Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 67 : De la distinction des êtres considérée en elle-même

 

          Après avoir parlé de la distinction des êtres par rapport à la création, nous avons à nous occuper de cette distinction considérée en elle-même. Nous traiterons, 1° de l’œuvre du premier jour, 2° de l’œuvre du second, 3° de l’œuvre du troisième. — A l’égard de l’œuvre du premier jour quatre questions se présentent : 1° Le mot lumière se dit-il dans son sens propre des choses spirituelles ? (Cet article a pour but de déterminer le sens propre du mot lumière, parce que parmi les Pères les uns l’ont entendu des choses spirituelles, les autres des choses matérielles, comme saint Thomas le rapporte plus loin.) — 2° La lumière corporelle est elle un corps ? (On sait que la science actuelle est sur ce point d’un avis contraire à celui de saint Thomas ; mais il n’est pas étonnant que les plus grands génies aient été trompés, sur la nature de ces corps fluides et impondérables qui, malgré les travaux et les découvertes des physiciens, sont encore aussi mystérieux.) — 3° Est-elle une qualité ? (Cette question tient à la précédente. Saint Thomas continue à développer les sentiments de l’école péripatéticienne sur cette matière.) — 4° Etait-il convenable qu’elle fût créée au premier jour ? (Voyez le texte de la Genèse dont saint Thomas veut rendre compte rationnellement dans cet article (Gen., 1, 3-5).)

 

Article 1 : Le mot lumière se dit-il dans son sens propre des choses spirituelles ?

 

          Objection N°1. Il semble que le mot lumière désigne à proprement parler les êtres spirituels. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 28) que dans les êtres spirituels la lumière est meilleure et plus certaine, et que le Christ n’est pas appelé lumière de la même manière qu’il est appelé pierre ; que le premier mot lui convient dans son sens propre et que le second ne lui convient qu’au figuré.

 

          Objection N°2. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que la lumière se trouve parmi les noms intelligibles de Dieu. Or, les noms intelligibles s’emploient dans leur sens propre pour désigner les choses spirituelles. Donc la lumière prise dans son sens propre se dit des êtres spirituels.

 

          Objection N°3. L’Apôtre dit (Eph., 5, 13) : Tout ce qui se manifeste est lumière. Or, les êtres spirituels se manifestent, à proprement parler, plus que les êtres corporels. Donc il y a aussi en eux plus de lumière.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Ambroise (De fid., liv. 2) met la lumière parmi les choses qui ne se disent de Dieu que par métaphore.

 

          Conclusion Le mot lumière est vulgairement employé pour exprimer tout ce qui nous donne une notion ou une connaissance ; mais en remontant à son acception première, ce mot a été formé pour désigner ce qui éclaire nos yeux, et on ne l’emploie que métaphoriquement quand il s’agit des êtres spirituels.

          Il faut répondre que dans un mot il y a deux choses à distinguer : 1° le sens qu’il a d’après son acception première ; 2° l’usage qu’on en l’ait vulgairement. Ainsi le verbe voir a d’abord été employé pour signifier exclusivement l’acte de la vue. Mais ensuite on lui a donné une extension plus générale en raison de la dignité et de la certitude de la fonction qu’il exprime. L’usage a même permis de l’employer pour marquer l’action de tous les autres sens. Nous disons, par exemple : Voyez comme il a bon goût, bonne odeur, comme il est chaud. Dans saint Matthieu il est même employé pour désigner la fonction la plus haute de l’intelligence. Car il est dit (5, 8) : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. Il en faut dire autant du mot lumière. Il a été d’abord formé pour désigner ce qui éclaire l’œil, l’organe matériel de la vue. On l’a ensuite étendu à tout ce qui produit en nous une connaissance quelconque. Par conséquent, si on le prend dans son sens primitif, il ne peut se dire que métaphoriquement des êtres spirituels, et c’est ce qu’exprime saint Ambroise (loc. cit.). Mais si on le prend dans toute l’extension que l’usage lui a donnée et qu’on lui fasse désigner toute espèce de connaissance, il peut convenir dans son sens propre à toutes les choses spirituelles.

          La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 2 : La lumière est-elle un corps ?

 

          Objection N°1. Il semble que la lumière soit un corps. Car saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 3, chap. 5) que la lumière tient le premier rang parmi les corps. Donc c’est un corps.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin prend la lumière pour un corps actuellement lumineux, par exemple pour le feu qui est le plus noble des quatre éléments.

 

          Objection N°2. Aristote dit que la lumière est une espèce de feu (Top., liv. 5, chap. 2). Or, le feu est un corps. Donc la lumière aussi.

          Réponse à l’objection N°2 : Aristote donne le nom de lumière au feu considéré dans sa matière propre, comme il donne le nom de flamme au feu qui s’élève dans l’air, et le nom de charbon au feu qui s’attache aux matières terrestres. On ne doit pas trop se préoccuper des exemples qu’Aristote cite dans sa Logique, parce qu’il les cite comme étant probables, d’après les autres philosophes.

 

          Objection N°3. Le propre des corps est d’être porté, coupé et recourbé. Or, toutes ces propriétés se trouvent dans la lumière ou le rayon ; de plus, divers rayons peuvent être unis et séparés, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 2), ce qui semble pouvoir convenir à quelques corps. Donc la lumière est un corps.

          Réponse à l’objection N°3 : Toutes ces propriétés s’attribuent métaphoriquement à la lumière comme on pourrait les attribuer à la chaleur. Car le mouvement local étant le premier des mouvements, comme le prouve Aristote (Phys., liv. 8, text. 55), nous nous servons des mots qui appartiennent à ce mouvement pour exprimer le changement et tous les autres mouvements. De la même manière nous avons emprunté au lieu le mot distance pour désigner toutes les choses contraires, comme Aristote le dit (Met., liv. 10, text. 13).

 

          Mais c’est le contraire. Deux corps ne peuvent pas, en effet, exister simultanément dans un même lieu. Or, la lumière existe simultanément avec l’air dans le même lieu. Donc la lumière n’est pas un corps.

 

          Conclusion Puisque la lumière a la propriété d’être instantanée et de se répandre partout, elle n’est pas un corps.

          Il faut répondre qu’il est impossible que la lumière soit un corps et cela pour trois raisons : 1° La première raison est tirée de la nature du lieu. Car le lieu qu’un corps occupe est différent du lieu qu’occupe un autre corps. Il n’est donc pas possible naturellement que deux corps existent simultanément dans un même lieu, quels qu’ils soient, parce que leur contiguïté exige qu’ils n’occupent pas le même endroit. 2° La seconde raison se tire de la nature du mouvement. Si la lumière était un corps, elle serait soumise au mouvement local de tous les corps. Or, le mouvement local d’un corps ne peut pas être instantané, parce que tout ce qui se meut localement arrive nécessairement aux intermédiaires avant d’aboutir au but. Or, la lumière est instantanée. On ne peut pas dire en effet que le temps qu’elle met à nous arriver a une durée qui nous échappe ; car s’il était possible de ne pouvoir apprécier ce temps pour un petit espace, on devrait du moins pouvoir le calculer pour un espace immense comme celui qui s’étend de l’orient à l’occident, et on ne le peut pas. Car, aussitôt que le soleil paraît sur un point de l’horizon, il éclaire tout l’hémisphère jusqu’à l’extrémité opposée (On n’avait pas encore calculé le mouvement de la lumière. Maintenant on sait qu’elle parcourt environ 52 000 myriamètres par seconde et qu’elle met 8’13" pour nous venir du soleil.). Il y a encore une autre observation à faire sur le mouvement, c’est que tout corps a un mouvement naturel déterminé, tandis que la lumière se répandant de toutes parts, son mouvement n’est ni circulaire, ni rectiligne (C’est un principe incontestable d’optique que la lumière va en ligne droite.). Il est donc évident que la lumière n’est pas produite par le mouvement local d’un corps. 3° La troisième raison se prend de la nature de la génération et de la corruption. Car si la lumière était un corps, quand l’air est obscurci par l’absence d’un corps lumineux il s’ensuivrait que la lumière elle-même se corromprait, et que sa matière recevrait une autre forme ; ce qui n’est pas possible à admettre à moins qu’on ne dise que l’obscurité est aussi un corps (Il y a sur la cause productive de la lumière différents systèmes ; ce n’est pas ici le lieu de les exposer, et de démontrer comment l’un et l’autre répondent aux difficultés qu’élève ici saint Thomas.). On ne voit pas non plus de quelle matière serait engendré ou produit tous les jours ce corps immense qui remplit toute la partie intermédiaire de l’hémisphère. Il est également ridicule de dire que, par suite de l’absence d’un corps lumineux, ce corps immense se corrompt. Si l’on prétend que la lumière ne se corrompt pas, mais qu’elle parait avec le soleil et se répand sur la terre, que dire de ce qui arrive quand on met près d’une chandelle un corps opaque et qu’on remplit ainsi la maison tout entière de ténèbres ? Il ne semble pas que la lumière se soit alors concentrée autour de la chandelle, puisqu’il n’y a pas là une clarté plus grande qu’auparavant. Par là même que tous ces faits répugnent non seulement à la raison, mais encore aux sens, il faut donc dire qu’il est impossible que la lumière soit un corps.

 

Article 3 : La lumière est-elle une qualité ?

 

         Objection N°1. Il semble que la lumière ne soit pas une qualité. Car toute qualité est permanente dans le sujet même quand l’agent qui l’a produite a cessé son action. Ainsi, la chaleur existe dans l’eau après qu’on l’a éloignée du feu. Or, la lumière ne reste pas dans l’air quand le corps lumineux qui la produisait a disparu. Donc la lumière n’est pas une qualité.

          Réponse à l’objection N°1 : La qualité résultant de la forme substantielle, le sujet reçoit diversement la qualité comme il reçoit diversement la forme. Ainsi quand la matière reçoit parfaitement la forme, la qualité qui en dérive adhère inébranlablement à elle, comme par exemple si on changeait l’eau en feu. Quand la forme substantielle n’est reçue qu’imparfaitement par la matière, la qualité qui s’ensuit est transitoire ; elle ne dure qu’un temps, comme on le voit par l’eau chaude qui retourne ensuite à son état. Mais la production de la lumière ne vient pas de ce que la matière a été changée en recevant une forme ou un commencement de forme quelconque. C’est pourquoi la lumière n’existe qu’autant que l’agent qui la produit est présent.

 

          Objection N°2. Toute qualité sensible a son contraire. Ainsi, le froid est opposé au chaud et le noir au blanc. Mais il n’y a rien de contraire à la lumière. Car l’obscurité en est une privation. Donc la lumière n’est pas une qualité sensible.

          Réponse à l’objection N°2 : La lumière n’a pas son contraire, parce qu’elle est la qualité naturelle du premier corps, qui est cause de ce que les autres changent, mais qui n’a pas lui-même son contraire.

 

          Objection N°3. La cause est supérieure à l’effet. Or, la lumière des corps célestes produit les formes substantielles qui sont dans les corps inférieurs. En effet, elle donne l’être aux couleurs parce qu’elle les rend actuellement visibles. Donc la lumière n’est pas une qualité sensible, mais elle est plutôt une forme substantielle ou spirituelle.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme la chaleur agit instrumentalement par la vertu de sa forme substantielle, de même la lumière agit par la vertu des corps célestes dans la production des formes substantielles (C’est-à-dire qu’elle en est la cause instrumentale.), et si elle rend les couleurs visibles c’est qu’elle est la qualité du premier corps sensible.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 1, chap. 9) que la lumière est une qualité.

 

          Conclusion La lumière n’étant pas une substance ni une intention, il faut nécessairement qu’elle soit une qualité active qui résulte par elle-même de la présence d’un corps lumineux.

          Il faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont avancé que la lumière n’a pas dans l’air une existence réelle, comme la couleur sur la toile, et qu’elle n’a qu’un être intentionnel (L’Ecole appelle être d’intention ou intentionnel ce que nous nommons un être de raison.), comme l’image de la couleur dans l’air. Mais cette opinion ne peut se soutenir pour deux raisons : 1° parce que la lumière donne sa dénomination à l’air ; car l’air devient lumineux en acte, tandis que la couleur ne donne pas sa dénomination à l’air, puisqu’on ne dit pas que l’air est coloré ; 2° parce que la lumière produit un effet dans la nature. Ainsi les rayons du soleil échauffent les corps. Les êtres intentionnels n’ont au contraire aucune vertu et ne peuvent produire dans les êtres aucune modification. — D’autres ont dit que la lumière est la forme substantielle du soleil. Mais il ne peut en être ainsi pour deux motifs : 1° Parce qu’il n’y a pas de forme substantielle qui soit sensible par elle-même. Car la forme d’une chose (quod quid est) est l’objet de l’entendement, comme le dit Aristote (De anim., liv. 3, text. 26), tandis que la lumière est visible par elle-même. 2° Parce que ce qui est une forme substantielle dans un corps ne peut pas être une forme accidentelle dans un autre. Car la forme substantielle pouvant par soi constituer une espèce est universellement identique dans tous les êtres. Or, la lumière n’est pas non plus la forme substantielle de l’air ; car s’il en était ainsi l’air se corromprait aussitôt qu’elle disparaîtrait. Elle ne peut donc pas être la forme substantielle du soleil. — Par conséquent il faut dire que comme la chaleur est une qualité active qui résulte de la forme substantielle du feu, de même la lumière est une qualité active qui résulte de la forme substantielle du soleil ou de tout autre corps lumineux par lui-même, s’il y en a. Ce qui prouve qu’il en est ainsi, c’est que les rayons des étoiles produisent des effets divers selon la nature diverse de leurs corps.

 

Article 4 : Est-il convenable que la lumière ait été produite dès le premier jour ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable que la lumière ait été produite dès le premier jour. Car la lumière est une qualité, comme on vient de le dire (art. préc). Or, une qualité étant un accident, ne doit pas venir en premier, mais en second lieu. Il ne fallait donc pas que la lumière fût produite au premier jour.

          Réponse à l’objection N°1 : Dans l’opinion de ceux qui veulent que l’informité de la matière ait une priorité de temps sur sa formation, on doit dire que la matière a été créée dès le commencement, et qu’elle a été ensuite formée d’après des conditions accidentelles parmi lesquelles la lumière tient le premier rang.

 

          Objection N°2. Par la lumière la nuit se distingue du jour. Or, c’est le soleil qui produit la lumière et il n’a été créé qu’au quatrième jour (Cette objection a été faite au XVIIIe siècle, et pendant quelque temps on l’a crue insoluble. Mais les découvertes de Young et de Fresnel, en faisant prévaloir la doctrine des vibrations et des interférences sur la théorie de l’émission des rayons, sont venues nous expliquer comment la lumière a pu exister avant les astres.). Donc la production de la lumière n’a pas dû avoir lieu au premier.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y a des philosophes qui prétendent que la lumière primitive était une sorte de nuée lumineuse qui, après que le soleil a été créé, est venue se perdre dans la matière qui préexistait. Mais ce sentiment n’est pas soutenable, parce que la Genèse nous expose l’ordre naturel des choses tel qu’il a ensuite continué à exister. On ne doit donc pas dire que Dieu a fait alors quelque chose qu’il a dû ensuite anéantir. — D’autres prétendent que cette nuée lumineuse existe encore, et qu’elle est tellement unie au soleil qu’on ne peut l’en distinguer. Mais d’après cette explication cette nuée serait au moins inutile, et dans les œuvres de Dieu il n’y a rien d’inutile. — D’autres soutiennent que le corps du soleil a été formé de cette nuée. Mais on ne peut être non plus de ce sentiment si l’on suppose que le corps du soleil n’est pas du genre des quatre éléments (Saint Thomas admettait avec les péripatéticiens que le ciel et le soleil qui en fait partie étaient composés d’une cinquième essence, c’est ce qu’ils appelaient la quintessence (Voy. quest. 66, art. 2 note.).) qui composent les choses terrestres, mais qu’il est naturellement incorruptible, parce que dans ce cas sa matière ne peut exister sous une forme étrangère. — Il faut donc dire avec saint Denis (De div. nom., chap. 4) que cette lumière fut la lumière du soleil ; mais qu’elle était d’abord informe, c’est-à-dire qu’elle était la substance du soleil et qu’elle avait d’une manière vague et générale la propriété d’éclairer ; mais qu’elle reçut ensuite un caractère spécial et des propriétés déterminées qui la rendirent apte à produire des effets particuliers. Ainsi, dès sa création la lumière s’est trouvée distincte des ténèbres sous trois rapports : 1° quant à sa cause, car la cause de la lumière était dans la substance du soleil, tandis que celle des ténèbres était dans l’opacité de la terre ; 2° quant au lieu, parce que la lumière était dans un hémisphère tandis que les ténèbres étaient dans l’autre ; 3° quant au temps, parce que dans le même hémisphère la lumière existait pendant un temps et les ténèbres pendant un autre, et c’est ce que signifient ces mots : Il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit.

 

          Objection N°3. La nuit et le jour résultent du mouvement circulaire d’un corps lumineux. Or, le mouvement circulaire est le mouvement propre du firmament qui, d’après la Genèse, a été fait au second jour. Donc on n’eût pas dû mettre au premier jour la production de la lumière qui distingue la nuit du jour.

          Réponse à l’objection N°3 : D’après saint Basile (Hom. 2) le jour et les ténèbres ont eu lieu par l’émission et le retrait de la lumière, et non par le mouvement. Mais saint Augustin objecte qu’il n’y avait pas de raison pour que cette alternative eût lieu ; puisque les hommes et les animaux, qui auraient pu trouver en cela un avantage, n’existaient pas. De plus un corps lumineux n’a pas naturellement la vertu de retenir sa lumière quand il est dans un lieu, mais cela ne peut se faire que miraculeusement. Or, quand il s’agit de la formation primitive des êtres, on ne demande pas, comme le dit encore saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 1), des effets miraculeux, mais on recherche au contraire ce qui est conforme à la nature des choses. — Il faut donc dire qu’il y a dans le ciel deux sortes de mouvement. L’un qui est commun au ciel tout entier (Ces deux mouvements sont en effet distincts, mais comment l’un existe-t-il sans l’autre, c’est le problème que saint Thomas ne se pose pas et qu’il serait très difficile de résoudre.) ; c’est celui-là qui fait le jour et la nuit, et il a sans doute existé au premier jour. L’autre qui varie suivant la nature des corps. C’est d’après ce mouvement que se comptent les jours, les mois et les années (Voyez les discussions savantes auxquelles se livre le P. Petau au sujet de ce passage (De opere sex dierum, liv. 1, chap. 8).). C’est pourquoi au premier jour on ne parle que de la distinction de la nuit et du jour qui résulte du mouvement du ciel entier, tandis qu’on fait mention au quatrième de la diversité des jours, des temps et des années ; comme on le voit par ces paroles : Pour qu’il y ait des temps, des jours et des années ; ce qui est le résultat des mouvements propres des corps célestes.

 

          Objection N°4. Si on dit qu’on entend par lumière la lumière spirituelle, il y a lieu de répondre : La lumière qui a été faite au premier jour établit une distinction entre elle et les ténèbres. Or, les ténèbres spirituelles n’ont pas existé dès le commencement, puisque les démons ont été bons dès le principe, comme nous l’avons dit (quest. 63, art. 5). Donc la lumière n’a pas dû être produite dès le premier jour.

          Réponse à l’objection N°4 : Suivant saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 1, chap. 15) l’informité des êtres n’a pas été temporellement antérieure à leur formation. D’après son système on doit donc dire que par la production de la lumière on entend la formation de la créature spirituelle, non celle que l’état de la gloire a rendue parfaite puisqu’elle n’a pas été créée dans cet état, mais celle que la grâce a perfectionnée, puisque les anges, comme nous l’avons dit (quest. 62, art. 3), ont été créés avec cette espèce de perfection. Cette lumière a donc établi une division entre elle et les ténèbres, c’est-à-dire que la créature spirituelle ainsi formée a été distincte de celle qui ne l’est pas. Mais si l’on admet que la créature tout entière a été formée simultanément, la lumière n’a pas été distincte des ténèbres spirituelles qui existaient puisqu’il n’y en avait pas, car le diable n’a pas été créé avec une nature mauvaise, mais elle a été distincte des ténèbres futures dont Dieu avait la prescience.

 

          Mais c’est le contraire. Ce qui est essentiel au jour a dû être produit dès le premier jour. Or, la lumière est essentielle au jour, puisqu’il ne peut pas y avoir de jour sans elle. Donc il a fallu que la lumière fût créée dès le premier jour.

 

          Conclusion Il entrait dans l’ordre établi par la divine sagesse que la lumière fût produite au premier jour.

          Il faut répondre que sur la production de la lumière il y a deux opinions. Saint Augustin paraît dire (De civ. Dei, liv. 11, chap. 9 et 33) qu’il n’eût pas été convenable que Moïse eût omis de parler de la création des êtres spirituels. C’est pourquoi il dit que par ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, il faut entendre la créature spirituelle encore informe que le mot ciel désigne et la matière informe de la créature corporelle qui est exprimée par le mot terre. Et comme la créature spirituelle est plus noble que la créature matérielle, elle a dû être produite la première. La formation de la nature spirituelle est donc indiquée, d’après ce même Père, par la production de la lumière qu’on doit entendre dans un sens spirituel. Car la nature spirituelle a été formée du moment où elle a été éclairée par le Verbe auquel elle adhère. — Les autres Pères pensent que Moïse a réellement passé sous silence la création des êtres spirituels, mais ils en donnent différentes causes. Saint Basile dit que Moïse a fait commencer son récit au moment où les choses sensibles ont reçu l’existence, et qu’il n’a pas parlé des êtres spirituels, c’est-à-dire des anges, parce qu’ils ont été créés auparavant. Saint Jean Chrysostome donne une autre raison. Il dit que Moïse parlait à un peuple grossier qui ne pouvait saisir que les choses matérielles et que son dessein était d’éloigner ce peuple de l’idolâtrie (Cette raison ne nous paraît pas la meilleure, puisqu’il est souvent question des anges dans le Pentateuque.). Il aurait été porté à tomber dans ce péché si on lui eût dit qu’au-dessus de toutes les créatures corporelles il y avait d’autres substances ; car il en aurait fait des dieux, puisqu’il avait déjà beaucoup de propension pour adorer le soleil, la lune et les étoiles, comme on le voit au Deutéronome (chap. 4). Il est à remarquer que dans le récit de la Genèse on a préalablement supposé que la nature corporelle avait été informe de plusieurs manières. Ainsi, une première informité est désignée par ces mots : La terre était nue et vide ; une autre est exprimée par ces paroles : Les ténèbres étaient sur la face de l’abîme. Or, il était nécessaire que l’informité qui résultait des ténèbres fût d’abord écartée par la production de la lumière, et cela pour deux raisons : 1° parce que la lumière, comme nous l’avons dit (art. 3), est la qualité du premier corps et que le monde a dû être formé à sa clarté ; 2° parce que la lumière est le milieu dans lequel les corps supérieurs communiquent avec les inférieurs. Or, comme dans la connaissance on procède d’abord par les choses les plus générales, de même dans l’action. Ainsi l’être vivant est engendré avant l’animal et l’animal avant l’homme, comme Aristote l’observe (De Gen. anim., liv. 2, chap. 3). La divine sagesse a donc dû se manifester en créant la lumière la première parmi les œuvres de distinction, comme la forme du premier corps et comme étant la plus générale. 3° Saint Basile donne une troisième raison (Hom. 2 in hexam.) ; c’est que par la lumière tous les autres êtres sont mis en évidence. 4° Enfin, on pourrait en ajouter une quatrième qu’on a indiquée dans les objections, c’est que le jour ne peut être sans la lumière et qu’il a été, par conséquent, nécessaire que la lumière fût créée au premier jour.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.