Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 64 : De la peine des démons

 

          Après avoir parlé de la faute, nous devons nous occuper de la peine des démons. — A cet égard nous avons à traiter de quatre choses : 1° De l’obscurcissement de leur intelligence. (D’après l’Ecriture et la tradition, le démon est très habile et très rusé dans les pièges qu’il tend à l’homme, ce qui suppose qu’il a conserve la perspicacité naturelle de son intelligence.) — 2° De l’obstination de leur volonté. (Origène, égaré par les doctrines de Platon, a enseigné que la damnation des démons n’était pas éternelle. Ce sentiment a été condamné par le sixième concile général de Constantinople. Innocent III, dans le concile général de Latran, a renouvelé cette condamnation en ces termes : Credimus… quod Dei Filius J. C. judicaturus est viros et mortuos redditurus singulis secundum opera sua tàm reprobis quam electisilli cum diabolo pœnam perpetuam, isti cum Christo gloriam sempiternam.) — 3° De leur douleur. (L’Ecriture est formelle sur ce point : le diable qui les séduisait fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où la bête et le faux prophète seront tourmentés jour et nuit les siècles des siècles (Apoc. 20, 9-10). Toute la tradition est unanime : seulement, les Pères sont partagés sur la nature de la douleur que les démons éprouvent. Origène (Periarch., liv. 2, chap. 81), saint Ambroise (Enc., liv. 7, chap. 11), Tbéophilacte (in chap. 9, Merc.) disent qu’ils n’éprouvent pas de souffrances physiques ; saint Jean Damascène et Lactance (liv. 8, chap. 21) croient que le feu qui fait leur tourment n’est pas de même nature que le nôtre, qu’il est plus subtil, plus spirituel, si l’on peut s’exprimer ainsi ; saint Augustin, saint Grégoire le Grand et la plupart des autres Pères ne font pas cette distinction et parlent d’un enfer matériel.) — 4° Du lieu de leur châtiment. (Saint Paul appelle le démon (Eph., 2, 2) : prince de la puissance de l’air, et saint Pierre nous dit (1 Pierre, 5, 8) qu’il est comme un lion qui rôde autour de nous : Circuit quærens quem devoret. Tous les Pères sont unanimes à considérer les démons comme des habitants de l’air. Voy. Tertullien (Apologet., chap. 22), saint Augustin (De civ. Dei, liv. 8, chap. 22), saint Jérôme (Comm. in Ephes., chap. 6), saint Chrysostome (Hom. 11, in Ep. 1 ad Thessal.), Théodoret (Orat. 3 cont. Græcos), saint Fulgence (De Trin., chap. 8), etc.)

 

Article 1 : L’intelligence du démon a-t-elle été obscurcie par la privation de la connaissance de toute vérité ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’intelligence des démons ait été obscurcie par la privation de la connaissance de toute vérité. Car s’ils avaient la connaissance d’une vérité quelconque, ce serait surtout la connaissance d’eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils connaîtraient les substances intellectuelles. Or, il ne leur est pas donné dans leur misère d’avoir cette connaissance. Car elle semble appartenir à la souveraine béatitude au point qu’il y a des auteurs qui ont fait consister le souverain bonheur de l’homme dans cette connaissance. Donc les démons sont privés de la connaissance de toute espèce de vérité.

          Réponse à l’objection N°1 : La félicité consiste dans la possession de ce qui est au-dessus de soi. Or, les substances spirituelles sont, dans l’ordre de la nature, au-dessus de nous. C’est pourquoi il peut y avoir pour l’homme une sorte de bonheur à les connaître, quoique sa félicité parfaite consiste à connaître la première substance, c’est-à-dire Dieu. Mais pour une substance spirituelle il est tout à fait naturel qu’elle connaisse les substances qui sont semblables à elle, comme il nous est naturel de connaître les choses sensibles. Et comme notre bonheur ne consiste pas dans la connaissance que nous avons de ces choses, de même la connaissance que les anges ont des substances spirituelles n’est pas non plus ce qui fait leur bonheur.

 

          Objection N°2. Ce qu’il y a dans la nature de plus évident semble être ce qu’il y a de plus manifeste pour les anges, qu’ils soient bons ou mauvais. Car s’il n’en est pas ainsi par rapport à nous, nous ne pouvons en accuser que la faiblesse de notre intelligence qui a toujours besoin de formes corporelles pour comprendre, comme l’œil du hibou ne peut, en raison de sa faiblesse, supporter la lumière du soleil. Or, les démons ne peuvent connaître Dieu, qui est l’évidence même, puisqu’il est au sommet de la vérité. Car ils n’ont pas la pureté du cœur sans laquelle on ne peut le voir. Ils ne peuvent donc pas non plus connaître autre chose.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce qu’il y a dans la nature de plus évident est caché pour nous, parce que ces choses sont au-dessus de la portée de notre intelligence. Ce n’est donc pas seulement parce que nous ne comprenons les objets qu’autant qu’ils se présentent sous des images sensibles. Or, la substance divine ne surpasse pas seulement les forces de l’entendement humain, mais elle est également supérieure à l’intelligence des anges. C’est pourquoi l’ange ne peut pas naturellement connaître la substance de Dieu ; cependant il peut en avoir une notion plus élevée que l’homme en raison de la perfection de son entendement. C’est cette connaissance qui persévère dans les démons. Car quoique ces anges n’aient pas la pureté qui vient de la grâce, ils ont cependant la pureté de la nature qui suffit pour que l’on connaisse Dieu naturellement.

 

          Objection N°3. Les anges, d’après saint Augustin (Sup. Gen., liv. 4, chap. 22), considèrent les choses de deux manières ; ils en ont une connaissance matutinale et une connaissance vespertinale. La connaissance matutinale ne peut exister dans les démons, car ils ne voient pas les choses dans le Verbe. Ils n’ont pas non plus la connaissance vespertinale, parce que cette connaissance consiste à rapporter à la gloire du Créateur les choses que l’on connaît. Car c’est ce qui fait qu’au soir succède le matin, comme dit la Genèse (chap. 1). Donc les démons ne peuvent avoir aucune connaissance des choses.

          Réponse à l’objection N°3 : La créature n’est que ténèbres comparativement à l’excellence de la lumière divine ; c’est pourquoi on donne le nom de vespertinale à la connaissance que la créature doit à sa propre nature. Car le soir est voisin des ténèbres ; cependant il y a encore en lui de la lumière, puisque quand la lumière manque totalement, c’est la nuit. Ainsi la connaissance des choses dans leur propre nature quand elle se rapporte à la gloire du Créateur, comme dans les bons anges, a quelque chose de la lumière divine, et on peut l’appeler pour ce motif une connaissance vespertinale. Mais si on ne la rapporte pas à Dieu, comme dans les démons, on ne l’appelle pas vespertinale, mais nocturne. De là, on lit dans la Genèse que les ténèbres que Dieu sépara de la lumière reçurent le nom de nuit.

 

          Objection N°4. Les anges ont connu, dans leur condition, les mystères du royaume de Dieu, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad. litt., liv. 5, chap. 19). Or, les démons ont été privés de cette connaissance ; car, comme le dit saint Paul : S’ils l’eussent connu, ils n’eussent pas crucifié Jésus-Christ le Seigneur de la gloire (1 Cor., 2, 8). Donc, pour le même motif, ils ont été privés de la connaissance de toute autre vérité.

          Réponse à l’objection N°4 : Tous les anges ont connu de quelque manière, dès le commencement, le mystère du royaume de Dieu qui a été accompli par le Christ, surtout les anges bienheureux qui jouissent de la vision du Verbe dont les démons n’ont jamais joui. Cependant tous les anges ne l’ont pas connu parfaitement, ni d’une manière égale. C’est pourquoi les démons ont connu beaucoup moins parfaitement le mystère de l’Incarnation quand le Christ existait en ce monde ; car, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 21), il ne le leur a pas fait connaître comme aux saints anges qui jouissent de l’éternelle participation du Verbe, mais il le leur a manifesté, comme aux êtres terrestres, par des effets temporels. Car s’ils avaient su certainement et parfaitement qu’il était le Fils de Dieu, et quels seraient les effets de sa passion, ils n’auraient pas voulu faire crucifier le Seigneur de la gloire (C’est ce que dit saint Paul (1 Cor., 2, 8).).

 

          Objection N°5. Quiconque connaît une vérité la connaît naturellement, comme nous connaissons les premiers principes, ou bien il la tient d’un autre, comme ce que nous savons en l’apprenant, ou bien l’expérience la lui montre, comme ce que nous savons après l’avoir découvert. Or, les démons ne peuvent connaître la vérité par leur nature, puisqu’ils sont séparés des bons anges comme la lumière l’est des ténèbres, suivant saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 19 et 33), et que d’ailleurs, comme le dit saint Paul (Eph., chap. 5) : c’est la lumière qui nous manifeste toutes choses. Ils ne connaissent rien non plus par révélation, c’est-à-dire ils n’apprennent rien des bons anges, puisque, selon l’Apôtre, il n’y a pas de rapport entre la lumière et les ténèbres (2 Cor., 6, 14). Ils ne connaissent pas non plus par l’expérience, car l’expérience vient des sens. Donc les anges ne connaissent la vérité d’aucune manière.

          Réponse à l’objection N°5 : Les démons connaissent une chose de trois manières : 1° ils la connaissent par la perspicacité de leur nature, parce que, quoique leur intelligence ait été obscurcie par la privation de la lumière de la grâce, ils n’en sont pas moins éclairés par les lumières naturelles de leur entendement ; 2° ils la connaissent par la révélation que leur en font les saints anges, parce que s’ils n’ont pas avec eux de rapports par suite de la conformité de leur volonté, ils en ont cependant par suite de la ressemblance de leur nature, et c’est ce qui leur permet de communiquer entre eux ; 3° ils la connaissent expérimentalement, ce qui ne signifie pas que les sens la leur font connaître, mais qu’à mesure qu’ils voient se réaliser ou s’objectiviser dans chaque objet l’image de l’espèce intelligible que Dieu a naturellement imprimée en eux, ils connaissent dans le présent ce qu’ils n’avaient pas su à l’avance dans l’avenir, comme nous l’avons dit en traitant de la connaissance des anges (quest. 57, art. 3).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que les démons ont reçu des dons qui ne leur ont point été retirés, mais qui sont toujours intacts et pleins d’éclat. Or, parmi ces dons naturels se trouve la connaissance de la vérité. Donc il y a dans les anges une certaine connaissance de la vérité.

 

          Conclusion La connaissance naturelle n’a été ni détruite, ni affaiblie dans les anges pécheurs ; mais la connaissance gratuite et spéculative qu’ils avaient des secrets de Dieu a été diminuée, et la connaissance affective qui les portait à l’amour de Dieu a été totalement anéantie.

          Il faut répondre qu’il y a deux sortes de manières de connaître la vérité ; l’une qui vient de la grâce, l’autre qui vient de la nature. Celle qui vient de la grâce se divise encore en deux : l’une qui est purement spéculative et qui est l’effet de la révélation des secrets de Dieu ; l’autre qui est affective et qui produit l’amour divin. Cette dernière appartient, à proprement parler, au don de sagesse. La première de ces trois connaissances n’a été ni détruite, ni affaiblie dans les démons. Car elle est une conséquence de la nature de l’ange qui est par lui-même une intelligence ou un esprit. Par suite de la simplicité de son essence, on ne peut pas soustraire quelque chose de sa nature et le punir en détruisant ainsi quelques-unes de ses facultés naturelles, comme on punit un homme en lui coupant une main, un pied ou un autre membre. C’est ce qui fait dire à saint Denis que dans les anges les dons naturels sont restés dans toute leur intégrité et que, par conséquent, leur connaissance naturelle n’a point été affaiblie. — La seconde espèce de connaissance qui vient de la grâce et qui est spéculative n’a pas été totalement détruite, mais elle a été affaiblie. Car Dieu ne leur révèle ses secrets qu’autant qu’il le faut, soit par l’intermédiaire de ses anges, soit par quelques-uns des effets temporels de sa toute-puissance, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 21). Mais il ne les leur révèle pas comme aux anges eux-mêmes qui voient dans le Verbe beaucoup plus de choses et qui les voient plus clairement. Quant à la troisième espèce de connaissance, ils en ont été absolument privés comme ils ont été privés de toute charité.

 

Article 2 : La volonté des démons est-elle obstinée dans le mal ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté des démons ne soit pas obstinée dans le mal. Car le libre arbitre est une des facultés de la nature intellectuelle qui existe dans les démons. Or, le libre arbitre se rapporte par lui-même au bien avant de se rapporter au mal. Donc la volonté du démon n’est pas tellement obstinée dans le mal qu’elle ne puisse revenir au bien.

          Réponse à l’objection N°1 : Les bons et les mauvais anges ont le libre arbitre, mais selon le mode et la condition de leur nature, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. La miséricorde divine qui est infinie est plus grande que la malice du démon qui est finie. Or, il n’y a personne qui ne puisse revenir du crime à l’innocence, si la miséricorde de Dieu l’aide. Donc les démons peuvent aussi revenir de l’état de péché à l’état de justice.

          Réponse à l’objection N°2 : La miséricorde de Dieu délivre du péché ceux qui se repentent. Mais ceux qui ne peuvent plus faire pénitence sont fixés dans le mal et ne sont pas délivrés par elle.

 

          Objection N°3. Si la volonté du démon s’obstinait dans le péché, ce serait surtout dans le péché qu’il a commis dès le commencement. Or, ce péché, c’est-à-dire l’orgueil, n’existe plus maintenant dans les démons, puisque le motif qui l’a produit, c’est-à-dire le désir d’une certaine prééminence, est détruit. Donc le démon n’est pas obstiné dans sa malice.

          Réponse à l’objection N°3 : Le premier péché que le diable a fait subsiste encore en lui quant à la volonté, bien qu’il ne se croie pas le pouvoir de le commettre. Ainsi, qu’un homme se croie le pouvoir de faire un homicide et qu’il le veuille, après avoir perdu ce pouvoir, il ne lui en reste pas moins la volonté de le faire s’il le pouvait, ou de l’avoir fait.

 

          Objection N°4. Saint Grégoire dit que l’homme a pu avoir un autre pour réparateur, puisque c’était un autre qui l’avait fait tomber. Or, c’est le premier des démons qui a fait tomber les démons inférieurs, d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 8). Ils ont donc pu avoir un autre pour réparateur, et par conséquent ils ne se sont pas obstinés dans leur malice.

          Réponse à l’objection N°4 : L’unique cause pour laquelle le péché de l’homme est rémissible ne provient pas de ce qu’il a été porté par un autre à le commettre. C’est pourquoi cette raison n’est pas concluante.

 

          Objection N°5. Quiconque est obstiné dans le mal ne fait jamais rien de bon. Or, le démon fait quelquefois de bonnes œuvres. Ainsi, il a confessé la vérité quand il a dit au Christ : Je sais que vous êtes le Saint de Dieu (Marc, 1, 24). D’après saint Jacques : Les démons croient et ils tremblent (Jac., 2, 19). Saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) qu’ils désirent le beau et le bon, puisqu’ils désirent exister, vivre et comprendre. Ils ne sont donc pas obstinés dans le mal.

          Réponse à l’objection N°5 : Il y a dans le démon deux sortes d’acte. L’un qui est délibéré, et qui est à proprement parler son acte à lui. Cet acte est toujours mauvais. Car s’il fait quelques bonnes œuvres, il ne les fait jamais bien. Ainsi, quand il dit la vérité c’est pour tromper, et quand il croit, ce n’est pas volontairement, mais c’est parce qu’il y est contraint par l’évidence, même des choses. L’autre espèce d’acte comprend tous les actes naturels. Ces actes peuvent être bons, et dans ce cas ils témoignent de la bonté de la nature. Mais le démon en abuse encore pour faire le mal.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans le Psalmiste : L’orgueil de ceux qui vous ont haï monte toujours (Ps. 73, 23).Ce qui s’entend des démons (Voyez des passages plus formels encore (Apoc., 20, 9) : Et le diable qui les séduisait, etc. ; Matth., chap. 25 ; Luc. chap. 16). Donc les démons persévèrent toujours avec obstination dans le mal.

 

          Conclusion Le péché étant pour les anges ce que la mort est pour les hommes, les bons anges ont été confirmés dans le bien aussitôt qu’ils ont adhéré à la justice divine, et les mauvais anges et les démons sont restés obstinément fixés dans le mal.

          Il faut répondre qu’Origène a supposé (Periarch., liv. 1, chap. 6) que la volonté de toute créature pouvait toujours, en raison de son libre arbitre, se tourner au bien et au mal, à l’exception de l’âme du Christ, qui ne pouvait se porter au mal parce qu’elle était unie au Verbe. Mais cette hypothèse détruirait la béatitude des anges et des hommes, parce que la stabilité et la perpétuité sont de l’essence du bonheur. C’est pourquoi on appelle la béatitude la vie éternelle. Cette opinion est aussi opposée à l’autorité des saintes Ecritures, qui déclarent que les démons et les méchants doivent être envoyés au supplice éternel, et que les bons doivent entrer en possession d’une vie heureuse qui ne finira jamais. Il faut donc rejeter ce sentiment comme erroné et reconnaître d’une manière inébranlable, d’après la foi catholique, que la volonté des bons anges a été confirmée dans le bien, et que celle des démons est restée obstinément fixée dans le mal. La cause de cette obstination ne vient pas de la gravité de leur faute, mais de la condition de leur état ou de leur nature. Car la mort est pour les hommes ce que la chute a été pour les anges, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 4). Or, il est évident que tous les péchés des hommes, qu’ils soient grands ou petits, sont rémissibles avant la mort, mais qu’après ils ne le sont plus, et qu’ils existent perpétuellement. Si l’on recherche la cause de cette obstination, il est à remarquer que dans tous les êtres la faculté appétitive est proportionnée à la faculté perceptive qui la meut, comme le mobile le moteur. Ainsi, l’appétit sensitif a pour objet le bien particulier et la volonté le bien universel, tel que nous l’avons dit (quest. 59, art. 4) ; de même les sens perçoivent les choses individuelles, et l’intelligence les choses universelles. Or, la perception de l’ange diffère de la perception de l’homme en ce que l’ange perçoit sans se mouvoir par le moyen de son entendement, comme nous percevons les premiers principes qui sont dans notre esprit ; tandis que dans l’homme c’est la raison qui perçoit (mobiliter) discursivement en allant d’une chose à une autre, et en passant d’un extrême à l’autre. C’est ce qui fait que sa volonté est mobile, qu’elle peut s’écarter d’une chose pour s’attacher à une chose contraire, tandis que la volonté de l’ange est fixe et immobile dans sa détermination. C’est pourquoi, avant d’avoir pris sa décision, l’ange peut librement adhérer à un objet ou à un autre quand il s’agit de choses que sa nature ne l’oblige pas à choisir ; mais une fois sa résolution arrêtée, il devient immuable. Pour cette raison on a coutume de dire que l’homme peut faire usage de son libre arbitre pour le bien et pour le mal, avant qu’il ait fait son choix comme après ; mais que le libre arbitre de l’ange n’a cette flexibilité qu’avant sa détermination, et qu’il ne l’a plus ensuite. Les bons anges en s’attachant à la justice ont donc été à jamais confirmés clans le bien, tandis que les mauvais, en péchant, sont tombés pour jamais dans le mal. Nous parlerons plus loin de l’obstination des hommes qui sont damnés (Cette question devait se trouver dans la troisième partie de la Somme que malheureusement saint Thomas n’a pas achevée.).

 

Article 3 : Les démons peuvent-ils souffrir ?

 

          Objection N°1. Il semble que les démons ne souffrent pas. Car la joie et la douleur étant opposées, elles ne peuvent exister simultanément dans le même sujet. Or, les démons éprouvent de la joie. Car saint Augustin dit (De Gen. cont. Man., liv. 2, chap. 17) que le diable a pouvoir sur ceux qui méprisent les commandements de Dieu, et qu’il se réjouit de cette funeste prérogative. Donc les démons ne souffrent pas.

          Réponse à l’objection N°1 : La joie et la douleur sont opposées quand il s’agit du même objet, mais non quand il s’agit de sujets divers. Par conséquent, rien n’empêche que le même être s’afflige d’une chose et se réjouisse tout à la fois d’une autre, surtout quand la douleur et la joie ne sont que des actes purs et simples de la volonté, parce que non seulement dans des objets divers, mais encore dans une seule et même chose, nous pouvons trouver quelque chose que nous voulons et quelque chose que nous ne voulons pas.

 

          Objection N°2. La douleur est cause de la crainte. Car nous craignons tant qu’elles sont à venir les choses que nous déplorons quand elles sont arrivées. Or, dans les démons il n’y a pas de crainte, d’après ces paroles de Job (41, 24) : Il a été créé pour ne rien craindre. Donc dans les démons il n’y a pas de douleur.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme les démons déplorent le présent ils redoutent aussi l’avenir. Ces paroles : Il a été créé pour ne rien craindre, s’entendent de la crainte de Dieu, qui empêche de pécher. Car il est écrit ailleurs que les démons croient et qu’ils tremblent (Jac., 2, 19).

 

          Objection N°3. S’affliger du mal est un bien. Or, les démons ne peuvent bien faire. Donc ils ne peuvent pas même s’affliger de la faute qu’ils ont faite ; ce qui forme le ver rongeur de la conscience.

          Réponse à l’objection N°3 : S’affliger du péché à cause du péché lui-même, c’est une preuve de la droiture de la volonté à laquelle le vice est opposé ; mais s’affliger de la peine ou de la faute à cause du châtiment c’est une preuve de la bonté de la nature à laquelle le mal de la peine est contraire. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 43) que le regret du bien que l’on a perdu est au milieu des supplices une preuve de la bonté de la nature. Par conséquent, puisque le démon a une volonté mauvaise et obstinément fixée dans le mal, il ne s’afflige pas du péché qu’il a commis.

 

          Mais c’est le contraire. Car le péché du démon est plus grave que le péché de l’homme. Or, l’homme est puni par la douleur de la délectation qu’il s’est accordée en péchant, d’après ces paroles de l’Apocalypse (18, 7) : Multipliez ses tourments et ses douleurs à proportion de ce qu’elle s’est élevée dans son orgueil, et de ce qu’elle s’est plongée dans les délices. Le diable s’étant glorifié beaucoup plus que l’homme, doit donc être beaucoup plus sévèrement puni.

 

          Conclusion La douleur n’existe pas dans les démons comme une passion, mais comme un acte pur et simple de la volonté dans le sens qu’il y a beaucoup de choses qui existent et qu’ils voudraient voir non existantes, et qu’il y en a beaucoup qui n’existent pas et qu’ils voudraient voir exister.

          Il faut répondre que la crainte, la douleur et la joie considérées comme passions ne peuvent exister dans les démons. Ces affections prises en ce sens sont propres à l’appétit sensitif, qui est une des propriétés de l’organisme corporel. Mais si on entend par là de simples actes de la volonté, elles peuvent à ce titre exister dans les démons. On est alors obligé de reconnaître qu’il y a douleur dans les démons, parce que la douleur, considérée comme un acte pur et simple de la volonté, n’est rien autre chose que les efforts que la volonté fait à l’égard de ce qui est ou de ce qui n’est pas. Or, il est évident que les démons voudraient voir inexistantes beaucoup de choses qui existent, et qu’ils voudraient voir exister beaucoup de choses qui n’existent pas. Ils voudraient, par exemple, puisqu’ils sont envieux, que ceux qui sont sauvés fussent damnés. On doit donc dire qu’ils éprouvent de la douleur, surtout parce qu’il est dans la nature de la peine d’être contraire à la volonté. Ils sont aussi privés de la béatitude qu’ils désirent naturellement, et sur beaucoup de points leur volonté mauvaise se trouve restreinte.

 

Article 4 : L’air est-il le lieu où les démons sont punis ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’air ne soit pas le lieu où les démons sont punis. Car le démon est un être spirituel, et les êtres spirituels ne sont pas affectés à un lieu. Il n’y a donc pas de lieu où les démons puissent être punis.

          Réponse à l’objection N°1 : Le lieu ne fait pas le tourment de l’ange ou de l’âme, comme s’il affectait sa nature en la modifiant, mais il affecte sa volonté en la contristant, dans le sens que l’ange ou l’âme se voit dans un lieu où il voudrait ne pas être.

 

          Objection N°2. Le péché de l’homme n’est pas plus grave que le péché du démon. Or, le lieu où l’homme doit être puni c’est l’enfer. Donc à plus forte raison est-ce là le lieu de punition du démon, et non l’air ténébreux qui nous environne.

          Réponse à l’objection N°2 : Une âme dans l’ordre de la nature ne l’emporte pas sur une autre âme, comme les démons l’emportent sur les hommes. Il n’y a donc pas de parité.

 

          Objection N°3. Les démons sont punis de la peine du feu. Or, dans l’air qui nous entoure il n’y a pas de feu. Donc cet air n’est pas le lieu où les démons sont punis.

          Réponse à l’objection N°3 : Il y a des auteurs qui ont avancé que les démons ainsi que les âmes ne souffriraient de peine sensible qu’après le jour du jugement, et que pareillement les saints ne jouiraient qu’à cette époque de la béatitude. Mais ce sentiment est erroné et contraire à ces paroles de l’Apôtre (2 Cor., 5, 1) : Si cette maison déterre où nous habitons vient à se dissoudre, nous avons dans le ciel une demeure. D’autres ne pensent ainsi qu’à l’égard des démons, mais non à l’égard des âmes (Il est à remarquer que saint Thomas ne condamne pas ce sentiment quoiqu’il ne le partage pas. La cause de cette réserve, c’est que la plupart des Pères ont cru que les démons n’éprouveraient les supplices cruels auxquels ils sont condamnés qu’après le jugement dernier.). Il vaut donc mieux dire que Dieu a jugé les mauvais anges et les âmes des méchants comme il a jugé les bons anges et les âmes des justes. Par conséquent comme le ciel appartient à la gloire des anges, et que les esprits célestes ne dérogent pas plus à leur bonheur quand ils viennent vers nous, que l’évêque quand il quitte le siège où il est assis, parce qu’ils considèrent que là est leur place ; de même les démons, quoiqu’ils ne soient pas actuellement enchaînés au feu éternel, puisqu’ils sont dans l’air qui nous entoure, cependant par là même qu’ils savent qu’ils doivent y être attachés (C’est dans celte captivité que saint Thomas fait consister leurs supplices. L’Eglise n’ayant rien décidé à cet égard, les opinions sont libres.), leur peine reste la même. C’est pourquoi il est dit dans la glose (Glus. ord. sup. Jac., chap. 3) qu’ils portent avec eux partout où ils vont le feu de la géhenne. On ne peut pas objecter qu’ils ont demandé au Seigneur de ne pas les envoyer dans l’abîme, comme il est dit dans saint Luc (chap. 8), parce que s’ils l’ont demandé, c’est qu’ils regardaient comme une peine d’être exclus du lieu où ils peuvent nuire aux hommes. De là saint Matthieu dit (chap. 8) qu’ils priaient le Seigneur de ne pas les jeter hors du pays.

 

         Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 3, chap. 10) que l’air qui nous entoure est, pour ainsi dire, la prison qu’habitent les démons jusqu’au jour du jugement.

 

          Conclusion Il y a pour les mauvais anges deux sortes de lieux de punition, l’enfer où ils expient leur faute et l’air qui nous entoure où ils resteront jusqu’au jour du jugement pour éprouver les hommes.

          Il faut répondre que les anges tiennent d’après leur nature le milieu entre Dieu et les hommes. Or, la Providence a disposé toutes choses de manière que le bien des êtres inférieurs dépendit des êtres supérieurs. Ainsi elle fait le bien de l’homme de deux manières : 1° Directement, quand elle le porte au bien et qu’elle l’éloigné du mal ; c’est ce qu’elle fait par le ministère des bons anges. 2° Indirectement, quand elle le laisse éprouver par les attaques de l’ennemi de son salut. Il était convenable qu’elle chargeât les mauvais anges de produire cette espèce de bien, afin qu’après leur péché ils ne fussent pas absolument des hors-d’œuvre dans l’ensemble de la nature. C’est pourquoi il faut admettre pour les démons deux sortes de lieux de punition : l’un pour l’expiation de leur faute, et c’est l’enfer ; l’autre pour éprouver le genre humain, et c’est l’air qui nous environne. Et comme il y aura toujours à travailler au salut des hommes jusqu’au jour du jugement, les bons anges rempliront leur ministère jusqu’à ce moment, et les démons ne cesseront détendre leurs pièges. La Providence ne cessera donc jusqu’à cette époque de nous envoyer de bons anges, et les démons resteront dans l’air qui nous entoure pour nous éprouver, bien que quelques-uns d’entre eux soient maintenant dans l’enfer pour tourmenter ceux qu’ils ont fait tomber dans le péché, comme il y a de bons anges qui sont aussi avec les âmes des saints dans le ciel. Mais après le jour du jugement tous les mauvais anges et tous les hommes pervers seront dans l’enfer : tous les bons anges et tous les hommes justes dans le ciel.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.