant leur nature et en répandant en même temps en eux sa grâce ?

 

          Conclusion Il est plus probable que les anges ont été créés dans la grâce que sans elle.

          Il faut répondre qu’il y a à ce sujet deux opinions diverses. Les uns disent que les anges ont été créés seulement dans l’état de nature, tandis que les autres prétendent qu’ils ont été créés dans la grâce. Cette dernière opinion semble la plus probable, et il paraît plus conforme aux sentiments des saints Pères de dire qu’ils ont été créés dans la grâce sanctifiante. En effet, nous voyons que tous les êtres que la Providence divine a produits dans le cours des siècles, comme les arbres, les animaux et toutes les autres créatures matérielles, ont d’abord existé avec ce que saint Augustin appelle leurs raisons séminales (Sup. Gen. ad litt., liv. 8, chap. 3). Or, il est évident que la grâce sanctifiante est au bonheur suprême ce que la raison séminale des êtres est aux effets naturels qu’ils doivent produire. C’est pourquoi saint Jean (1 Jean, 1, 3) appelle la grâce la semence de Dieu. Ainsi donc, comme, d’après l’opinion de saint Augustin, toutes les créatures matérielles ont reçu, à l’instant de leur création, les raisons séminales de tous les effets naturels qu’elles doivent produire, de même les anges ont reçu dès le premier moment de leur existence la grâce qui les rend agréables à Dieu.

 

Article 4 : L’ange heureux a-t-il mérité sa béatitude ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ange heureux n’ait pas mérité sa béatitude ; car le mérite provient de la difficulté de l’acte méritoire. Or, l’ange n’a pas de difficulté pour bien faire. Donc ses bonnes actions n’ont pas été méritoires.

          Réponse à l’objection N°1 : La difficulté de bien faire que l’ange a éprouvée ne venait pas de l’opposition ou des obstacles que sa nature lui offrait, mais de ce que le bien qu’il devait faire était au-dessus de ses forces naturelles.

 

         Objection N°2. Nous ne méritons pas par des moyens naturels. Or, il a été naturel à l’ange de se tourner vers Dieu. Donc il n’a pas mérité parla sa béatitude.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce n’est pas en se tournant naturellement vers Dieu que l’ange a mérité la béatitude, mais c’est en se portant vers lui par un sentiment de charité ; ce qui s’est fait par la grâce.

 

          Objection N°3. Si l’ange eût mérité son bonheur, c’eût été avant de l’obtenir ou après l’avoir obtenu. Il ne l’a pas mérité auparavant, puisque d’après beaucoup de docteurs il n’avait pas la grâce sans laquelle on ne peut mériter. Il ne l’a pas non plus mérité après, parce qu’il mériterait encore maintenant, ce qui semble faux, puisque dans ce cas un ange inférieur pourrait en méritant s’élever au rang d’un ange supérieur, et il n’y aurait plus de stabilité dans la distinction des rangs hiérarchiques, ce qui répugne. L’ange heureux n’a donc pas mérité sa béatitude.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans l’Apocalypse (21, 17) que la mesure de l’ange dans la Jérusalem céleste est la mesure de l’homme. Or, l’homme ne peut arriver à la béatitude qu’autant qu’il l’a méritée. Donc l’ange également.

 

          Conclusion Comme il n’y a que Dieu qui soit naturellement heureux de toute éternité, il a fallu que les anges fussent créés par Dieu dans la grâce pour qu’ils méritassent leur béatitude surnaturelle.

          Il faut répondre qu’il n’y a que Dieu dont la béatitude soit naturellement parfaite, parce que pour lui exister et être heureux c’est une seule et même chose. Mais le bonheur n’est pas naturel à la créature ; c’est sa fin dernière. Or, tout être arrive à sa fin dernière par ses œuvres. L’œuvre qui mène aune fin produit cette fin quand celle-ci n’est pas supérieure à la puissance de celui qui agit. C’est ainsi que la médecine procure la santé. Ou bien l’œuvre est méritoire quand la fin surpasse les forces de celui qui cherche à l’atteindre. Dans ce cas nous l’attendons de la libéralité d’un autre. Or, le bonheur suprême surpasse les forces de la nature humaine et de la nature angélique, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2, et quest. 12, art. 4 et 5). Il faut donc que l’ange aussi bien que l’homme le méritent. Et si l’ange a été créé dans la grâce sans laquelle on ne peut mériter, nous pouvons dire sans difficulté qu’il a mérité sa béatitude. Il en sera encore de même si l’on admet que l’ange a eu une grâce quelconque avant d’arriver à la gloire. Mais si l’on suppose qu’il n’a pas eu la grâce avant d’être heureux (S’il a été créé heureux, comme paraissent le supposer ceux qui sont d’un avis contraire à celui que saint Thomas a soutenu (art. 1), on est obligé dans ce sentiment d’admettre qu’ils ont eu la béatitude avant de la mériter.), il faut dire alors qu’il a eu la béatitude sans la mériter, comme nous avons la grâce, ce qui est cependant contraire à l’essence même de la béatitude qui est la fin de la créature et la récompense de sa vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 9). — Ou bien il faut dire que les anges méritent la béatitude par les fonctions qu’ils remplissent au séjour de la gloire, comme d’autres l’ont avancé (Origène fut de ce sentiment, et Moïse Bercepha enseigna la même chose (Lib. de Paradiso, chap. 22).). Mais cette dernière opinion est contraire à la nature même du mérite. Car le mérite suppose que l’on est en chemin et qu’on tend vers sa fin. Celui qui est arrivé au terme ne peut plus tendre vers ce terme, et c’est ce qui fait qu’on ne mérite pas ce qu’on a déjà. — Ou bien encore il faut dire que le même acte de conversion vers Dieu est méritoire en tant qu’il procède du libre arbitre, et qu’il est une jouissance de la béatitude éternelle en tant qu’il se rapporte à la fin dernière de l’ange. Mais cette explication paraît encore vicieuse parce que le libre arbitre ne suffit pas pour mériter. Par conséquent un acte qui procède du libre arbitre ne peut être méritoire qu’autant qu’il est ennobli par la grâce. Or, il ne peut recevoir tout à la fois la grâce imparfaite qui est le principe du mérite, et la grâce parfaite qui est le principe de la jouissance. Il ne semble donc pas possible que l’ange jouisse et qu’il mérite tout à la fois sa jouissance. C’est pourquoi il est mieux de dire que l’ange, avant d’être heureux, a eu la grâce par laquelle il a mérité la béatitude (D’après l’opinion précédente, l’ange aurait mérité dans la gloire ; il pourrait donc mériter toujours et progresser indéfiniment ; de plus il pourrait aussi démériter, puisque le mérite et le démérite sont corrélatifs, et son salut ne serait pas assuré, ce qui est absurde.).

          La réponse à la troisième objection devient évidente d’après tout ce que nous avons dit.

 

Article 5 : L’ange a-t-il obtenu la béatitude immédiatement après son premier acte méritoire ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ange n’ait pas obtenu la béatitude immédiatement après son premier acte méritoire. Car il est plus difficile à l’homme qu’à l’ange de faire le bien. Or, l’homme n’est pas récompensé immédiatement après son premier acte. Donc l’ange non plus.

 

          Objection N°2. L’ange a pu dès le moment de sa création immédiatement et instantanément produire un acte quelconque. Car les corps naturels ont commencé à se mouvoir aussitôt qu’ils ont été créés. Et si le mouvement des choses matérielles pouvait être instantané comme les opérations de l’intelligence et de la volonté, les corps auraient été mus dès le premier instant de leur production. Par conséquent si l’ange a mérité la béatitude par un seul mouvement de sa volonté, il l’a méritée au premier instant de sa création. Et puisque son bonheur n’a point été retardé, il a été heureux immédiatement et dès le premier instant de son existence.

 

          Objection N°3. Entre deux choses qui sont à une grande distance l’une de l’autre il faut qu’il y ait beaucoup de milieux. Or, la béatitude des anges est un état qui est à une grande distance de leur état naturel. Et comme le mérite tient le milieu entre l’un et l’autre, les anges n’ont pu arriver à la béatitude que par une multitude de mérites.

 

          Mais c’est le contraire. En effet, l’âme humaine et l’ange sont pareillement destinés à la béatitude. C’est pourquoi Dieu promet aux saints de les rendre égaux aux anges. Or, l’âme quand elle est séparée du corps et qu’elle a mérité la béatitude, l’obtient immédiatement s’il, n’y a d’ailleurs rien qui l’en empêche. Donc il en doit être de même de l’ange. Et puisque l’ange a mérité la béatitude par le premier acte de charité qu’il a produit, et qu’il n’y avait rien en lui qui s’opposât à ce qu’il en eût la jouissance, il a dû l’obtenir immédiatement. C’est ainsi que par un seul acte méritoire il est arrivé à sa fin.

 

          Conclusion L’ange a obtenu la béatitude après le premier acte de charité qu’il a produit.

          Il faut répondre que l’ange a été heureux immédiatement après le premier acte de charité par lequel il a mérité de l’être. La raison en est que la grâce perfectionne la nature conformément à la manière dont la nature doit être perfectionnée. Car toute perfection doit être reçue dans le sujet qu’elle perfectionne suivant sa manière d’être. Or, le propre de la nature de l’ange c’est d’acquérir sa perfection naturelle, non par degré, mais tout d’un coup, par sa seule nature, comme nous l’avons prouvé (art. 1 et quest. 58, art. 3 et 4). Ainsi comme l’ange dans l’ordre de la nature arrive immédiatement après son existence à sa perfection naturelle, de même dans l’ordre de la grâce il doit arriver à la béatitude immédiatement après l’avoir méritée. D’ailleurs non seulement l’ange, mais encore l’homme peut mériter la béatitude par un acte unique, puisqu’il suffit que l’homme soit transformé par un acte de charité pour mériter le bonheur éternel. D’où il résulte que l’ange a été heureux immédiatement après avoir produit un acte de charité.

          Réponse à l’objection N°1 : L’homme n’est pas naturellement fait pour atteindre immédiatement sa perfection dernière, comme l’ange, et pour ce motif il est obligé de tendre à la béatitude par un plus long chemin.

          Réponse à l’objection N°2 : L’ange est au-dessus du temps qui mesure l’existence des choses corporelles. Ainsi la diversité des instants, quand il s’agit des anges, se considère d’après la succession de leurs actes. Or, l’acte méritoire de la béatitude et l’acte de la béatitude qui consiste dans la jouissance n’ont pu exister dans les anges simultanément, puisque l’un est un acte de la grâce imparfaite, et l’autre un acte de la grâce consommée. D’où il suit qu’il faut admettre deux instants différents, que dans l’un l’ange a mérité la béatitude et dans l’autre il en a joui (Ces deux actes ne peuvent être simultanés, cependant il est impossible d’apprécier la différence de temps qui les sépare.).

          Réponse à l’objection N°3 : Il est dans la nature de l’ange qu’il acquière immédiatement la perfection à laquelle il est destiné. C’est pourquoi il n’a besoin que d’un acte méritoire qu’on peut appeler pour ce motif un moyen, parce que c’est lui qui fait parvenir l’ange à la béatitude.

 

Article 6 : Les anges ont-ils obtenu la grâce et la gloire en raison de l’étendue de leurs facultés naturelles ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges n’aient pas obtenu la grâce et la gloire en raison de leurs qualités naturelles. Car la grâce est un don pur et simple qui émane de la volonté de Dieu. Donc l’étendue de la grâce dépend de la volonté divine et non des qualités naturelles de celui qui la reçoit.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme la grâce provient de la pure et simple volonté de Dieu, de même aussi la nature de l’ange. Et comme la volonté divine a destiné la nature à la grâce, de même elle a destiné les divers degrés de la nature à divers degrés de grâce.

 

          Objection N°2. Un acte humain paraît plus rapproché de la grâce que la nature ; parce que l’acte humain est au moins une préparation à la grâce. Or, la grâce ne se donne pas d’après les œuvres, comme le dit l’Apôtre (Rom., chap. 11). Donc à plus forte raison la grâce donnée aux anges n’a-t-elle pas dû se mesurer sur les facultés naturelles.

          Réponse à l’objection N°2 : Les actes de la créature raisonnable proviennent d’elle, mais la nature vient de Dieu immédiatement. Par conséquent on voit que la grâce doit être plutôt accordée selon la diversité des degrés qui existe dans la nature que d’après les œuvres que nous faisons.

 

          Objection N°3. L’homme et l’ange sont également destinés à la béatitude ou à la grâce. Or, la grâce n’est pas accordée à l’homme en raison de ses facultés naturelles. Donc elle n’est pas non plus donnée à l’ange dans cette proportion.

          Réponse à l’objection N°3 : La diversité des facultés naturelles est autre dans les anges qui diffèrent les uns des autres dans l’espèce et autre dans les hommes qui ne diffèrent que numériquement. Car la différence spécifique provient de la forme, tandis que la différence numérique résulte de la matière. De plus, dans l’homme il y a quelque chose qui peut arrêter ou retarder le mouvement de la nature intellectuelle, tandis que dans les anges il n’y a rien. Pour ces deux motifs on ne peut raisonner à pari de l’homme et de l’ange.

 

          Mais c’est le contraire. Car le Maître des sentences dit (Sent., liv. 2, dist. 3, part. 2) que les anges qui ont été créés avec une nature plus subtile et une sagesse plus profonde ont aussi été doués des plus grands dons de la grâce.

 

          Conclusion Les anges ont obtenu la grâce et la gloire en raison de l’étendue de leurs qualités naturelles, de sorte que les meilleurs et les plus excellents d’entre eux sont aussi ceux qui ont obtenu le plus de grâce et de gloire.

          Il faut répondre qu’il est raisonnable qu’en raison du degré de leurs facultés naturelles les anges aient reçu les dons de la grâce et la perfection de la béatitude. On peut en donner une double raison. 1° De la part de Dieu dont la sagesse ordonnatrice a établi divers degrés dans les anges. Comme il avait destiné la nature de l’ange à la grâce et la gloire, de même il a dû destiner les degrés qu’il a établis dans leur nature à des degrés divers de grâce et de gloire (On voit qu’il s’agit de dons gratuits qui n’ont d’autre cause que le bon plaisir de Dieu.). Ainsi, par exemple, quand un architecte polit des pierres pour construire un édifice, s’il en prépare quelques-unes avec plus de soin et qu’il les rende plus brillantes, c’est qu’il a l’intention de leur réserver une place d’honneur dans la maison qu’il construit. Il semble donc par analogie que si Dieu a fait des anges naturellement supérieurs aux autres, c’est qu’il leur réservait une plus grande somme de grâce et par suite un rang plus élevé dans la gloire. 2° On arrive à la même conclusion en considérant la nature des anges. Car l’ange n’est pas composé de natures diverses de telle sorte que l’inclination de l’une empêche ou retarde l’élan de l’autre, comme il arrive dans l’homme où le mouvement de la partie intelligente de l’être est ralenti ou entravé par l’inclination de la partie sensitive. Or, quand il n’y a rien qui retarde ou qui arrête un être, il se porte naturellement vers sa fin selon toute l’énergie de sa nature (La correspondance à la grâce, qui est la seconde condition du mérite, a dû être plus vive.). C’est pourquoi il est conforme à la raison que les anges qui avaient la meilleure nature se soient portés vers Dieu avec le plus de force et d’efficacité. C’est d’ailleurs ce qui arrive dans les hommes, parce qu’ils reçoivent d’autant plus de grâce et de gloire qu’ils s’élèvent davantage vers Dieu. D’où l’on voit que les anges qui ont eu les plus grandes qualités naturelles ont eu aussi le plus de grâce et de gloire (Saint Augustin et la plupart des Pères enseignent que les anges ont reçu des grâces d’autant plus abondantes que leurs fonctions étaient plus élevées. Comme Dieu a dû donner les fonctions les plus élevées à ceux qui avaient le plus de qualités naturelles, leur sentiment revient à celui de saint Thomas.).

 

Article 7 : Les anges dans la béatitude conservent-ils encore leur connaissance et leur amour naturel ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges bienheureux n’aient pas leur connaissance et leur amour naturels. Car saint Paul dit (1 Cor., 13, 10) : Quand on sera parvenu à ce qui est parfait, ce qui est imparfait s’évanouira. Or, l’amour et la connaissance naturels sont imparfaits par rapport à l’amour et à la connaissance des bienheureux. Donc quand on a obtenu la béatitude, la connaissance et l’amour naturels n’existent plus.

          Réponse à l’objection N°1 : La perfection que l’on acquiert détruit l’imperfection qui lui est opposée. Or, l’imperfection de la nature n’est pas opposée à la perfection de la béatitude, mais elle lui sert de base, comme l’imperfection de la puissance sert de fondement à la perfection de la forme. La forme ne détruit pas la puissance, mais la privation qui lui est opposée. De même l’imperfection de la connaissance naturelle n’est pas opposée à la perfection de la connaissance qu’on a dans l’ordre de la gloire. Car rien n’empêche qu’on connaisse une même chose et simultanément par divers moyens. C’est ainsi qu’on peut la connaître tout à la fois par le raisonnement et l’expérience. De même l’ange peut connaître Dieu par l’essence divine, ce qui appartient à la connaissance qu’il en a dans l’ordre de la gloire, et il peut tout à la fois le connaître par sa propre essence, ce qui appartient à la connaissance naturelle.

 

          Objection N°2. Là où une seule chose suffit, il est superflu qu’il en existe une autre. Or, la connaissance et l’amour qui résultent de l’état de gloire suffisent aux anges bienheureux. Il paraît donc superflu que la connaissance et l’amour naturels existent encore en eux.

          Réponse à l’objection N°2 : Les choses qui constituent la béatitude suffisent par elles-mêmes, mais pour qu’elles existent les éléments naturels sont préalablement nécessaires, parce qu’il n’y a que la béatitude incréée qui subsiste par elle-même (Elles suffisent pour constituer la félicité, mais elles ne peuvent exister sans la nature.).

 

          Objection N°3. La même puissance ne produit pas simultanément deux actes, comme une ligne ne se termine pas du même côté par deux points. Or, les anges bienheureux connaissent et aiment toujours en acte. Car le bonheur, comme dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 8), ne consiste pas dans l’habitude, mais dans l’acte. Il ne peut donc pas y avoir dans les anges bienheureux une connaissance et un amour naturels.

          Réponse à l’objection N°3 : La même puissance ne peut simultanément produire deux actions à moins que l’une ne se rapporte à l’autre. Or, la connaissance et l’amour naturels se rapportent à la connaissance et à l’amour de la gloire. Par conséquent rien n’empêche que la connaissance et l’amour naturels n’existent dans l’ange avec la connaissance et l’amour surnaturels.

 

          Mais c’est le contraire. En effet, tant qu’une nature subsiste, son action subsiste aussi. Or, la béatitude ne détruit pas la nature puisqu’elle la perfectionne. Donc elle ne détruit ni la connaissance ni l’amour naturels.

 

          Conclusion Dans les anges bienheureux la connaissance et l’amour naturels continuent à exister.

          Il faut répondre que dans les anges bienheureux la connaissance et l’amour naturels subsistent. Car les opérations sont entre elles ce que sont leurs principes réciproquement. Or, il est évident que la nature est à la béatitude ce que le nombre premier est au second, puisque la béatitude s’ajoute à la nature. Or, il faut toujours que le nombre premier soit contenu dans le second, et par conséquent que la nature existe dans la béatitude. De même il est donc nécessaire que l’acte de la nature soit renfermé dans l’acte de la béatitude.

 

Article 8 : L’ange bienheureux peut-il pécher ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ange bienheureux puisse pécher. Car la béatitude ne détruit pas la nature, comme nous l’avons dit (art. préc). Or, il est dans la nature de la créature de pouvoir faillir. Donc l’ange bienheureux peut pécher.

          Réponse à l’objection N°1 : La créature considérée en elle-même peut défaillir. Mais par suite de l’alliance intime qu’elle a avec le bien incréé, comme il arrive dans la béatitude, il résulte qu’elle ne peut pécher pour le motif que nous avons donné (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Les puissances raisonnables sont capables de se porter à des choses opposées, comme le dit Aristote (Met., liv. 4, text. 3). Or, la volonté de l’ange bienheureux ne cesse pas d’être raisonnable. Donc elle se porte au bien et au mal.

          Réponse à l’objection N°2 : Les puissances raisonnables se rapportent à des choses opposées quand il s’agit d’objets auxquels elles ne sont pas naturellement destinées, mais il n’en est pas de même quand il s’agit de choses vers lesquelles elles tendent naturellement. Ainsi l’intelligence ne peut refuser son assentiment aux premiers principes qui lui sont naturellement connus ; de même la volonté ne peut s’empêcher d’adhérer au bien considéré comme tel, parce qu’elle se rapporte naturellement à lui comme à son objet. La volonté de l’ange se rapporte à des choses opposées quand il s’agit de faire ou de ne pas faire beaucoup de choses ; mais relativement à Dieu lui-même qu’ils reconnaissent pour l’essence même de la bonté il n’en est pas ainsi. Quelques actions qu’ils fassent ils se conforment à sa volonté, et c’est ce qui fait qu’ils sont impeccables.

 

          Objection N°3. Il est dans la nature du libre arbitre que l’homme puisse choisir le bien et le mal. Or, le libre arbitre n’est pas affaibli dans les anges bienheureux. Ils peuvent donc pécher.

          Réponse à l’objection N°3 : Le libre arbitre est par rapport au choix des moyens qui mènent à la fin ce que l’entendement est par rapport aux conséquences que l’on déduit d’un principe. Or, il est évident qu’il est de la perfection de l’entendement de pouvoir déduire diverses conséquences de principes admis ; mais s’il vient à tirer une conséquence sans suivre l’ordre des principes, cette erreur provient de son imperfection et de sa faiblesse. D’où l’on voit que le libre arbitre peut faire choix de choses diverses, pourvu qu’il se renferme dans les limites de la fin qu’il doit atteindre. C’est même en cela que consiste la perfection de la liberté. Mais s’il vient à choisir une chose qui le mette en dehors de sa fin, il pèche alors, et cette faute résulte de l’imperfection même de la liberté (Ainsi pécher, c’est se tromper sur le choix des moyens, ce qui indique une imperfection dans la volonté comme l’erreur que l’on commet en tirant d’un principe des conséquences, indique un défaut ou une imperfection dans l’intelligence.). Il y a donc dans les anges qui ne peuvent pécher une liberté plus parfaite qu’en nous qui pouvons le faire.

 

         Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap. 7) que la nature qui ne peut pas pécher est celle des saints anges. Donc les saints anges ne peuvent plus pécher.

 

          Conclusion Puisque l’ange bienheureux ne peut rien vouloir ni rien faire sans le rapporter à Dieu qui est la bonté même, il ne peut pécher d’aucune manière.

          Il faut répondre que les anges bienheureux ne peuvent pas pécher. La raison en est que leur béatitude consiste en ce qu’ils voient Dieu dans son essence. Or, l’essence de Dieu est l’essence même de la bonté. Par conséquent l’ange qui voit Dieu est par rapport à lui ce qu’est par rapport à la nature du bien en général celui qui ne voit pas la Divinité. Or, il est impossible que quelqu’un veuille ou fasse quelque chose qui ne se rapporte au bien, et qu’il veuille ainsi s’éloigner du bien considéré comme tel. L’ange heureux ne peut donc vouloir et faire que ce qui se rapporte à Dieu, et en agissant ainsi il ne peut pécher. Par conséquent l’ange heureux ne peut pécher d’aucune manière (D’ailleurs, si le bonheur des élus était amissible, il ne serait pas exempt de crainte et d’inquiétude, ce ne serait donc pas un vrai bonheur.).

 

Article 9 : Les anges bienheureux peuvent-ils encore faire des progrès quand ils sont arrivés à la béatitude ?

 

          Objection N°1. Il semble que les anges bienheureux puissent progresser encore dans la béatitude. Car la charité est le principe du mérite. Or, dans les anges la charité est parfaite. Les anges bienheureux peuvent donc mériter. Et comme la récompense doit augmenter à mesure que croît le mérite, il s’ensuit que les anges bienheureux peuvent progresser dans la béatitude.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mérite n’est possible que pour l’être qui tend à sa fin. La créature raisonnable tond à sa fin non seulement passivement, mais encore activement. Quand la fin n’est pas au-dessus de la puissance de la créature raisonnable, son action produit la fin elle-même. Ainsi en méditant l’homme acquiert la science. Mais si la fin n’est pas au pouvoir de l’être qui agit, et qu’il l’attende d’un autre, son action est méritoire par rapport à la fin elle-même. Pour celui qui est arrivé au dernier terme, il ne peut plus tendre vers la fin (Si l’on admettait que les bienheureux peuvent encore mériter, cela supposerait qu’ils peuvent aussi démériter, ce qui serait contraire à la proposition précédente.) ; il ne se meut plus, mais il est transformé. D’où il résulte que par la charité imparfaite dont nous faisons des actes pendant que nous sommes dans la voie, nous méritons ; mais que par la charité parfaite on ne mérite pas ; on jouit plutôt de la récompense. Ainsi quand on contracte une habitude, l’acte qui la précède la produit, mais une fois l’habitude contractée, l’acte qui en procède est un acte parfait accompagné de jouissance. De même l’acte de charité parfaite n’a pas la nature du mérite ; il tient davantage de la perfection de la récompense.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dit (De doct. christ., liv. 1, chap. 32) que Dieu se sert de nous à notre avantage et par un effet de sa bonté, et qu’il se sert de même des anges auxquels il confie des fonctions spirituelles, puisque, comme le dit l’Apôtre : Ce sont des esprits qui lui tiennent lieu de ministres et qui sont envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Héb., 1, 14). Or, les anges ne retireraient de là aucun avantage s’ils ne faisaient des progrès dans la béatitude. Il faut donc que les anges heureux puissent mériter et progresser dans la béatitude.

          Réponse à l’objection N°2 : Une chose peut être utile de deux manières : 1° Elle peut être utile (Comme moyen.) pendant qu’on est dans la voie et qu’on tend vers sa fin. Le mérite de la béatitude est utile de cette façon. 2° Elle peut être utile comme la partie l’est au tout, comme une muraille, par exemple, est utile à une maison. De cette manière les fonctions des anges bienheureux leur sont utiles, parce qu’elles font partie de leur bonheur. Car communiquer aux autres la perfection que l’on a en soi, c’est le propre de tout ce qui est parfait considéré comme tel.

 

          Objection N°3. C’est une imperfection dans celui qui n’est pas arrivé au dernier degré de ne pouvoir plus progresser. Or, les anges ne sont pas au plus haut degré. Si donc ils ne peuvent pas progresser toujours de plus en plus, il semble que ce soit en eux une imperfection et un défaut ; ce qui répugne.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’ange bienheureux ne soit pas absolument au degré le plus élevé de la béatitude, il est néanmoins au dernier degré par rapport à lui-même d’après la prédestination divine. Cependant la joie des anges peut être augmentée par le salut de ceux qui sont sauvés par leur ministère, d’après ces paroles de saint Luc (Luc, 15, 10) : Les anges se réjouissent plus d’un seul pécheur qui fait pénitence, etc. Cette joie fait partie de leur récompense accidentelle, qui peut s’accroître ainsi jusqu’au jour du jugement (C’est ce que le pape Innocent III dit formellement (De celeb. Mis.) : Licet plerique reputent non indignum sanctorum gloriam usque ad judicium augmentari et ideo Ecclesiam interim sanè posse augmentum glorificationis eorum optare. Cette distinction de la gloire essentielle et de la gloire accidentelle est nécessaire pour entendre certains passages de l’Ecriture et des Pères.). Il y en a qui infèrent de là qu’ils peuvent mériter par rapport à leur récompense accidentelle. Mais il vaut mieux dire qu’on ne peut mériter d’aucune manière le bonheur, à moins que l’on ne soit tout à la fois voyageur et bienheureux, comme le Christ, qui eut seul cette double prérogative. Car les anges acquièrent par la béatitude la joie dont nous venons de parler plutôt qu’ils ne la méritent.

 

          Mais c’est le contraire. Car ce n’est que pendant qu’on est dans la voie qu’on peut mériter et progresser. Or, les anges ne sont pas des voyageurs, mais ils sont arrivés au terme. Donc les anges heureux ne peuvent mériter, ni progresser dans la béatitude.

 

          Conclusion Puisque les anges sont destinés par Dieu à la béatitude, ils ne peuvent plus progresser une fois qu’ils y sont parvenus.

          Il faut répondre que dans tout mouvement l’intention du moteur se porte vers un but déterminé qu’il cherche à faire atteindre par le mobile. L’intention se rapporte à la fin qui ne peut être indéfinie. Or, il est évident que puisque la créature raisonnable ne peut arriver par ses seules forces à la béatitude qui consiste dans la vision de Dieu, comme nous l’avons dit (art. 1), elle a besoin d’y être élevée par Dieu. Mais il faut qu’il y ait un degré déterminé auquel toute créature raisonnable soit destinée comme à sa fin dernière. Ce degré ne peut pas être déterminé, dans la vision divine par rapport à l’objet qui est vu, parce que tous les bienheureux voient la vérité souveraine à des degrés divers : mais quant à la manière de la voir, celui qui dirige les créatures vers leur fin a déterminé des modes différents. Car il n’est pas possible que la créature raisonnable, qui a été produite pour voir l’essence divine, ait été aussi produite pour la voir de la manière la plus élevée, c’est-à-dire pour en avoir la compréhension. Il n’y a que Dieu qui puisse se comprendre ainsi, comme nous l’avons dit (quest. 12, art. 7 ; quest. 14, art. 3). Mais par là même qu’il faut une force d’intelligence infinie pour comprendre Dieu, la créature qui le voit étant nécessairement finie, il y a entre l’infini et le fini quel qu’il soit une multitude infinie de degrés, et c’est ce qui fait que les êtres raisonnables peuvent connaître Dieu d’une foule de manières, les uns plus, les autres moins clairement. Et comme la béatitude consiste dans la vision de Dieu, de même le degré de la béatitude dépend de la manière dont on le voit. Ainsi donc toute créature raisonnable est conduite par Dieu à sa fin qui consiste dans le degré de bonheur auquel elle a été prédestinée. Une fois ce degré atteint, elle ne peut pas aller plus loin.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.