Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 75 : De l’homme qui est composé d’une substance spirituelle et d’une substance corporelle et d’abord de l’essence de l’âme

 

          Après avoir parlé de la créature spirituelle et corporelle, nous avons à nous occuper de l’homme qui est composé de cette double substance. Nous examinerons en premier lieu sa nature et en second lieu sa production. Le théologien doit étudier la nature de l’homme sous le rapport de l’âme, mais non sous le rapport du corps, sinon quant aux relations que le corps a avec l’âme. C’est pour ce motif que nous devons avant tout traiter de l’âme. Et comme d’après saint Denis (De ang. hier., chap. 11) il y a dans les substances spirituelles trois choses : l’essence, la vertu et l’action, nous considérerons : 1° ce qui lient à l’essence de lame ; 2° ce qui a rapport à sa vertu ou à ses facultés ; 3° ce qui regarde son action. — A l’égard de l’essence de l’âme il faut considérer : 1° l’âme en elle-même ; 2° son union avec le corps. — Relativement â l’âme considérée en elle-même sept questions se présentent : 1° L’âme est-elle un corps ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Tertullien, des saducéens et des philosophes matérialistes. Cette erreur a été condamnée par Io pape Innocent III, au concile général de Latran : Credimus quod Deus de nihilo condidit creaturam humanam quasi communem ex spiritu et corpore constitutam.) — 2° L’âme humaine est-elle quelque chose de subsistant ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des libertins, des saducéens et de tous ceux qui nient l’immortalité de l’âme. Cette erreur a été condamnée au concile de Latran par le pape Léon X, dans la huitième session.) — 3° Les âmes des brutes sont-elles subsistantes ? (Bossuet a parfaitement résumé dans son traité De la connaissance de Dieu et de soi-même les controverses qui se sont élevées entre les philosophes au sujet de l’âme des bêtes. Saint Thomas ne refuse pas aux animaux le sentiment, comme fait Descartes, mais il ne fait pas de leur âme sensitive un être qui subsiste par lui-même indépendamment du corps. Cette opinion évite les difficultés que présente le système de Descartes, et n’expose pas à tomber dans l’erreur des gnostiques, des manichéens et de certains philosophes rationalistes qui assimilent presque l’âme des bêtes à l’âme humaine.) — 4° L’âme est-elle l’homme ou plutôt l’homme est-il un composé d’une âme et d’un corps ? (Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de la Genèse (2, 7) : le Seigneur forma donc l’homme du limon de la terre ; il souffla sur son visage un souffle de vie ; et l’homme devint vivant et animé.) — 5° Est-elle composée de matière et de forme ? (Clément V a condamné ceux qui nieraient que l’âme est la forme du corps, ou qui prétendraient que cette doctrine est contraire à la foi catholique.) — 6° L’âme humaine est-elle incorruptible ? (Cet article est le corollaire de l’article 2 de cette même question. Il est comme lui dirigé contre les incrédules et les matérialistes, qui nient l’immortalité de l’âme.) — 7° L’âme est-elle de même espèce que l’ange ? (En démontrant que l’ange et l’âme humaine ne sont pas de la même espèce, saint Thomas réfute les gnostiques et les manichéens, qui prétendaient qu’ils étaient les uns et les autres de la substance de Dieu. Cette erreur a été condamnée par le concile de Braga (can. 1) et par le pape saint Léon (epist. 95).)

 

Article 1 : L’âme est-elle un corps ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme soit un corps. Car l’âme est le moteur du corps. Mais ce n’est pas un moteur qui n’est pas mû. Car il semble qu’un être ne puisse en mouvoir un autre qu’autant qu’il est mû lui-même ; d’abord parce qu’on ne donne pas à un autre ce qu’on n’a pas, ainsi ce qui n’est pas chaud n’échauffe pas. Ensuite si un être en meut un autre sans être mû lui-même, il produit alors un mouvement perpétuel, invariable, comme Aristote le prouve (Phys., liv. 8, text. 45). Le mouvement que l’âme imprime au corps n’ayant pas ce caractère, il s’ensuit que l’âme ne le meut que parce qu’elle est mue. Et puisque tout moteur qui est mû lui-même est un corps, il s’ensuit que l’âme est un corps.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme on ne peut pas dire que l’être qui meut est toujours mû par un autre, parce qu’il faudrait alors remonter indéfiniment de moteur en moteur, il est donc nécessaire de dire que tout moteur n’est pas mû. Car être mû consistant à passer de la puissance à l’acte, le moteur donne au mobile ce qu’il a dans le sens qu’il le fait exister en acte. Or, comme le dit Aristote, il y a un moteur absolument immobile qui n’est mû ni par lui-même, ni par accident, et c’est ce moteur qui peut imprimer un mouvement toujours uniforme. Mais il y a un autre moteur qui n’est pas mû par lui-même (C’est-à-dire d’une manière absolue, comme le corps est mû par ce qui agit sur lui.), mais par accident, et qui pour ce motif n’imprime pas un mouvement aussi invariable ; ce moteur est l’âme. Enfin il y a un autre moteur qui est mû par lui-même, c’est le corps. Et parce que les anciens philosophes ne croyaient qu’à l’existence des corps, ils ont supposé que tout moteur est mû, et que l’âme est mue par elle-même et que c’est un corps.

 

          Objection N°2. Toute connaissance est l’effet d’une ressemblance quelconque. Or, il ne peut pas y avoir de ressemblance entre un corps et une chose incorporelle. Par conséquent si l’âme n’était pas un corps elle ne pourrait connaître les choses matérielles.

          Réponse à l’objection N°2 : Il n’est pas nécessaire que la ressemblance de la chose connue soit en acte dans la nature du sujet qui la connaît. Mais si c’est une chose par rapport à laquelle le sujet est d’abord en puissance, puis en acte, il ne faut pas que l’image de l’objet connu soit en acte, mais seulement en puissance dans celui qui le connaît. C’est ainsi que la couleur n’est pas en acte, mais seulement en puissance dans la prunelle de l’œil. Il n’est donc pas nécessaire que les ressemblances des choses matérielles soient en acte dans la nature de l’âme, il suffit que l’âme soit en puissance par rapport à elles. Mais comme les philosophes anciens ne savaient pas distinguer entre l’acte et la puissance (C’est Aristote qui a établi le premier cette distinction qui joue un si grand rôle dans toutes ses théories.), ils supposaient, parce que l’âme connaît les corps, qu’elle était un corps et qu’elle était composée des principes qui les constituent.

 

          Objection N°3. Il faut que le moteur soit en contact de quelque manière avec l’objet qu’il meut. Or, il n’y a que des corps qui puissent être en contact. Par conséquent puisque l’âme meut le corps il semble qu’elle soit elle-même un corps.

          Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux sortes de contact, un contact matériel et un contact virtuel. Un corps ne peut être touché que par un corps dans le premier sens ; dans le second il peut être touché par un être spirituel qui lui communique le mouvement.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 6, chap. 6) que l’âme est absolument simple par rapport au corps et qu’elle ne remplit pas les lieux par son étendue.

 

          Conclusion L’âme étant le premier principe de vie pour tous les êtres vivants, il ne peut se faire que ce soit un corps, mais elle est l’acte du corps.

          Il faut répondre que quand on veut rechercher quelle est la nature de l’âme, il faut préalablement savoir qu’on appelle âme le premier principe de vie qui anime tous les êtres vivants ici-bas. Car nous appelons animés les êtres qui vivent et inanimés ceux qui ne vivent pas. Or, la vie se manifeste de deux manières, par la connaissance et le mouvement. Les anciens philosophes (Aristote a fait la critique de tous les systèmes matérialistes des anciens philosophes (Voyez son Traité de l’âme, liv. 1).), ne pouvant pas s’élever au-dessus de l’imagination, supposaient que le principe de la connaissance et du mouvement était un corps ; ils disaient même qu’il n’y avait de réel que les corps, que ce qui n’était pas corps n’était rien, et pour cette raison ils soutenaient que l’âme est un corps. Quoiqu’on puisse démontrer de plusieurs manières la fausseté de cette opinion, nous n’emploierons qu’un seul raisonnement pour prouver de la façon la plus simple et la plus certaine que l’âme n’est pas matérielle. Ainsi il est évident que tout ce qui est le principe d’une opération vitale n’est pas l’âme. Car si c’était elle, l’œil qui est le principe de la vision serait l’âme, et on en pourrait dire autant des autres instruments dont l’âme se sert, tandis-que nous ne donnons ce nom qu’au premier principe de la vie. A la vérité un corps peut être un des principes de la vie, comme le cœur, par exemple, est le principe de la vie animale, mais il ne peut en être le premier principe. Car il est évident qu’un corps considéré comme tel ne peut être un principe de vie, c’est-à-dire qu’il ne peut être vivant ; autrement tous les corps seraient vivants, tous seraient des principes de vie. Or, un corps ne vit ou n’est un principe de vie qu’autant qu’il existe dans des conditions déterminées. Et ces conditions il les tient d’un autre principe qu’on appelle son acte. L’âme qui est le premier principe de vie n’est donc pas le corps, mais elle est son acte, comme la chaleur qui est le principe de réchauffement n’est point un corps, mais un acte du corps.

 

Article 2 : L’âme humaine est-elle une chose subsistante ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme humaine ne soit pas quelque chose de subsistant. Car ce qui est subsistant est nécessairement une chose particulière. Or, l’âme n’est pas une chose particulière, ce qui mérite ce nom c’est l’être qui est composé d’une âme et d’un corps. Donc l’âme n’est pas une chose subsistante.

          Réponse à l’objection N°1 : On peut entendre par chose particulière : 1° tout ce qui subsiste ; 2° toute substance complète qui appartient à une espèce quelconque (C’est la distinction de l’individu complet et de l’individu incomplet.). Par le premier sens on exclut tout accident et toute forme matérielle inhérente à un autre être, et par le second tout ce qui fait partie d’un tout. Ainsi on peut dire dans le premier sens que la main est une chose particulière, mais on ne pourrait pas le dire dans le second. De même l’âme faisant partie de l’homme on peut dire que c’est une chose particulière dans le premier sens parce qu’elle subsiste réellement, mais on ne pourrait le dire dans le second (Parce que l’âme n’est pas par elle-même une substance complète, puisqu’elle a été faite pour animer le corps.). Il n’y a que l’homme, qui est composé d’âme et de corps, qui soit ainsi une substance complète.

 

          Objection N°2. Tout ce qui est subsistant peut opérer, agir. Or, on ne dit pas que l’âme opère ; car, d’après Aristote (De animâ, liv. 1, text. 64), dire que l’âme sent ou qu’elle comprend, ce serait comme si l’on disait qu’elle tisse ou qu’elle bâtit. Donc l’âme n’est pas subsistante.

          Réponse à l’objection N°2 : Aristote n’exprime pas en cet endroit son propre sentiment, mais il parle d’après l’opinion de ceux qui supposaient que l’intelligence est un mouvement. On le voit par ce qui précède (Quoi qu’on en ait dit, Aristote n’est guère positif à l’égard de l’immortalité de l’âme. Les uns ont soutenu avec chaleur qu’il avait eu une connaissance claire de cette vérité, d’autres ont affirmé le contraire. Pour nous, il nous semble qu’il a laissé la question douteuse, et qu’il n’a fait qu’entrevoir à peine les éléments de sa solution.). — Ou bien on peut répondre que c’est à l’être qui existe par lui-même qu’il convient d’agir par lui-même. On dit quelquefois qu’une chose existe par elle-même quand elle n’est pas inhérente à une autre comme un accident ou comme une forme matérielle, bien quelle fasse partie d’un tout. Mais on ne regarde à proprement parler comme subsistant par elle-même que la chose qui n’est pas inhérente à une autre à la manière que nous venons de dire et qui n’est pas non plus une partie d’un tout. Dans ce sens on ne peut pas dire que l’œil ou la main subsistent par eux-mêmes, et conséquemment on ne peut pas dire non plus qu’ils agissent par eux-mêmes. C’est pour cela que les actions des parties sont attribuées au tout qui les fait agir. Ainsi nous disons que l’homme voit par l’œil et qu’il palpe par la main, mais nous donnons à ces propositions un autre sens que quand on dit que le chaud échauffe par la chaleur, parce que la chaleur n’échauffe pas à proprement parler. On peut donc dire que l’âme comprend comme on dit que l’œil voit ; mais on se sert d’une locution plus propre quand on dit que l’homme comprend par le moyen de l’âme.

 

          Objection N°3. Si l’âme était une chose subsistante, elle pourrait quelquefois agir sans le corps. Or, elle ne peut produire aucune opération sans le corps, elle ne peut pas même comprendre puisqu’elle ne conçoit qu’au moyen des images qui se présentent â elle. Et comme l’imagination ne peut produire d’images sans le corps, il s’ensuit que l’âme humaine n’est pas une chose qui soit subsistante.

          Réponse à l’objection N°3 : Le corps est nécessaire à l’action de l’intelligence non comme un organe par lequel telle ou telle action se produit, mais sous le rapport de l’objet (En ce sens que les images sensibles sont les objets de l’entendement.). Car les images sensibles sont à l’entendement ce que la couleur est à la vue. Ainsi le besoin que l’âme a du corps n’empêche pas l’intelligence d’être subsistante ; autrement il faudrait dire que l’animal ne subsiste pas, parce qu’il a besoin des objets extérieurs pour sentir.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 10, chap. 7) : Quiconque voit que l’âme est par sa nature une substance et qu’elle est immatérielle, remarque que ceux qui croient qu’elle est un corps tombent dans cette erreur parce qu’ils ne peuvent la dégager des formes sous lesquelles ils se représentent toujours la nature des êtres, c’est-à-dire des images corporelles. Ainsi, d’après ce docteur, non seulement l’âme humaine est immatérielle, mais elle est encore substantielle, c’est-à-dire qu’elle est subsistante.

 

          Conclusion L’âme humaine connaissant tous les corps est par là même immatérielle et substantielle.

          Il faut répondre qu’il est nécessaire de reconnaître que le principe de nos opérations intellectuelles auquel nous donnons le nom d’âme est un principe immatériel et subsistant. En effet il est évident que l’homme peut connaître par son intelligence la nature de tous les corps. Or, ce qui connaît certaines choses ne doit rien avoir d’elles dans sa nature ; parce que ce qu’il aurait naturellement d’elles en lui l’empêcherait de connaître le reste. Ainsi nous voyons, par exemple, que la langue d’un malade qui est souillée de bile ou d’une humeur amère, ne peut rien trouver de doux ; tout lui semble amer. Pour le même motif si le principe intellectuel avait en soi la nature d’un corps, il ne pourrait pas les connaître tous ; car un corps quelconque a nécessairement un caractère déterminé. Il est donc impossible que le principe intellectuel soit un corps. Il est pareillement impossible qu’il comprenne au moyen d’un organe corporel, parce que la nature particulière de cet organe l’empêcherait de connaître tous les corps. Ainsi, qu’une couleur déterminée existe, par exemple, non seulement dans la prunelle, mais encore dans un vase transparent, la liqueur qu’on y versera paraîtra empreinte de cette couleur. — Le principe intellectuel auquel nous donnons les noms d’esprit ou d’entendement a par lui-même une action qui n’a rien de commun avec le corps. Or, un être ne peut avoir une action propre s’il ne subsiste par lui-même. Car l’action n’est le propre que de l’être en acte. Ainsi un être agit suivant ce qu’il est ; c’est pourquoi nous ne disons pas que c’est la chaleur (Dans ce cas le terme abstrait n’exprime qu’une idée générale, tandis que le ternie concret exprime une réalité.), mais le chaud qui échauffe. Il faut donc reconnaître que l’âme humaine que nous appelons l’entendement ou l’esprit est une chose immatérielle et subsistante.

 

Article 3 : Les âmes des animaux sont-elles subsistantes ?

 

          Objection N°1. Il semble que les âmes des animaux soient subsistantes. Car l’homme est du même genre que les autres animaux. Or, l’âme de l’homme est une chose subsistante, comme nous l’avons prouvé (art. préc). Donc il en est de même des âmes des autres animaux.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique l’homme soit du même genre que les autres animaux, il n’est cependant pas de la même espèce. Car la différence d’espèce se prend de la différence de forme, mais toute différence de forme ne constitue pas nécessairement une diversité de genre.

 

          Objection N°2. La sensibilité est aux choses sensibles ce que l’entendement est aux choses intelligibles. Or, l’entendement comprend les choses intelligibles sans le corps. Donc la sensibilité peut aussi percevoir les choses sensibles sans le corps. Et comme les âmes des animaux sont sensitives il en résulte qu’elles sont subsistantes et pour la même raison que l’âme humaine qui est intelligente.

          Réponse à l’objection N°2 : La sensibilité est aux choses sensibles ce que l’intelligence est aux choses intelligibles, mais sous un rapport seulement, c’est-à-dire dans le sens que ces deux facultés sont l’une et l’autre en puissance à l’égard de leurs objets. Mais sous d’autres rapports elles diffèrent. Ainsi la sensibilité subit l’affection des objets sensibles, et il s’opère alors dans le corps un changement ; c’est ce qui fait que l’excès des choses sensibles nuit aux sens. Mais il n’en est pas de même de l’intelligence (Aristote fait remarquer que quand la sensation est trop violente elle ne peut plus être perçue, tandis que plus un objet est intelligible, et mieux l’intelligence le comprend.). Car en s’élevant aux choses intelligibles les plus hautes elle n’en comprend que mieux ensuite les choses les plus simples. Ainsi donc si le travail de l’esprit fatigue le corps c’est par accident. Cela résulte de ce que l’entendement a besoin des facultés sensitives qui lui préparent les images sous lesquelles elle conçoit les choses.

 

          Objection N°3. L’âme des animaux meut le corps. Or, le corps ne meut pas, mais il est mû. Donc l’âme des animaux a une action propre qu’elle produit sans que le corps y participe.

          Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux sortes de forces motrices. L’une qui ordonne le mouvement, c’est la force appétitive. Elle n’agit pas dans l’âme sensitive sans le corps ; car la colère, la joie et les autres passions supposent dans le corps une modification quelconque. L’autre exécute le mouvement commandé. C’est elle qui rend les membres aptes à obéir à l’appétit, son acte ne consiste pas à mouvoir, mais à être mue. C’est pourquoi il est évident que l’âme sensitive ne peut mouvoir si elle n’est unie au corps (Parce qu’en elle la vertu appétitive qui meut et la puissance motrice qui exécute le mouvement s’exercent l’une et l’autre au moyen du corps.).

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit (De Eccl. dogm., chap. 16 et 17) : Nous croyons qu’il n’y a que l’homme qui ait une âme substantielle, et que les âmes des animaux n’ont pas ce caractère (Gennade de Marseille est l’auteur de cet ouvrage qu’on a attribué à saint Augustin.).

 

          Conclusion Les âmes des animaux n’agissant point par elles-mêmes, elles ne sont pas subsistantes, car l’être d’une chose est de même nature que son action.

          Il faut répondre que les anciens philosophes n’établissaient aucune différence entre la sensibilité et l’intelligence. Ils attribuaient ces deux facultés à un principe matériel, comme nous l’avons dit (quest. 50, art. 1). Platon distingue à la vérité l’intelligence de la sensibilité, mais il attribue toutefois l’une et l’autre à un principe spirituel, parce qu’il supposait que comprendre et sentir se rapportaient également à l’âme considérée en elle-même. De là il résultait que les âmes des animaux étaient subsistantes. Mais Aristote a établi que l’intelligence était de toutes les opérations de l’âme la seule qui pût fonctionner sans les organes du corps (De an., liv. 1, text. 66, et liv. 3, text. 6 et 7). La sensibilité et toutes les autres opérations de l’âme sensitive supposent au contraire dans le corps un changement, une modification quelconque. Ainsi, en voyant, la prunelle est modifiée par la couleur qu’elle reflète, et il en est de même des autres sens. Il est donc évident que l’âme sensitive n’a pas par elle-même une action propre, mais que toutes ses actions supposent son union avec le corps. D’où il résulte que les âmes des animaux n’agissant pas par elles-mêmes, elles ne sont pas des substances. Car l’être d’une chose est de même nature que son action.

 

Article 4 : L’âme est-elle l’homme ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme soit l’homme. Car l’Apôtre dit (2 Cor., 4, 16) : Bien qu’en nous l’homme extérieur se détruise, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Or, ce qui est au dedans de l’homme, c’est l’âme. Donc l’âme est l’homme intérieur.

          Réponse à l’objection N°1 : D’après Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8) ce qu’il y a de principal dans un être est ordinairement pris pour l’être lui-même. Ainsi ce que fait le premier magistrat d’une ville on dit que c’est la ville qui le fait. De même on donne le nom d’homme à ce qu’il y a en nous de prédominant. Ainsi la partie intelligente de l’homme est quelquefois appelée l’homme intérieur, et on donnera le nom d’homme extérieur a la partie sensitive unie au corps pour se conformer à l’opinion de ceux qui ne voient dans la vie que les choses sensibles.

 

          Objection N°2. L’âme humaine est une substance, mais elle n’est pas une substance universelle. Elle est donc une substance particulière, une hypostase, une personne et certainement une personne humaine. Donc elle est l’homme, car la personne humaine est l’homme.

          Réponse à l’objection N°2 : Toute substance particulière n’est pas une hypostase, ni une personne, il n’y a que celle dont la nature est complète dans son espèce. On ne peut donc dire ni de la main, ni du pied que ce sont des hypostases ou des personnes. On ne peut pas non plus le dire de l’âme, puisque ce n’est qu’une partie de l’espèce humaine.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 3) approuve Varron d’avoir dit que l’homme n’est ni l’âme seule, ni le corps seul, mais l’âme et le corps réunis.

 

          Conclusion Puisqu’on ne donne le nom d’homme qu’à celui qui remplit toutes les fonctions propres à la nature humaine, et que d’ailleurs l’âme sans le corps ne peut produire les phénomènes qui tiennent à la sensibilité, il est évident que l’homme n’est pas seulement l’âme, mais un composé de corps et d’âme.

          Il faut répondre qu’on peut entendre de deux manières que l’âme est l’homme. 1° On peut entendre que l’homme en général est l’âme, mais que tel homme en particulier, par exemple Socrate, n’est pas une âme uniquement, mais un composé de corps et d’âme. Nous rappelons cette opinion, parce qu’il y a des philosophes qui ont supposé que la forme seule était de l’essence de l’espèce et que la matière faisait partie de l’individu. Il ne peut en être ainsi ; car l’essence de l’espèce comprend ce que la définition exprime. Or, dans les choses naturelles la définition n’embrasse pas seulement la forme, mais la forme et la matière. La matière fait donc partie de l’espèce quand il s’agit des choses naturelles. Toutefois il ne s’agît pas de la matière désignée qui est le principe de l’individualisation, mais de la matière générale. Ainsi comme il est dans l’essence de tel homme en particulier d’avoir telle âme, telle chair et tels os, de même il est de l’essence de l’homme en générai d’être ainsi composé. Car tout ce qui est de l’essence de tous les individus compris sous une espèce est de l’essence de l’espèce elle-même. 2° On peut entendre par là que telle âme est tel homme en particulier. On pourrait soutenir cette proposition, s’il était vrai que l’âme sensitive eût son action propre sans le corps, parce qu’alors toutes les opérations qu’on attribue à l’homme conviendraient à l’âme toute seule. Car quand un être remplit les opérations d’un autre être il est la même chose que lui. Ainsi on donne le nom d’homme à celui qui remplit les opérations de l’homme. Or, nous avons prouvé (art. préc.) que l’âme réduite à elle seule ne peut sentir, et comme la sensibilité est une des actions de l’homme, bien qu’elle ne lui soit pas propre, il s’ensuit que l’homme n’est pas seulement une âme, mais un composé d’âme et de corps. Platon ayant supposé que sentir était une opération propre à l’âme a pu dire par là même que l’homme était Une âme se servant d’organes (M. de Bonald a défini l’homme une intelligence servie par des organes. Cette belle définition se rapproche de celle de Platon, mais saint Thomas combat ce dernier, parce qu’il ne reconnaissait dans l’âme que l’entendement, et qu’il regardait seulement comme probables les perceptions fournies par les sens.).

 

Article 5 : L’âme est-elle composée de matière et de forme ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme soit composée de matière et de forme. Car la puissance se divise contrairement à l’acte. Or, toutes les choses qui sont en acte participent au premier acte qui est Dieu, et par suite de cette participation elles sont toutes bonnes, existantes et vivantes, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 5). Donc tous les êtres qui sont en puissance participent à la puissance première. Mais la puissance première est la matière première. Par conséquent l’âme humaine étant sous certain rapport en puissance (ce qui est manifeste, puisque l’homme est quelquefois intelligent en puissance), il semble qu’elle participe à la matière première et que celle-ci fasse partie d’elle.

          Réponse à l’objection N°1 : L’acte premier est le principe universel de tous les actes, parce qu’il est virtuellement infini, et qu’il possède en lui préalablement toutes choses, comme le dit saint Denis (loc. cit.). Tous les êtres participent de lui, non comme faisant partie de son essence, mais parce qu’ils en émanent et en procèdent. La puissance étant destinée à recevoir l’acte, il faut qu’elle soit proportionnée à l’acte lui-même. Et comme les actes qui procèdent du premier acte infini en sont des participations, et qu’ils sont divers, il ne peut pas se faire qu’il n’y ait qu’une puissance pour recevoir tous les actes, comme il n’y a qu’un acte qui influe sur tous les actes qui existent par participation. Autrement la puissance passive qui reçoit l’acte égalerait la puissance active de l’acte premier. Or, dans l’âme intelligente il y a une autre puissance réceptive que celle de la matière première, comme on le voit par la diversité des objets qu’elles reçoivent. Car la matière première reçoit les formes individuelles, tandis que l’intelligence reçoit les formes absolues. Ainsi cette puissance qui existe dans l’âme intelligente ne prouve pas que l’âme soit composée de matière et de forme.

 

          Objection N°2. Partout où l’on trouve les propriétés de la matière, la matière existe. Or, on trouve dans l’âme ces propriétés qui consistent à être soumise et à changer. Car l’âme est soumise à la science et à la vertu, et elle change en passant de l’ignorance à la science, du vice à la vertu. Donc il y a dans l’âme une matière.

          Réponse à l’objection N°2 : Etre soumise et changeante c’est le propre de la matière suivant qu’elle est en puissance. Par conséquent, comme la puissance de l’intelligence diffère de la puissance de la matière, de même aussi leur manière d’être soumise (L’âme est soumise aux formes absolues, tandis que la matière est soumise aux formes individuelles.) et d’être changée diffère. Car l’intelligence est soumise à la science, et elle change en passant de l’ignorance à la science selon qu’elle est en puissance par rapport aux espèces intelligibles.

 

          Objection N°3. Les êtres qui sont sans matière n’ont pas de cause de leur être, comme le dit Aristote (Met., liv. 8, text. 46). Or, l’âme a une cause de son être puisqu’elle est créée par Dieu. Donc elle a une matière.

          Réponse à l’objection N°3 : La forme est la cause de l’être de la matière et c’est un agent. Ainsi l’agent par là même qu’il réduit la matière à l’acte est cause de son être. Quand une chose est une forme subsistante elle ne reçoit pas l’être d’un principe formel, elle n’a pas non plus de cause changeante qui la fasse passer de la puissance à l’acte. C’est pour cela qu’après les paroles précitées Aristote conclut que dans les êtres composés de matière et de forme il n’y a pas d’autre cause que le moteur qui les fait passer de la puissance à l’acte. Quant aux êtres qui n’ont pas de matière, ils existent absolument, comme des êtres purs et simples (Ainsi les choses qui n’ont pas de matière n’ont pas de cause formelle de leur être, mais elles ont nue cause efficiente qui est Dieu.).

 

          Objection N°4. Ce qui n’a pas de matière et qui n’est qu’une forme est un acte pur et infini. Or, il n’y a que Dieu qui soit ainsi. Donc l’âme a une matière.

          Réponse à l’objection N°4 : Tout être qui participe d’un autre est l’acte de celui dont il participe. Or, toute forme créée subsistant par elle-même doit nécessairement participer à l’être. Car la vie et tout ce qui est du même genre participe à l’être, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 5). D’un autre côté l’être qui existe par participation est limité suivant la capacité de l’être dont il participe. C’est pourquoi Dieu seul étant son être lui-même, il n’y a que lui qui soit un acte pur et infini. Ainsi les substances intellectuelles sont composées d’acte et de puissance, mais non de matière et de forme ; la forme et l’être reçu par participation voilà ce qui les constitue. Il y a des philosophes qui expriment la même pensée en disant qu’elles se composent ex quo est et quod est, c’est-à-dire de leur essence et du principe dont elles émanent (Tandis que Dieu est à lui-même son être, et ne participe de personne.).

 

         Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 7, chap. 6 à 8) que l’âme n’a été faite ni d’une matière corporelle, ni d’une matière spirituelle.

 

          Conclusion Puisqu’il est dans la nature de l’âme, si on la considère en général, d’être la forme du corps, et si on la considère en particulier, c’est-à-dire comme puissance cognitive, de connaître les formes absolues ou universelles, on doit dire qu’elle n’est pas composée de matière et de forme.

          Il faut répondre que l’âme n’est pas composée de matière, et on peut le prouver de deux manières. 1° Par la nature de l’âme en général. Car il est dans la nature de l’âme d’être la forme d’un corps. Par conséquent ou elle en est la forme selon tout son être ou seulement selon une partie. Si elle en est la forme selon tout son être il est impossible que la matière en fasse partie, si on définit la matière un être qui n’est qu’en puissance, parce que la forme, comme forme, est un acte (La forme, d’après Aristote dont saint Thomas suit ici la terminologie, est entéléchie ou réalité parfaite, tandis que la matière n’est qu’une simple puissance. Elle n’est rien, et elle peut devenir tout, avant que la forme l’ait spécifiquement déterminée.), et ce qui n’est qu’en puissance ne peut être une partie de l’acte, puisque la puissance répugne à l’acte comme lui étant opposée. Si elle n’en est la forme que par une partie de son être, nous donnerons à cette partie le nom d’âme et nous appellerons la matière dont elle est primitivement l’acte la première chose animée. 2° On peut le prouver spécialement par la nature de l’âme humaine en tant qu’elle est intelligente. Car il est évident que tout ce qui est reçu dans un être y est reçu selon la manière d’être du sujet qui le reçoit. Ainsi un être est connu suivant la forme qu’il a dans le sujet qui le connaît. Or, l’âme intelligente connaît les choses dans leur nature absolue ; par exemple elle connaît la pierre dans ce qu’elle a d’absolu. Par conséquent la forme de la pierre est absolument selon sa propre raison formelle dans l’âme intelligente. L’âme est donc elle-même une forme absolue et non un composé de matière et de forme. Car si l’âme intelligente était composée de matière et de forme, les formes des choses seraient reçues en elle individuellement. Ainsi elle ne connaîtrait que le particulier comme les facultés sensitives qui reçoivent les formes des choses dans un organe corporel. Car la matière est le principe de l’individualisation des formes. Il est donc nécessaire que l’âme intelligente et que toute substance intellectuelle qui connaît les formes d’une manière absolue ne soit pas composée de forme et de matière (Sur la forme et la matière Aristote entre dans de longs détails dans sa Métaphysique (liv. 7, chap. 5 et suiv.). Par matière, dit-il, j’entends l’airain ; la forme, c’est la figure idéale ; l’ensemble, c’est la statue réalisée. D’après cette même doctrine, on peut dire que le corps est la matière, l’âme la forme, et l’ensemble, l’homme (Voyez le Traité de l’âme, liv. 2, chap. 1).).

 

Article 6 : L’âme humaine est-elle corruptible ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme humaine soit corruptible. Car les êtres qui ont le même principe et la même procession paraissent avoir la même fin. Or, le principe de la génération des hommes et des bêtes est le même ; car ils sont les uns et les autres formés de terre. La vie procède dans les uns comme dans les autres de la même manière, puisque tous vivent en respirant. Et comme le dit l’Ecclésiaste (3, 19) : L’homme n’a rien de plus que la bête ! d’où il conclut : l’homme et la bête ont un même trépas, le même sort leur est réservé. Or, l’âme des animaux est corruptible. Donc l’âme humaine l’est aussi.

          Réponse à l’objection N°1 : En cet endroit de l’Ecriture, Salomon fait ainsi raisonner les insensés, comme nous en prévient la Sagesse (chap. 2). Quant à ce qu’on dit que l’homme et les autres animaux ont le même principe de génération, cela est vrai pour le corps, puisque tous les animaux sont également faits de terre, mais cela n’est pas vrai pour l’âme. Car l’âme des brutes a pour cause une certaine vertu matérielle, tandis que l’âme humaine vient de Dieu. Pour montrer que telles étaient les âmes des bêtes, la Genèse dit (chap. 1) : Que la terre produise une âme vivante. Mais quand il s’agit de l’homme, Moïse dit que Dieu souffla sur son visage un souffle de vie. C’est ce que l’Ecclésiaste exprime par ces belles paroles (12, 7) : Que la poussière retourne à la terre d’où elle est sortie, et que l’esprit revienne à Dieu qui l’a donné. La vie se manifeste aussi de la même manière quant au corps, et c’est ce qui fait dire à l’Ecclésiaste (3, 19) : Tous les animaux respirent de même ; et à la Sagesse (chap. 2) : La fumée et le souffle est dans nos narines. Mais il n’en est pas de même par rapport à l’âme. Car l’homme est intelligent, tandis que les animaux ne le sont pas. Il est donc faux de dire que l’homme n’a rien de plus que la bête ; et par conséquent si son corps meurt comme le sien, il n’en est pas de même de son âme.

 

          Objection N°2. Tout ce qui vient du néant doit retourner au néant, parce que la fin doit répondre au principe. Or, comme le dit la Sagesse (2, 2) : Nous sommes sortis du néant ; ce qui est vrai non seulement du corps, mais encore de l’âme. Donc, comme l’écrivain sacré le conclut lui-même, nous serons ensuite comme si nous n’avions pas été, même sous le rapport de l’âme.

          Réponse à l’objection N°2 : Quand on dit qu’un être peut être créé, on entend par cette puissance non la puissance passive, mais la puissance active du créateur qui peut tirer quelque chose du néant. De même quand on dit qu’une chose peut retourner au néant, cette proposition n’implique pas dans la créature une puissance au non-être, mais elle signifie que le créateur a le pouvoir de l’anéantir. Mais on dit qu’un être est corruptible quand il tend par sa nature au non-être.

 

          Objection N°3. Il n’y a pas de chose qui existe sans son action propre. Or, l’action propre de l’âme, qui consiste à comprendre au moyen d’images, ne peut avoir lieu sans le corps, puisque l’âme ne comprend pas sans images, et qu’il n’y a pas d’images sans le corps, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text. 160). Donc l’âme ne peut exister une fois que le corps est détruit.

          Réponse à l’objection N°3 : Comprendre à l’aide d’images est une opération propre de l’âme, selon qu’elle est unie au corps. Mais une fois qu’elle sera séparée du corps elle aura un autre mode de comprendre semblable aux autres substances spirituelles, comme on le verra (qucst. 89, art. 1).

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 1) que l’âme humaine a reçu de la bonté divine une nature intelligente et une substance incorruptible.

 

          Conclusion L’âme étant une forme qui subsiste par elle-même et qui ne comprend pas d’éléments contraires, elle n’est corruptible ni par elle-même, ni par accident.

          Il faut répondre qu’on doit dire nécessairement que l’âme humaine ou le principe pensant est incorruptible. En effet, une chose est corrompue de deux manières. Elle peut se corrompre par elle-même ou par accident. Or, il est impossible que ce qui subsiste par soi soit engendré ou corrompu par accident, c’est-à-dire par un autre être qui serait engendré ou corrompu lui-même. Car ce qui vient de génération ou de corruption peut être acquis ou perdu de cette façon, mais ce qui a l’être par soi ne peut être engendré ni corrompu que par soi. Quant aux choses qui ne sont pas subsistantes, comme les accidents ou les formes matérielles, on dit qu’elles sont produites ou détruites par la génération et la corruption de leurs composés. Or, nous avons prouvé (art. 3) que les âmes des animaux ne sont pas subsistantes par elles-mêmes, et qu’il n’y a que l’âme humaine qui ait cette propriété. Par conséquent les âmes "des bêtes meurent avec le corps qu’elles animent (Dans le système de saint Thomas, la survivance de l’âme humaine et l’anéantissement de l’âme des bêtes s’expliquent tout naturellement.), tandis que l’âme humaine ne peut se corrompre qu’autant qu’elle serait corrompue par elle-même. Ce qui d’ailleurs n’est pas vrai seulement de l’âme humaine, mais encore de tout être qui subsiste et qui n’est qu’une forme. Car il est évident que ce qui convient en soi à un être est inséparable de lui. Or, l’être convient par lui-même à la forme qui est un acte. C’est ce qui fait que la matière est en acte, suivant qu’elle acquiert une forme, et qu’elle se corrompt suivant qu’elle se sépare de sa forme. Mais comme il est impossible qu’une forme soit séparée d’elle-même, il s’ensuit qu’il est également impossible qu’une forme subsistante cesse d’exister. — En supposant que l’âme soit composée de matière et de forme, comme quelques-uns le prétendent, il faudrait encore admettre qu’elle est incorruptible. Car il n’y a pas de corruption là où il n’y a pas d’antipathie, d’opposition, puisque la génération et la corruption supposent des éléments contraires. Les corps célestes sont incorruptibles précisément parce qu’ils n’ont pas une nature soumise à cette opposition d’éléments. Or, dans l’âme intelligente il ne peut y avoir aucune contrariété. En effet, elle reçoit toutes ses perceptions selon son mode d’être, et ses perceptions n’ont rien d’antipathique entre elles. Car les raisons des idées les plus opposées, une fois qu’elles sont dans l’entendement, ne se combattent pas réciproquement ; elles ne forment qu’une seule et même science qu’on peut appeler la science des contraires. Il est donc impossible que le principe pensant soit corruptible. — On petit encore en tirer une preuve du désir qu’a tout être d’exister. Or, le désir dans les créatures intelligentes est la conséquence de la connaissance (Les preuves précédentes démontrent que l’âme n’est pas corruptible par elle-même, et reviennent à l’argument vulgaire qui s’appuie sur ce qu’elle ne peut périr par la dissolution des parties. Toutefois elles n’établissent pas directement l’immortalité de l’âme, parce que toute incorruptible qu’elle est, elle pourrait être anéantie par celui qui l’a créée. Mais le désir que nous avons de l’immortalité en est une preuve directe, parce que ce désir ne peut venir que de Dieu, qui ne peut nous tromper. Cependant les scotistes ont attaqué cette preuve.). Les sens ne connaissent les êtres qu’autant qu’ils sont présents actuellement dans un lieu déterminé, mais l’intelligence les connaît absolument sans que le temps limite d’aucune manière sa pensée. C’est pourquoi tout être intelligent désire naturellement exister toujours. Et comme un désir naturel ne peut être vain, il s’ensuit que toute substance intellectuelle est incorruptible.

 

Article 7 : L’âme et l’ange sont-ils de la même espèce ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme et l’ange soient de la même espèce. Car un être se rapporte à sa propre fin par la nature de son espèce qui détermine le but vers lequel il doit tendre. Or, la fin de l’âme et de l’ange est la même, c’est la béatitude éternelle. Donc l’âme et l’ange sont de la même espèce.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur la fin prochaine et naturelle, mais la béatitude est la fin dernière et surnaturelle (Les choses qui ont une même fin prochaine sont de la même espèce ; mais il n’en est pas de même de celles qui ont une même fin éloignée.).

 

          Objection N°2. La dernière différence spécifique est la plus noble, parce que c’est elle qui complète la nature de l’espèce. Or, il n’y a rien de plus noble dans l’ange et dans l’âme que l’intelligence. Donc l’âme et l’ange ont pour dernière différence spécifique la même chose, et par conséquent ils sont de la même espèce.

          Réponse à l’objection N°2 : La dernière différence spécifique est la plus noble, dans le sens qu’elle est celle qui est la mieux déterminée par le mode suivant lequel l’acte l’emporte sur la puissance. Mais l’être intellectuel n’est pas le plus noble, parce qu’il est susceptible en général dune multitude de degrés, comme l’être sensible (C’est-à-dire qu’il y a des choses plus ou moins intelligibles, comme il y a des choses plus ou moins sensibles.). Par conséquent comme les êtres sensibles ne sont pas tous de la même espèce, on en doit dire autant des êtres intellectuels.

 

          Objection N°3. L’âme ne semble différer de l’ange qu’en ce qu’elle est unie au corps. Or, le corps étant étranger à l’essence de l’âme ne semble pas appartenir à son espèce. Donc l’âme et l’ange sont de la même espèce.

          Réponse à l’objection N°3 : Le corps n’est pas de l’essence de l’âme, mais il est dans l’essence de l’âme d’être unie à un corps. Ainsi ce n’est donc pas, à proprement parler, l’âme, mais son composé qui forme l’espèce. Et par là même que l’âme a besoin du corps pour ses opérations, il s’ensuit qu’elle tient parmi les êtres intellectuels un rang inférieur à celui de l’ange qui n’est pas uni à un corps.

 

          Mais c’est le contraire. Les êtres dont les opérations naturelles diffèrent ne sont pas de la même espèce. Or, les opérations naturelles de l’âme ne sont pas les mêmes que celles des anges. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 7), les anges ont une intelligence simple, qui puise sa lumière dans la gloire divine et qui n’emprunte pas ses connaissances aux choses visibles, tandis que c’est le contraire pour l’âme humaine. Donc l’âme et l’ange ne sont pas de la même espèce.

 

          Conclusion Puisque l’ange est une forme séparée et qui n’est pas unie à la matière, il n’est pas de même espèce que l’âme humaine.

          Il faut répondre qu’Origène a supposé que les âmes humaines et les anges étaient de la même espèce (Periarch., liv. 1, chap. 5 et 8). C’est pour ce motif qu’il a établi dans les substances de cette nature une diversité de rang toute accidentelle, qui aurait eu pour cause l’usage qu’elles ont fait de leur libre arbitre, comme nous l’avons dit (quest. 47, art. 2). Mais il ne peut en être ainsi, parce que dans les substances immatérielles il ne peut y avoir de diversité numérique sans une différence spécifique et sans inégalité naturelle. Car par là même qu’elles ne sont pas composées de matière et de forme et qu’elles sont des formes subsistantes, il est évident que la diversité qui règne entre elles doit reposer sur l’espèce. En effet, on ne peut pas comprendre qu’une forme soit séparée si elle n’est une dans son espèce, comme la blancheur si elle était séparée ne pourrait exister qu’autant qu’elle serait une. Car la blancheur n’est différente d’elle-même que parce qu’elle existe dans des sujets différents. Or, la diversité spécifique est toujours nécessairement accompagnée d’une diversité naturelle. C’est ainsi que dans les différentes espèces de couleurs il y en a une qui est plus parfaite que l’autre, et il en est de même de tout le reste. Et il en est ainsi parce que les différences qui divisent le genre sont contraires, et qu’entre les contraires l’un est à l’égard de l’autre ce que le parfait est à l’imparfait, parce que le principe qui les produit est la privation et la possession d’après Aristote (Le texte d’Aristote porte : La contrariété première est celle de la possession et de la privation ; non pas toute privation, mais la privation parfaite.) (Met., liv. 10, text. 15 et 16). La même chose arriverait si les substances en question étaient composées de matière et de forme. Car si la matière de telle substance se distingue de la matière de telle autre, il faut ou que la forme soit le principe de cette distinction matérielle, c’est-à-dire que les matières soient diverses, parce qu’elles se rapportent à diverses formes, et alors il en résulte tout à la fois une diversité spécifique (Parce qu’une différence selon la forme est une différence d’espèce.) et une inégalité naturelle, ou que la matière soit le principe de la distinction des formes. Mais cette dernière hypothèse ne peut être faite, parce qu’une matière ne peut être différente d’une autre qu’en raison de la différence d’étendue qui n’existe pas pour les substances immatérielles, telles que l’ange et l’âme humaine. Il ne peut donc pas se faire que l’ange et l’âme soient de la même espèce. Nous dirons (quest. suiv., art. 3, réponse N°1) comment il se fait que les âmes humaines sont de la même espèce.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.