Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 73 : De ce qui appartient au septième jour

 

          Après avoir parlé de l’œuvre des six premiers jours nous avons maintenant à nous occuper de ce qui a rapport au septième. — A cet égard trois questions se présentent. Nous traiterons : 1° De l’achèvement de toutes les œuvres de Dieu (En expliquant ces paroles de saint Jean (5, 17) : mon Père agit sans cesse, et moi aussi j’agis, saint Thomas réfute l’erreur des philosophes qui font de Dieu un être oisif, qui n’a aucun soin de ses créatures.). — 2° Du repos de Dieu (Cet article est le développement du précédent.). — 3° De la bénédiction et de la sanctification du septième jour. (En démontrant que Dieu a dû bénir le septième jour, saint Thomas prouve, contre les vaudois et les pauvres de Lyon, que toutes les bénédictions que l’Eglise attache aux choses inanimées ont leur prix, et qu’elles ne sont pas superstitieuses, comme ces hérétiques le prétendaient.)

 

Article 1 : Est-il convenable d’attribuer au septième jour le complément de l’œuvre divine ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’accomplissement de l’œuvre divine ne doive pas être attribué au septième jour. Car tout ce qui se fait en ce siècle appartient à l’œuvre divine. Or, la consommation du siècle n’aura lieu qu’à la fin du monde, comme il est dit dans saint Matthieu (chap. 13). Le temps de l’Incarnation fut aussi d’ailleurs l’époque d’un premier complément, c’est pourquoi l’Apôtre l’appelle un temps de plénitude (Gal., chap. 4). Et c’est aussi pour cela que le Christ a dit en mourant : Tout est consommé (Jean, 19, 30). L’œuvre de Dieu n’a donc pas été achevée au septième jour.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme nous venons de le dire, la perfection première est cause de la perfection seconde. Or, pour arriver à la béatitude deux choses sont nécessaires, la nature et la grâce. La béatitude ne sera parfaite, à la vérité, qu’à la fin du monde. Mais cette consommation a préexisté dans sa cause, d’abord quant à la nature qui date de la création primitive des êtres, et ensuite quant à la grâce que l’incarnation de Jésus-Christ nous a méritée ; car comme le dit saint Jean : C’est par Jésus-Christ que la grâce et la vérité nous sont parvenues (Jean, 1, 17). Ainsi donc l’œuvre de la nature fut achevée au septième jour ; celle de la grâce le fut par l’incarnation de Jésus-Christ, et enfin celle de la gloire le sera à la fin du monde.

 

          Objection N°2. Quiconque met la dernière main à son œuvre fait quelque chose. Or, on ne lit pas que Dieu ait fait quelque chose au septième jour, mais il est dit au contraire qu’il s’est complètement reposé. Donc l’œuvre divine n’a pas été achevée au septième jour.

          Réponse à l’objection N°2 : Dieu a fait quelque chose au septième jour, non en produisant une créature nouvelle, mais en administrant celles qu’il avait créées et en leur imprimant l’action qui leur est propre, ce qui constitue en quelque sorte le commencement de la perfection seconde. C’est pourquoi, d’après notre version, nous rapportons l’achèvement de l’œuvre divine au septième jour. D’après une autre version on l’attribue au sixième (Il s’agit ici de la version dos Septante et do la Vulgate. Le Pentateuque samaritain est ici d’accord avec les Septante. Il paraît, dit la Bible de Vence, que les copistes hébreux ont confondu le sexto avec le septimo qui suit.). Ces deux sens peuvent également se soutenir, parce que l’achèvement qui tient à l’intégrité des parties de l’univers convient au sixième jour, tandis que celui qui a rapport à leur action convient au septième. — Ou bien on peut dire que dans le mouvement continu, tant qu’une chose peut se mouvoir encore, on ne dit pas que son mouvement est arrivé à sa perfection, puisqu’elle ne se repose pas. Car le repos indique que le mouvement est achevé ou consommé. Or, Dieu pouvait produire encore une foule de créatures indépendamment de celles qu’il a créées pendant les six premiers jours. Par conséquent, par là même qu’il a cessé de créer au septième, on a pu dire que son œuvre était consommée.

 

          Objection N°3. Une chose n’est pas parfaite quand on y surajoute beaucoup de choses à moins qu’elles ne soient superflues. Car on appelle parfait l’objet qui ne manque d’aucune des choses qu’il doit avoir. Or, après le septième jour beaucoup de choses ont été créées et beaucoup d’individus ont été produits. On a même vu paraître des espèces nouvelles principalement parmi les animaux que la putréfaction a engendrés. Et tous les jours Dieu crée des âmes nouvelles. L’œuvre de l’Incarnation fut elle-même une œuvre nouvelle. Car il est dit dans le Prophète : Le Seigneur fera sur la terre une chose nouvelle (Jer., 31, 21). Tous les miracles sont aussi des œuvres nouvelles, puisqu’il est écrit (Ecclésiastique, 36, 6) : Renouvelez vos prodiges et faites des miracles qui n’aient pas encore été vus. Tout sera encore nouveau dans la glorification des saints. Car on lit dans l’Apocalypse : Celui qui était assis sur un trône a dit : Voilà que je rends toutes les choses nouvelles (21, 5). On ne peut donc pas dire que l’œuvre divine a été achevée au septième jour.

          Réponse à l’objection N°3 : Depuis la création Dieu n’a rien fait d’absolument nouveau, qui n’ait déjà préalablement existé de quelque manière parmi l’œuvre des six jours. En effet, il y a des choses qui ont préexisté matériellement. C’est ainsi que Dieu tira la femme de la côte d’Adam. D’autres ont préexisté non seulement matériellement, mais virtuellement, comme les effets dans leur cause. Ainsi les individus qui sont actuellement engendrés ont préexisté dans les premiers individus de leur espèce. Les espèces nouvelles elles-mêmes, si l’on en trouve de nouvelles, ont aussi préexisté virtuellement dans les êtres qui avaient la puissance de les produire. Les animaux, par exemple, qui naissent de la putréfaction, sont produits par la vertu que les étoiles et les éléments ont reçue primitivement, si toutefois ces animaux constituent des espèces nouvelles. Il y a aussi des animaux d’une espèce nouvelle qui naissent du croisement d’individus qui ne sont pas de la même espèce. C’est ainsi que le mulet naît de l’âne et de la jument, mais ces êtres ont aussi préexisté dans les œuvres des six jours, comme les effets dans leur cause. Enfin, il y en a qui ont préexisté dans leur type ou ressemblance. Telles sont les âmes qui sont aujourd’hui créées. Il en est de même de l’incarnation. Car l’Apôtre dit (Phil., 2, 7) : Le Fils de Dieu a été fait à la ressemblance de l’homme. La gloire spirituelle a eu pour type préexistant la gloire des anges, et la gloire matérielle du ciel a surtout été préfigurée par l’empyrée. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiaste (1, 10) : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Car tout ce qu’on regarde comme une chose nouvelle a déjà existé dans les siècles qui se sont passés avant nous.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (2, 2) : Dieu acheva l’œuvre qu’il avait faite au septième jour.

 

          Conclusion On peut dire que l’œuvre divine fut achevée au septième jour quant à sa perfection naturelle et à l’intégrité de tout l’univers.

          Il faut répondre qu’il y a deux sortes de perfection, une perfection première et une perfection seconde (Cette distinction revient à celle de l’acte premier et de l’acte second, qui joue un si grand rôle dans les théories péripatéticiennes.). La perfection première consiste en ce qu’une chose est parfaite dans sa substance. C’est la forme du tout dont toutes les parties sont dans leur intégrité. La perfection seconde est la perfection finale. Or, la fin consiste ou dans l’action, comme la fin d’un musicien est de faire de la musique, ou dans le but qu’on se propose d’atteindre au moyen de l’action. Ainsi la fin d’un architecte est la maison qu’il construit. La perfection première est cause de la perfection seconde, parce que la forme est le principe de l’action. La perfection dernière, qui est la perfection finale de l’univers entier, est la béatitude parfaite des saints qui aura lieu à la consommation du siècle présent. Mais la perfection première, qui consiste dans l’intégrité de l’univers, a eu lieu dès la création primitive des êtres. Et c’est cette perfection qui a reçu son complément au septième jour.

 

Article 2 : Dieu s’est-il reposé et a-t-il cessé d’opérer au septième jour ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu n’ait pas cessé d’opérer au septième jour. Car il est dit dans saint Jean (Jean, 5, 17) : Mon Père ne cesse point d’agir, et j’agis aussi incessamment. Donc Dieu ne s’est pas absolument reposé le septième jour.

          Réponse à l’objection N°1 : Dieu travaille sans cesse en conservant et en gouvernant les créatures qu’il a produites, mais non pas en en créant de nouvelles.

 

          Objection N°2. Le repos est opposé au mouvement ou au travail qui résulte du mouvement. Or, Dieu a produit ses œuvres sans se mouvoir et sans travailler. On ne doit donc pas dire qu’il s’est reposé et qu’il a cessé d’opérer au septième jour.

          Réponse à l’objection N°2 : Le repos en Dieu n’est pas opposé au travail ou au mouvement, mais à la production de créatures nouvelles, et au désir qui se porte vers ce qu’on n’a pas, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Si l’on dit que Dieu s’est reposé au septième jour parce qu’il a fait l’homme pour qu’il se reposât, on peut insister de cette manière. Le repos et l’action sont deux choses corrélativement opposées. Or, quand on dit que Dieu a créé ou qu’il a fait telle ou telle chose, on ne veut pas dire que Dieu a fait l’homme pour qu’il créât ou qu’il fît ce qu’il a fait. Donc, quand on dit que Dieu s’est reposé, cela ne doit pas signifier davantage qu’il a fait l’homme pour qu’il se repose.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme Dieu se repose en lui seul, et qu’il est heureux en jouissant de lui-même, de même la seule jouissance de Dieu nous rend aussi heureux. C’est ainsi que Dieu nous fait reposer en lui-même de ses œuvres et des nôtres. On peut donc dire que Dieu s’est reposé parce qu’il nous fait reposer. Cette interprétation n’a rien de blâmable, mais on ne doit pas l’adopter exclusivement ; il y en a une autre plus directe, et qui est préférable (C’est celle que saint Thomas donne lui-même, d’après saint Augustin.).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit formellement dans la Genèse (2, 2) que Dieu se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu’il avait faits.

 

          Conclusion Dieu se reposa de toutes ses œuvres au septième jour dans le sens qu’il cessa de produire des créatures nouvelles, parce que après avoir fait le monde il se reposa en lui-même, se suffisant parfaitement, trouvant dans son être le bonheur et la plénitude de tous ses désirs.

          Il faut répondre que le repos est, à proprement parler, l’opposé du mouvement, et par conséquent l’opposé du travail qui résulte du mouvement lui-même. Or, quoique le mouvement ne convienne dans son sens propre qu’aux corps, cependant on emploie cette expression de deux manières pour l’appliquer aux choses spirituelles : 1° On donne le nom de mouvement à toute action ou à toute opération. C’est ainsi que l’on dit que la bonté divine se meut et s’approche des êtres pour leur communiquer ses dons, selon la remarque de saint Denis (De div. nom., chap. 2). 2° On donne encore le nom de mouvement au désir qui se porte vers une chose qu’on n’a pas. Par conséquent, le mot repos peut être pris aussi dans une double acception. Ainsi, il peut signifier une cessation d’action ou d’opération, ou bien l’accomplissement de tout désir. Or, c’est dans ces deux sens qu’on dit que Dieu s’est reposé au septième jour. En effet, il a dès lors cessé de produire des créatures nouvelles, car il n’a plus rien fait depuis qui n’ait préexisté de quelque manière dans l’œuvre des six jours, comme nous l’avons dit (art. préc). Ensuite, comme il n’avait pas besoin des créatures qu’il a faites et qu’il est heureux en jouissant de lui-même, on ne dit pas qu’après la création il s’est reposé dans ses œuvres, comme si elles étaient nécessaires à son bonheur, mais on dit qu’il s’est reposé de ses œuvres en lui-même, parce qu’il se suffit, et que ses désirs sont toujours remplis. A la vérité il s’est ainsi reposé en lui-même de toute éternité ; mais le repos auquel il s’est livré après la création n’en appartient pas moins au septième jour, et c’est d’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 15) ce que signifient ces paroles de l’Ecriture, qu’il s’est reposé de ses œuvres.

 

Article 3 : Dieu devait-il bénir et sanctifier le septième jour ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu n’ait pas dû bénir et sanctifier le septième jour. Car on dit ordinairement qu’un temps est béni ou qu’il est saint quand il s’est fait pendant ce temps quelque bien ou qu’on est parvenu à éviter quelque mal. Or, Dieu ne gagne ni ne perd, soit qu’il crée, soit qu’il cesse de créer. Donc il n’aurait pas dû bénir et sanctifier le septième jour.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce n’est pas pour ce motif qu’on dit que le septième jour est sanctifié ; car il n’est pas saint parce que Dieu peut y gagner ou perdre quelque chose, mais parce que les créatures y gagnent en effet en se multipliant et en se reposant en Dieu.

 

          Objection N°2. Le mot bénédiction vient du mot bonté. Or, le bien est expansif et communicatif de lui-même, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). Dieu aurait donc dû bénir plutôt les jours où il a créé que le jour où il a cessé de le faire.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans les six premiers jours les êtres ont été produits dans leurs causes. Depuis ce moment la fécondité de ces mêmes causes les multiplie et les conserve, ce qui est un effet de la bonté de Dieu. Ce qui prouve combien cette bonté est parfaite, c’est que Dieu lui-même ne se repose qu’en elle, et que nous ne pouvons trouver nous-mêmes le repos qu’autant que nous en jouissons.

 

          Objection N°3. Pour chaque créature l’écrivain sacré rapporte une sorte de bénédiction, puisqu’il dit à chacune des œuvres créées : Dieu vit que c’était bien. Il n’était donc pas nécessaire qu’après la création de tous les êtres le septième jour fût béni.

          Réponse à l’objection N°3 : Le bien dont il est parlé à chaque jour de la création se rapporte à la production primitive de la nature, tandis que la bénédiction du septième jour a pour objet sa propagation (Le souvenir de la bénédiction et de la sanctification du septième jour est d’ailleurs resté dans la mémoire de tous les peuples.).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (2, 3) : Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia, parce que c’est en ce jour qu’il avait cessé toutes ses œuvres.

 

          Conclusion Il était convenable que Dieu bénit au septième jour toutes les créatures qu’il avait faites, afin de sanctifier cette journée.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc), le repos de Dieu au septième jour s’entend dans une double acception. Il signifie d’abord qu’il a cessé de produire des créatures, bien qu’il ait conservé et gouverné celles qu’il avait créées. Ensuite il indique que Dieu après avoir produit ses œuvres s’est reposé en lui-même. Sous le premier rapport Dieu a béni le septième jour parce que, comme nous l’avons dit (quest. 72, art. 4), la bénédiction des êtres se rapporte à leur multiplication. C’est pourquoi Dieu a dit aux créatures qu’il a bénies : Croissez et multipliez. D’ailleurs, la multiplication des êtres fait partie de leur gouvernement, puisque c’est par là que les semblables engendrent leurs semblables. Sous le second rapport le septième jour a dû être aussi sanctifié, parce que la sanctification d’une chose consiste uniquement en ce que Dieu se repose en elle. C’est pour cela qu’on appelle saintes les choses dédiées à Dieu.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.