Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 68 : De l’œuvre du second jour

 

          Après l’œuvre du premier jour nous avons à examiner l’œuvre du second. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le firmament a-t-il été fait au second jour ? (Aristote avait nié que Dieu eût créé le ciel ; c’est cette erreur que combat saint Thomas, et qui fut condamnée par le concile de Latran et par le premier concile de Tolède (can. 21).) — 2° Y a-t-il des eaux qui soient au-dessus ? (Cet article a pour but d’expliquer ce passage de l’Ecriture (Gen., 1, 7) : il sépara les eaux qui étaient sous le firmament des eaux qui étaient au-dessus du firmament. Ce passage a d’ailleurs vivement exercé les Pères, les commentateurs et les savants.) — 3° Divisa-t-il les eaux des eaux ? (Cet article est le commentaire de ces paroles de l’Ecriture (Gen., 1, 6) : Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux.) — 4° N’y a-t-il qu’un ciel ou s’il y en a plusieurs ? (Basilide et ses disciples supposaient qu’il y avait 365 cieux, et que ces cieux avaient créé le monde. En expliquant l’Ecriture d’après les Pères, saint Thomas réfute par là même ces rêveries.)

 

Article 1 : Le firmament a-t-il été créé au second jour ?

 

          Objection N°1. Il semble que le firmament n’ait pas été fait au second jour. Car il est dit dans la Genèse (1, 8) que Dieu donna au firmament le nom de ciel. Or, le ciel a été fait avant la distinction des jours, comme on le voit par ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Donc le firmament n’a pas été créé au second jour.

          Réponse à l’objection N°1 : D’après saint Jean Chrysostome (Hom. 3 in Gen.), Moïse a d’abord rapporté sommairement ce que Dieu a fait en disant : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et ensuite il a fait connaître chacune des parties de la création. C’est, par exemple, comme si l’on disait : cet ouvrier a bâti une maison, et qu’ensuite on ajoute : il en a jeté en premier lieu les fondements, il a ensuite élevé les murs et enfin il a fait le toit. Tel est le sens que nous devons donner à ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, suivies de celles-ci : le firmament fut fait au second jour. — On peut dire aussi que le ciel qui, d’après la Genèse, a été créé dès le commencement, n’est pas le même que le ciel qui a été créé au second jour. On a établi entre l’un et l’autre plusieurs différences. D’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 1, chap. 9), le ciel qui a été créé au premier jour est la nature spirituelle informe, et celui qui a été créé au second jour est le ciel matériel. Suivant le vénérable Bède et l’auteur de la glose, le ciel qui a été créé au premier jour est le ciel empyrée, et celui qui a été fait au second est le ciel étoile. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 2, chap. 6) que le ciel qui a été créé au premier jour est le ciel sphérique sans étoiles dont parlent les philosophes, et qu’ils appellent la neuvième sphère (Voyez à ce sujet dans Cicéron le Songe de Scipion.) et le premier mobile qui se meut d’un mouvement diurne. Et par le firmament qui a été fait au second jour il entend le ciel étoile. Enfin il y a une autre explication qu’indique saint Augustin (Ibid., liv. 2, chap. 1), d’après laquelle le ciel fait au premier jour serait le ciel étoilé, et le firmament fait au second jour serait l’immensité des airs où se condensent les nuées. Car on donne équivoquement à cette étendue le nom de ciel. Et c’eût été pour indiquer cette équivoque que Moïse eût dit expressément : Dieu donna au firmament le nom de ciel ; comme il avait déjà dit : il donna à la lumière le nom de jour, parce que le mot jour se prend aussi pour désigner un intervalle de vingt-quatre heures. Le rabbin Moïse Maïmonide observe qu’on peut faire la même remarque sur plusieurs autres passages de l’Ecriture (Proph., liv. 2, chap. 30).

 

          Objection N°2. Les œuvres des six jours marquent l’ordre suivi par la divine sagesse dans la création. Or, il ne serait pas conforme à la sagesse de Dieu qu’il eût fait en second lieu ce qui a dû naturellement être fait en premier. Et puisque le firmament est naturellement avant l’eau et la terre dont Moïse parle avant de parler même de la lumière qui a été faite au premier jour, il s’ensuit que le firmament n’a pas été fait au second jour.

 

          Objection N°3. Tout ce qui a été produit pendant les six jours a été formé d’une matière qui avait été créée avant même que la distinction des jours n’existât. Or, le firmament n’a pu être formé d’une matière préexistante, puisque dans ce cas il serait engendré et corruptible. Donc il n’a pas été créé au second jour.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 6) : Dieu dit : Que le firmament soit fait. Puis l’écrivain sacré ajoute : Et du soir et du matin se fit le second jour.

 

          Conclusion Suivant la différente acception qu’on donne au mot firmament, en le prenant dans l’ordre de la nature ou du temps, on peut admettre ou nier qu’il a été fait le second jour.

         Il faut répondre que, comme le dit fort bien saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 1, chap. 18 ; Conf., liv. 12, chap. 23 et 24), dans les questions de cette nature il y a deux choses à observer : 1° c’est de s’en tenir invariablement au sens véritable de l’Ecriture ; 2° l’Ecriture pouvant être expliquée de différentes manières, on ne doit pas s’attacher trop exclusivement à une explication, au point que si l’on a découvert la fausseté d’une interprétation donnée, on n’ait pas la présomption de soutenir néanmoins que c’est là le sens de l’écrivain sacré, dans la crainte qu’on n’expose l’Ecriture elle-même aux railleries des infidèles, et que par là même on leur ferme la voie qui pouvait les conduire à la foi. — On doit donc savoir que quand la Genèse nous dit que le firmament a été fait au second jour, ces paroles peuvent s’entendre de deux manières : 1° Il peut être question du firmament où sont les étoiles (Le ciel des étoiles fixes.). A ce sujet nous devons exposer les divers sentiments des savants sur ce firmament. Les uns ont dit qu’il était composé d’éléments (Les éléments sont l’air, l’eau, la terre et le feu.). Telle fut l’opinion d’Empédocle, qui disait que ce corps était indissoluble parce que la discorde n’était pas entrée dans les éléments qui le composent, mais seulement la concorde ou l’amitié. D’autres ont dit que le firmament était de la nature des quatre éléments, mais qu’il n’en était pas composé, que c’était un élément simple. Tel fut le sentiment de Platon, qui prétendait que le corps céleste était du feu. D’autres enfin ont avancé que le ciel n’était pas de la nature des quatre éléments, mais qu’il formait un cinquième corps (La quintessence.) en dehors des quatre éléments qui constituent les choses terrestres. Telle fut l’opinion d’Aristote. — Dans le premier sentiment, on peut dire, absolument parlant, que le firmament a été créé au second jour, même substantiellement ; car s’il appartient à l’œuvre de la création de produire la substance même des éléments, il appartient à l’œuvre de distinction et d’ornement de former des créatures avec des éléments préexistants. — D’après le sentiment de Platon on ne pourrait pas dire que le firmament a été créé substantiellement le second jour. Car suivant ce philosophe la création du firmament est la production de l’élément du feu. Or, d’après ceux qui supposent que l’informité de la matière a été temporellement antérieure à sa formation, la production des éléments appartient à l’œuvre de création, parce que les formes des éléments sont celles qui s’attachent primitivement à la matière. — Suivant l’opinion d’Aristote on peut encore moins supposer que le firmament a été produit substantiellement au second jour, en considérant les jours dont parle Moïse comme une succession de temps (Saint Augustin ne les considère pas ainsi.). Car le ciel, étant incorruptible de sa nature, a une matière qui ne peut revêtir une autre forme que la sienne. Il est donc impossible que le firmament ait été fait d’une matière temporellement préexistante. Par conséquent, la production de la substance du firmament appartient à l’œuvre de création. Mais dans l’opinion de Platon, comme dans celle d’Aristote, le firmament a pu être formé d’une certaine manière au second jour. C’est ainsi que d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4) la lumière du soleil a été informe pendant les trois premiers jours, et qu’elle a ensuite été formée au quatrième. Si par les jours de la création on désignait non pas une succession de temps, mais seulement l’ordre de la nature, comme le veut saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 22 et 24), rien ne s’oppose à ce que d’après tous ces divers sentiments on dise que la formation substantielle du firmament est l’œuvre du second jour. — 2° On peut aussi entendre par le firmament, qui d’après la Genèse a été créé au second jour, non le firmament dans lequel sont les étoiles fixes, mais cette partie de l’air où se condensent les nuées. Le nom de firmament lui viendrait de la densité de l’air ; car on donne le nom de corps ferme (firmum) à ce qui est épais et solide, pour distinguer cette espèce de corps du corps mathématique (Le corps mathématique, d’après saint Basile lui-même, n’existe que par ses trois dimensions, longueur, largeur et profondeur.), comme le dit saint Basile (in Hex., hom. 3). On peut admettre de ces deux interprétations celle que l’on voudra, rien ne s’y oppose. Saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 4) recommande même cette dernière, qu’il trouve, dit-il, tout à fait digne d’éloge, et qui n’a d’ailleurs rien de contraire à la foi.

          La réponse au second et au troisième argument devient, d’après tout ce que nous avons dit, évidente.

 

Article 2 : Y a-t-il des eaux au-dessus du firmament ?

 

          Objection N°1. Il semble que les eaux ne soient pas au-dessus du firmament. Car l’eau est naturellement pesante. Or, les choses pesantes n’existent pas en haut, mais seulement en bas. Donc les eaux ne sont pas au-dessus du firmament.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a des auteurs qui ont pensé résoudre cette objection en disant que les eaux, bien qu’elles soient naturellement lourdes, sont contenues par la puissance divine au-dessus des cieux. Mais saint Augustin repousse cette solution en disant qu’il s’agit de savoir comment Dieu a établi la nature des choses et non quel miracle sa puissance pourrait opérer sur elles. Il faut donc dire que suivant l’opinion qu’on se fait du firmament et des eaux on peut donner, d’après ce qui précède, une solution particulière à cette difficulté. Si l’on admet le premier sentiment, il faut supposer dans les éléments un autre ordre que celui qu’établit Aristote. On devra admettre que les eaux qui sont sur la terre sont plus épaisses, et celles qui sont dans le ciel plus légères, de manière que celles-ci se tiennent dans le ciel comme les autres sur la terre. Ou bien on devra entendre par l’eau la matière des corps, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. L’eau est naturellement fluide. Or, ce qui est fluide ne peut rester au-dessus d’un corps rond, comme l’expérience le prouve. Donc le firmament étant un corps rond l’eau ne peut être au-dessus.

          Réponse à l’objection N°2 : La réponse devient évidente dans l’un et l’autre sentiment. D’après le premier sentiment, saint Basile fait une double réponse (Hom. 3). Il dit 1° qu’il n’est pas nécessaire que tout corps qui paraît rond à celui qui le regarde du côté concave soit réellement rond ou convexe à sa partie supérieure ; 2° que les eaux qui sont au-dessus des cieux ne sont pas fluides, mais qu’en dehors du ciel elles ont été solidifiées comme si elles étaient gelées ; c’est ce qui fait donner à ce ciel le nom de ciel cristallin par quelques philosophes (Ce système puéril eut pour auteur Empédocle (470 av. J.-C), et ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on le retrouve dans Flavius Josèphe (Antiq., liv. 1, chap. 1) ; Séverin (liv. 8, Op. sancti Chrys., frag. 596) ; Césaire (Dial., p. 69) ; saint Ambroise (Hex., chap. 8).).

 

          Objection N°3. L’eau étant un élément sert à engendrer les corps composés, comme ce qui est imparfait sert à produire ce qui est parfait. Or, au-dessus du firmament il n’y a pas lieu de former des êtres composés, on n’en forme que sur la terre. Donc l’eau qui serait au-dessus du firmament serait inutile. Et comme dans les œuvres de Dieu il n’y a rien qui soit inutile, il s’ensuit qu’il n’y a pas d’eau au-dessus du firmament.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans le dernier système que nous avons exposé, les eaux s’élèvent en vapeurs au-dessus du firmament pour produire ensuite les pluies. D’après le second système, les eaux sont au-dessus du firmament, c’est-à-dire au-dessus de tout le ciel transparent qui est sans étoiles. Les auteurs de ce système font de ce ciel le premier mobile qui fait mouvoir toute la sphère d’un mouvement diurne, et qui produit par ce mouvement la continuité ou la perpétuité de la génération des êtres, comme le ciel étoilé qui se meut sur le zodiaque produit la diversité de la génération et de la corruption, selon qu’il s’éloigne ou s’approche, et par la diversité de puissance ou de vertu qu’il y a dans chaque étoile. Enfin dans le premier système les eaux sont là, d’après saint Basile, pour modérer la chaleur des corps célestes (Ces idées, déjà présentées par Philon (De cherubin., p. 112), le furent encore par Séverin (loc. cit.) ; Théodoret (quest. 2, in Gen., p. 29), saint Epiphane (loc. cit., art. 2), saint Ambroise (Hexam. 2, chap. 5) et Marius Victor (ad æthesium, liv. i).). Saint Augustin rapporte (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 5) qu’il y a des auteurs qui ont cité à l’appui de cette opinion la température de Saturne qui est très froide, parce que cette étoile est très rapprochée des eaux supérieures.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 7) que Dieu divisa les eaux qui étaient au-dessus du firmament de celles qui étaient au-dessous.

 

          Conclusion Au-dessus du firmament il y a des eaux matérielles qui en sont distinctes ou qui ne font qu’un avec lui selon les divers sens qu’on attache au mot firmament.

          Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 5), l’autorité de l’Ecriture est supérieure à toute l’étendue du génie humain. Par conséquent, de quelque manière que les eaux existent au-dessus du firmament et quelle que soit leur nature, nous ne doutons point de leur existence. Tous les auteurs ne sont pas d’accord sur la nature même de ces eaux. Origène prétend que ces eaux qui sont au-dessus des deux sont les substances spirituelles. Il s’appuie sur ces paroles du Psalmiste (Ps. 148, 14) : Que les eaux qui sont au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur, et sur ces autres paroles de Daniel (3, 60) : Vous, eaux qui êtes au-dessus des deux, bénissez le Seigneur. Mais saint Basile répond (Hex., hom. 3) que ces paroles ne signifient pas que les eaux soient des créatures raisonnables (Saint Epiphane (Epist. ad Joan. Hierosolym.), saint Cyrille de Jérusalem (Catech. 9) et une fouie d’autres Pères ont pris à tâche de réfuter Origène sur ce point.), mais qu’elles signifient seulement que celui qui considère les eaux avec un esprit bien disposé trouve en elles une nouvelle manifestation de la gloire de Dieu. C’est pourquoi le Psalmiste en dit autant du feu, de la grêle, qui ne sont pas évidemment des créatures raisonnables. On doit donc dire qu’il s’agit d’eaux matérielles ; mais quelle est la nature de ces eaux ? On est sur ce point divisé de sentiment, suivant l’idée particulière qu’on attache au mot firmament. — En effet, si par le firmament on entend le ciel étoilé qu’on suppose de la nature des quatre éléments, pour la même raison on pourra croire que les eaux qui sont au-dessus des cieux sont de même nature que les eaux terrestres. Mais si par le firmament on entend le ciel étoilé et qu’on le croie d’une autre nature que les quatre éléments, on ne pourra pas admettre que les eaux qui sont au-dessus sont de même nature que les eaux qui font partie de ces quatre éléments. Mais comme, d’après l’auteur de la glose, il y a un ciel qu’il appelle empyrée ou de feu, à cause de son éclat, de même on peut admettre un ciel d’eau qui serait au-dessus du ciel étoilé et qui recevrait ce nom en raison seule de sa transparence. D’ailleurs dans l’hypothèse où le firmament serait d’une autre nature que les quatre éléments, on peut dire qu’il divise les eaux, si par l’eau on entend non l’élément que nous possédons, mais la matière informe des corps, comme le fait saint Augustin (De Gen. cont. Mon., liv. 1, chap. 5 et 7), parce que dans ce cas tout ce qui est entre les corps sépare les eaux des eaux. — Si on entend par le firmament cette partie de l’air où se condensent les nuées, alors les eaux qui sont au-dessus sont les eaux à l’état de vapeur et qui dans des circonstances particulières se résolvent en pluie. Dire que ces eaux réduites à l’état de vapeur seraient élevées au-dessus du ciel sidéral, comme quelques-uns l’ont pensé (Saint Augustin rapporte cette opinion (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 4).), c’est une chose absolument impossible. D’abord à cause de la solidité du ciel ; ensuite parce qu’il faudrait que ces vapeurs traversassent la région ignée où elles seraient consumées. D’ailleurs les corps les plus légers et les moins denses n’arrivent jamais à la région lunaire, et il est du reste démontré par les faits que les vapeurs ne s’élèvent pas au-dessus du sommet de certaines montagnes. Quant à ce qu’on dit de la raréfaction des corps à l’infini, en se fondant sur la divisibilité infinie de la matière, c’est une puérilité. Car les corps naturels ne se divisent ni ne.se raréfient réellement (A la vérité, on ne peut pas mécaniquement diviser la matière à l’infini, mais on est obligé rationnellement d’admettre qu’elle est ainsi divisible.) à l’infini ; il y a des limites positives que sous ce double rapport ils ne peuvent dépasser.

 

Article 3 : Le firmament divise-t-il les eaux ?

 

          Objection N°1. Il semble que le firmament ne divise pas les eaux des eaux. Car un corps n’occupe naturellement dans son espèce qu’un seul lieu. Or, toutes les eaux sont de même espèce, d’après Aristote (Top., liv. 1, chap. 6). Donc les eaux ne doivent pas être distinguées des eaux localement.

          Réponse à l’objection N°1 : Si par firmament on entend le ciel sidéral, les eaux supérieures ne sont pas de même espèce que les eaux inférieures. Mais si par firmament on entend l’air où se forment les nuages, alors les eaux inférieures et les eaux supérieures sont de la même espèce, et ces eaux occupent deux lieux, mais sous des rapports divers ; le lieu supérieur est le lieu où les eaux se produisent (Saint Thomas adoptait la formation des nuages telle que l’explique Aristote (Meteor., liv. 1, chap. 9). C’est aussi ce qu’a fait saint Basile (Hom. 3, p. 50).), et le lieu inférieur celui où elles se reposent.

 

          Objection N°2. Si on dit que les eaux qui sont au-dessus du firmament sont d’une autre espèce que les eaux qui sont au-dessous, on peut faire cette instance. Les choses qui sont d’une espèce différente n’ont pas besoin d’être d’ailleurs distinguées par une autre cause. Si donc les eaux supérieures et les eaux inférieures sont d’une espèce différente, il n’est pas nécessaire que le firmament les distingue.

          Réponse à l’objection N°2 : Si on suppose que les eaux sont de nature différente, quand on dit que le firmament les divise on ne veut pas dire qu’il est la cause de leur séparation, mais seulement la limite qui les sépare.

 

          Objection N°3. Ce qui distingue les eaux des eaux est touché par les eaux des deux côtés, comme un mur qu’on élèverait au milieu d’un fleuve. Or, il est évident que les eaux inférieures ne s’élèvent pas jusqu’au firmament. Donc le firmament ne sépare pas les eaux des eaux.

          Réponse à l’objection N°3 : Moïse comprend sous le nom d’eau l’air, parce qu’il est invisible et tous les autres corps qui sont invisibles comme lui. Par là il est évident que quel que soit le sens qu’on donne au mot firmament, il divise les eaux.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 6) : Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux des eaux.

 

          Conclusion Selon les divers sens qu’on attache aux mots firmament et eau, on comprend différemment cette proposition : Le firmament sépare les eaux des eaux.

          Il faut répondre que celui qui s’en tiendrait au sens littéral de la Genèse pourrait se faire une opinion conforme à celle des anciens philosophes (Thalès de Milet et son école.). Ainsi il y a des philosophes qui ont supposé que l’eau était un corps infini, le principe de tous les autres. On pourrait croire que cette eau immense a été désignée par le mot d’abîme quand on a dit que les ténèbres étaient sur la face de l’abîme. Ces philosophes prétendaient de plus que le ciel sensible que nous voyons ne comprend pas au-dessous de soi tous les êtres corporels, mais qu’il y a une étendue infinie d’eau au-dessus. Dans ce sens on pourrait donc dire que le firmament céleste sépare les eaux extérieures des eaux intérieures, c’est-à-dire de tous les corps qui sont au-dessous du ciel et qui, dans cette hypothèse, avaient l’eau pour principe. Mais comme la fausseté de cette opinion est démontrée par des raisons solides, on ne doit pas dire que tel est le sens de l’Ecriture. On doit plutôt observer que Moïse parlait à un peuple grossier, et que pour condescendre à la faiblesse de son intelligence il ne lui a dit que ce que ses sens pouvaient lui rendre manifeste. Or, tous les hommes, quelque grossiers qu’ils soient, comprennent que la terre et l’eau sont des corps. Ils ne comprennent pas, par exemple, aussi bien que l’air est un corps, puisqu’il y a eu des philosophes qui ont dit que l’air n’était rien, et qu’on a donné à l’espace qu’il remplit le nom de vide. C’est pourquoi Moïse a fait mention de l’eau et de la terre sans rien dire expressément de l’air, afin de ne pas parler à son peuple grossier d’une chose qu’il ne connaissait pas. Mais pour que les hommes intelligents connussent la vérité, il leur a donné lieu de comprendre que l’air existait, en leur indiquant qu’il était pour ainsi dire annexé à l’eau, et c’est ce que signifient ces paroles, que les ténèbres étaient sur la face de l’abîme. Car elles donnent à entendre que sur la face de l’eau il y avait un corps diaphane qui est le sujet de la lumière et des ténèbres. Ainsi donc, soit que nous entendions par le firmament le ciel où sont les étoiles, soit que nous comprenions l’espace où se forment les nuages, on peut dire avec raison que le firmament sépare les eaux des eaux, en faisant signifier au mot eau la matière informe ou tous les corps diaphanes qui sont compris sous ce terme général. Car le ciel étoilé sépare les corps inférieurs des corps supérieurs. De même les nuages séparent la partie supérieure de l’air où se forment les pluies et la grêle de la partie inférieure qui se rattache à l’eau terrestre et qu’on comprend sous le nom général d’eaux.

 

Article 4 : N’y a-t-il qu’un seul ciel ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait qu’un seul ciel. Car le ciel et la terre paraissent deux choses corrélatives d’après ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or, il n’y a qu’une terre. Donc il n’y a qu’un seul ciel.

            Réponse à l’objection N°1 : La terre est au ciel ce que le centre est à la circonférence. Autour d’un même centre il peut y avoir plusieurs circonférences (Saint Thomas raisonne ici dans l’hypothèse du système de Ptolémée, mais son principe est également vrai dans le système de Copernic.). Donc quoiqu’il n’y ait qu’une terre il peut y avoir plusieurs cieux.

 

          Objection N°2. Tout ce qui comprend dans sa totalité sa matière est unique. Or, tel est le ciel, comme le dit Aristote (De cælo, liv. 1, text. 95). Donc il n’y a qu’un seul ciel.

            Réponse à l’objection N°2 : Cette raison suppose que par le ciel on entend l’universalité des créatures corporelles. Dans ce sens il est vrai qu’il n’y en a qu’un.

 

          Objection N°3. Tout ce qui se dit univoquement de plusieurs êtres se dit d’eux d’après la même raison générale. Or, s’il y a plusieurs cieux, le mot ciel leur convient univoquement, car si on l’employait équivoquement on ne pourrait pas dire qu’il y a plusieurs cieux. Il faut donc, s’il y a plusieurs cieux, qu’il y ait une raison générale pour laquelle on les désigne par le même nom. Or, comme il est impossible de donner cette raison, il s’ensuit qu’il n’y a pas plusieurs cieux.

            Réponse à l’objection N°3 : Tous les cieux ont ceci de commun c’est qu’ils sont élevés et lumineux de quelque manière, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans le Psalmiste (Ps. 148, 4) : Cieux des cieux, louez le Seigneur.

 

          Conclusion Si on désigne par le mot de ciel tout ce qui s’étend au-dessus de la terre et de l’eau, il n’y a qu’un seul ciel ; il y en a plusieurs si on donne ce nom à toutes les différentes parties de cette vaste étendue ; et il y a aussi divers cieux si on prend cette expression dans un sens métaphorique.

          Il faut répondre que sur ce point saint Basile et saint Chrysostome ne paraissent pas être du même sentiment. D’après ce dernier (Hom. 4 in Gen.) il n’y a qu’un seul ciel, et si on se sert du pluriel en disant les cieux des cieux, c’est que dans la langue hébraïque on n’a pas l’habitude de mettre le mot ciel au singulier, comme dans le latin il y a plusieurs mots qui ne s’emploient qu’au pluriel. Mais saint Basile dit (Hom. 3) qu’il y a plusieurs cieux et saint Jean Damascène est de son avis (De orth. fid., liv. 2, chap. 6). Toutefois cette différence d’opinion est plus dans les mots qu’au fond des choses. Car saint Jean Chrysostome dit qu’il n’y a qu’un ciel, parce qu’il entend par là toute l’étendue qui se trouve au-dessus de la terre et de l’eau. C’est dans ce sens qu’on dit que les oiseaux qui volent dans l’air sont des oiseaux du ciel. Mais comme il y a dans le ciel plusieurs parties différentes, saint Basile a pu dire pour ce motif qu’il y avait plusieurs cieux (Saint Basile nous paraît cire allé plus loin. Il admet en réalité plusieurs cieux vraiment distincts, et il se moque de ceux qui niaient la pluralité des mondes comme impossible, parce que, dit-il, comme les bulles naissent sur la surface de l’onde agitée, de même l’être infini pourrait lancer plusieurs mondes dans l’espace.). Pour distinguer ces divers cieux il faut observer que dans l’Ecriture le mot ciel a trois sens : 1° Il est pris quelquefois dans son sens propre et naturel, et alors on donne le nom de ciel à ce corps élevé, qui est éclairé ou qui peut l’être et qui est par sa nature incorruptible. Dans ce sens on distingue trois sortes de cieux : le premier qui est tout à fait lumineux et qu’on appelle l’empyrée ; le second qui est complètement diaphane et qui reçoit le nom de ciel d’azur ou de ciel de cristal ; le troisième qui est partie diaphane et partie lumineux et qu’on appelle le ciel sidéral (C’est exactement la description du système de Ptolémée.). Il est divisé en huit sphères : la sphère des étoiles fixes et les sept sphères des planètes qu’on appelle aussi les sept cieux ou les sept sphères. 2° On appelle ciel ce qui participe à l’une des propriétés des corps célestes, c’est-à-dire tout ce qui est élevé et lumineux ou qui peut l’être. Dans ce sens saint Jean Damascène dit que tout l’espace qui s’étend de la surface de l’Océan à l’orbite de la lune ne forme qu’un ciel qu’on appelle aérien. Ainsi d’après ce docteur il y a trois cieux : le ciel aérien, le ciel sidéral et un autre ciel plus élevé, celui dont parle l’Apôtre en disant qu’il a été ravi jusqu’au troisième ciel. Mais cet espace (C’est-à-dire l’espace qui s’étend de la terre à la lune.) renfermant deux éléments, le feu et l’air, par rapport à chacun de ces éléments on distingue une région inférieure et une région supérieure. C’est pourquoi Raban Maur divise encore cet espace en quatre parties : la région supérieure au feu qu’il appelle le ciel igné et la région inférieure à laquelle il donne le nom de ciel olympien d’après la hauteur d’une montagne appelée l’Olympe. Il donne à la région supérieure de l’air le nom de ciel éthéré parce qu’elle est inflammable et à la région inférieure le nom de ciel aérien. Et en ajoutant ces quatre cieux aux trois que nous avons précédemment énumérés, Raban trouve dans l’univers sept cieux matériels. 3° Le mot ciel est employé métaphoriquement. Ainsi on dit quelquefois que la sainte Trinité est le ciel à cause de sa lumière ineffable et sublime. C’est dans le même sens que l’Ecriture fait dire au diable (Is., 14, 13) : Je monterai au ciel, c’est-à-dire, je me ferai l’égal de Dieu. Quelquefois les biens spirituels qui sont réservés aux saints pour récompenses, sont appelés cieux en raison de leur excellence. C’est dans ce sens que saint Augustin comprend ces paroles : Votre récompense est grande dans les cieux (Matth., 5, 12). On désigne encore par le nom de cieux les trois sortes de visions surnaturelles : celles du corps, de l’imagination et de l’intelligence. Saint Augustin applique ces trois visions au ravissement de saint Paul au troisième ciel (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 29 et 34).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.