Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 65 : De
la création des êtres corporels
Après
avoir parlé de la créature spirituelle, nous avons à nous occuper de la
créature corporelle. A l’égard de sa production l’Ecriture rappelle trois
choses : 1° L’œuvre de création par ces mots : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2° L’œuvre de
distinction en disant : Il sépara la
lumière des ténèbres, les eaux qui sont au-dessus du firmament et celles qui
sont au-dessous. 3° L’œuvre d’ornement, quand elle ajouta : Qu’il y ait au firmament des luminaires.
Nous traiterons donc, 1° de la création des choses corporelles, 2° de leur
distinction, 3° de leur ornement. — Sur le premier point quatre questions se
présentent : 1° La créature corporelle vient-elle de Dieu ? (Cet article est
une réfutation de l’hérésie des manichéens qui prétendaient que les choses
corporelles ont été produites par le mauvais principe, des albigeois qui
enseignaient que le diable a créé tous les corps, et des cathares qui voulaient
qu’il eût fait le monde et tout ce qu’il renferme.) — 2° L’a-t-il faite parce
qu’il est bon ? (Les origénistes et les
priscillianistes ont enseigné que les corps n’avaient été créés que pour punir
les âmes. Cette erreur fut condamnée par le sixième concile de Constantinople (Act. 11) et par le concile de Braga, sous
le pape Honorius Ier. Saint Thomas la
réfute dans cet article.) — 3° L’a-t-il faite par l’intermédiaire des anges ? (L’Ecriture nous apprend que Dieu a créé lui-même les
créatures corporelles. Indépendamment des paroles de la Genèse, nous pouvons
citer ces mots de l’Ecclésiastique (18, 1) : Celui qui vit éternellement a créé toutes choses à la fois ; et le
concile de Latran a défini clairement cette vérité : Deus est unum universorum principium,
qui simul utramque condidit creaturam angelicam videlicet et mundanam. Comme lc dit saint
Jean Damascène (De fid.
orth., liv. 1, chap. 5) : Impium est et hæreticum dicere aliquam creaturam creasse.) — 4° Les
formes des corps ont-elles les anges pour créateurs ou viennent-elles de Dieu
immédiatement ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des platoniciens,
d’Avicenne et, comme le dit saint Thomas, de quelques hérétiques modernes, qui
ne pouvaient être que les albigeois et les cathares.)
Article
1 : La créature corporelle a été créée par Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que la créature corporelle ne vienne pas de Dieu. Car il est dit
(Ecclésiaste, 3, 14) : J’ai appris que tout ce que Dieu a fait
existe éternellement. Or, les créatures corporelles ne sont pas éternelles,
d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Cor.,
4, 18) : Les choses que l’on voit sont
temporelles, mais celles que l’on ne voit pas sont éternelles. Dieu n’a
donc pas fait les choses visibles.
Réponse
à l’objection N°1 : Toutes les créatures de Dieu sont éternelles sous un
rapport, au moins quant à la matière ; parce que, bien qu’elles soient
corruptibles, elles ne seront cependant jamais réduites au néant. Mais plus les
créatures approchent de Dieu et plus elles sont stables et immuables comme lui.
En effet les créatures corruptibles sont éternelles quant à la matière, mais
leurs formes substantielles sont variables. Les créatures incorruptibles sont
substantiellement éternelles, mais elles changent sous d’autres rapports, par
exemple elles changent de lieu comme les corps célestes, et elles changent
d’affections, comme les êtres spirituels. Et quand l’Apôtre dit : Les choses que nous voyons sont temporelles
; bien que ce soit vrai des choses considérées en elles-mêmes, puisque toute
créature visible est soumise au temps, soit en raison de son être, soit en
raison de son mouvement ; néanmoins il veut parler des choses visibles comme
récompenses de l’homme. Car les récompenses de l’homme qui consistent en ces choses
sont passagères, tandis que celles qui consistent dans les biens invisibles
sont éternelles. C’est pourquoi le même Apôtre avait dit précédemment : Que ce que nous souffrons en cette vie
produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire (2 Cor., 4, 17).
Objection
N°2. Il est dit dans la Genèse (1, 31) : Dieu
vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient fort bonnes. Or,
les créatures corporelles sont mauvaises ; car elles nous sont souvent
nuisibles ; ainsi beaucoup de serpents sont venimeux, la chaleur du soleil nous
fait mal, etc. On appelle mauvaises les choses qui nuisent. Donc Dieu n’a pas
fait les créatures corporelles.
Réponse
à l’objection N°2 : La créature corporelle est naturellement bonne ; mais elle
n’est pas le bien universel, elle n’est qu’un bien particulier et composé de
plusieurs éléments. Par là même que c’est une chose particulière et composée il
s’ensuit qu’il y a en elle une sorte de contrariété ou d’opposition qui résulte
de ce qu’un élément est contraire à l’autre, bien qu’ils soient bons l’un et
l’autre considérés en eux-mêmes. Il y a des hommes qui, ne jugeant pas des
choses d’après leur nature, mais d’après l’avantage qu’ils en retirent,
regardent comme absolument mauvais tout ce qui leur est nuisible, sans observer
que ce qui nuit à l’un peut être avantageux à un autre, et qu’il peut même être
avantageux à la même personne sous un autre rapport. Ce qui ne serait pas si
les corps étaient nuisibles et mauvais en eux-mêmes.
Objection
N°3. Ce qui est de Dieu n’éloigne pas de lui, mais y ramène. Or, les créatures
corporelles nous éloignent de Dieu ; c’est ce qui fait dire à l’Apôtre : Nous ne considérons point les choses
visibles (2 Cor., 4, 18). Donc
les créatures corporelles ne sont pas de Dieu.
Réponse
à l’objection N°3 : Les créatures n’éloignent pas de Dieu par elles-mêmes, mais
elles y ramènent, parce que, comme le dit l’Apôtre (Rom., 1, 20) : Ce qu’il y a
d’invisible en Dieu est devenu visible par la connaissance que ses créatures
nous en donnent. Or, si elles détournent de Dieu, c’est par la faute de
ceux qui en font mauvais usage. C’est ce qui fait dire à la Sagesse (14, 11)
que les créatures sont un filet où les
pieds des insensés se prennent. D’ailleurs, par là même qu’elles éloignent
de Dieu, c’est une preuve qu’elles en viennent. Car elles n’éloignent de Dieu
les insensés qu’en les séduisant par ce qu’il y a de bon en elles, et ce
qu’elles ont de bon ne peut avoir une autre origine que Dieu lui-même.
Mais
c’est le contraire. Car il est écrit (Ps. 145, 6) : C’est Dieu qui a fait le ciel et la terre et la mer et tout ce qu’ils
renferment.
Conclusion
Puisque toutes les choses corporelles ont la même essence, il faut aussi
qu’elles dépendent toutes de la même cause efficiente, c’est-à-dire de Dieu.
Il
faut répondre qu’il y a des hérétiques qui ont supposé que Dieu n’avait pas
créé les choses visibles (Ces hérétiques ont été condamnés par le concile de
Nicée, qui proclame Dieu le créateur de tout ce que nous voyons et de tout ce
que nous ne voyons pas, omnium visibilium invisibiliumque factorem ; par le concile de Latran qui a défini le
même dogme ; par le concile de Braga (can. 8) et par le pape saint Léon (Ep. 71, chap. 8).), mais qu’elles avaient
pour cause le mauvais principe. A l’appui de leur erreur ils citent ces paroles
de l’Apôtre (2 Cor., 4, 4) : Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits
des infidèles. Mais cette hypothèse est tout à fait inadmissible. Car quand
des êtres divers sont unis par un fonds qui leur est commun, on est obligé de
reconnaître que cette union a une cause quelconque ; parce qu’il ne peut se
faire que des êtres divers s’unissent par eux-mêmes. Par conséquent toutes les
fois qu’on trouve entre des choses diverses une unité
quelconque, il faut que cette unité ait été produite par une cause qui soit une
aussi ; ainsi divers corps qui sont chauds reçoivent leur chaleur du feu. Or,
l’être fait le fonds commun de toutes les choses qui existent, quelque diverses
qu’elles soient. Il faut donc que toutes les choses qui existent aient le même
principe duquel elles tiennent l’être, quelles qu’elles soient ou de quelque
manière qu’elles soient, qu’elles soient invisibles et spirituelles, ou
qu’elles soient visibles et corporelles. Quand l’Apôtre appelle le diable le Dieu du siècle, il n’a pas voulu dire
qu’il était l’auteur de la création, mais il lui a donné ce nom, parce que ceux
qui vivent selon le siècle le servent. Et c’est dans le même sens qu’il parle
de ceux qui font leur Dieu de leur ventre
(Phil., 3, 19).
Article
2 : La créature corporelle a-t-elle pour fin la bonté de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que la créature corporelle n’ait pas pour fin la bonté de Dieu.
Car il est dit dans la Sagesse (1, 14) : Dieu
a créé toutes choses pour qu’elles existent. Donc toutes les créatures ont
pour fin leur existence propre et non la bonté de Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Par là même qu’une créature quelconque a l’être, elle
représente à ce titre l’être et la bonté de Dieu. C’est pourquoi, de ce que
Dieu a créé toutes choses pour qu’elles fussent, il ne s’ensuit pas qu’il ne
les ait pas créées aussi pour sa bonté.
Objection
N°2. Le bon établit le rapport de la fin. Par conséquent ce qu’il y a de
meilleur dans les êtres est la fin de ce qu’il y a de moins bon. Or, la créature
spirituelle est à la créature corporelle ce qu’un plus grand bien est à un bien
moindre. Donc la créature corporelle a pour fin la créature spirituelle et non
la bonté de Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : La fin prochaine n’exclut pas la fin dernière. Par
conséquent, que la créature corporelle ait été produite sous un rapport à cause
de la créature spirituelle, ceci n’empêche pas qu’elle n’ait été aussi produite
à cause de la bonté de Dieu.
Objection
N°3. La justice ne distribue inégalement ses dons qu’à ceux qui ne sont pas
égaux. Or, Dieu est juste. Par conséquent antérieurement à toute inégalité
qu’il a créée il y a eu une inégalité qu’il n’a pas créée. Cette inégalité n’a
pu avoir d’autre principe que le libre arbitre. D’où il suit que cette inégalité
est une conséquence des divers mouvements de cette puissance. Or, les créatures
corporelles étant inégales aux créatures spirituelles, elles ont donc été
créées à cause du libre arbitre et de ses déterminations et non pour la bonté
de Dieu.
Réponse
à l’objection N°3 : L’égalité de la justice a lieu quand on rend à quelqu’un ce
qui lui est dû. Il est juste en ce sens qu’on donne les mêmes choses à ceux qui
ont des droits égaux. Mais il n’y a pas lieu d’appliquer la justice à l’origine
primitive des choses. Car, comme un architecte ne fait pas d’injustice en
posant des pierres de même nature dans différentes parties d’un édifice, sans
se laisser guider dans ses préférences par une différence quelconque qu’il
aurait antérieurement remarquée dans les matériaux qu’il emploie, ne
s’inquiétant au reste que de la perfection de sa construction qui exige que ces
pierres soient placées ide différentes manières ; de même Dieu, pour que
l’univers fût parfait, a produit selon sa sagesse des créatures diverses et inégales,
et il a pu sans injustice mettre les unes au-dessus des autres sans qu’il y ait
eu de leur part un mérite antérieur capable de justifier cette distinction.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit (Prov.,
16, 4) que le Seigneur a tout fait pour lui-même.
Conclusion
Toutes les choses visibles et corporelles ont eu Dieu pour cause efficiente, et
il ne les a pas créées pour punir les êtres spirituels, mais il a voulu les
produire pour représenter sa divine bonté.
Il
faut répondre qu’Origène a supposé que Dieu n’avait pas eu d’abord l’intention
de produire des créatures corporelles, qu’il ne les avait créées que pour punir
les êtres spirituels qui avaient péché. Dans son système, Dieu n’aurait fait
d’abord que des créatures spirituelles toutes égales, dont les unes, en vertu
du libre arbitre, se seraient tournées vers Dieu et auraient conservé leur
nature spirituelle avec un degré de gloire plus ou moins élevé, selon qu’elles
se seraient tournées vers Dieu avec plus ou moins de force et d’énergie ; les
autres se seraient détournées de Dieu et auraient été enchaînées à divers
corps, selon qu’elles se seraient plus ou moins éloignées de lui. Ce système
est tout à fait erroné. 1° Parce qu’il est contraire à l’Ecriture qui, en
racontant la création de chaque être corporel, ajoute (Gen., chap. 1) : Dieu vit que c’était bon, comme s’il eût
dit : tout ce qui a été fait existe, parce qu’il est bon qu’il soit. Dans le
système d’Origène, la créature corporelle n’a pas été créée parce qu’il est bon
qu’elle existe, mais pour punir un autre être du péché qu’il a fait. 2° Ce
système est faux, parce qu’il suivrait de là que l’ordre actuel du monde serait
l’effet du hasard. Car, si le soleil tel qu’il existe a été créé pour punir un
être spirituel d’un péché dans lequel il est tombé, il résulte de là que si
plusieurs créatures spirituelles eussent péché de la même manière que celle
dont la faute a été cause de la création de cet astre, il y aurait eu dans le
monde plusieurs soleils. On peut faire le même raisonnement sur toutes les
autres créatures, ce qui répugne. — Ce sentiment étant rejeté comme erroné, il
faut observer que l’univers entier se compose de toutes les créatures, comme le
tout de ses parties. Or, si nous voulons déterminer le but d’un tout quelconque
et de ses parties, nous trouverons : 1° que chacune des parties existe en vue
d’une action propre ; ainsi l’œil est fait pour voir ; 2° que la partie la
moins noble se rapporte à la plus noble ; ainsi les sens se rapportent à
l’intelligence, le poumon au cœur ; 3° que toutes les parties sont pour la
perfection du tout comme la matière est pour la forme ; car les parties sont
pour ainsi dire la matière du tout ; 4° enfin, l’homme tout entier existe pour
une fin extrinsèque, par exemple, pour jouir de Dieu. De même, chacune des
parties de l’univers existe 1° pour son acte propre et pour sa perfection ; 2°
les créatures les moins nobles existent pour les plus nobles ; c’est ainsi que
celles qui sont au-dessous de l’homme se rapportent à lui. 3° Chacune des
créatures contribue à la perfection de l’ensemble de l’univers. 4° Enfin
l’univers entier avec chacune de ses parties se rapporte à Dieu comme à sa fin,
dans le sens qu’il y a dans tous les êtres un certain reflet de la Divinité qui
représente sa bonté et fait ainsi ressortir sa gloire. Ce qui n’empêche pas que
les êtres raisonnables n’aient d’une manière toute spéciale Dieu pour fin, et
qu’ils n’y arrivent par l’exercice de leurs facultés, c’est-à-dire par
l’intelligence et l’amour. Il est donc évident que toutes les choses
corporelles ont pour fin la bonté divine.
Article
3 : Dieu a-t-il produit les corps par l’intermédiaire des anges ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ait produit les corps par l’intermédiaire des anges.
Car, comme c’est la sagesse divine qui gouverne toutes les créatures, c’est
elle aussi qui les a toutes créées, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 103, 24) : Vous avez tout fait dans votre sagesse. Or, c’est au sage qu’il
appartient d’ordonner, comme le dit Aristote (Met., liv. i, chap. 2). C’est pourquoi, dans le gouvernement de
l’univers, les êtres inférieurs sont régis suivant un certain ordre par les
êtres supérieurs, comme l’observe saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4). Tel a donc aussi été l’ordre de la
création, que la créature corporelle, comme étant inférieure, a été produite
par la créature spirituelle qui lui était supérieure.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans la production des êtres il y a à la vérité un ordre,
mais cet ordre ne consiste pas en ce qu’une créature soit créée par une autre,
ce qui est impossible ; il consiste seulement en ce que la divine sagesse a
établi entre les créatures divers degrés qui constituent une sorte de
hiérarchie.
Objection
N°2. La diversité des effets est une preuve de la diversité des causes, parce
que la même cause produit toujours le même effet. Si donc toutes les créatures,
tant spirituelles que corporelles, avaient été immédiatement produites par Dieu,
il n’y aurait pas de différence entre les créatures, l’une ne serait pas plus
éloignée de Dieu que l’autre. Ce qui est évidemment faux, puisqu’Aristote
dit (De Gener.
et corrupt., liv. 2, text.
59) qu’il y a des êtres corruptibles précisément parce qu’ils sont très éloignés
de Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : Dieu, sans détruire l’unité et la simplicité de sa nature,
peut connaître des choses diverses, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 2,
et quest. 15, art. 1). Pour le même motif il peut produire dans sa sagesse des
créatures diverses, selon la diversité des choses que son intelligence connaît,
comme un ouvrier produit différents objets d’art d’après les différentes formes
qu’il a présentes à son esprit.
Objection
N°3. Pour produire un effet fini, il ne faut pas une puissance infinie. Or,
tout corps est fini. Donc tout corps a pu être produit et l’a été en effet par
la puissance finie d’une créature spirituelle. Car dans ce cas, pouvoir une
chose et la faire, c’est identique ; surtout quand on considère que tout être
jouit des prérogatives qui lui sont naturelles, à moins que le péché ne les lui
ait ravies.
Réponse
à l’objection N°3 : L’étendue de la puissance de l’agent ne se mesure pas
seulement d’après les choses qu’il a faites, mais encore selon la manière dont
il les fait, parce que la même chose n’est pas faite par un agent très puissant
de la même manière que par un agent qui lui est beaucoup inférieur. Or,
produire un être fini de manière que l’effet ne présuppose rien d’antérieur à
lui, c’est le fait d’une puissance infinie. Par conséquent il n’y a pas de
créature qui puisse le faire.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Par ces paroles on
entend la créature corporelle. Donc elle a été immédiatement produite par Dieu.
Conclusion
Dieu a été la cause efficiente et immédiate des créatures corporelles, et il ne
les a pas produites par l’intermédiaire des anges.
Il
faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont prétendu que les êtres sont sortis
de Dieu successivement de telle sorte que la première créature est sortie de
lui immédiatement, que celle-ci en a ensuite produit une autre, jusqu’à ce
qu’on soit ainsi parvenu à la créature corporelle qui est l’être le plus infime
(C’est le système des émanations soutenu par Avicenne et par tous les
alexandrins.). Mais ce sentiment est impossible à soutenir, parce que la
première production de la créature corporelle a été une création. La matière a
été d’abord créée, parce que l’imparfait est toujours antérieur au parfait
quand il s’agit des choses qui sont faites. Or, il n’y a que Dieu qui puisse
créer. Pour s’en convaincre, il faut remarquer que plus une cause est élevée et
plus nombreux sont les effets auxquels elle s’étend quand elle agit. D’un autre
côté le substratum (C’est la base et
le fondement de l’être.) des choses est toujours plus commun, plus général que
ce qui en fait la forme et les limites. Ainsi l’être est plus général que la
vie, la vie l’est plus que l’intelligence, et la matière plus que la forme.
Donc le substratum des choses provient d’une cause d’autant plus élevée qu’il
est lui-même plus général. Par conséquent, le substratum primordial de tous les
êtres ne peut relever que de la cause première. Il n’y a donc pas de cause
seconde qui puisse produire un effet sans que son action ne présuppose dans l’être
sur lequel elle agit quelque chose qui provient de la cause supérieure. Or, la
création est la production substantielle de l’être, elle ne présuppose rien de créé ou d’incréé qui soit antérieur à son action. C’est
pourquoi la création ne peut être que l’œuvre de Dieu qui est la cause
première. Et c’est pour montrer que tous les corps ont été créés par Dieu
immédiatement que Moïse a dit : Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre.
Article
4 : Les formes des corps viennent-elles des anges ?
Objection
N°1. Il semble que les formes des corps viennent des anges. Car Boëce dit (De Trin.,
liv. 1) que les formes qui existent dans la matière viennent des formes qui
sont immatérielles. Or, les formes immatérielles sont les substances
spirituelles, et les formes qui existent dans la matière sont les formes des
corps. Donc les formes des corps viennent des substances spirituelles.
Réponse
à l’objection N°1 : Boëce entend par formes
immatérielles les raisons des choses qui sont dans l’entendement divin, comme
le dit aussi l’Apôtre (Heb., 11, 8) : C’est par la foi que nous savons que le monde a été fait par la parole
de Dieu, de telle sorte que les choses invisibles sont devenues visibles.
Si cependant par formes immatérielles on entend les anges, on doit dire que les
formes corporelles viennent d’eux, non qu’ils en soient les auteurs, mais les
moteurs.
Objection
N°2. Tout ce qui existe par participation se ramène à ce qui existe par
essence. Or, les substances spirituelles sont des formes qui existent par leur
essence, et les créatures corporelles participent aux formes. Donc les formes
des choses corporelles proviennent des substances spirituelles.
Réponse
à l’objection N°2 : Les formes auxquelles la matière participe ne se rapportent
pas à des formes qui subsistent par elles-mêmes, comme les platoniciens l’ont
supposé (Le tort des platoniciens, comme nous l’avons déjà dit, est d’avoir
considéré les formes comme des choses absolues, indépendantes de l’intelligence
divine.), mais elles se rapportent aux formes intelligibles qui sont dans
l’entendement des anges d’où elles émanent par le moyen du mouvement, ou en
remontant plus haut elles reviennent aux idées qui sont dans l’entendement
divin, et qui ont imprimé dans les créatures le principe de la raison séminale
de ces formes, pour que par le mouvement elles les fassent passer de la
puissance à l’acte.
Objection
N°3. Les substances spirituelles ont comme cause une énergie plus grande que
les corps célestes. Or, les corps célestes produisent les formes des corps
inférieurs, d’où l’on conclut qu’ils sont cause de la génération et de la
corruption. Donc à plus forte raison les formes qui sont dans les êtres
matériels proviennent-elles des substances spirituelles.
Réponse
à l’objection N°3 : Les corps célestes produisent les formes des êtres
inférieurs, non comme cause première, mais comme cause motrice.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 3, chap. 8) qu’il ne faut pas penser que la matière corporelle
obéisse aux anges à volonté, mais qu’elle n’obéit ainsi qu’à Dieu. Or, la
matière corporelle obéit à la volonté de celui dont elle reçoit sa forme. Donc
les formes des corps viennent de Dieu et non des anges.
Conclusion
Les formes qui donnent l’être aux objets composés étant elles-mêmes sensibles
et matérielles, elles n’ont pas pour cause des formes spirituelles, ou du moins
celles-ci ne sont par rapport à elles que des causes motrices ; mais elles
viennent de Dieu comme de leur cause première, et elles ont pour causes
prochaines les agents composés et corporels qui les font sortir de la matière
où elles sont en puissance.
Il
faut répondre qu’il y a des philosophes qui ont prétendu que toutes les formes
des corps proviennent des substances spirituelles auxquelles nous donnons le
nom d’ange. Et ce sentiment a été soutenu de deux manières. Platon a supposé
que les formes qui existent dans la matière corporelle proviennent des formes
immatérielles, auxquelles elles auraient en quelque sorte participé.
Ainsi il prétendait que l’homme avait d’abord subsisté immatériellement, qu’il
en était de même du cheval et de tous les autres êtres dont se compose le monde
sensible, et qu’ensuite la matière corporelle avait reçu de ces formes séparées
une certaine impression qui lui avait communiqué leur ressemblance ou qui
l’avait fait participer, comme il le dit, à leur manière d’être. Les
platoniciens réglaient d’après l’ordre des formes l’ordre des substances
séparées. Ainsi, par exemple, la substance séparée, qui est le cheval, étant la
cause de tous les chevaux, au-dessus de cette substance il y avait la vie
séparée qu’ils disaient la vie absolue, et la cause de toute vie. Et enfin au-delà
se trouvait une autre substance qu’ils appelaient l’être lui-même et la cause
de tout être. — Avicenne et quelques autres philosophes n’ont pas supposé que
les formes des choses corporelles subsistassent par elles-mêmes dans la
matière, mais seulement dans l’intelligence. Ils disaient donc que toutes les
formes qui existent dans la matière corporelle provenaient des formes qui sont
dans l’entendement des créatures spirituelles qu’ils désignaient sous le nom
d’intelligences et auxquelles nous donnons le nom d’anges, et ils ajoutaient
qu’elles en provenaient comme les formes des objets d’art proviennent des
formes qui sont dans l’esprit de l’artisan qui les produit. — Il semble qu’on
peut ramener à cette opinion le sentiment de quelques hérétiques modernes qui
disent que Dieu est le créateur de tous les êtres, mais que le démon a formé
les corps et les a ainsi distingués en différentes espèces. — Or, toutes ces
opinions paraissent venir de la même source. Car tous ces philosophes se sont
trompés, parce qu’ils ont cherché la cause des formes comme si elles se
faisaient par elles-mêmes. Mais, comme le prouve Aristote (Met., liv. 7, text. 26, 27, et liv. 8, text. 8), ce qui se fait est composé. Or, les formes des
choses corruptibles ont ceci de particulier que parfois elles existent et
parfois elles n’existent pas, sans qu’on puisse dire qu’elles soient engendrées
et corrompues, mais suivant que les êtres composés qui les reçoivent sont
engendrés ou corrompus. Car les formes n’ont pas l’être, mais ce sont les
choses composées qui ont l’être par elles ; ainsi, il ne convient à une chose d’être
faite que comme il lui convient d’être (Par conséquent, si elle n’existe
qu’improprement elle n’est faite qu’improprement.). C’est pourquoi, d’après ce
principe que le semblable ne peut venir que de son semblable, on ne doit pas
chercher dans une forme immatérielle quelconque la cause des formes
matérielles, mais on doit la chercher dans ce qui est composé. C’est ainsi que
le feu est produit par le feu. Les formes corporelles sont donc produites non
comme si elles émanaient d’une forme immatérielle, mais comme une matière qu’un
agent composé fait passer de la puissance à l’acte. Mais comme l’agent composé
qui est un corps est mû par une substance spirituelle créée, comme le dit saint
Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4
et 5), il s’ensuit en remontant plus haut que les formes corporelles proviennent
des substances spirituelles, non que celles-ci en soient la cause première,
mais elles en sont la cause motrice. Il faut donc faire remonter jusqu’à Dieu,
comme à la cause première, les espèces des intelligences célestes ou leurs
formes intellectuelles que saint Augustin appelle les
raisons séminales des formes corporelles. Et comme dans la première production
des corps il n’y a pas eu transition de la puissance à l’acte, il s’ensuit que
les formes corporelles qu’ont reçues les êtres matériels à leur création ont
été produites par Dieu immédiatement ; car il n’y a que lui à qui la matière
obéisse à volonté comme à sa cause propre. C’est pourquoi Moïse pour exprimer
cette pensée a pris soin de dire en
parlant de chaque chose : Dieu a dit que
ceci ou que cela soit fait, afin
d’indiquer que la formation de tous les êtres s’est opérée par le Verbe de
Dieu, duquel, d’après saint Augustin (Tract.
1 in Joan.), vient absolument la forme, l’ensemble et l’harmonie de toutes
les parties de l’univers.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.