Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 63 : De
la malice des anges
Nous
avons maintenant à nous occuper de la manière dont les anges sont devenus
mauvais. Nous considérerons 1° le mal de la faute, 2° le mal de la peine. — Sur
le premier point neuf questions se présentent : 1° Le mal de la faute peut-il
exister dans l’ange ? (L’Ecriture est formelle à ce
sujet (Job, 4, 18) il a trouvé le péché
dans ses anges, etc. Ceux qui ont attaqué cette vérité, ce sont les incrédules
qui nient l’existence des démons et des esprits, et Calvin qui rejette sur Dieu
le péché commis par le démon.) — 2° Dans quelle espèce de péchés les anges
peuvent-ils tomber ? (L’Ecriture indique l’orgueil et
l’envie comme les péchés du démon (Job, 41, 25) : c’est lui qui est le roi de tous les fils de l’orgueil ; (Sag., 2, 24-25) :
Mais la mort est entrée dans le monde par
l’envie du diable ; et ceux-là l’imitent, qui sont de son parti.) — 3°
Qu’est-ce que l’ange a désiré quand il a péché ? (Saint Thomas se propose dans
cet article d’expliquer ces paroles d’Isaïe : je monterai sur le sommet des nues, je serai semblable au Très-Haut
(14, 14) et ces autres paroles d’Ezéchiel : Parce
que ton cœur s’est élevé et que tu as dit : Je suis Dieu (28, 2) que tous
les interprètes rapportent au démon.) — 4° En supposant qu’il y ait des anges
qui soient devenus mauvais par la faute de leur volonté, y en a-t-il qui soient
mauvais par nature ? (Cet article est une réfutation des manichéens et dès
priscillianistes qui prétendaient que le diable est mauvais de sa nature, et
qu’il ne peut être bon. Cette erreur se trouve condamnée par le pape saint Léon
(Epist. ad Turibium),
par le concile de Braga (can. 7) et par le concile de Latran, qui définit ainsi
la croyance catholique : Diabolus et alii dæmones à Deo quidem natura creati sunt
boni, sed ipsi per se facti sunt
mali.) — 5° En supposant qu’il n’y en ait pas, y en a-t-il qui aient pu
être mauvais au premier instant de leur création par l’acte de leur volonté
propre ? (L’Eglise n’a rien défini sur cette
question, ni sur celles qui suivent. On ne peut donc que se livrer à des
conjectures.) — 6° En supposant qu’il n’y en ait pas, y a-t-il eu un intervalle
quelconque entre la création de l’ange et sa chute ? (Les Pères grecs qui
croient que les anges ont été créés longtemps avant le monde matériel, pensent
que les démons ont passé un certain temps avec les anges, car la plupart
veulent qu’ils ne soient tombés que parce qu’ils ont porté envie à la dignité
de l’homme. Rupert (1 De vict. verb., chap. 21), Cassien
(Collect.
8, chap. 10) sont de ce sentiment, mais la plupart des Pères latins sont de
l’avis de saint Thomas.) — 7° L’ange le plus coupable a-t-il été le plus grand
des anges ? (Les Pères sont partagés sur cette question, Tertullien (Cont. Marc., liv. 2, chap. 10), Lactance
(Inst., liv. 2, chap. 8), saint Grégoire le
Grand (Mor., liv. 4, chap. 15), le vénérable Bède
(Comment. Job, chap. 40), Hugues de
Saint-Victor (Sum. sent., tract. 2, chap. 4), Pierre
Lombard (liv. 2, dist. 6) et la plupart des théologiens scolastiques sont du
sentiment de saint Thomas.) — 8° Le péché du premier ange a-t-il été la cause
du péché de tous les autres ? (Les théologiens ont vivement discuté cette
question sur laquelle on ne trouve guère dans les Pères qu’une chose ; c’est la
distinction qu’ils font entre Satan, Lucifer et ses démons. Ils sont unanimes à
considérer le chef des anges déchus comme un être à part auquel tous les autres
obéissent. Lactance établit même une différence entre la chute de ce chef et
celle des anges inférieurs (Inst., liv. 2,
chap. 8, 11, 14) : mais son sentiment n’a pas été suivi.) — 9° Y a-t-il eu
autant d’anges rebelles que d’anges fidèles ? (Il y a des Pères qui ont cru que
le tiers des anges était tombé, d’après un passage de l’Apocalypse. Saint
Augustin a été de ce sentiment.)
Article
1 : Le mal de la faute peut-il exister dans les anges ?
Objection
N°1. Il semble que le mal de la faute ne puisse exister dans les anges. En
effet le mal de la faute ne peut exister que dans les êtres qui sont en
puissance, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 9, text. 19). Car le sujet de la privation est
l’être en puissance. Or, les anges étant des formes subsistantes n’existent pas
en puissance. Par conséquent le mal de la faute ne peut exister en eux.
Réponse
à l’objection N°1 : Les anges ne sont pas en puissance par rapport à leur
existence naturelle ; il y a cependant en eux quelque chose qui est en
puissance, c’est leur intelligence (Ou plus littéralement la partie intellective de leur être, ce qui
comprend l’intelligence et la volonté.) qui peut se tourner vers une chose ou
une autre. Sous ce rapport le mal peut exister en eux.
Objection
N°2. Les anges sont plus nobles que les corps célestes. Or, dans les corps
célestes le mal ne peut exister, comme le disent les philosophes. Donc il ne
peut pas non plus exister dans les anges.
Réponse
à l’objection N°2 : Les corps célestes n’ont pas d’autre action que leur action
naturelle. C’est pourquoi, comme leur nature ne peut se corrompre, de même il
ne peut rien y avoir de désordonné dans leur action. Mais indépendamment de
l’action naturelle il y a dans les anges l’action du libre arbitre qui les rend
peccables.
Objection
N°3. Ce qui est naturel est toujours dans un être. Or, il est naturel aux anges
d’être portés vers Dieu par un mouvement d’amour. Ce mouvement ne peut donc
être détruit en eux, et, puisqu’en aimant Dieu ils ne pèchent pas, il s’ensuit
qu’ils ne peuvent pécher.
Réponse
à l’objection N°3 : Il est naturel à l’ange de se tourner vers Dieu et de
l’aimer comme le principe de sa nature. Mais pour se tourner vers lui, comme
étant l’objet de la béatitude surnaturelle, ce ne peut être que l’effet d’un
amour gratuit dont l’ange a pu se détourner en péchant.
Objection
N°4. Le désir n’a pour objet que le bien, ou ce qui paraît tel. Or, ce qui
paraît bon aux anges l’est réellement, parce qu’il ne peut pas y avoir en eux
d’erreur, ou du moins ils ne pouvaient se tromper tant qu’ils n’ont pas été
coupables. Les anges ne peuvent donc désirer que ce qui est véritablement bon,
et comme on ne pèche pas en désirant ce qui est bien, il s’ensuit que l’ange
n’a pas péché par le désir.
Réponse
à l’objection N°4 : Le péché mortel peut être de deux manières l’effet du libre
arbitre. 1° Il peut résulter de ce que l’on choisit une chose mauvaise. C’est
ainsi que l’homme pèche en choisissant l’adultère qui est une chose mauvaise en
elle-même. Ce péché provient toujours de l’ignorance ou de l’erreur, parce que
sans cela on ne prendrait pas pour bon ce qui est mauvais. Ainsi l’adultère se
trompe sur le fait en particulier quand il prend la délectation de cet acte
déréglé pour une chose bonne au point de vue de la passion ou de l’habitude,
bien qu’en général il ne se trompe pas sur la moralité de l’action et qu’il
sache bien ce qu’il doit en penser. L’ange ne peut pécher de cette manière,
parce qu’il n’y a point en lui de passions qui lient la raison ou
l’entendement, comme nous l’avons dit (quest. 59, art. 4), et parce que
l’habitude qui le porte au mal n’a pu précéder son premier péché. 2° On peut
encore pécher par le libre arbitre en choisissant une chose bonne en elle-même
sans se conformer à la mesure ou à la règle qu’on doit observer, de sorte que
ce qu’il y a de vicieux dans l’acte provient seulement du choix qui n’a pas été
fait dans les conditions voulues, mais non de la chose choisie. C’est ainsi
qu’on pécherait si l’on priait, par exemple, sans faire attention à l’ordre
établi par l’Eglise. Cette sorte de péché ne présuppose pas l’ignorance, mais
seulement qu’on a manqué de considérer ce que l’on aurait dû examiner. L’ange a
péché de cette manière en faisant usage de son libre arbitre pour se porter
vers son bien propre sans se régler sur la volonté divine.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans Job : Le Seigneur a trouvé du mal dans ses anges (4, 18).
Conclusion
Toute créature raisonnable réduite aux simples conditions de sa nature peut se
tromper et pécher, mais Dieu ne peut ni se tromper, ni pécher, puisqu’il n’y a
que lui qui soit la règle de ses actes.
Il
faut répondre que l’ange aussi bien que toute créature raisonnable, quand on le
considère dans sa nature, peut pécher. Et s’il y a une créature qui ne puisse
pécher, elle le doit à la grâce et non à sa condition naturelle. La raison en
est que pécher n’est rien autre chose que s’écarter de la rectitude que l’acte
doit avoir, soit que l’on considère le péché dans l’ordre de la nature, ou de
l’art, ou de la morale. Le seul acte qui ne puisse jamais s’écarter de la
droite voie, c’est celui dont la puissance même de l’agent est la règle. Car si
la main de l’ouvrier était la règle même de l’entaille qu’il fait, il ne
pourrait jamais couper le bois qu’en droite ligne. Mais si l’entaille doit être
appréciée d’après une autre règle, elle pourra être droite et ne l’être pas.
Or, la volonté divine est seule la règle de ses actes, parce qu’elle ne se
rapporte pas à une fin plus élevée qu’elle. Au contraire la volonté de toute
créature n’est dans la droite voie, quand elle agit, qu’autant qu’elle est
conforme à la volonté divine, qui est sa fin dernière.
C’est ainsi que la volonté d’un inférieur n’est droite qu’autant qu’elle est
conforme à la volonté de son supérieur, comme la volonté du soldat par rapport
à celle de son général. Il n’y a donc que la volonté divine qui soit exempte de
péché. Toute volonté créée peut pécher selon la condition de sa nature.
Article
2 : Les anges ne peuvent-ils pécher que par envie ou par orgueil ?
Objection
N°1. Il semble que les anges ne puissent pas seulement pécher par envie et par
orgueil. Car, quand un être est capable de se délecter dans un péché, il peut
tomber dans ce péché. Or, les démons se délectent dans les obscénités des
péchés charnels, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 3). Ils peuvent donc tomber dans ces
péchés.
Réponse
à l’objection N°1 : Les démons ne se délectent pas dans les obscénités des
péchés charnels, comme si ces délectations les affectaient eux-mêmes (Philon et
Josèphe ont cru que les anges étaient tombés dans ces crimes charnels, parce
qu’ils interprétaient mal ce qui est dit des enfants de Dieu et des enfants des
démons (Gen.,
chap. 6). Saint Justin, Athénagore, Tertullien, saint
Cyprien, saint Ambroiso, saint Hilaire ont partagé
leur erreur.). Mais tout cela provient de l’envie qui les porte à se réjouir de
tous nos péchés quels qu’ils soient, parce qu’ils sont autant d’obstacles à
notre bonheur.
Objection
N°2. Comme l’orgueil et l’envie sont des péchés de l’esprit, de même le dégoût,
l’avarice et la colère. Or, les péchés de l’esprit conviennent aux êtres
spirituels, comme les péchés de la chair aux êtres corporels. Les anges ne
peuvent donc pas seulement pécher par envie et par orgueil, mais ils peuvent
encore pécher par dégoût et par avarice.
Réponse
à l’objection N°2 : L’avarice, considérée comme un péché d’une espèce
particulière, est le désir immodéré des choses temporelles dont on se sert dans
l’usage de la vie humaine, et qu’on peut estimer à prix d’argent. Les démons ne
sont pas plus affectés de ce désir que des délectations charnelles. L’avarice
proprement dite ne peut donc pas exister en eux. Mais si on entend par avarice
le désir immodéré d’avoir toute espèce de bien créé, elle est alors comprise
dans l’orgueil qui est leur péché. La colère suppose une certaine passion,
comme la concupiscence. Elle ne peut donc exister dans les démons que
métaphoriquement. L’apathie ou le dégoût (Le dégoût des choses spirituelles. Ce
vice était fréquent parmi les moines, et Cassien en
parle longuement (De instit. monach., liv. 10, chap. 1).) est une sorte de tristesse qui appesantit l’homme et le rend
peu apte aux exercices spirituels en raison des fatigues du corps. Ce défaut ne
peut pas non plus se trouver dans les démons. Il est donc évident que l’orgueil
et l’envie sont les seuls péchés purement spirituels qui puissent exister en
eux, à condition toutefois qu’on ne prenne pas l’envie pour une passion, mais
seulement pour l’action de la volonté qui s’oppose au bonheur d’autrui.
Objection
N°3. D’après saint Grégoire (Mor., liv. 31,
chap. 17) : De l’orgueil naissent plusieurs vices, ainsi que de l’envie. Or, en
posant la cause on pose aussi l’effet. Par conséquent, si les anges peuvent
pécher par orgueil et par envie, ils peuvent aussi, pour le même motif, avoir
d’autres vices.
Réponse
à l’objection N°3 : Sous l’envie et l’orgueil, tels qu’ils existent dans les
démons, on comprend tous les péchés qui sont la conséquence de ces vices.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 3) que l’ange ne tombe ni dans la fornication, ni
dans l’ivresse, ni dans d’autres vices semblables, mais qu’il est orgueilleux
et envieux.
Conclusion
Tous les péchés peuvent être dans la volonté des anges quand on considère cette
volonté comme une cause affective et impulsive, mais si on la regarde comme une
cause formelle et efficiente, le premier péché qui s’y est glissé n’a pu être
que le péché d’orgueil, qui a eu ensuite pour conséquence le péché d’envie.
Il
faut répondre que le péché peut exister dans un être de deux manières : 1° Il
peut y être de façon que la volonté en soit la cause affective et impulsive. 2°
La volonté peut en être la cause formelle et efficiente. De la première sorte,
tous les péchés sont dans les démons, parce qu’ils poussent les hommes à tous
les crimes possibles, et qu’ils méritent par conséquent d’être chargés de tout
le mal qu’on peut faire. De la seconde sorte, les mauvais anges ne peuvent être
coupables que des fautes qui sont susceptibles d’affecter leur nature spirituelle.
Or, une nature spirituelle ne peut être affectée par les biens qui sont propres
aux corps ; elle ne peut l’être que par les biens qu’on trouve dans les choses
spirituelles. Car un être ne peut être affecté que par ce qui convient sous
certain rapport à sa nature. D’un autre côté les biens spirituels ne peuvent
être une occasion de péché qu’autant que celui qu’ils affectent s’écarte en les
recevant de la règle que son supérieur lui a imposée. Ce défaut de soumission
au supérieur dans ce qui est obligatoire constitue précisément le péché
d’orgueil. C’est pourquoi le premier péché de l’ange n’a pu être qu’un péché
d’orgueil. — Le péché d’envie a été la conséquence de celui-ci (Saint Grégoire
de Nysse, saint Paulin, saint Cyprien et Tertullien
ont considéré l’envie comme le péché principal des démons, mais la plupart des
Pères sont à cet égard du sentiment de saint Thomas.). Car la raison qui porte
la volonté à désirer une chose, la porte aussi à s’opposer à la chose
contraire. En effet, l’envieux est fâché du bien d’autrui, parce qu’il le
considère comme un obstacle à son bien propre. Or, l’ange mauvais n’a pu
considérer le bien d’autrui comme un obstacle à son bonheur qu’autant qu’il a
recherché une supériorité toute particulière, que la supériorité d’un autre
esprit aurait détruite. C’est pourquoi, après avoir fait le péché d’orgueil,
l’ange prévaricateur est tombé dans le péché d’envie qui fait que le bonheur de
l’homme et l’excellence de la divinité sont pour lui une cause de peine, parce
que Dieu se sert de ces biens pour faire éclater sa gloire contrairement à la
volonté du démon lui-même.
Article
3 : Le diable a-t-il désiré être comme Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que le diable n’ait pas désiré être comme Dieu. Car ce qui ne
tombe pas sous la perception ne peut être l’objet du désir, puisque c’est le
bien que nous percevons qui meut l’appétit sensitif, raisonnable ou intelligentiel, et que c’est dans l’appétit exclusivement
que le péché se consomme. Or, l’égalité de la créature et de Dieu ne peut être
l’objet d’une perception. Car ces deux idées impliquent contradiction,
puisqu’il faut que le fini soit l’infini pour l’égaler. Donc l’ange n’a pu
désirer être comme Dieu.
Objection
N°2. On peut désirer sans péché ce qui est la fin de
la nature. Or, la fin à laquelle toute créature tend naturellement, c’est de
ressembler à Dieu. Si donc l’ange a désiré être comme Dieu, c’est-à-dire s’il a
voulu non l’égaler, mais lui ressembler, il semble qu’en cela il n’ait pas
péché.
Objection
N°3. L’auge a été créé dans une plénitude de sagesse
beaucoup plus grande que l’homme. Or, il n’y a pas d’homme, à moins qu’il ne
soit absolument insensé, qui veuille s’égaler à l’ange, bien loin de songer à
s’égaler à Dieu. Car on ne désire que ce qui est possible et que ce que
l’esprit conseille. A plus forte raison l’ange n’a-t-il pas pu pécher en
désirant être comme Dieu.
Mais
c’est le contraire. Car Isaïe fait dire au démon (Is.,
14, 13) : Je monterai au ciel… et je
serai semblable au Très-Haut. Et saint Augustin dit (De quæst. Vet. Test.,
quest. 113) que le démon enflé d’orgueil a voulu être appelé Dieu.
Conclusion
L’ange a péché en désirant être comme Dieu, sans vouloir toutefois l’égaler,
mais en faisant sa fin dernière de ce qu’il pouvait obtenir par les forces
seules de sa nature, ou bien en voulant parvenir à la béatitude par ses
facultés naturelles sans le secours de la grâce.
Il
faut répondre que l’ange a sans aucun doute péché en désirant être comme Dieu.
Mais le mot comme peut s’entendre de
deux manières : il peut signifier l’égalité ou la ressemblance. Dans le premier
sens l’ange n’a pu désirer être comme Dieu, parce qu’il savait par ses lumières
naturelles que c’était impossible. Avant sa première faute il n’y avait en lui
ni habitude, ni passion capable d’enchaîner son intelligence de manière à
l’induire en erreur et à lui faire rechercher une chose impossible, comme cela
nous arrive quelquefois. Supposé d’ailleurs que la chose eût été possible, elle
aurait été contraire au désir naturel. Car ce qu’il y a de plus naturel dans un
être, c’est le désir de sa conservation ; et dans ce cas il ne se serait pas
conservé, puisqu’il se serait transformé en une autre nature. C’est pourquoi il
n’y a pas d’être qui, étant dans un rang inférieur, puisse désirer le rang qu’un
être supérieur occupe. Ainsi l’âne ne désire pas être cheval, parce que s’il
passait dans un ordre plus élevé il cesserait d’être lui-même. Ce qui égare à
ce sujet l’imagination, c’est que l’homme ambitionne un rang plus élevé par
rapport à des choses accidentelles qui peuvent se développer en lui sans que
leur sujet soit détruit, et on croit à cause de cela qu’il peut désirer un rang
supérieur à sa nature, auquel il ne pourrait parvenir sans cesser d’exister.
Or, il est évident que Dieu surpasse l’ange non-seulement
par rapport aux choses accidentelles, mais encore selon l’ordre de la nature.
Un ange en surpasse même un autre de cette manière. D’où il résulte qu’il est
impossible qu’un ange inférieur désire être égal à un ange supérieur, bien loin
de songer à s’égaler à Dieu. — On peut désirer être comme Dieu, c’est-à-dire
lui ressembler, de deux manières : 1° La créature peut désirer ressembler à
Dieu autant que sa nature le comporte. Quand quelqu’un désire ainsi ressembler
à Dieu, il ne pèche pas, pourvu toutefois qu’il cherche à obtenir cette
ressemblance de la manière convenable, c’est-à-dire qu’il veuille l’obtenir de
Dieu. Ainsi on pécherait si l’on désirait, par exemple, être juste comme Dieu
et qu’on voulût tenir cette vertu de ses propres forces et non de la puissance
divine. — 2° On peut désirer être semblable à Dieu, par rapport aux choses qui
sont au-dessus de la nature et que par conséquent on ne peut pas imiter. Comme
si, par exemple, on désirait avoir la puissance de créer le ciel et la terre, ce
qui est le propre de Dieu. Il y a en cela péché. Le diable a désiré de cette
manière être comme Dieu. Ce n’est pas qu’il ait voulu lui ressembler en ce sens
qu’il ait été comme lui absolument indépendant, parce que dans ce cas il aurait
voulu anéantir son être, puisqu’il n’y a pas de créature qui puisse exister
sans participer à l’être de Dieu, et par conséquent sans dépendre de lui. Mais
il a cherché à être semblable à Dieu en ce qu’il a choisi pour sa fin dernière
ce qu’il pouvait obtenir par les seules forces de sa nature, s’éloignant ainsi
de la béatitude surnaturelle qu’on ne peut obtenir que par la grâce de Dieu. —
Ou bien s’il a désiré comme sa fin dernière cette
ressemblance divine qui est l’effet de la grâce, il a voulu l’obtenir par les
forces de sa nature, sans le secours céleste que Dieu avait mis à sa
disposition. Ce dernier sentiment s’accorde avec les paroles de saint Anselme,
qui dit qu’il a désiré ce qu’il aurait obtenu s’il eût été fidèle (Lib. de cas. diab., chap. 4). Ces
deux opinions reviennent d’ailleurs à peu près au même. Car, dans ces deux
hypothèses, le démon a désiré atteindre, par les seules forces de sa nature, sa
béatitude finale, ce qui est le propre de Dieu. Et comme ce qui est par
lui-même est le principe et la cause de ce qui tient l’être d’autrui, il
s’ensuit qu’il a désiré avoir sur les autres choses une certaine prééminence.
Et c’est précisément sous ce rapport qu’il a eu tort de vouloir se rendre
semblable à Dieu (Cette question est très difficile, et les sentiments sont à
ce sujet très partagés. Les uns veulent que le démon ait eu la prétention de
s’affranchir de toute espèce de joug et de domination, les autres disent qu’il
a voulu se faire adorer comme Dieu, ceux-ci pensent qu’il désirait exercer une
domination absolue sur toutes les créatures, ceux-là croient qu’il entreprit de
s’asseoir sur le même trône que Dieu, c’est-à-dire d’égaler sa puissance. Voyez
ces divers sentiments rapportés par le père Peteau dans son Traité des anges, liv. 3, chap. 2.).
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Article
4 : Y a-t-il des démons qui soient naturellement mauvais ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait des démons qui soient naturellement mauvais. Car
saint Augustin fait dire à Porphyre (De
civ. Dei, liv. 10, chap. 11) qu’il y a une certaine espèce de démons
naturellement fourbes qui se font passer pour des dieux ou pour les âmes des
défunts. Or, être fourbe c’est être méchant. Donc il y a des démons qui sont
naturellement mauvais.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin blâme Porphyre d’avoir dit que les démons
sont naturellement trompeurs, et il soutient qu’ils ne sont pas tels de leur
nature, mais par l’effet de leur propre volonté. Porphyre prétendait qu’ils
étaient naturellement trompeurs parce qu’il supposait que les démons sont des
animaux doués d’une nature sensitive. Or, la nature sensitive se rapporte à un
bien particulier qui peut être mêlé au mal. Ils auraient pu dans cette
hypothèse avoir une inclination naturelle au mal, par accident toutefois, c’est-à-dire
en tant que le mal aurait été uni au bien.
Objection
N°2. Comme les anges ont été créés par Dieu, de même les hommes aussi. Or, il y
a des hommes naturellement méchants. La Sagesse dit d’eux (12, 10) : Leur malice était naturelle. Donc il y a
des anges qui peuvent être naturellement méchants.
Réponse
à l’objection N°2 : On peut appeler naturelle la malice de quelques hommes,
soit à cause de l’habitude qui est une seconde nature, soit à cause de
l’inclination naturelle qu’a la partie sensitive de l’âme pour quelque passion
déréglée. C’est ainsi qu’on dit que la colère ou la concupiscence sont
naturelles à quelques hommes. Mais il n’en est pas de même de la nature
intellectuelle.
Objection
N°3. Il y a des animaux déraisonnables qui ont une malice naturelle ; ainsi le
renard est naturellement trompeur, le loup naturellement rapace. Ce sont
cependant des créatures de Dieu. Donc les démons quoiqu’ils soient des
créatures de Dieu peuvent être naturellement mauvais.
Réponse
à l’objection N°3 : Les animaux ont en raison de leur nature sensitive une
inclination naturelle à certains biens particuliers mêlés de maux. C’est ainsi
que le renard est porté à chercher sa nourriture avec une sagacité mêlée de
fourberie. La fourberie n’est donc pas en lui un mal puisqu’elle lui est
naturelle, pas plus que la fureur n’est un mal dans le chien, comme le dit
saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Mais
c’est le contraire. Car saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que les démons ne sont pas naturellement méchants.
Conclusion
Les démons ayant de l’inclination pour le bien général, ne peuvent être
naturellement mauvais.
Il
faut répondre que tout ce qui existe a d’après son être et sa nature une
tendance naturelle vers un bien quelconque, puisque le principe de son être est
bon et que l’effet retourne toujours vers son principe. Un bien particulier
peut être mêlé d’un mal quelconque ; c’est ainsi que le feu a ceci de mauvais
qu’il peut consumer les autres êtres. Mais ce qui est bon universellement est
sans aucun mélange de mal. Ainsi donc, s’il y a un être dont la nature se
rapporte à un bien particulier, il peut naturellement se porter vers une chose
mauvaise ; il ne la voudra pas comme telle, mais accidentellement parce qu’elle
est unie à une espèce de bien. Mais s’il y a un être dont la nature se rapporte
à un bien pris dans l’universalité même de son acception, il ne peut se faire
qu’il soit naturellement porté au mal. Or, il est évident que toute nature
intellectuelle se rapporte au bien universel qu’elle peut percevoir et qui est
l’objet de sa volonté. Et puisque les démons sont des substances
intellectuelles ils ne peuvent donc avoir aucune inclination naturelle au mal.
C’est pourquoi ils ne peuvent être naturellement mauvais.
Article
5 : Le diable a-t-il été mauvais dès le premier instant de sa création par la
faute de sa propre volonté ?
Objection
N°1. Il semble que le diable ait été mauvais par/ la faute de sa propre volonté
dès le premier instant de sa création. Car saint Jean dit de lui (Jean, 8, 44)
: Il était homicide dès le commencement.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme l’observe saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 15), quand on dit que le diable pèche
dès le commencement, cela ne signifie pas qu’il pèche depuis le moment où il a
été créé, mais qu’il pèche depuis qu’il a commencé à pécher, c’est-à-dire qu’il
n’est jamais sorti de son péché.
Objection
N°2. D’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 1, chap.
15), le défaut de forme dans la créature n’a pas eu sur la forme qu’elle a
reçue une priorité de temps, mais une priorité d’origine. Or, par le ciel qui a
été créé d’abord, il entend, comme il le dit dans le même ouvrage (liv. 2,
chap. 8), la nature informe de l’ange. Et par ces paroles que Dieu prononça
ensuite : Que la lumière se fasse et la
lumière fut faite, il entend sa formation qui fut l’effet des rapports qui
s’établirent entre l’ange et le Verbe. La nature de l’ange a donc été créée
simultanément avec la lumière. Mais aussitôt que la lumière a été faite elle a
été distincte des ténèbres par lesquelles on comprend les anges pécheurs. Donc
parmi les anges les uns ont été heureux et les autres ont péché dès le premier
instant de leur création.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette distinction de la lumière et des ténèbres d’après
laquelle on entend par ténèbres les péchés des démons, doit s’entendre selon la
prescience de Dieu (Ainsi, il n’est pas nécessaire que le péché ait existé, il
suffit que Dieu l’ait prévu pour que la lumière ait été séparée des ténèbres.).
C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 11, chap. 19) que la lumière n’a pu être séparée des
ténèbres que par celui qui a pu savoir à l’avance la chute de ceux qui
tomberaient.
Objection
N°3. Le péché est opposé au mérite. Or, dès le premier instant de sa création
une nature intellectuelle peut mériter. C’est ainsi qu’a mérité l’âme du
Christ, et c’est aussi de cette manière qu’ont mérité les bons anges. Les
démons ont donc pu pécher dès le premier instant de leur création.
Réponse
à l’objection N°3 : Tout ce qui constitue le mérite vient de Dieu. C’est
pourquoi l’ange a pu mériter dès le premier instant de sa création. Mais on ne
peut pas raisonner de même du péché, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Objection
N°4. La nature angélique est supérieure à la nature corporelle. Or, dès le
premier instant de leur création les choses corporelles ont immédiatement
commencé à exercer leur action. Ainsi le feu aussitôt qu’il a été produit a
commencé à s’élever. Donc l’ange a pu également opérer ou agir dès le premier
instant de sa création. S’il a pu agir, son action a été droite ou elle ne l’a
pas été. Si elle a été droite, puisqu’ils avaient la grâce ils ont mérité la
béatitude, et comme d’après ce que nous avons dit (quest. 62, art. 5) la
récompense suit dans les anges le mérite immédiatement, ils auraient dû être
heureux aussitôt, et par conséquent ils n’auraient jamais péché, ce qui est
faux. Il faut donc que dès le premier instant ils aient péché en agissant mal.
Réponse
à l’objection N°4 : Dieu n’a pas établi de différence entre les anges avant la
chute des uns et la conversion des autres, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 11 et 33).
C’est pourquoi tous ayant été créés en état de grâce ont mérité dès le premier
instant de leur création. Mais quelques-uns d’entre eux ont aussitôt mis
obstacle à leur béatitude et anéanti leur mérite antérieur, et ils ont été
privés pour ce motif du bonheur qu’ils avaient mérité.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 31) : Dieu vit toutes les choses qu’il avait
faites et elles étaient fort bonnes. Or, parmi ces êtres étaient les
démons. Donc les démons ont été bons pendant un temps.
Conclusion
Puisque l’ange a été créé par Dieu, il n’a pas péché au premier instant de son
existence ; il n’a pu pécher par un acte déréglé de sa volonté.
Il
faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont supposé que les démons avaient été
mauvais immédiatement dès le premier instant de leur création, et que leur
perversité n’était pas venue de leur nature, mais de leur volonté propre, parce
que du moment où ils ont été créés ils ont repoussé la justice. Saint Augustin
dit (De civ. Dei, liv. 11, chap. 13)
que celui qui embrasse ce sentiment ne tombe pas dans l’erreur des hérétiques,
c’est-à-dire des manichéens, qui prétendent que le démon est mauvais de sa
nature. Mais cette opinion est en contradiction avec l’Ecriture. Car, dans la
personne du prince de Babylone, Isaïe dit au diable : Comment êtes-vous tombé, Lucifer, vous qui brilliez le matin ? (Is., 14, 12). Et Ezéchiel dit au démon dans la personne du
roi de Tyr (28, 13) : Vous avez été dans
les délices du paradis de Dieu. C’est pourquoi les Pères (Spécialement
saint Augustin, dont saint Thomas rapporte le témoignage, et saint Grégoire le
Grand (De Mor.,
liv. 32, chap. 18).) ont rejeté avec raison cette opinion comme étant erronée.
— D’autres ont dit que les anges ont pu pécher dès le premier instant de leur
création, mais qu’ils ne l’ont pas fait. Cette opinion est réfutée par
quelques-uns de la manière suivante : c’est que quand deux opérations se
suivent il semble impossible qu’elles se terminent l’une et l’autre au même
instant. Or, il est évident que l’ange a péché après avoir été créé, et que le
terme de sa création est son existence, tandis que le terme de son péché est sa
dépravation. Il semble donc impossible que dès le premier instant où l’ange a
commencé d’exister il ait été mauvais. Mais cette raison ne paraît pas
suffisante. Elle n’est juste que pour les mouvements temporels qui se produisent
successivement. Par exemple, si un mouvement local succède à un changement, le
changement et le mouvement local ne peuvent être terminés au même instant. Mais
si les changements sont instantanés, le terme du premier et du second
changement pourra exister simultanément et au même instant. Ainsi à l’instant
où la lune est illuminée par le soleil, l’air est illuminé par la lune. Or, il
est évident que la création est instantanée et que le mouvement du libre
arbitre dans les anges l’est aussi ; car ils n’ont besoin ni de conférer, ni de
discourir rationnellement, comme nous l’avons démontré (quest. 58, art. 3). Par
conséquent rien n’empêche que le terme de la création et celui du libre arbitre
n’existent simultanément et au même instant. C’est pourquoi il faut d’autres
raisons pour établir qu’il a été impossible à l’ange de pécher dès le premier
instant par un acte désordonné de son libre arbitre. Car quoiqu’une chose, dès
le premier instant où elle commence à exister, puisse en même temps commencer d’agir
; cette action qui commence avec l’existence de la chose et qui lui est
simultanée provient de l’agent qui a produit la chose elle-même. Ainsi le feu
reçoit de son auteur la propriété de s’élever. De là si une chose reçoit l’être
d’un agent imparfait qui soit la cause défectueuse de son action, il pourra
arriver que dès le premier instant de son existence elle ait une action
imparfaite et défectueuse aussi. C’est ainsi qu’un boiteux de naissance
commence immédiatement à boiter. Mais Dieu, qui est l’agent qui a créé les
anges, ne peut pas être cause du péché (On voit que si ce sentiment diffère de
l’hérésie des manichéens, néanmoins il y mène logiquement, puisqu’il tend à
faire Dieu, ou le premier principe, auteur du mal.). On ne peut donc pas dire
que le diable ait été mauvais dès le premier instant de sa création.
Article
6 : Y a-t-il eu un intervalle entre la création de l’ange et sa chute ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait eu un intervalle entre la création de l’ange et sa
chute. Car il est dit dans Ezéchiel (28, 14) : Vous avez marché sans tache dans vos voies depuis le jour de votre
création jusqu’à ce que l’iniquité se soit trouvée en vous. Or, la marche
étant un mouvement continu suppose un moment d’arrêt. Donc il y a eu un
intervalle entre la création du démon et sa chute.
Réponse
à l’objection N°1 : L’Ecriture prend quelquefois
métaphoriquement les mouvements corporels qui sont mesurés par le temps pour
les mouvements spirituels qui sont instantanés. C’est ainsi que par le mot marcher elle désigne ici le mouvement du
libre arbitre qui se porte vers le bien.
Objection
N°2. Origène dit (in Ezech.,
hom. 1) que l’ancien serpent ne rampa pas
immédiatement sur sa poitrine et sur son ventre, ce qui est le signe de son
péché. Donc le diable n’a pas péché immédiatement après le premier instant de
sa création.
Réponse
à l’objection N°2 : Origène dit que l’ancien serpent n’a pas rampé dès le
commencement, ni immédiatement, pour indiquer par là qu’il n’a pas été méchant
dès le premier instant de son existence (Origène a enseigné que les anges ont
été créés longtemps avant ce monde visible, et, par conséquent, il a admis un
long intervalle entre la création de l’ange et sa chute.).
Objection
N°3. Le pouvoir de pécher est commun à l’homme et à l’ange. Or, il y eut de
l’intervalle entre la formation de l’homme et son péché. Donc pour la même
raison il y a eu de l’intervalle entre la formation du démon et sa chute.
Réponse
à l’objection N°3 : L’ange après avoir fait son choix reste inflexible dans la
détermination que sa liberté a prise. C’est pourquoi s’il n’eût, immédiatement
après le premier instant où il s’est senti porté au bien, mis obstacle à sa
béatitude, il aurait été affermi dans sa fin. Mais il n’en est pas de même de
l’homme, et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.
Objection
N°4. Autre est l’instant où le démon a péché et celui où il a été créé. Or,
entre ces deux instants il s’est écoulé un temps intermédiaire. Donc il y a eu
un intervalle entre la création de l’ange et sa chute.
Réponse
à l’objection N°4 : Entre deux instants quelconques il y a véritablement un
temps intermédiaire quand il s’agit d’un temps continu, comme le prouve
Aristote (Phys., liv. 6, text. 2). Mais pour les anges qui ne sont pas soumis au
mouvement des cieux dont la durée continue est la mesure, le temps se prend
pour la succession des pensées et des affections. Ainsi dans les anges le
premier instant de leur existence correspond à l’acte de leur esprit par lequel
ils se sont tournés vers eux-mêmes au moyen de la connaissance vespertinale, parce qu’au premier jour c’est le soir et non
le matin qui s’est d’abord présenté. Cet acte a été légitime dans tous les
anges. Mais la connaissance matutinale les a ensuite élevés de cet acte à la
gloire du Verbe. Ceux qui se sont renfermés en eux-mêmes par orgueil ont été
par là même couverts de ténèbres, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 24). C’est ainsi que le premier
acte a été commun à tous les anges, et que le second a établi une distinction
entre eux. Et c’est pour cela que tous les anges ont été bons dans le premier
instant de leur création et que les bons ont été distingués des méchants dans
le second (Quelques théologiens prétendent que les anges n’ont pas fait qu’une
seule espèce de péché, mais qu’ils en ont fait plusieurs et qu’ils sont tombés
successivement, de sorte qu’après avoir péché par orgueil, ils ont péché par
haine, puis par envie, etc. C’est le sentiment de Scot (disp.
5, q. 1).
Mais
c’est le contraire. Car saint Jean a dit (Jean, 8, 44) : Le diable ne s’est pas tenu dans la vérité, ce que saint Augustin
explique en ces termes (De civ. Dei,
liv. 11, chap. 15) : il fut créé dans la vérité, mais il n’y est pas resté.
Conclusion
Il est plus probable et plus conforme aux sentiments des saints Pères que
l’ange a péché immédiatement après le premier instant de sa création, surtout
si l’on admet qu’il a été créé dans la grâce ; si on ne l’admettait pas il y
aurait possibilité de comprendre qu’il y a eu un intervalle entre sa création et
sa chute.
Il
faut répondre qu’à cet égard il y a deux opinions. Mais il est plus probable et
plus conforme aux sentiments des saints Pères que le diable a péché
immédiatement après le premier instant de sa création. On est forcé d’admettre
ce sentiment si l’on suppose qu’au premier instant de sa création il a fait
usage de son libre arbitre et qu’il a été créé avec la grâce, comme nous
l’avons dit (quest. 62, art. 3). Car puisque les anges sont parvenus à la
béatitude par un seul acte méritoire, comme nous l’avons vu (quest. 62, art.
5), si le diable a été créé dans la grâce et qu’il ait mérité dès le premier
instant de son existence, il a obtenu immédiatement la béatitude, à moins que
le péché n’y ait mis obstacle. Mais si l’on suppose que l’ange n’a pas été créé
dans la grâce ou que dans le premier instant de son existence il n’a pu faire
usage de son libre arbitre, rien n’empêche d’admettre un certain intervalle
entre sa création et sa chute.
Article
7 : L’ange le plus coupable parmi les anges prévaricateurs était-il le plus
grand de tous les anges ?
Objection
N°1. Il semble que l’ange qui fut le plus coupable entre les anges
prévaricateurs n’ait pas été le plus grand de tous les anges. Car il est dit
dans Ezéchiel (28, 14) : Vous étiez comme
un chérubin qui étend ses ailes et qui protège les autres, je vous ai établi
sur la montagne sainte de Dieu. Or, l’ordre des chérubins est au-dessous de
celui des séraphins, d’après saint Denis (De
cæl. hier., chap. 6 et 7). Donc l’ange qui fut le plus
coupable entre les anges prévaricateurs ne fut pas le plus grand de tous les
anges.
Réponse
à l’objection N°1 : Par chérubin on entend la plénitude de la science, et par
séraphin les ardeurs de l’amour qui embrase. Il est donc évident que les
chérubins désignent la science qui peut exister avec le péché mortel. Mais les
séraphins doivent leur nom à l’ardeur de la charité qui est incompatible avec
ce péché. C’est pourquoi le premier ange prévaricateur a reçu le nom de
chérubin et n’a pas été appelé séraphin.
Objection
N°2. Dieu a créé la nature intellectuelle pour qu’elle arrive à la béatitude.
Si donc l’ange qui était le premier de tous a péché, il suit de là que la
pensée divine a été trompée dans la plus noble de ses créatures, ce qui
répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : Les desseins de Dieu ne sont trompés ni par rapport à ceux
qui pèchent, ni par rapport à ceux qui sont sauvés. Car Dieu a connu à l’avance
le sort de l’un et de l’autre, et tous les deux contribuent à sa gloire,
puisqu’il sauve les uns par sa bonté, et qu’il punit les autres par sa justice.
D’ailleurs la créature intelligente s’écarte de sa fin quand elle pèche, ce qui
ne répugne pas dans la créature la plus élevée quelle qu’elle soit. Car toute
créature intellectuelle a été créée par Dieu, de telle sorte qu’elle soit libre
d’agir en vue de sa fin.
Objection
N°3. Plus un être a d’inclination pour une chose, moins il est possible qu’il
s’en écarte. Or, plus l’ange est élevé et plus il est fortement porté vers Dieu
; moins par conséquent ii peut s’écarter de lui par
le péché. Ainsi il semble que l’ange qui a péché n’ait pas été le premier de
tous, mais qu’il était du nombre des anges inférieurs.
Réponse
à l’objection N°3 : Quelque inclination que l’ange le plus élevé ait eue pour
le bien, cependant cette inclination ne lui imposait aucune contrainte. Il a
donc pu par son libre arbitre ne pas la suivre.
Mais
c’est le contraire. Car saint Grégoire dit (Hom. in Ev., 34) que le
premier ange qui a péché était placé à la tête de toutes les cohortes célestes
et qu’il surpassait tous les autres en lumière et en splendeur.
Conclusion
Le péché de l’ange ayant été l’effet du libre arbitre, il est plus conforme à
la raison que le premier des anges rebelles ait été le premier de tous les
anges.
Il
faut répondre que dans le péché il y a deux choses à considérer, l’inclination
et le motif. — Si nous considérons dans les anges l’inclination qu’ils ont à pécher,
il semble que ce soient plutôt les anges inférieurs que les anges supérieurs
qui aient péché. C’est pourquoi saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 2, chap.
4) que le plus grand de ceux qui ont péché présidait à l’ordre terrestre. Cette
opinion semble conforme à l’hypothèse des platoniciens que saint Augustin
expose (De civ. Dei, liv. 7, chap. 6
et 7, et liv. 10, chap. 9, 10 et 11). Car ils disaient que tous les dieux
étaient bons, mais que parmi les démons les uns étaient bons et les autres
mauvais, donnant le nom de dieux aux
substances intellectuelles qui sont au-dessus de l’orbite de la lune et réservant
celui de démons pour les substances
intellectuelles qui sont au-dessous, mais qui l’emportent toutefois sur les
hommes dans l’ordre de la nature. On ne doit pas repousser cette opinion comme
contraire à la foi ; parce que Dieu dirige toutes les créatures corporelles au
moyen de ses anges, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4 et 5). Par conséquent rien n’empêche de
dire que la Providence a chargé les anges inférieurs de la direction des corps
inférieurs, qu’elle a donné aux anges supérieurs la mission de régler les corps
supérieurs, et qu’enfin elle a destiné les anges les plus élevés à se tenir
près du trône de Dieu. C’est d’après ce sentiment que saint Jean Damascène dit
que ceux qui sont tombés étaient du nombre des anges inférieurs. Tout en
admettant que dans cet ordre il y a de bons anges qui ont persévéré. — Si on
considère le motif, il a été plus puissant dans les anges supérieurs que dans
les inférieurs. Car l’orgueil a été le péché des démons, comme nous l’avons dit
(art. 2). Et le motif de l’orgueil a été la prééminence personnelle qui a été
plus grande dans les anges supérieurs que dans les autres. C’est pourquoi saint
Grégoire dit que celui qui a péché était le plus grand de tous. Ce qui rend ce
sentiment le plus probable, c’est que le péché de l’ange n’est pas provenu de
son inclination, mais uniquement de son libre arbitre. Par conséquent, il
paraît qu’on doive s’arrêter davantage à la raison qui est tirée du motif.
Cependant ce n’est pas à dire pour cela qu’on doive condamner l’autre opinion (Cette
opinion est cette de saint Grégoire de Nysse, de
saint Jean Damascène (liv. 2, chap. 4), de Cassien (Collect. 8, chap. 8), mais elle est moins
généralement admise que l’autre.), parce que le chef des anges inférieurs peut
bien avoir eu aussi un motif de pécher.
Article
8 : Le péché du premier ange a-t-il été pour les autres une cause de péché ?
Objection
N°1. Il semble que le péché du premier ange infidèle n’ait pas été pour les
autres une cause de péché. Car la cause est antérieure à l’effet. Or, tous ont
péché simultanément, d’après saint Jean Damascène (De fid. cath., liv. 2, chap.
4). Donc le péché de l’un n’a pas été cause du péché des autres.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique les démons aient péché en même temps, cependant le
péché de l’un a pu être cause du péché des autres. Car l’ange n’a pas besoin
d’un espace de temps quelconque pour choisir, pour exhorter et pour consentir,
comme l’homme a besoin de délibérer pour faire son choix et donner son
consentement, et comme il a besoin de parler pour exhorter, ce qui demande du
temps pour chaque chose. Or, il est évident que l’homme, quand il a quelque
chose dans le cœur, commence à parler au même instant. Et aussitôt que la
parole est prononcée et qu’on en saisit le sens on peut donner immédiatement
son assentiment à ce qu’elle exprime, comme on le voit surtout à l’égard des
premiers principes que chacun admet dès qu’il les a entendus. Ainsi en faisant
abstraction du temps que nous mettons à délibérer et à parler, à l’instant même
où le premier ange a exprimé sa pensée dans son langage intellectuel, les
autres anges ont pu y consentir.
Objection
N°2. Le premier péché de l’ange ne peut être que l’orgueil, comme nous l’avons
dit (art. 2). Or, l’orgueil cherche la prééminence, et il répugne plus à celui
qui a ce sentiment de se soumettre à un inférieur qu’à un supérieur. Il ne
semble donc pas que les démons aient péché parce qu’ils ont voulu se soumettre
à l’un des anges supérieurs plutôt qu’à Dieu. Et cependant le péché d’un ange
n’aurait été cause du péché des autres qu’autant qu’il les aurait amenés à se
soumettre à lui. Par conséquent il ne paraît pas que le péché du premier ange
ait été cause du péché des autres.
Réponse
à l’objection N°2 : L’orgueilleux, toutes choses égales d’ailleurs, aime mieux
obéir à un être supérieur qu’à un inférieur. Mais si sous l’autorité d’un
inférieur il peut avoir plus de puissance que sous un supérieur, il aime mieux
obéir à l’inférieur qu’au supérieur. Il n’est donc pas contraire à l’orgueil
des démons qu’ils aient préféré la domination d’un être inférieur et qu’ils
l’aient choisi pour chef et pour guide, de manière à arriver à la béatitude par
les seules forces de leur nature, surtout quand on observe qu’ils étaient déjà
soumis à ce premier ange dans l’ordre de la nature.
Objection
N°3. C’est un plus grand péché de vouloir se soumettre à un autre contre Dieu
que de vouloir commander à un autre dans le même but. Si le péché du premier
ange avait été cause du péché des autres en engageant ceux-ci à se soumettre à lui, il s’ensuivrait que les anges inférieurs auraient
péché plus grièvement que l’ange le plus élevé. Ce qui est contraire à ce que
dit la glose sur ces paroles du Psalmiste (Ps.,
103, 27) : Le dragon que vous avez formé,
etc. « L’ange qui l’emportait sur tous les autres par sa nature est devenu le
plus grand en malice. » Le péché du premier ange n’a donc pas été cause du
péché des autres.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. 62, art. 6), l’ange n’a rien
qui entrave son activité ; il se porte selon toute l’énergie de sa nature vers
l’objet qu’il choisit, qu’il soit bon ou qu’il soit mauvais. C’est pour cela
que le premier ange ayant une puissance naturelle plus grande que les anges
inférieurs, s’est aussi porté vers le mal avec une
plus grande force. Et c’est ce qui a rendu sa malice plus grande.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans l’Apocalypse que le dragon a entraîné après lui la troisième partie des étoiles (12,
4).
Conclusion
Le péché du premier ange fut la cause du péché des autres anges ; ce n’est pas
qu’il les ait contraints, mais il les a entraînés par son exemple.
Il
faut répondre que le péché du premier ange a été la cause du péché des autres :
ce n’est pas toutefois qu’il les ait contraints, mais son exemple les a
entraînés par manière d’exhortation. La preuve de ce fait c’est que tous les
démons obéissent à ce chef, d’après ces paroles de Jésus-Christ (Matth, 25, 41) : Allez,
maudits, au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges. Car la
justice divine veut que celui qui se laisse entraîner par un autre dans le
crime soit obligé de se soumettre à sa puissance dans le lieu du châtiment,
selon ces paroles de l’apôtre saint Pierre (2 Pierre, 2, 19) : Il faut que nous soyons esclaves de celui
qui nous a vaincus.
Article
9 : Y a-t-il eu autant d’anges pécheurs que d’anges fidèles ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y a eu plus d’anges pécheurs que d’anges fidèles, parce
que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6), le mal se trouve clans beaucoup plus
d’individus que le bien.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote parle là des hommes qui se pervertissent en
suivant les jouissances sensuelles qui sont connues du plus grand nombre, et en
s’écartant des biens rationnels que le plus petit nombre connaît. Comme dans
les anges il n’y a qu’une nature intellectuelle, cette raison ne leur est donc
pas applicable.
Objection
N°2. L’innocence et le péché se trouvent de la même manière dans les anges et
les hommes. Or, parmi les hommes il y en a beaucoup plus de mauvais que de
bons, d’après ces paroles de l’Ecclésiaste (1, 15) : Le nombre des insensés est infini. Il y a donc eu également plus de
mauvais anges que de bons.
Objection
N°3. On distingue les anges d’après leurs personnes et les ordres auxquels ils
appartiennent. S’il y a eu plus d’anges fidèles que d’anges pécheurs, il semble
qu’il n’y ait pas eu des prévaricateurs dans chaque ordre.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans l’opinion de ceux qui prétendent que le diable
appartenait à l’ordre inférieur des anges qui président aux choses terrestres,
il est évident qu’il n’y a eu des prévaricateurs que dans l’ordre le plus
infime et que les autres sont restés intacts. Mais dans l’opinion de ceux qui
croient que le diable était de l’ordre le plus élevé, il est probable que dans
tous les ordres il y a eu des défections et que les hommes sont appelés à
remplir tous ces vides que les anges rebelles ont laissés (C’est ce que disent
saint Augustin (De civ. Dei, liv. 22,
chap. 1), saint Anselme (Cur Deus homo, liv. 1, chap. 18), saint
Isidore (De sum.
bono, liv. 1, chap. 12).). Dans ce sentiment on
voit mieux la nature du libre arbitre qui peut être susceptible de se tourner
au mal dans toute créature à quelque ordre qu’elle appartienne. Cependant il y
a dans l’Ecriture quelques ordres, comme les séraphins et les trônes, qui sont
désignés par des noms qu’on n’attribue point aux démons, parce que ces noms
expriment l’ardeur de la charité, la cohabitation avec Dieu, ce qui est
incompatible avec le péché mortel. Mais on donne aux démons les noms de
chérubins, de puissances et de principautés, parce que ces noms expriment la
science et le pouvoir qui sont des attributs communs aux bons et aux méchants.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit au livre des Rois (4 Rois, 6, 16) : Il y en a
plus avec nous qu’il n’y en a avec eux ; ce qui s’entend des bons anges qui
nous aident et des mauvais qui nous combattent.
Conclusion
Il y a plus d’anges fidèles que d’anges pécheurs.
Il
faut répondre qu’il y a eu plus d’anges fidèles que d’anges pécheurs. Car le
péché est contraire à l’inclination naturelle des anges, et ce qui est
contraire à la nature n’existe que dans un petit nombre de sujets. Car la
nature obtient, sinon toujours, du moins le plus souvent son effet.
La
réponse à la seconde objection est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.