Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 76 : De
l’union de l’âme avec le corps
Après
avoir parle de l’âme en elle-même, nous avons maintenant à traiter de son union
avec le corps. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Le principe
pensant est-il uni au corps comme sa forme ? (Jean d’Olive ayant soutenu,
contrairement à la doctrine de saint Thomas, que l’âme n’est pas la forme, d’où
il résultait que ce n’est pas l’homme, mais l’âme qui mérite ou démérite, il
fut condamné par le concile général de Vienne, qui se tint sous Clément V. Quisquis asserere, defendere, seu tenere pertinaciter præsumpserit quod anima rationalis
seu intellectiva non sit forma corporis humani per se essentialiter
tanquàm hæreticus sit censendus ; ce sont les
paroles du concile.) — 2° Le principe pensant se multiplie-t-il numériquement
suivant le nombre des corps, ou n’y eu a-t-il qu’un seul pour tous les hommes ?
(Averroës enseignait qu’il n’y a pour tous les hommes
qu’un seul entendement ou qu’une seule âme intelligente. Cette opinion
psychologique, qui se rattache au panthéisme, était si sérieuse au XIIIe siècle, que saint Thomas crut
devoir la combattre, dans un traité spécial qui se trouve au nombre de ses
opuscules. Tout étrange qu’il est, ce système obtint une certaine consistance,
puisque nous le trouvons condamné par le pape Léon X au concile de Latran, au XVIe siècle : Sacro approbante concilio,
damnamus et reprobamus omnes asserentes animam intellectivam mortalem esse aut unicam in cunctis hominibus, et hæc in dubium vertentes, cum illa immortalis existat et pro corporum quibus infunditur multitudine singulariter multiplicabilis et multiplicata
et multiplicanda.) — 3° Y a-t-il dans le corps
dont le principe pensant est la forme une autre âme ? (Il y a eu des hérétiques
qui ont admis dans l’homme deux âmes raisonnables, et Photius parait avoir été
du nombre. Cette erreur a été condamnée par le huitième concile de
Constantinople (sess, 10, can. 2).) — 4° Y a-t-il en
lui quelqu’autre forme substantielle ? (Cet article
est une conséquence de l’article 1er, et par conséquent une
réfutation de Jean d’Olive, d’Averroës et de tous
ceux qui ont suivi dans cette matière le sentiment de Platon. La sentence du
concile de Vienne que nous avons citée est donc ici applicable.) — 5° Quel doit
être le corps dont le principe pensant est la forme ? (Le texte porte : à un
corps fait de telle façon ;
c’est-à-dire à un corps pourvu d’organes qui le rendent capable de vivre.
Cuvier démontre qu’il n’y a que les corps organisés qui puissent vivre (Règne
animal, t. 1, p. 13). En suivant la doctrine d’Aristote, saint Thomas se trouve
donc d’accord sur ce point avec la science actuelle.) — 6° L’âme est-elle unie
au corps par le moyen d’un autre corps ? (Cet article est un corollaire des
articles précédents et spécialement du premier. Car, du moment que l’on admet
que l’âme est essentiellement la forme du corps, elle ne peut lui être unie par
de simples dispositions accidentelles.) — 7° Lui est-elle unie au moyen de
quelque accident ? (Pour expliquer cette union de l’âme et du corps, les
philosophes ont imaginé un médiateur plastique, qui tiendrait de la nature de
ces deux êtres. Saint Thomas établit ici l’union immédiate, substantielle de
l’âme et du corps, et détruit par conséquent tous les systèmes opposés.) — 8°
Est-elle tout entière dans chaque partie du corps ? (Cet article est encore un
corollaire des précédents ; car l’âme étant par elle-même la forme
substantielle du corps, il faut qu’elle soit dans tout le corps et dans chaque
partie du corps. C’est une des conséquences qu’on peut tirer de la constitution
de Clément V. Voyez dans le Droit canon,
les Clémentines (liv. 1, De sum. Trin. et de fide Cath.).)
Article
1 : Le principe pensant est-il uni au corps comme sa forme ?
Objection
N°1. Il semble que le principe pensant ne soit pas uni au corps, comme sa
forme. Car Aristote dit (De anima, liv.
3, text. 6 et 7) que l’intelligence est séparée et qu’elle
n’est l’acte d’aucun corps. Elle n’est donc pas unie au corps comme sa forme.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 2, text. 26), la dernière des formes naturelles
à laquelle s’arrêtent les philosophes, c’est-à-dire l’âme humaine, est séparée
à la vérité, mais elle existe néanmoins dans la matière. Ce qu’il prouve, parce
que l’homme engendre l’homme matériellement. Elle est séparée en raison de sa
faculté intellectuelle, parce que la faculté intellectuelle n’est pas la vertu
d’un organe corporel, comme la faculté de la vue est l’acte de l’œil. Car
l’intelligence est un acte qui ne peut s’exercer au moyen d’un organe corporel
comme la vision. Elle est dans la matière, parce que l’âme à laquelle elle se
rattache est la forme du corps et le terme de la génération humaine. Ainsi
quand Aristote dit (De animâ, liv. 3) que l’intelligence est séparée, il
entend par là qu’elle n’est pas la vertu d’un organe corporel.
Objection
N°2. Toute forme est déterminée selon la nature de la matière à laquelle elle s’applique.
Autrement il n’y aurait pas proportion entre la matière et la forme. Si donc l’intelligence
était unie au corps comme sa forme, tout corps ayant une nature déterminée, il
s’ensuivrait que l’intelligence aurait aussi une nature déterminée, et que, par
conséquent, elle ne pourrait connaître tous les êtres, comme nous l’avons
prouvé (quest. préc., art. 2 et 5), ce qui est évidemment contraire à la nature
même de l’intelligence. L’intelligence n’est donc pas unie au corps comme sa
forme.
Réponse
aux objections N°2 et N°3 : La réponse est par là même évidente. Car il suffit
que l’homme puisse tout comprendre par son intelligence, et que l’intelligence
comprenne toutes les choses immatérielles et universelles pour que la faculté
intellectuelle ne soit pas un acte du corps.
Objection
N°3. Toute puissance qui est susceptible de recevoir l’acte d’un corps reçoit
sa forme matériellement et individuellement, parce que l’objet reçu est dans
celui qui le reçoit, conformément à la manière d’être de ce dernier. Or, la
forme de la chose comprise n’est pas reçue dans l’intelligence, matériellement
ni individuellement ; elle y est plutôt immatériellement et universellement.
Autrement l’intelligence ne pourrait connaître les choses immatérielles et
universelles, mais seulement les choses singulières, comme font les sens, Donc
l’intelligence n’est pas unie au corps comme sa forme.
Objection
N°4. C’est au même être que se rapportent la puissance et l’action, car c’est
le même être qui peut agir et qui agit. Or, l’action intellectuelle n’appartient
pas à un corps, comme nous l’avons démontré (quest. préc., art. 2) ; par
conséquent, la puissance intellectuelle ne lui appartient pas non plus. Or, la
puissance ne peut pas être plus abstraite, ni plus simple que l’essence dont
elle découle. Donc la substance de l’intellect n’est pas la forme d’un corps.
Réponse
à l’objection N°4 : L’âme humaine n’est pas une forme plongée dans la matière
ou totalement absorbée par elle en raison de sa perfection. C’est pourquoi rien
n’empêche que l’une de ses facultés ne soit pas un acte corporel, bien que
l’âme soit par son essence la forme du corps.
Objection
N°5. Ce qui a l’être en soi n’est pas uni à un corps
comme sa forme, parce que la forme est le moyen par lequel une chose existe et
qu’ainsi la forme ne possède pas l’être en elle-même. Or, le principe pensant a
l’être en soi et il est subsistant, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 2).
Donc il n’est pas uni au corps comme sa forme.
Réponse
à l’objection N°5 : L’âme communique l’être dans lequel elle subsiste à la
matière corporelle, et de cette matière et de l’âme il se forme un tout, de
telle sorte que l’être de ce tout est aussi l’être de l’âme elle-même ; ce qui
n’a pas lieu dans les autres formes qui ne sont pas subsistantes. C’est pour
cela que l’âme humaine conserve son être après la destruction du corps, tandis
qu’il n’en est pas de même des autres formes.
Objection
N°6. Ce qui est de soi inhérent à une chose ne peut en être séparé. Or, il est
en soi inhérent à la forme d’être unie à la matière. Car elle n’est pas
accidentellement, mais essentiellement son acte ; autrement de la matière et de
la forme on ne ferait pas substantiellement, mais accidentellement le même
être. Ainsi la forme ne peut être sans sa matière propre. Cependant, le
principe pensant, par là même qu’il est incorruptible, comme nous l’avons
prouvé (quest. 75, art. 6), existe sans être uni au corps, du moment que le
corps est corrompu. Il n’est donc pas uni au corps comme sa forme.
Réponse
à l’objection N°6 : Il est dans la nature de l’âme d’être unie au corps, comme
il est dans la nature d’un corps léger de s’élever dans l’air. Et comme un
corps léger reste avec sa nature quand on le sépare du lieu qui lui est propre,
bien qu’il ait de l’aptitude et de la propension à tendre vers ce même lieu ;
de même l’âme humaine conserve son être quand elle est séparée du corps, bien
qu’elle ait de l’aptitude et de la propension à lui être unie.
Mais
c’est le contraire. Car, d’après Aristote (Met.
liv. 8i, text. 6), la différence d’une chose vient de
sa forme. Or, la différence constitutive de l’homme est son caractère
raisonnable, et ce caractère se rapporte à la nature même du principe pensant.
Donc ce principe est la forme de l’homme.
Conclusion
Le principe pensant étant ce qui rend primitivement l’homme intelligent, qu’on
lui donne le nom d’intelligence ou d’âme intellective, il est nécessaire qu’il soit
uni au corps comme sa forme.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire de reconnaître que l’intelligence qui est le
principe de nos opérations intellectuelles est la forme du corps humain. Car le
principe primitif en vertu duquel un être produit son action est sa forme,
comme le principe premier qui guérit le corps est la santé et le principe
premier qui instruit l’âme est la science. Ainsi la santé est la forme du corps
et la science celle de l’âme. La raison en est qu’un être n’agit qu’autant qu’il
est en acte et que, par conséquent, une chose agit suivant ce qu’elle est en
acte. Or, il est évident que le premier principe de vie du corps, c’est l’âme.
Et comme la vie se manifeste par des opérations diverses dans les divers degrés
des êtres vivants, le premier principe par lequel nous opérons chacune de ces œuvres
vitales, c’est l’âme. Car l’âme est le principe premier par lequel nous nous
nourrissons, nous sentons, nous allons d’un lieu à un autre, comme elle est
aussi le principe premier par lequel nous comprenons. Qu’on appelle ce premier
principe de la pensée, intelligence ou âme intellective, il n’en est pas moins
la forme du corps. Cette démonstration est celle que donne Aristote (De animâ, liv.
2, text. 24). Si l’on veut rejeter ce sentiment et
soutenir que l’intelligence n’est pas la forme du corps, il faut qu’on dise
comment il se fait que comprendre est l’action propre de tel ou tel homme. Car
quiconque s’interroge sait que c’est lui-même qui comprend. Or, on attribue une
action à un être de trois manières (Phys.,
liv. 5, text. 4). En effet, on dit qu’il meut ou qu’il
fait une chose, soit par tout son être, comme le médecin guérit ; soit par une
partie de lui-même, comme l’homme voit au moyen de son œil ; soit par accident,
comme quand on dit que le blanc
bâtit, parce que celui qui bâtit se trouve blanc. Quand nous disons que Socrate
ou que Platon comprend, il est évident qu’on ne lui attribue pas cette action
accidentellement. Car on la lui attribue comme homme et, par conséquent, on
suppose qu’elle lui convient essentiellement. Il faut donc dire que Socrate
comprend par tout son être, comme l’a supposé Platon en définissant l’homme une
âme intelligente (1 Alcib.)
; ou bien il faut dire que l’intelligence est une partie de Socrate. Il est
impossible de soutenir la première opinion, comme nous l’avons prouvé (quest.
75, art. 4), parce que c’est le même homme qui perçoit qu’il comprend et qu’il
sent (Platon avait nié la sensation et le sensible comme objet scientifique,
sous prétexte que la sensation et les choses sensibles ne pouvaient être que
des probabilités ; saint Thomas leur rend leur valeur véritable.) et qu’on ne
peut sentir sans le corps. Il faut donc que le corps fasse partie de l’homme.
Par conséquent il ne reste plus à dire qu’une chose, c’est que l’intelligence
par laquelle Socrate comprend est une partie de Socrate, de telle sorte qu’elle
est unie d’une manière quelconque à son corps. Le commentateur d’Aristote (Averroës.) dit que cette union a lieu par une espèce
intelligible qui a un double sujet ; l’un est l’intellect possible, et l’autre
les images qui sont dans les organes corporels. C’est par cette espèce
intelligible que l’intellect possible est uni au corps de tel ou tel homme.
Mais cette union ne suffit pas pour que l’action de l’intelligence soit l’action
de Socrate. C’est ce qu’on peut rendre évident par une comparaison empruntée
aux sens, à l’exemple d’Aristote qui part toujours des sens pour examiner ce
qui a rapport à l’intelligence. Car les images sont à l’intelligence ce que les
couleurs sont à la vue (De an., liv. 3, text. 18). Ainsi donc, comme les espèces des couleurs sont
dans la vue, de même les espèces des images sont dans l’intellect possible. Or,
il est manifeste qu’on n’attribue pas à une muraille l’action de la vue parce
qu’elle offre les couleurs dont on perçoit les images. Au lieu de dire que le
mur voit, on dit plutôt qu’il est vu. De même de ce que les espèces des images
sont dans l’intellect possible, il ne s’ensuit pas que Socrate qui perçoit ces
images comprenne ; mais il en résulterait plutôt que l’intellect lui-même ou
ses images seraient compris. — D’autres ont voulu dire
que l’intellect était uni au corps comme un moteur, et qu’ils ne faisaient qu’un
tout (Cette opinion était cella des platoniciens, et elle était soutenue par
quelques disciples d’Averroës ; c’est pour ce motif
que saint Thomas insiste sur ce point si vivement.) auquel on pouvait attribuer
l’action de l’intellect. Mais cette opinion est sans fondement pour plusieurs
raisons. 1° Parce que l’intelligence ne meut le corps que par l’appétit et que
le mouvement de l’appétit présuppose lui-même l’opération de l’esprit. Socrate
ne comprend donc pas parce qu’il est mû par l’intellect ; mais c’est plutôt le
contraire, il est mû par l’intellect parce qu’il comprend (La première
absurdité qui découlerait de ce sentiment c’est que la connaissance ou
l’intelligence ne serait pas ce qu’il y a de premier dans l’âme.). 2° Parce que
Socrate étant naturellement un individu dont l’essence est unie et composée de
matière et de forme, si l’intellect n’est pas sa forme, il s’ensuit qu’il est
en dehors de son essence et que, par conséquent, il est, par rapport à Socrate,
ce que le moteur est par rapport à l’objet qui est mû. Or, comprendre est un
acte immanent dans le sujet qui le produit et non un acte qui se passe ainsi
dans un autre comme le calorique. On ne peut donc pas l’attribuer à Socrate
parce qu’il est mû par l’intellect (La seconde absurdité c’est que
l’intelligence serait une chose passagère niais non immanente dans l’homme.).
3° Parce que l’action d’un moteur n’est jamais attribuée à l’objet qu’il meut,
comme cause instrumentale. C’est ainsi qu’on attribue l’action de scier à la
scie du charpentier. Si donc on attribue à Socrate l’intelligence parce qu’elle
est l’action de son moteur, il s’ensuit qu’on la lui attribue comme à un
instrument (La troisième absurdité c’est que l’homme ne serait que la cause instrumentale
de ses connaissances.), ce qui est contraire au sentiment d’Aristote qui veut
qu’on ne puisse comprendre par un instrument matériel (De animâ, liv. 1, text.
12). 4° Parce que, quoique l’action de la partie soit attribuée au tout, comme
l’action de l’œil à l’homme, on n’attribue cependant jamais, sinon
accidentellement, l’action d’une partie à une autre partie. Ainsi on ne dit pas
que la main voit parce que l’œil voit. Si donc de l’intellect et de Socrate on
ne fait qu’un seul tout, l’acte de l’intellect ne peut être attribué à Socrate.
Mais si Socrate est un tout, composé de l’union de l’intellect avec ses autres
parties constitutives, et que néanmoins l’intellect ne soit uni à ces autres
parties que comme le moteur au mobile, il s’ensuivra alors que Socrate ne sera
plus un absolument et que, par conséquent, il ne sera pas absolument un être (Cette
dernière déduction complète cette preuve ex
absurdis.). Car une chose n’est un être qu’autant
qu’elle est une. — Il faut donc en revenir à l’opinion d’Aristote qui établit (De an., liv. 2, text.
25 et 26) que l’homme comprend parce que le principe pensant est sa forme. Il
est par conséquent démontré, par l’action même de l’intelligence, que le
principe pensant est uni au corps comme sa forme. On peut aussi prouver la même
chose d’après la nature de l’espèce humaine. Car la nature d’une chose se
montre par son opération. Or, l’opération propre de l’homme, comme homme, c’est
l’intelligence. C’est par elle qu’il s’élève au-dessus de tous les animaux. Aristote
part de là pour placer la félicité dernière de l’homme dans celte action, parce
qu’elle lui est propre (Eth.,
liv. 10, chap. 7). Il faut donc, d’après cela, quo l’homme tire son espèce de
ce qui est le principe de cette opération ; et comme dans tous les êtres l’espèce
résulte de la forme qui leur est propre, il s’ensuit que le principe pensant
est la forme propre de l’homme. Mais il faut observer que plus la forme est
noble, et élevée au-dessus de la matière corporelle, et que moins elle est
mêlée à la matière, plus elle la surpasse par son
action ou sa puissance. Ainsi nous voyons que la forme d’un corps mixte a une
autre action que celle qui résulte des qualités élémentaires. Et plus on avance
dans la perfection des formes, plus on trouve qu’elles s’élèvent au-dessus de
la matière élémentaire. Par exemple, l’âme végétative est plus noble que la
forme des corps bruts, et l’âme sensitive est supérieure à l’âme végétative. L’âme
humaine est ce qu’il y a de plus élevé parmi les formes. C’est pour cela qu’elle
surpasse tellement la matière corporelle qu’elle a une action et une puissance
qui n’a rien de commun avec elle. Et c’est cette puissance que nous désignons
par le nom d’intelligence. — On doit aussi remarquer que si l’on supposait l’âme
composée de matière et de forme, on ne pourrait dire d’aucune manière qu’elle
est la forme du corps. Car la forme étant l’acte, et la matière n’étant que l’être
en puissance, ce qui est composé de matière et de forme ne peut être en aucune
manière la forme d’un autre être dans sa totalité. Mais s’il en est la forme
selon une partie de lui-même, nous donnons le nom d’âme à ce qui est forme, et
nous appelons le premier être animé le sujet dont elle est la forme, comme nous
l’avons dit (quest. 75, art. 5).
Article
2 : Le principe pensant se multiplie-t-il comme les corps eux-mêmes ?
Objection
N°1. Il semble que le principe pensant ne se multiplie pas en raison du nombre
des corps, et qu’il n’y ait qu’un seul entendement pour tous les hommes. Car il
n’y a pas de substance immatérielle qui soit multiple numériquement dans une
même espèce. Or, l’âme humaine est une substance immatérielle puisqu’elle n’est
pas composée de matière et de forme, comme nous l’avons dit (quest. 75, art.
5). Il est donc impossible qu’il y en ait plusieurs dans une même espèce, et
comme les hommes sont tous d’une seule espèce il s’ensuit qu’il n’y a pour eux
tous qu’un seul entendement.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique l’âme intelligente ne soit pas plus composée de
matière que l’ange lui-même, elle est néanmoins la forme d’une matière, ce qui
n’est pas dans la nature de l’ange. C’est pourquoi, selon la division de la
matière, il y a beaucoup d’âmes d’une seule et même espèce, tandis qu’il ne
peut pas y avoir beaucoup d’anges.
Objection
N°2. En écartant la cause on écarte aussi l’effet. Si donc les âmes se
multipliaient en raison de ce que les corps se multiplient eux-mêmes, il
semblerait naturel qu’en détruisant les corps la multitude des âmes ne dût plus exister, et que de toutes il n’y en eût plus qu’une
seule ; ce qui est hérétique, parce que d’après ce sentiment on détruirait la
différence qu’il y a entre les récompenses et les punitions.
Réponse
à l’objection N°2 : Toutes les choses ont l’unité de la manière qu’elles ont
l’être, et par conséquent on juge de la multiplicité d’une chose comme de son
être. Or, il est évident que l’âme intelligente est naturellement unie au corps
par son être comme sa forme, et que le corps détruit, l’âme conserve son être.
Pour la même raison les âmes se multiplient en raison de la multiplicité des
corps, et les corps détruits, les âmes restent multiples comme elles étaient.
Objection
N°3. Si mon intelligence est autre que la vôtre, mon intelligence est un
individu et la vôtre aussi. Car les choses qui sont de la même espèce et qui
diffèrent numériquement sont des choses individuelles. Or, tout ce qui est reçu
dans un être est en lui selon la manière d’être du sujet qui le reçoit. Donc
les espèces des choses devraient être reçues individuellement dans mon intelligence
comme dans la vôtre, ce qui est contraire à la nature même de l’intelligence
qui ne perçoit que les choses universelles.
Réponse
à l’objection N°3 : L’individualisation du sujet qui comprend ou de l’espèce
par laquelle il comprend n’exclut pas l’intelligence des choses universelles ;
autrement les intelligences séparées étant des substances subsistantes et par
conséquent particulières ne pourraient comprendre ce qui est universel. Mais la
matérialité du sujet qui connaît et de l’espèce par laquelle il connaît est un
obstacle à la connaissance de l’universel. Car, de même que toute action est
selon le mode de la forme par laquelle l’agent agit comme l’échauffement est
selon le mode de la chaleur, ainsi la connaissance est selon le mode de
l’espèce par laquelle le sujet connaît. Or, il est évident que la nature
générale se distingue et se multiplie suivant les principes matériels qui
l’individualisent. Si donc la forme par laquelle la connaissance s’opère était
matérielle et qu’elle ne fût pas séparée des conditions de la matière, elle
ressemblerait alors à la nature de l’espèce ou du genre, selon qu’elle est
distinguée et multipliée par les principes qui l’individualisent, et alors elle
ne pourrait faire connaître la nature d’une chose dans sa généralité. Mais
quand l’espèce est séparée des conditions de la matière individuelle, elle
ressemble dans ce cas à la nature dépouillée de ce qui la distingue et de ce
qui la multiplie, et elle fait connaître les choses universelles. Peu importe
d’ailleurs que l’entendement soit unique ou qu’il soit multiple ; parce que
quand même il serait un, il faudrait qu’il fût une chose, et l’espèce par
laquelle il comprend une autre.
Objection
N°4. L’objet compris est dans l’intelligence de celui qui le comprend. Si donc
mon intelligence est autre que la vôtre, il faut que l’objet que je comprends
soit autre que celui que vous comprenez. Il se multipliera ainsi
individuellement et ne sera compris qu’en puissance. Il faudra en abstraire une
intention générale, parce qu’on doit abstraire des choses diverses ce qu’elles
ont d’intelligible universellement ; ce qui est contraire à la nature de l’intellect,
parce que dans ce cas il ne serait plus distinct de l’imagination. Il semble
donc qu’il n’y ait pour tous les hommes qu’un seul intellect.
Réponse
à l’objection N°4 : Que l’entendement soit unique ou qu’il soit multiple, ce
qui est compris est un. Car ce qui est compris n’est pas dans l’entendement par
lui-même, il n’y est que par son image. Ainsi ce n’est pas la pierre qui est
dans l’âme, mais c’est son espèce ou image, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
3, text. 38). Cependant la pierre est ce qui est
compris et non son espèce, à moins que l’intelligence ne se replie par la
réflexion sur elle-même ; autrement les sciences n’auraient pas les choses pour
objet, mais seulement leurs espèces intelligibles. Or, la même chose peut
s’assimiler à divers sujets sous diverses formes. Et comme la connaissance a
lieu suivant que le sujet qui connaît s’assimile la chose connue, il s’ensuit
que le même objet peut être connu par divers sujets, comme on le voit
évidemment par ce qui se passe dans les sens. Car plusieurs yeux voient la même
couleur sous des images diverses. De même aussi plusieurs intelligences
comprennent la même chose. Il y a seulement cette différence entre les sens et
l’intelligence, d’après Aristote (loc.
cit.), que l’on sent la chose suivant la disposition qu’elle a, considérée
en particulier hors de l’âme, tandis que la nature de la chose comprise est à
la vérité hors de l’âme, mais elle n’a pas la même manière d’être que celle
d’après laquelle nous la comprenons. Car on comprend la nature en général en
dehors des principes qui l’individualisent, et hors de l’âme elle n’a pas cette
manière d’être. Mais dans le système de Platon la chose comprise existe hors de
l’âme de la manière qu’on la comprend, parce qu’il suppose que les natures des
choses sont séparées de la matière (Dans ce système, la matière n’est qu’une
apparence, elle n’est pas une réalité.).
Objection
N°5. Le disciple recevant sa science du maître, on ne peut pas dire que la
science du maître engendre la science dans le disciple, parce qu’alors la
science serait comme la chaleur une forme active, ce qui est évidemment faux.
Il semble donc que la science qui est dans le maître soit numériquement la même
que celle qui est communiquée au disciple. Ce qui ne peut être s’ils n’ont pas
pour eux deux un seul entendement. Il semble donc que l’intelligence du
disciple et du maître soit la même, et que par conséquent il en soit ainsi de l’intelligence
de tous les hommes.
Réponse
à l’objection N°5 : La science est autre dans le disciple et autre dans le
maître. Comment se produit-elle, c’est ce que nous verrons (quest. 118, art.
1).
Objection
N°6. Saint Augustin dit (De quant. anim.,
chap. 32) : Si je disais qu’il y a beaucoup d’âmes, je serais le premier à rire
de moi. Or, l’âme semble être une surtout par rapport
à l’intelligence. Donc il n’y a pour tous les hommes qu’une seule intelligence.
Réponse
à l’objection N°6 : Quand saint Augustin dit qu’il n’y a pas plusieurs âmes, il
entend par là qu’il n’y en a pas plusieurs espèces (Il ne nie pas leur
pluralité numérique.).
Mais
c’est le contraire. Car Aristote dit (Phys.,
liv. 2, text. 38) : Ce que sont les causes universelles
par rapport aux objets universels, les causes particulières le sont par rapport
aux objets particuliers. Or, il est impossible qu’une âme qui est d’une espèce
anime des êtres d’espèce différente. Il est donc pareillement impossible qu’une
seule âme numériquement anime des êtres qui sont numériquement divers.
Conclusion
Puisqu’il est impossible que plusieurs êtres soient numériquement différents et
qu’ils aient la même forme, comme il est impossible qu’ils n’aient qu’un seul
et même être, il faut donc que le principe pensant soit multiplié selon que les
corps se multiplient.
Il
faut répondre qu’il est absolument impossible qu’il n’y ait qu’un seul
entendement pour tous les hommes. C’est évident si l’on admet avec Platon que l’homme
est l’entendement lui-même. Car il s’ensuivrait dans cette hypothèse que si
Socrate et Platon n’avaient qu’une seule intelligence, ils ne formeraient qu’un
seul et même homme et qu’ils ne seraient distingués l’un de l’autre que par ce
qui est en dehors de leur essence. Il n’y aurait pas alors entre Socrate et
Platon d’autre différence que celle qui existe entre celui qui porte une
tunique et celui qui porte une cape, ce qui serait absolument absurde. Il est
également impossible qu’il n’y ait qu’une intelligence pour tous les hommes si
l’on admet avec Aristote (De animâ, liv. 3, text. 52) que
l’intelligence est une partie ou une puissance de l’âme qui est la forme de l’homme
; car il est impossible que plusieurs êtres qui sont numériquement différente
aient une seule et même forme, comme il est impossible qu’ils aient un seul et
même être. Car la forme est le principe de l’être. — C’est pareillement
impossible de quelque manière que l’on comprenne l’union de l’Intelligence avec
tel ou tel homme en particulier. Car il est évident que s’il n’y a qu’un agent
principal et deux instruments, on pourra dire qu’il n’y a absolument qu’un seul
agent, mais plusieurs actions ; comme si, par exemple, un homme touchait de ses
deux mains divers objets, il n’y aurait qu’un sujet qui toucherait, mais il y
aurait deux contacts. Si au contraire il n’y avait qu’un instrument et qu’il y
eût plusieurs agents différents, on dirait qu’il y a plusieurs agents, mais qu’il
n’y a qu’une seule action. Quand, par exemple, plusieurs se mettent à une corde
pour traîner un vaisseau, il y a plusieurs traîneurs, mais ils ne produisent qu’un
seul et même effet. Si l’agent principal est un et l’instrument aussi, on doit
dire qu’il n’y a qu’un seul agent et qu’une seule action ; comme quand l’ouvrier
frappe avec un marteau, il n’y a qu’un sujet qui frappe et il n’y a qu’une
percussion. Or, il est évident que quel que soit le mode suivant lequel l’intelligence
est unie à tel ou tel homme, elle tient le premier rang parmi toutes les autres
facultés humaines ; car c’est à elle que les facultés sensitives obéissent, et
c’est elle qu’elles servent. Ainsi donc si l’on supposait que deux hommes ont
plusieurs intelligences, mais qu’ils n’ont qu’un seul sens, par exemple qu’ils
n’ont qu’un œil, il y aurait alors plusieurs voyants, mais il n’y aurait qu’une
seule vision. Mais s’il n’y a qu’une intelligence, de quelque façon que l’on
varie toutes les facultés secondaires dont l’intelligence se sert comme d’instruments,
de toutes manières on sera obligé de dire que Socrate et Platon ne forment qu’un
seul être intelligent. Et si nous ajoutons que le comprendre qui est l’action de l’intelligence n’a pas lieu par le
moyen d’un autre organe que l’intelligence elle-même, il s’ensuivrait alors que
l’agent serait un et l’action aussi, c’est-à-dire que tous les hommes ne
formeraient qu’un seul être intelligent et qu’une seule compréhension (Littéralement
qu’un seul comprendre ; nous n’avons
pu conserver cet infinitif.) relativement au même objet intelligible. Mon
action intellectuelle pourrait différer de la vôtre par la diversité des
images, parce que l’image de la pierre qui est en moi serait autre que celle
qui est en vous, si l’image, suivant ce qu’elle est en moi différente de ce qu’elle
est en vous, était la forme de l’entendement possible. Car le même agent varie
ses actions en raison de la diversité de ses formes, comme le même œil a des
visions différentes, suivant qu’il est en présence de formes diverses. Mais l’image
n’est pas la forme de l’entendement possible, c’est l’espèce intelligible qui s’abstrait
des images. Or, dans le même intellect il ne s’abstrait des images diverses de
la même espèce, qu’une seule espèce intelligible. C’est ce qu’on voit
évidemment dans l’homme. Le même individu peut avoir en lui-même différentes
images de la pierre, cependant de toutes ces images il ne s’abstrait qu’une
seule espèce intelligible au moyen de laquelle l’homme connaît immédiatement,
par une seule opération de son esprit, la nature de la pierre, malgré la
diversité des images qu’il s’en est formées. Par conséquent, s’il n’y avait
pour tous les hommes qu’un seul entendement, les images diverses qui sont dans
tel ou tel individu ne pourraient produire la diversité d’action intellectuelle
qui existe entre eux, comme le suppose Averroës. Il
faut donc reconnaître qu’il est absolument impossible et absurde de n’admettre
qu’un intellect pour tous les hommes.
Article
3 : Indépendamment de l’âme intellective y a-t-il dans l’homme d’autres âmes
qui soient essentiellement distinctes ?
Objection
N°1. Indépendamment de l’âme intelligente il semble qu’il y ait dans l’homme d’autres
âmes essentiellement distinctes, par exemple, l’âme sensitive et l’âme
nutritive. Car ce qui est corruptible et ce qui est incorruptible n’appartient
pas à la même substance. Or, l’âme intellective est incorruptible, tandis que
les autres âmes, la sensitive et la nutritive, sont corruptibles, comme nous l’avons
prouvé (quest. 75, art. 6). Donc il ne peut y avoir dans l’homme une seule
essence pour l’âme intellective, sensitive et nutritive.
Réponse
à l’objection N°1 : L’âme sensitive n’est pas incorruptible parce qu’elle a la
faculté de sentir, mais elle a cet avantage parce qu’elle est intellective.
Quand l’âme n’est quo sensitive elle est donc corruptible ; mais quand elle est
tout à la fois sensitive et intellective, elle est incorruptible. Car quoique
la faculté de sentir ne rende pas incorruptible l’être qui en est doué, elle ne
peut pas néanmoins enlever à l’âme intellective son privilège.
Objection
N°2. Si on prétend que l’âme sensitive est incorruptible dans l’homme, on peut
ainsi insister. Le corruptible et l’incorruptible ne sont pas du même genre,
comme le dit Aristote (Met., liv. 10,
text. 26). Or, l’âme sensitive est corruptible dans
le cheval, le lion et les autres animaux. Si donc elle est incorruptible dans l’homme,
on ne pourra pas dire qu’elle est du même genre dans l’homme que dans la brute.
Et comme l’animal doit son nom à l’âme sensitive qui l’anime, il s’ensuit que
ce mot ne désignera plus un genre commun à l’homme et aux autres animaux, ce
qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : On ne range les formes ni dans le genre, ni dans l’espèce ;
ce sont les êtres composés qu’on classe ainsi. Or, l’homme est corruptible
comme les autres animaux. C’est pourquoi la différence du corruptible et de
l’incorruptible qui provient des formes ne fait pas que l’homme diffère quant
au genre des autres animaux.
Objection
N°3. Aristote dit (De gen.
anim.,
liv. 2, chap. 3) que l’embryon est animal avant d’être homme. Mais il ne
pourrait en être ainsi, si l’âme sensitive et l’âme intellective avaient la
même essence ; car il est animal par l’âme sensitive et il est homme par l’âme
intellective. Il n’y a donc pas dans l’homme une seule essence pour l’âme
sensitive et l’âme intellective.
Réponse
à l’objection N°3 : L’embryon a d’abord une âme qui n’est que sensitive. Cette
âme fait place ensuite (D’après saint Thomas, il n’y aurait d’abord dans
l’embryon qu’une âme sensitive, et cette âme serait détruite pour faire place a
une âme raisonnable. Ce système ne peut se soutenir ni théologiquement ni
physiologiquement ; mais on conçoit que saint Thomas l’ait admis, quand on se
représente l’idée qu’il se faisait de l’âme sensitive.) à
une âme plus parfaite qui est tout à la fois sensitive et intellective, comme
nous le prouverons (quest. 118, art. 2, réponse N° 2).
Objection
N°4. Aristote dit (Met., liv. 8, text. 6) que le genre se prend de la matière et la
différence de la forme. Or, le caractère d’être raisonnable qui est la différence
constitutive de l’homme se prend de l’âme intellective, et on lui donne le nom
d’animal parce qu’il a un corps animé par une âme sensitive. L’âme intellective
est donc, par rapport au corps animé par l’âme sensitive, ce que la forme est à
la matière. Donc l’âme intellective n’est pas essentiellement la même que l’âme
sensitive dans l’homme, mais elle la présuppose comme son suppôt matériel.
Réponse
à l’objection N°4 : Il ne faut pas, d’après les différentes vues de l’esprit et
d’après nos manières de voir, juger qu’il y a diversité dans l’ordre de la
nature (Ou plus clairement, tous les êtres de raison ne sont pas des êtres
réels.) parce que la raison peut saisir le même objet sous des aspects divers.
Comme l’âme intellective contient virtuellement ce que possède l’âme sensitive,
et quelque chose de plus, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.), la raison peut considérer à part ce qui appartient à la faculté
sensitive comme quelque chose d’imparfait et de matériel, et parce que cette propriété
est commune à l’homme et aux animaux elle en forme la nature du genre. Elle
considère ensuite ce que l’âme intellective a de plus que la sensitive comme
notre raison formelle et notre complément et elle en forme la différence qui
est propre à l’homme et qui le distingue.
Mais
c’est le contraire. Car nous lisons (De
dog. eccl., chap. 15) : Nous ne disons pas qu’il
y ait dans le même homme deux âmes, comme les jacobites le prétendent, l’une
animale qui anime le corps et se mêle au sang, et l’autre spirituelle qui est
raisonnable : mais nous disons qu’il n’y a dans l’homme qu’une seule et même
âme qui vivifie le corps par son alliance avec lui et qui se règle elle-même
par sa raison.
Conclusion
L’âme n’étant pas seulement unie au corps comme son moteur, mais encore comme
sa forme, il est impossible que dans un seul homme il y ait plusieurs âmes
essentiellement distinctes ; mais il n’y a qu’une âme intelligente qui remplit
les fonctions d’âme intellective, sensitive et végétative.
Il
faut répondre que Platon, comme le rapporte Aristote (De an.,
liv. 1, text. 90), a supposé qu’il y avait dans un
même corps plusieurs âmes qu’il distinguait d’après les organes. Il leur
attribuait des opérations vitales différentes. Ainsi d’après lui l’âme
nutritive avait son siège dans le foie, l’âme concupiscible dans le cœur et l’âme
cognitive dans le cerveau (On trouve quelque chose de semblable dans les Eclaircissements sur le sacrifice,
publiés par M. de Maistre, à la suite de ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Il ne manque pas de se faire
l’objection tirée de la sentence du concile, et il y répond en faisant
remarquer qu’il s’agit là de deux âmes raisonnables ; ce qui est exact. Car le
concile motive sa sentence en disant : Nam Vetus et Notum Testamentum, omnesque Ecclesiæ Patres unam animam rationalem habere hominem asserunt.).
Mais Aristote combat cette opinion dans son livre de l’âme (De an., liv. 3, text.
41 et suiv.). Il l’attaque par rapport à cette division de l’âme dont les
parties se servent des organes corporels pour remplir leurs fonctions, parce
que dans les animaux qui vivent, après qu’on les a ouverts, on remarque dans
chaque partie les différentes opérations de l’âme, comme la sensibilité et l’appétit.
Or, il n’en serait pas ainsi, si les divers principes des opérations de l’âme
étaient essentiellement différents et qu’ils fussent distribués dans les
différentes parties du corps. Mais à l’égard de l’âme intellective Aristote ne
décide pas si elle est séparée des autres parties de l’âme seulement
rationnellement ou si elle l’est localement. On pourrait certainement soutenir
l’opinion de Platon si l’on supposait avec lui que l’âme est unie au corps, non
comme sa forme, mais comme son moteur, ainsi qu’il l’a supposé lui-même. Car il
n’y a pas d’inconvénient à ce que le même mobile soit mû par divers moteurs,
surtout dans ses diverses parties. Mais si nous supposons que l’âme est unie au
corps comme sa forme, il semble absolument impossible qu’il y ait plusieurs
âmes essentiellement distinctes dans le même corps ; ce qui peut se prouver en
effet par trois raisons : 1° Parce que l’animal dans lequel il y aurait
plusieurs âmes ne serait pas absolument un. En effet, un être n’est un
absolument que par l’unité de la forme à laquelle il doit l’existence. Car ce
qui fait qu’une chose est un être est aussi ce qui fait qu’elle est une. C’est
pourquoi les choses qui doivent leur dénomination à des formes diverses ne sont
pas absolument unes, comme un homme blanc. Par conséquent s’il y avait une
forme, par exemple l’âme végétative, qui rendit l’homme vivant, qu’il y en eût
une autre, par exemple l’âme sensible qui en fît un
animal, et enfin une troisième, l’âme raisonnable qui le fît
homme, il s’ensuivrait que l’homme ne serait pas absolument un être unique, pas
plus, comme le dit Aristote argumentant contre Platon (Met., liv. 3, text. 20), que si l’idée d’animal
différait de celle de bipède, un animal bipède ne serait absolument un seul
être. C’est pour ce motif qu’Aristote demande (De animâ, liv. 1, text.
90) à ceux qui supposent qu’il y a différentes âmes dans un même corps, ce qui
les contient, c’est-à-dire ce qui fait leur unité. On ne peut pas dire qu’elles
soient unies par l’unité du corps, parce que c’est plutôt l’âme qui contient le
corps et qui constitue son unité que le corps ne contient l’âme. 2° On peut
démontrer cette impossibilité d’après la nature du prédicat ou de l’attribut.
En effet, les choses de formes différentes se disent l’une de l’autre ; ou par
accident quand elles ne sont pas subordonnées entre elles, comme lorsque nous
disons que le blanc est doux ; ou d’une
manière absolue mais secondaire, parce que le sujet entre dans la définition de
l’attribut comme la surface existe préalablement avant la couleur. Par
conséquent quand on dit qu’une surface est coloriée, l’attribut se prend d’une
manière absolue mais secondaire. Si donc la forme selon laquelle on appelle un
être animal était différente de la
forme qui le fait appeler homme, il s’ensuivrait
ou que l’un des deux ne petit se dire de l’autre que par accident, si ces deux
formes ne se rapportaient pas mutuellement l’une à l’autre ; ou qu’il y a là un
prédicat qui est secondairement absolu si l’une des âmes sert de prédisposition
à l’autre. Or, ces deux choses sont manifestement fausses, parce que l’animal est
le prédicat absolu de l’homme et non le prédicat accidentel, et l’homme n’entre
pas dans la définition de l’animal, mais c’est tout le contraire. Il faut donc
que ce soit la même forme qui rende le même être animal et homme ; autrement l’homme
ne serait pas véritablement ce qu’est l’animal et l’animal ne serait pas par
lui-même l’attribut de l’homme. 3° On prouve encore qu’il est impossible qu’il
y ait dans l’homme plusieurs âmes, parce qu’une opération de l’âme quand elle
est très intense empêche l’autre. Ce qui n’arriverait pas si le principe des
actions n’était pas essentiellement un. Il faut donc dire que l’âme sensitive,
nutritive et intellective est dans l’homme numériquement la même. — Comment
cela se fait-il ? On peut aisément s’en rendre compte quand on observe
attentivement les différences des espèces et des formes. Car on remarque que
les espèces et les formes des choses diffèrent les unes des autres selon qu’elles
sont plus ou moins parfaites. Ainsi dans l’ordre de la nature les êtres animés
sont plus parfaits que les êtres inanimés, les animaux sont plus parfaits que
les plantes, les hommes plus parfaits que les animaux, et dans chacun de ces
genres il y a des degrés divers. C’est pour cela qu’Aristote assimile les
espèces des choses aux nombres qui diffèrent en espèce selon l’addition ou la
soustraction de l’unité (Met., liv. 8,
text. 10). Il compare (De animâ, liv. 3, text.
30 et 31) les diverses âmes à des espèces de figures dont l’une comprend l’autre,
comme le pentagone contient le tétragone et le dépasse. Ainsi l’âme
intellective comprend en elle tout ce qu’il y a dans l’âme sensitive des
animaux et dans l’âme nutritive des plantes. Et comme une surface qui a la
figure d’un pentagone n’est pas un tétragone par une figure et un pentagone par
une autre (parce qu’il serait superflu de faire du tétragone une figure
particulière, puisqu’il est contenu dans le pentagone), de même Socrate n’est
pas homme par une âme et animal par une autre, mais il est l’un et l’autre par
une seule et même âme.
Article
4 : Y a-t-il dans l’homme une autre forme que l’âme intellective ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’homme il y ait une autre forme que l’âme
intellective. Car Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 4 et 5)
que l’âme est l’acte d’un corps naturel qui a la vie en puissance. L’âme est
donc au corps ce que la forme est à la matière, et puisque le corps a une forme
substantielle par laquelle il existe, il s’ensuit qu’il y a dans le corps une
forme substantielle antérieurement à l’existence de l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote ne dit pas que l’âme soit seulement l’acte du
corps, mais l’acte d’un corps physique et organique, qui a la vie en puissance,
et que cette puissance n’exclut pas l’âme. Il est donc évident que dans celui
dont on dit que l’âme est l’acte on comprend l’âme elle-même, comme quand on
dit que la chaleur est l’acte d’un corps chaud, et la lumière l’acte d’un corps
lumineux, on n’entend pas que le corps soit lumineux sans la lumière, mais que
c’est par elle qu’il a cette propriété. De même on dit que l’âme est l’acte du
corps parce que c’est par elle que le corps existe, qu’il est organisé et qu’il
a la vie en puissance. On lui donne le nom d’acte premier comparativement à
l’acte second, qui est son opération. Par conséquent, cette puissance n’exclut
pas l’âme, au contraire (D’après Aristote, l’âme est au corps ce que l’acte est
à la puissance ; elle n’exclut donc pas plus le corps que l’acte n’exclut la
puissance.).
Objection
N°2. L’homme et tout animal quelconque se meut lui-même. Or, tout ce qui se
meut se divise en deux parties dont l’une est le moteur et l’autre l’objet qui
est mû, comme le prouve Aristote (Phys.,
liv. 8, text. 30). Puisque dans J’homme la partie qui
meut est l’âme, il faut donc qu’il y ait une autre partie qui puisse être mue.
La matière première ne peut l’être, puisque, comme le dit Aristote (Phys., liv. 5, text.
8), ce n’est qu’un être en puissance ; d’ailleurs tout être qui est mû est un
corps. Il faut donc que dans l’homme et dans tout animal il y ait une autre
forme substantielle qui constitue le corps.
Réponse
à l’objection N°2 : L’âme ne meut pas le corps par son être, selon qu’elle lui
est unie comme sa forme, mais elle le meut par sa puissance motrice, dont
l’acte présuppose le corps déjà animé par l’âme, de telle sorte que l’âme est,
selon sa puissance motrice, la partie qui meut et le corps animé est la partie
qui est mue.
Objection
N°3. L’ordre dans les formes s’établit d’après le rapport qu’elles ont avec la
matière première. Car il n’y a un premier et un second que relativement à un
principe quelconque. Si donc il n’y avait pas dans l’homme une forme
substantielle indépendante de l’âme raisonnable, et que celle-ci fût
immédiatement inhérente à la matière première, il s’ensuivrait qu’elle devrait
être rangée parmi les formes les plus imparfaites qui sont immédiatement
inhérentes à la matière.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans la matière on reconnaît divers degrés de perfection,
tels que l’être, la vie, la sensibilité et l’intelligence. Le degré qui vient
se surajouter à l’autre est toujours plus parfait que lui. Ainsi la forme qui
ne donne que le premier degré de perfection de la matière est la plus
imparfaite. Mais celle qui donne le premier, le second, le troisième, et ainsi
de suite, l’est davantage (Parce qu’elle renferme toutes les autres
virtuellement.), et néanmoins elle est immédiatement inhérente à la matière.
Objection
N°4. Le corps humain est un corps mixte. Or, le mélange ne comprend pas
seulement la matière, parce qu’alors ce ne serait qu’une corruption. Il faut
donc qu’il comprenne les formes des éléments qui sont des formes
substantielles, et que par conséquent il y ait dans le corps humain d’autres
formes substantielles que l’âme intellective.
Réponse
à l’objection N°4 : Avicenne a supposé que les formes substantielles des
éléments restaient intègres dans un corps mixte, et que le mélange ne se
faisait qu’autant que les qualités contraires des éléments étaient réduites à
un milieu. Mais c’est impossible, parce que les diverses formes des éléments ne
peuvent exister que dans diverses parties de la matière, et cette diversité
suppose l’étendue sans laquelle la matière ne peut être divisible. Or, la
matière soumise à l’étendue n’existe que dans les corps, et différents corps ne
peuvent être dans le même lieu. D’où il suit que dans un corps mixte les
éléments sont distincts d’après leur position, et que par conséquent il n’y a
pas de mélange véritable dans le tout, il n’y a qu’un mélange pour les sens,
qui résulte de la juxtaposition des infiniment petits. Averroës
a encore supposé (De cæl., liv. 3, comm. 67)
que les formes des éléments tiennent, en raison de leur imperfection, le milieu
entre les formes accidentelles et les formes substantielles, qu’elles sont pour
ce motif susceptibles de plus et de moins, et qu’en perdant de leur vertu dans
le mélange elles sont ramenées à un certain milieu, et qu’ainsi elles ne
produisent qu’une forme unique. Mais ceci est encore plus impossible. Car la
substance d’une chose consiste dans son indivisibilité ; toute addition et
toute soustraction en varient l’espèce, comme dans les nombres (Met., liv. 8, text.
10). Il est donc impossible qu’une forme substantielle soit susceptible
d’augmentation et de diminution, et il n’est pas moins impossible qu’une chose
tienne le milieu entre la substance et l’accident. Il faut donc dire avec
Aristote (De part. anim., liv. 2) que les
formes des éléments subsistent dans les corps mixtes, non actuellement, mais
virtuellement. Car les qualités propres des éléments existent, quoique
affaiblies, dans les corps qui ont la vertu des formes élémentaires. Et la
qualité de ce mélange est une disposition à recevoir la forme substantielle
d’un corps mixte, par exemple la forme d’une pierre ou d’un être animé
quelconque.
Mais
c’est le contraire. Une chose ne peut avoir qu’une substance. Or, la forme
substantielle produit la substance. Donc une chose ne peut avoir qu’une forme
substantielle. L’âme étant la forme substantielle de l’homme, il est donc
impossible qu’il y ait dans l’homme une autre forme substantielle que l’âme
intellective.
Conclusion
L’âme humaine étant unie au corps de l’homme comme la forme qui lui donne
l’être d’une manière absolue, il est impossible qu’il y ail dans l’homme, une
autre forme que l’âme intellective.
Il
faut répondre que si l’on admettait avec les platoniciens que l’âme
intellective n’est pas unie au corps comme sa forme, mais seulement comme son
moteur, on devrait dire que dans l’homme il y a une autre forme substantielle
qui constitue le corps et lui donne son être. Mais si l’âme intellective est
unie au corps comme sa forme substantielle, ainsi que nous l’avons dit (art.
1), il est impossible qu’on trouve dans l’homme une autre forme substantielle
que celle-là. Pour s’en convaincre, il faut observer que la forme substantielle
diffère de la forme accidentelle en ce que celle-ci ne donne pas l’être d’une
manière absolue, mais seulement telle ou telle manière d’être en particulier.
Ainsi la chaleur ne fait pas que le sujet qui la reçoit existe, mais seulement
qu’il est chaud. C’est pourquoi, quand une forme accidentelle se produit, on ne
dit pas qu’une chose est faite ou engendrée absolument, mais qu’elle a reçu
telle ou telle manière d’être. De même, quand cette forme disparaît, on ne dit
pas que la chose qui l’avait reçue est absolument corrompue, mais seulement
qu’elle l’est sous un rapport. Mais la forme substantielle donne l’être
absolument parlant, et c’est ce qui fait que quand elle se produit on dit que
la chose est engendrée absolument, et quand elle disparaît on dit qu’elle est
complètement corrompue. C’est pour cela que les anciens philosophes qui
supposaient que la matière première était un être en acte, comme le feu, l’air
et les autres éléments semblables, ont dit que rien ne s’engendre ni ne se
corrompt absolument, mais que tout ce qui se fait est le résultat d’une
altération ou d’un changement, comme le dit Aristote (Phys., liv. 1, text. 33). Si donc,
indépendamment de l’âme intellective, il y avait dans la matière une autre
forme substantielle qui ferait du sujet de l’âme un être en acte, il
s’ensuivrait que l’âme ne communiquerait pas l’être absolument, et que par
conséquent elle ne serait pas une forme substantielle, et que quand elle
arriverait dans un corps il ne serait pas absolument, mais relativement
engendré, et que quand elle s’en séparerait il ne serait pas absolument, mais
relativement corrompu, ce qui est évidemment faux. Il faut donc dire qu’il n’y
a pas dans l’homme d’autre forme substantielle que l’âme intellective, et que,
comme elle contient virtuellement l’âme sensitive et l’âme nutritive, de même
elle contient virtuellement toutes les formes inférieures, et produit à elle
seule ce que des formes plus imparfaites produisent dans les autres êtres. On
doit en dire autant de l’âme sensitive dans les bêtes et de l’âme nutritive
dans les plantes, et universellement de toutes les formes plus parfaites par
rapport aux imparfaites.
Article
5 : Est-il convenable qu’une âme intellective soit unie à un corps tel que le
corps humain ?
Objection
N°1. Il semble inconvenant qu’une âme intellective soit unie à un corps tel que
le corps humain. Car la matière doit être proportionnée à la forme. Or, l’âme
intellective est une forme incorruptible. Il n’est donc pas convenable qu’elle
soit unie à un corps corruptible.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y en a qui voudraient échapper à cette objection en
disant que le corps de l’homme avant le péché avait été incorruptible. Mais
cette réponse ne semble pas fondée. Car le corps de l’homme avant le péché n’a
pas été immortel par nature, mais par un effet de la grâce divine ; autrement
le péché ne lui eût pas plus enlevé son immortalité qu’il ne l’a enlevée aux
démons. — Il faut donc plutôt répondre que pour la matière il y a deux
conditions : la première c’est qu’elle soit choisie pour convenir à la forme,
la seconde est une conséquence nécessaire de sa disposition première. Ainsi, un
ouvrier, pour faire une scie, choisit la matière propre à couper des corps durs
; mais une conséquence nécessaire de la matière qu’il a employée, c’est que les
dents de la scie puissent s’émousser et se tacher de rouille. Ainsi, le corps
uni à l’âme intellective doit être d’un tempérament égal. La conséquence
nécessaire de cette disposition, c’est qu’il soit corruptible. Si l’on dit que
Dieu aurait pu éviter cette nécessité, on doit observer que dans l’ordre de la
nature on n’examine pas ce que Dieu peut faire, mais ce qui convient réellement
à l’essence des choses, comme l’a dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 2, chap. 1). Cependant Dieu a pourvu à la dignité de l’homme en lui
donnant sa grâce comme remède contre la mort.
Objection
N°2. L’âme intellective est une forme absolument immatérielle ; la preuve en
est c’est que dans ses opérations elle n’a rien de commun avec la matière
corporelle. Or, plus un corps est subtil et moins il est matériel. Donc l’âme
devrait être unie à un corps très subtil, par exemple au feu, et non à un corps
mixte, encore moins à un corps terrestre.
Réponse
à l’objection N°2 : Il n’est pas nécessaire que l’âme intellective soit unie au
corps à cause de son opération intellectuelle, mais à cause de sa vertu
sensitive qui exige un organe d’une complexion parfaitement égale. C’est pour
cela qu’il a fallu que l’âme intellective fût unie à un corps tel que le corps
humain, et non à un simple élément ou à un corps mixte dans lequel le feu
aurait été prédominant, parce que l’activité de cet élément aurait nui à
l’égalité de tempérament nécessaire. Le corps qui a un tempérament parfaitement
proportionné, a d’ailleurs une certaine noblesse par là même qu’il est éloigné
des contraires, et en cela il ressemble sous un rapport aux corps célestes
(Dans lesquels il n’y a pas de contrariété.).
Objection
N°3. La forme étant le principe de l’espèce, une même forme ne produit pas des
espèces différentes. Or, l’âme intellective est une forme. Donc elle ne doit
pas être unie au corps qui se compose de parties d’espèces différentes.
Réponse
à l’objection N°3 : Les parties de l’animal, comme l’œil, la main, la chair et
l’os, n’appartiennent pas à une espèce, mais à un tout. C’est pourquoi on ne
peut pas dire, à proprement parler, qu’elles sont des espèces différentes, mais
des dispositions diverses. Il en est de même de l’âme intellective qui, bien
qu’elle soit une par essence, a cependant des propriétés multiples en raison
même de sa perfection. C’est pour ce motif que pour ses différentes opérations
elle a besoin de trouver des dispositions diverses dans les parties du corps
auquel elle est unie. Voilà pourquoi nous voyons qu’il y a une plus grande
diversité de parties dans les animaux parfaits que dans les imparfaits, et dans
ceux-ci que dans les plantes (Plus les fonctions ou les opérations d’un agent
sont nombreuses, et plus il lui faut d’instruments.).
Objection
N°4. Quand la forme est plus parfaite l’être qui la reçoit doit être plus
parfait aussi. Or, l’âme intellective est la plus parfaite des âmes. Par
conséquent, les corps des autres animaux étant tout naturellement protégés, et
ayant, par exemple, des poils au lieu de vêtements, un sabot au lieu de
chaussures, et ayant pour leur défense les armes que la nature leur donne,
telles que les grilles, les dents et les cornes, il semble que l’âme
intellective n’ait pas dû être unie à un corps imparfait, privé de tous ces
secours.
Réponse
à l’objection N°4 : L’âme intellective, par là même qu’elle embrasse les choses
universelles, a une vertu qui s’étend à l’infini. C’est pourquoi la nature n’a
pu déterminer ni ses opérations naturelles, ni les secours nécessaires à son
vêtement ou à sa défense, comme elle l’a fait pour les autres animaux qui ne
perçoivent que des objets particuliers et dont les facultés ne peuvent s’élever
plus haut. Mais au lieu de toutes ces choses l’homme possède par nature la
raison et les mains qui sont les organes des organes, parce qu’il peut avec
elles se préparer des instruments d’une infinité de manières pour produire des
effets à l’infini.
Mais
c’est le contraire. Car Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 4 et 5)
que l’âme est l’acte d’un corps naturel et organique, ayant la vie en
puissance.
Conclusion
L’âme intellective possédant de la manière la plus Complète la vertu sensitive,
il a fallu que le corps auquel elle est unie fût un corps mixte qui eût plus
que tous les autres une égalité parfaite de tempérament telle qu’est le corps
humain.
Il
faut répondre que la forme n’existant pas pour la matière, mais plutôt la
matière pour la forme, il faut rechercher dans la forme la raison pour laquelle
la matière a tel ou tel caractère et non réciproquement. Or, l’âme
intellective, comme nous l’avons dit (quest, 55, art.
2), tient, dans l’ordre de la nature, le dernier rang parmi les substances
intellectuelles, surtout parce qu’elle n’a pas naturellement la connaissance de
la vérité innée en elle comme les anges, et parce qu’il faut qu’elle l’emprunte
aux choses corporelles par le moyen des sens, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 7). Mais comme la nature
ne fait défaut à aucun être en ce qui lui est nécessaire, il a fallu que l’âme
intellective eût non seulement la faculté de comprendre, mais encore celle de
sentir. Et puisque d’ailleurs elle ne peut sentir sans se servir du corps comme
d’un instrument, il a été nécessaire qu’elle fût unie à un corps qui lui permît
de mettre en usage cette faculté. Or, tous les sens ont le tact pour fondement.
Et il est nécessaire au tact qu’il tienne le milieu entre les contraires (Pascal
montre, avec son éloquence accoutumée, que l’homme est placé dans le milieu le
plus convenable pur rapport à tous ses sens (Voyez ses Pensées sur la connaissance générale de l’homme).), par exemple,
entre le chaud et le froid, entre l’humide et le sec et les autres choses
semblables qui sont de son domaine. Car il est ainsi en puissance par rapport
aux contraires, et il peut les sentir. Ainsi, plus le tact se rapproche de
cette égalité de tempérament et mieux il perçoit les objets. L’âme intellective
possédant la faculté sensitive de la manière la plus complète, parce que les
qualités de l’être inférieur préexistent toujours plus parfaitement dans l’être
supérieur, comme le dit saint Denis (loc.
cit.), il a fallu par conséquent que le corps auquel l’âme intellective est
unie fût un corps mixte qui eût une égalité de tempérament supérieure à tous
les autres corps. Voilà pourquoi de tous les animaux l’homme est celui qui est
doué du toucher le plus fin (Pour les autres sens, dit Aristote, l’homme est
fort au-dessous des animaux, mais pour le toucher il est bien au-dessus deux
tous ; ce qui fait aussi qu’il est le plus intelligent des animaux.) et que
parmi les hommes il y en a dont le tact est plus exquis ont l’intelligence plus
remarquable. La preuve en est que ceux qui ont la chair la plus douce (La
physiologie actuelle reconnaît l’exactitude de cette observation générale.)
sont aussi ceux qui ont le plus de talent, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
2, text. 94).
Article
6 : L’âme intellective est-elle unie au corps par de simples dispositions
accidentelles ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme intellective soit unie au corps par quelques
dispositions accidentelles. Car toute forme est dans la matière qui lui est
propre et qui a été disposée pour elle. Or, les dispositions à la forme étant
des accidents, il faut donc que l’on admette préalablement quelques accidents
dans la matière avant qu’elle ne revête sa forme substantielle et par
conséquent avant que l’âme ne s’unisse à elle, puisque l’âme en est la forme
substantielle.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. 3 et 4), la forme la plus
parfaite renferme virtuellement tout ce que contiennent les formes inférieures.
C’est pourquoi il ne faut qu’une seule et même forme pour donner à la matière
divers degrés de perfection. Ainsi c’est essentiellement une seule et même
forme qui fait que l’homme existe en acte, qu’il a un corps, qu’il est vivant,
qu’il est animal et qu’il est homme. Or, il est évident que tout genre a pour
conséquence des accidents qui lui sont propres. Ainsi comme on conçoit la
matière parfaite dans son être avant de la concevoir comme corps, de même on
conçoit aussi la préexistence d’accidents qui sont propres à l’être avant la
corporéité. C’est ce qui fait qu’il y a dans la matière des dispositions
antérieures à la forme (Ainsi, quand il s’agit d’une forme qui est reçue dans
un sujet par l’altération de ce sujet, il faut des dispositions préalables ;
mais s’il s’agit d’une forme qui donne l’être à la matière, il n’en faut
aucune, parce qu’il est nécessaire que la chose soit, avant d’avoir telle ou
telle manière d’être.) non par rapport à tous ses effets possibles, mais par
rapport au dernier.
Objection
N°2. Les diverses formes d’une même espèce exigent dans la matière des parties
différentes. Or, on ne peut concevoir dans la matière des parties différentes
qu’autant qu’elle est divisible par rapport aux dimensions qu’offre son
étendue. Il faut donc que l’on conçoive les dimensions dans la matière avant
les formes substantielles qui sont multiples dans leur espèce.
Réponse
à l’objection N°2 : Les dimensions sont des accidents qui résultent
nécessairement de la corporéité qui convient à toute la matière. Par conséquent
la matière comprise avec sa corporéité et des dimensions (Dans cette hypothèse
la matière est déjà supposée existante ; les formes ne lui donnent plus l’être,
mais une manière d’être.) peut être conçue comme divisée en parties
différentes, de telle sorte qu’elle reçoive diverses formes selon ses divers
degrés de perfection. Car bien que la forme qui attribue à la matière divers
degrés de perfection soit essentiellement la même, comme nous l’avons dit (art.
4), cependant elle en diffère rationnellement.
Objection
N°3. L’esprit s’applique au corps par l’influence de l’action qu’il exerce sur
lui. Or, l’action ou la vertu de l’âme c’est sa puissance. Il semble donc que
l’âme soit unie au corps par le moyen de la puissance qui est un accident.
Réponse
à l’objection N°3 : La substance spirituelle qui est unie au corps seulement
comme moteur, lui est unie par sa puissance ou sa vertu, mais l’âme
intellective lui étant unie comme sa forme, elle tient à lui par son être.
Néanmoins elle le gouverne et le meut par sa puissance et sa vertu.
Mais
c’est le contraire. En effet, l’accident est postérieur à la substance temporellement
et rationnellement, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 7, text. 4). On ne peut donc pas concevoir qu’il
y ait dans la matière une forme accidentelle antérieure à l’âme qui est la
forme substantielle.
Conclusion
Puisque l’âme intellective donne à l’homme son être absolu et substantiel, il
est impossible qu’elle soit unie au corps par des dispositions accidentelles.
Il
faut répondre que si l’âme était unie au corps uniquement comme son moteur, non
seulement rien n’empêcherait, mais il serait même absolument nécessaire qu’il y
eût des dispositions intermédiaires qui servissent de liens entre le corps et
l’âme, par exemple que du côté de l’âme il y eût la puissance qui l’aidât à
mouvoir le corps, et que du côté du corps il y eût une certaine aptitude qui le
rendit susceptible d’être mû par l’âme. Mais si l’âme intellective est unie au
corps, comme sa forme substantielle, ainsi que nous l’avons dit (art. 1), il
est impossible qu’une disposition accidentelle quelconque serve de lien entre
le corps et l’âme, comme entre toute forme substantielle et sa matière. La
raison en est que la matière étant en puissance pour tous les actes d’après un
certain ordre, il faut qu’elle possède d’abord l’acte qui tient le premier rang
parmi tous les actes (Il faut que le premier de ces actes soit dans la matière
avant qu’elle soit susceptible de recevoir les autres, ou, selon l’axiome, il
faut être avant d’être quelque chose.). Or, le premier de tous les actes c’est
l’être. On ne peut donc pas concevoir que la matière soit chaude ou étendue
avant de la concevoir existante. Et puisque c’est sa forme substantielle qui la
met en acte et qui fait qu’elle existe absolument, comme nous l’avons dit (art.
4), il est donc impossible que des dispositions accidentelles quelles qu’elles
soient préexistent dans la matière avant sa forme substantielle et par
conséquent avant l’âme.
Article
7 : L’âme est-elle unie au corps par le moyen d’un autre corps quelconque ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme soit unie au corps par le moyen d’un autre corps. Car
saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 3, chap. 5)
que l’âme gouverne le corps par la lumière, c’est-à-dire par le feu et l’air
qui sont les éléments qui ont le plus d’analogie avec l’esprit. Or, le feu et
l’air sont des corps. Donc l’âme est unie au corps humain par le moyen d’un autre
corps.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin parle de l’âme en tant qu’elle meut le
corps, et c’est pour cela qu’il se sert du mot gouverner (administrare). Il est vrai en ce
sens qu’elle meut les parties les plus grossières du corps par les parties les
plus subtiles. Et le premier instrument de sa force motrice est le souffle
(Aristote appuie sa théorie sur ce que le souffle a la puissance de se dilater
et de se contracter à volonté ; ce qui répond aux fonctions diverses du
mouvement, qui consistent à pousser et à tirer.), comme le dit Aristote (De caus. mot. anim., chap. 6).
Objection
N°2. Ce qui détruit l’union de deux êtres une fois qu’on l’enlève semble être
le lien qui les unissait. Or, quand le souffle manque, l’âme se sépare du
corps. Donc le souffle qui est un corps subtil est le moyen qui unit le corps
et l’âme.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand le souffle manque, l’âme cesse d’être unie au corps,
non parce que le souffle est le moyen qui les unit, mais parce qu’alors est
détruite la disposition qui rendait le corps apte à cette union. Le souffle est
cependant un moyen dont l’âme se sert pour imprimer le mouvement, c’est comme
son premier instrument.
Objection
N°3. Les choses qui sont absolument différentes ne sont unies que par un milieu.
Or, l’âme intellective diffère du corps et parce qu’elle est immatérielle et
parce qu’elle est incorruptible. Il semble donc qu’elle soit unie au corps au
moyen d’un être intermédiaire tel qu’un corps incorruptible, et il semble que
ce corps incorruptible pourrait bien être la lumière céleste qui concilie tous
les éléments et les réduit à l’unité.
Réponse
à l’objection N°3 : L’âme est très éloignée du corps, si on considère à part
leurs conditions d’existence. Aussi si ces deux êtres avaient une existence
séparée il faudrait qu’on fît intervenir beaucoup
d’intermédiaires pour les rapprocher. L’âme étant la forme du corps, n’a pas un
être à part en dehors de l’être du corps, mais elle lui est unie immédiatement
par son être. D’ailleurs toute forme quand on la considère comme un acte est
très éloignée de la matière qui n’est qu’un être en puissance.
Mais
c’est le contraire. Car d’après Aristote (De
animâ, liv. 2. text. 7)
il ne faut pas plus demander si le corps et l’âme sont un, que si la cire et
l’empreinte qu’elle porte sont une même chose (Aristote a recours à cette
comparaison pour marquer la différence qu’il y a entre la forme et la matière ;
dans le cachet, dit-il, l’empreinte est la forme, et la cire, la matière.). Or,
l’empreinte est unie à la cire sans l’intermédiaire d’aucun corps. Donc l’âme
est unie au corps de la même manière.
Conclusion
L’âme étant unie au corps non seulement comme son moteur, mais comme sa forme,
il est impossible qu’elle soit unie au corps de l’homme ou d’un animal quelconque
par le moyen d’un corps quel qu’il soit.
Il
faut répondre que si l’on admettait avec les platoniciens que l’âme est unie au
corps seulement comme son moteur, on pourrait dire qu’entre l’âme de l’homme ou
d’un animal quelconque et son corps il y a d’autres corps intermédiaires. Car
il est dans la nature d’un moteur de mouvoir ce qui est éloigné de lui au moyen
d’intermédiaires qui s’en rapprochent davantage. Mais si l’âme est unie au
corps comme sa forme, ainsi que nous l’avons dit (art. préc.
et art. 1), il est impossible qu’elle lui soit unie au moyen d’un corps
quelconque. La raison en est que l’unité d’une chose se conçoit de la même
manière que son être. Or, la forme fait par elle-même qu’une chose est en acte,
puisqu’elle est elle-même un acte par son essence et qu’elle ne donne pas
l’être au moyen d’un intermédiaire quelconque. Par conséquent l’unité d’une
chose composée de matière et de forme provient de la forme qui existe par
elle-même et qui est unie à la matière comme son acte. Et il n’y a pas d’autre
cause d’union que l’agent qui fait que la matière est en acte, comme le dit
Aristote (Met., liv. 8, text. 15). D’où il est évident qu’ils ont erré ceux qui ont
supposé qu’il y avait des corps intermédiaires entre l’âme et le corps de
l’homme. Parmi ces philosophes il y a des platoniciens qui ont prétendu que
l’âme intellective a un corps incorruptible qui lui est naturellement uni et
dont elle ne se sépare jamais, et que c’était par ce corps qu’elle était unie
au corps corruptible de l’homme. D’autres ont dit qu’elle était unie au corps
au moyen d’un esprit corporel (M. Bautain a fait
revivre ce système dans sa Psychologie
expérimentale.). Enfin il y en a qui ont avancé qu’elle était unie au corps
au moyen de la lumière qu’ils appellent un corps et dont ils font une cinquième
essence. Dans leur système l’âme végétative serait unie au corps par la lumière
du ciel sidéral, l’âme sensitive par la lumière du ciel cristallin et l’âme
intellective par la lumière de l’empyrée. Mais toutes ces hypothèses sont
vaines et puériles ; d’abord parce que la lumière n’est pas un corps, ensuite
parce que la cinquième essence étant inaltérable ne peut entrer matériellement
dans la composition d’un corps mixte, elle n’y peut entrer que virtuellement ;
enfin parce que l’âme est unie immédiatement au corps, comme la forme à la
matière.
Article
8 : L’âme est-elle tout entière dans chaque partie du corps ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme ne soit pas tout entière dans chaque partie du corps.
Car Aristote dit (De caus. mot. anim., chap. 7) qu’il n’est pas
nécessaire que l’âme soit tout entière dans chaque partie du corps ; il suffit
qu’elle soit dans l’un de ses principes et que les autres parties vivent parce
qu’elles lui sont jointes et qu’elles sont faites pour remplir ensemble la
fonction qui leur est propre.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote parle en cet endroit de la puissance motrice de
l’âme (L’âme considérée dans son essence doit être tout entière dans chaque
partie du corps, mais il n’en est pas de même si on la considère dans ses
puissances.).
Objection
N°2. L’âme est dans le corps dont elle est l’acte. Or, elle est l’acte d’un
corps organique ; elle n’existe donc que dans un corps de cette nature. Et
comme toutes les parties du corps de l’homme ne sont pas des corps organiques,
il s’ensuit quelle n’existe pas tout entière dans chacune d’elles.
Réponse
à l’objection N°2 : L’âme est l’acte d’un corps organique aussi bien que d’un
corps parfaitement proportionné ; la partie organique est celle qu’elle perfectionne
la première (Et la partie non organisée est celle qu’elle perfectionne la
seconde.).
Objection
N°3. Aristote dit (De animâ,
liv. 2, text. 9 et 10) que ce qu’une partie de l’âme
est à une partie du corps, par exemple la vue à l’œil, l’âme tout entière l’est
au corps tout entier de l’animal. Si donc l’âme est tout entière dans chaque
partie du corps, il s’ensuit que chaque partie du corps est l’animal.
Réponse
à l’objection N°3 : L’animal est un être composé d’une âme et de tout le corps
que l’âme perfectionne dans l’ensemble de ses proportions. Elle n’existe pas à
ce titre dans chaque partie, et par conséquent il n’est pas nécessaire que la
partie d’un animal soit un animal elle-même.
Objection
N°4. Toutes les puissances de l’âme reposent sur l’essence de l’âme elle-même.
Si donc l’âme est tout entière dans chaque partie du corps, il s’ensuit que
toutes les puissances de l’âme sont dans chaque partie du corps, et qu’ainsi la
vue est dans l’oreille, l’ouïe dans l’œil, ce qui est absurde.
Réponse
à l’objection N°4 : Il y a certaines puissances de l’âme qui sont en elle
précisément parce qu’elle surpasse la capacité totale du corps ; telles sont,
par exemple, l’intelligence et la volonté. On ne peut pas dire que des facultés
de cette nature soient dans aucune partie du corps (Elles ne résident que dans
l’âme.). Mais il y en a d’autres qui sont communes au corps et à l’âme. Il
n’est pas nécessaire que ces dernières soient partout où est l’âme, mais
seulement dans la partie du corps qui correspond aux fonctions qu’elles
remplissent.
Objection
N°5. Si l’âme était tout entière dans chaque partie du corps, toutes les
parties du corps dépendraient d’elle immédiatement. Une partie ne dépendrait
donc pas de l’autre, il n’y en aurait pas une qui eût plus d’importance qu’une
autre, ce qui est évidemment faux. Donc l’âme n’existe
pas tout entière dans chaque partie du corps.
Réponse
à l’objection N°5 : On dit qu’une partie du corps est plus importante qu’une
autre en raison des facultés diverses dont les parties du corps sont les
organes. Car l’organe de la faculté la plus distinguée de l’âme ou celle qui la
sert avec le plus d’activité est aussi la partie la plus noble du corps.
Mais
c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 6, chap. 6) que dans tout corps l’âme est tout entière dans le
tout et tout entière dans chaque partie.
Conclusion
L’âme est tout entière dans chaque partie du corps selon la totalité de sa
perfection et de son essence, mais non selon la totalité de sa vertu, parce
qu’elle n’est pas dans chaque partie du corps par chacune de ses puissances ou
facultés.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit pour le reste (art. préc), si l’âme n’était unie au corps que comme son moteur,
on pourrait dire qu’elle n’est pas dans chaque partie du corps, mais qu’elle
n’est que dans une seule par laquelle elle donne le mouvement à toutes les
autres. Mais l’âme étant unie au corps comme sa forme, il est nécessaire
qu’elle soit dans tout le corps et dans chacune de ses parties ; car elle n’est
pas la forme accidentelle du corps, mais sa forme substantielle. Or, la forme
substantielle n’est pas seulement la perfection du tout, mais elle est encore
celle de chaque partie. En effet, le tout se composant des parties, la forme du
tout qui donne l’être à chaque partie du corps est une forme qui est une
composition et un rapport, comme la forme d’une maison. Cette forme est
accidentelle, tandis que l’âme est une forme substantielle. Il faut donc
qu’elle soit la forme et l’acte non seulement du tout, mais de chaque partie.
C’est pourquoi quand l’âme se retire on ne donne plus à l’être les noms d’animal et d’homme qu’équivoquement, comme on dit, par exemple, un animal
peint ou un animal de pierre ; et il en est de même de la main, de l’œil, de la
chair et des os, comme le dit Aristote (De
animâ, liv. 2, text.
9). Une preuve de ceci, c’est qu’aucune partie du corps n’a de fonctions
propres une fois que l’âme s’est retirée, bien que tout ce qui reste dans son
espèce conserve l’action propre â l’espèce elle-même. L’acte étant dans le
sujet auquel il se rapporte, il faut donc que l’âme soit dans tout le corps et
dans chacune de ses parties. Pour comprendre qu’elle doit être dans chaque
partie du corps il faut observer qu’un tout se divise toujours de trois manières
qui correspondent à trois sortes de totalité. Ainsi, 1° il y a un tout qui se
divise sous le rapport de la quantité, comme la ligne complète ou le corps
complet. 2° Il y a un tout qui se divise en parties essentielles ou de raison.
L’objet défini se divise, par exemple, selon les parties de la définition, et
l’être composé se divise en matière et forme. 3° Il y a le tout potentiel qui
se divise selon ses puissances ou facultés. Le premier tout n’est applicable
aux formes qu’accidentellement, et il ne convient qu’à celles qui se rapportent
indifféremment au tout qui est étendu et à ses parties. Ainsi la blancheur se
rapporte par sa nature aussi bien à la superficie totale d’un corps qu’à l’une
de ses parties. C’est pour cela qu’en divisant une surface on divise
accidentellement la blancheur. Mais la forme qui exige une diversité de parties
dans son sujet (Comme les âmes des animaux parfaits, qui demandent une
diversité d’organes pour accomplir la multiplicité de leurs fonctions.), comme
l’âme et surtout l’âme des animaux parfaits, ne se rapporte pas également au
tout et à ses parties ; par conséquent elle ne se divise pas accidentellement,
c’est-à-dire par la division de la quantité. Cette première espèce de tout ne
peut donc être attribuée à l’âme ni par elle-même, ni par accident. Mais le
second tout qui se considère selon la perfection de raison et d’essence
convient proprement et par lui-même aux formes (Parce que toutes les formes ont
leur essence et les parties de leur essence.). Il en est de même du troisième,
parce que la forme est le principe de l’action. Si on demandait si la blancheur
est tout entière dans toute la surface et dans chacune de ses parties, il
faudrait donc distinguer. Car s’il s’agissait de la totalité quantitative que
la blancheur possède par accident, elle ne serait pas tout entière dans chaque
partie de la surface. Il en faut dire autant de la totalité virtuelle, parce
que la vue est plus frappée de la blancheur qui existe dans une surface entière
que de celle qui n’existe que dans une de ses parties. Mais si l’on parle de la
totalité d’espèce et d’essence, la blancheur est tout entière dans chaque
partie de la surface. L’âme n’ayant pas de totalité quantitative, comme nous
l’avons dit dans cet article, il suffit de dire qu’elle est tout entière dans
chaque partie du corps, selon sa totalité de perfection et d’essence, mais non
selon sa totalité virtuelle, parce qu’elle n’est pas dans chaque partie du
corps par chacune de ses facultés, mais elle est par la faculté de la vue dans l’œil,
par celle de l’ouïe dans l’oreille et ainsi des autres sens. Cependant on doit
observer que l’âme exigeant de la diversité dans les parties, elle ne se
rapporte pas de la même manière au tout qu’aux parties. Elle se rapporte au
tout primitivement par elle-même comme à son objet propre qui est proportionné
à ses perfections, tandis qu’elle ne se rapporte aux parties que
secondairement, c’est-à-dire suivant le rapport qu’elles ont elles-mêmes avec
le tout.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.