Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 77 : De ce qui a rapport aux puissances de l’âme en général

 

          Après avoir parlé de l’âme dans ses rapports avec le corps, nous avons ensuite à nous occuper de ses puissances ou facultés. Nous en traiterons d’abord en général, puis en particulier. — Sur le premier point huit questions se présentent : 1° L’essence de l’âme est-elle sa puissance ? (Saint Thomas démontre dans cet article que les puissances de l’âme ne sont pas son essence, mais qu’elles en sont distinctes, et que, par conséquent, l’âme n’est pas comme Dieu un acte pur.) — 2° L’âme n’a-t-elle qu’une seule puissance ou en a-t-elle plusieurs ? (Dans cette théorie des facultés de l’âme, saint Thomas suit Aristote. On peut comparer les travaux de la philosophie moderne aux théories d’Aristote, et l’on sera sans doute surpris, comme nous, que la science ne fasse encore actuellement que répéter les leçons du philosophe de Stagyre.) — 3° Comment les puissances de l’âme se distinguent-elles ? (Toute la théorie qui fait l’objet de cet article est restée inattaquable.) — 4° Du rapport qu’elles ont entre elles (Cet article est le développement de ce principe général, qui revient souvent dans les théories péripatéticiennes : c’est que dans la nature il n’y a rien qui ne soit réglé et ordonné (Phys., liv. 8, text. 5).). — 5° L’âme est-elle le sujet de toutes les puissances ? (Cet article, a pour objet de faire ressortir la différence qu’il va entre l’intelligence et la sensibilité, en distinguant les facultés qui sont propres à l’âme, de celles qui sont propres à l’homme, ou qui résultent de l’union de l’âme et du corps.) — 6° Les puissances découlent-elles de l’essence de l’âme ? (Cet article est le développement du précédent. Car, du moment que l’âme est le principe de toutes les puissances, il s’ensuit qu’elles découlent toutes de son essence.) — 7° Une puissance vient-elle d’une autre ? (Cet article purement philosophique a pour objet de préciser les rapports que les différentes facultés de l’âme ont entre elles.) — 8° Toutes les puissances de l’âme restent-elles en elle après la mort ? (Cet article a pour but d’établir la dualité de substance dans l’homme, en montrant toujours arec plus de précision, que les sens suivent la destinée du corps, et l’intelligence ou la raison les destinées de l’âme. Il n’est d’ailleurs qu’un corollaire de l’article 5)

 

Article 1 : L’essence de l’âme est-elle sa puissance ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’essence de l’âme soit sa puissance. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 9, chap. 4) que l’esprit, la connaissance et l’amour sont substantiellement ou, ce qui revient au même, essentiellement dans l’âme. Et ailleurs (liv. 10, chap. 11), que la mémoire, l’intelligence et la volonté ne forment qu’une vie, qu’une intelligence et qu’une essence.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle en ces divers endroits de l’âme selon qu’elle se connaît et qu’elle s’aime. Ainsi la connaissance et l’amour quand ils se rapportent à l’âme connue et aimée existent substantiellement ou essentiellement en elle ; parce que c’est la substance ou l’essence même de l’âme qui est connue et aimée. C’est dans le même sens qu’il faut entendre ce qu’il dit ailleurs que la connaissance et l’amour ne forment qu’une seule vie, qu’un seul esprit, qu’une seule essence. — Ou bien, comme disent quelques-uns, cette locution se justifie selon la manière dont le tout potentiel s’affirme de ses parties. Ce tout tient le milieu entre le tout universel et le tout intégral. Le tout universel se dit de toutes les parties selon toute l’étendue de son essence et de ses facultés ; ainsi l’animal se dit de l’homme, du cheval et convient dans son sens propre à chacune de ses parties (L’animalité existe tout entière dans l’homme et dans la brute, et ce tout est universel, parce qu’il n’y a pas une de ses parties dans lesquelles il ne réside totalement.). Le tout intégral n’existe dans chaque partie, ni selon toute son essence, ni selon toute sa vertu. C’est pourquoi il ne se dit d’aucune manière de chaque partie prise séparément, bien qu’on l’emploie quelquefois improprement quand il s’agit de toutes les parties réunies ; ainsi on dira que les murs, le toit, les fondations sont une maison. Mais le tout potentiel se dit de chaque partie selon toute son essence, mais non selon toute sa vertu. Il peut donc servir de prédicat à chaque partie, mais ce n’est pas dans un sens propre comme le tout universel. C’est de cette manière que saint Augustin dit que la mémoire, l’intelligence et la volonté sont l’essence unique de l’âme (Parce que l’âme réside selon toute son essence dans chacune de ces puissances.).

 

          Objection N°2. L’âme est plus noble que la matière première. Or, la matière première est sa puissance. Donc à plus forte raison en est-il ainsi de l’âme.

          Réponse à l’objection N°2 : L’acte par rapport auquel la matière première est en puissance est la forme substantielle. C’est pour cela que la puissance de la matière n’est pas autre chose que son essence (Mais la forme se rapporte à l’action, et c’est ce qui fait que la puissance de la forme est autre que son essence parce que son essence est acte.).

 

          Objection N°3. La forme substantielle est plus simple que la forme accidentelle. La preuve, c’est que la forme substantielle n’est susceptible ni de plus, ni de moins ; elle consiste en un point indivisible. Or, la forme accidentelle est sa vertu elle-même. Donc à plus forte raison la forme substantielle qui est l’âme.

          Réponse à l’objection N°3 : L’action appartient à l’être composé de la même manière que l’existence ; car c’est à l’être qui existe à agir. Or, l’être composé substantiellement d’une forme agit par la vertu qui résulte de cette forme. Par conséquent, ce que la forme accidentelle active est à la forme substantielle de l’agent, ou ce que la chaleur est au feu, la puissance de l’âme l’est à l’âme elle-même.

 

          Objection N°4. La puissance sensitive est ce qui nous fait sentir, et la puissance intellective ce qui nous fait comprendre. Or, ce qui nous donne primitivement (Ou plus littéralement, ce par quoi nous sentons et nous pensons primitivement, selon le texte d’Aristote ; c’est-à-dire le principe premier de la sensation et de la pensée, c’est l’âme.) le sentiment et l’intelligence c’est l’âme, comme ledit Aristote (De animâ, liv. 2, text. 24). Donc l’âme est sa puissance.

          Réponse à l’objection N°4 : Si la forme accidentelle est le principe de l’action elle le doit à la forme substantielle. C’est pourquoi la forme substantielle est le premier principe de l’action, mais non le principe le plus prochain. D’après cela Aristote a pu dire que l’âme était ce par quoi nous pensons et nous sentons.

 

          Objection N°5. Tout ce qui n’est pas de l’essence d’une chose est un accident. Si donc la puissance de l’âme est en dehors de son essence, il s’ensuit qu’elle est un accident, ce qui est opposé au sentiment de saint Augustin, qui dit (De Trin., liv. 9, chap. 4) que l’intelligence et la volonté ne sont pas dans l’âme comme dans un sujet, telles que sont la couleur ou la figure dans un corps ou toute autre qualité et quantité. Car tout ce qui est de cette nature ne s’étend pas au-delà du sujet qui le contient, tandis que l’intelligence peut aimer et connaître d’autres choses.

          Réponse à l’objection N°5 : Si l’on entend par accident ce qui n’est pas la substance il n’y a pas de milieu entre l’un et l’autre, parce qu’ils sont réciproquement opposés comme l’affirmation l’est à la négation, c’est-à-dire que l’un est dans le sujet et l’autre n’y est pas. De cette manière la puissance de l’âme n’étant pas son essence, il faut donc que ce soit un accident et elle appartient alors à la seconde espèce de qualité. Si on prend l’accident pour un des cinq universaux, il y a alors un milieu entre la substance et l’accident (Les cinq espèces d’universaux sont : le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident.). Car la substance comprend tout ce qui est de l’essence de la chose, et on ne peut pas donner le nom d’accident à tout ce qui est en dehors de l’essence ; ce nom ne convient qu’à ce qui ne découle pas des principes essentiels de l’espèce. Car le propre (Le propre est ce qui convient omni, soli et semper definito.) n’est pas de l’essence d’une chose, mais il est produit par les principes essentiels de son espèce. Il tient donc le milieu entre l’essence et l’accident. Dans ce sens on peut dire que les puissances de l’âme tiennent le milieu entre la substance et l’accident et qu’elles sont ses propriétés naturelles. C’est de cette manière qu’il faut entendre la pensée de saint Augustin quand il dit que la connaissance et l’amour ne sont pas dans l’âme, comme des accidents dans un sujet ; selon qu’ils se rapportent à l’âme non comme au sujet qui aime et qui connaît, mais comme à la chose aimée et connue. Et il le prouve de cette manière : c’est que si l’amour était dans l’âme aimée, comme dans son sujet, il s’ensuivrait que l’accident dépasserait son sujet, puisqu’il y a beaucoup d’autres choses que l’âme embrasse dans son amour.

 

          Objection N°6. Une forme simple ne peut être un sujet. Or, l’âme est une forme simple, puisqu’elle n’est pas composée de matière et de forme, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 5). La puissance de l’âme ne peut donc pas être en elle-même comme dans un sujet.

          Réponse à l’objection N°6 : L’âme, quoiqu’elle ne soit pas composée de matière et de forme, a cependant quelque chose de potentiel, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 5). C’est pour cela qu’on peut dire qu’elle est le sujet de l’accident. La proposition précitée n’est vraie que de Dieu qui est un acte pur, et c’est à lui que Boëce la rapporte (De Trin., liv. 1).

 

          Objection N°7. Un accident n’est pas le principe d’une différence substantielle. Or, le sensible et le raisonnable sont des différences substantielles, et elles sont prises des sens et de la raison qui sont des puissances de l’âme. Donc les puissances de l’âme ne sont pas des accidents. Il semble par conséquent que la puissance de l’âme soit son essence.

          Réponse à l’objection N°7 : Le raisonnable et le sensible, considérés comme différences, procèdent de l’âme sensitive et raisonnable et non de leurs puissances. Cependant comme les formes substantielles qui nous sont par elles-mêmes inconnues se manifestent par leurs accidents, rien n’empêche qu’on ne prenne quelquefois les accidents pour des différences substantielles.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Denis dit (De cælest. hier., chap. 11) que dans les esprits célestes on distingue l’essence, la vertu et l’opération. Par conséquent, à plus forte raison dans l’âme, autre chose est l’essence, et autre chose la vertu ou la puissance.

 

          Conclusion Puisqu’il n’y a pas d’opération dans l’âme qui soit sa substance et que tout être qui a une âme n’opère pas toujours naturellement, il est nécessaire que la puissance de l’âme diffère essentiellement et substantiellement de l’âme elle-même.

          Il faut répondre qu’il est impossible d’admettre que l’essence de l’âme soit sa puissance, bien qu’il y ait des philosophes qui l’aient supposé. On peut le démontrer de deux manières : 1° Parce que la puissance et l’acte étant les deux points de vue selon lesquels on divise l’être et tout genre d’être, il faut qu’ils soient l’un et l’autre du même genre. C’est pourquoi si l’acte n’est pas du genre de la substance, la puissance qui s’y rapporte ne peut en être non plus. Or, les opérations de l’âme ne sont pas du genre de la substance ; il n’y a qu’en Dieu que l’opération ait ce caractère. D’où il résulte que la puissance de Dieu qui est le principe de son opération est son essence même ; ce qui ne peut être vrai ni pour l’âme, ni pour aucune créature, comme nous l’avons dit en parlant des anges (quest. 69, art. 2). 2° On voit aussi par la nature de l’âme que sa puissance ne peut être son essence. Car l’âme est par son essence un acte. Si donc l’essence même de l’âme était le principe immédiat de son opération, celui qui a une âme produirait toujours actuellement des œuvres vitales, comme celui qui a une âme est actuellement toujours vivant. Car l’âme en tant que forme n’est pas un acte qui se rapporte à un acte ultérieur, mais c’est le dernier terme de la génération. Ce n’est donc pas en tant que forme essentielle qu’elle est en puissance par rapport à un acte futur, mais seulement en tant que puissance. Ainsi l’âme en tant que soumise à sa puissance est un acte premier qui se rapporte à un acte second. Aussi celui qui a une âme n’est-ii pas toujours en acte par rapport aux œuvres vitales. C’est pour cela qu’Aristote a défini l’âme un acte du corps qui a la vie en puissance, sans toutefois que cette puissance exclue l’âme elle-même. On ne peut donc dire que l’essence de l’âme soit sa puissance ; car rien n’est en puissance selon l’acte en tant qu’acte (La puissance et l’acte étant dans les théories péripatéticiennes deux choses qui se distinguent par opposition, l’essence de l’âme qui est acte ne peut pas être tout à la fois puissance.).

 

Article 2 : Y a-t-il dans l’âme plusieurs puissances ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans l’âme plusieurs puissances, car l’âme intellective est celle qui ressemble le plus à la Divinité. Or, en Dieu il n’y a qu’une puissance simple et une. Donc aussi dans l’âme intellective.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce qui fait que l’âme humaine ressemble à Dieu plus que les créatures inférieures, c’est qu’elle peut parvenir à la bonté parfaite bien que ce soit par une foule de puissances diverses ; et c’est sous ce dernier rapport qu’elle est plus imparfaite que les êtres qui sont au-dessus d’elle.

 

          Objection N°2. Plus une vertu ou une puissance est élevée et plus elle est une. Or, l’âme intellective surpasse toutes les autres formes en vertu ou puissance. Donc elle doit n’avoir qu’une seule vertu ou puissance.

         Réponse à l’objection N°2 : La puissance, à égalité d’extension, l’emporte quand elle est une, mais une puissance multiple peut être supérieure à une puissance qui est une si elle s’étend à un plus grand nombre d’objets.

 

          Objection N°3. L’action est le fait de l’être qui existe en acte. Or, par la même essence d’âme l’homme a l’être à des degrés divers de perfection, comme nous l’avons dit (quest. 76, art. 3 et 4). Donc par une même puissance il produit différentes opérations de divers degrés.

          Réponse à l’objection N°3 : La substance d’une chose est une, mais ses opérations peuvent être multiples. C’est pour cela que l’âme n’a qu’une essence tandis qu’elle a plusieurs puissances.

 

          Mais c’est le contraire. Car Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 13 et suiv.,et text. 27) que l’âme a plusieurs puissances.

 

          Conclusion L’homme étant naturellement placé au dernier degré parmi les êtres qui doivent être heureux et ayant par là même besoin d’une foule d’opérations diverses pour atteindre le bonheur, il est nécessaire que dans l’âme humaine il y ait plusieurs puissances.

          Il faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre dans l’âme humaine plusieurs puissances. Pour s’en convaincre il faut observer que, comme le dit Aristote (De cæl., liv. 2, text. 66), ce qu’il y a d’infime parmi les créatures ne peut arriver à une bonté parfaite, mais ces sortes d’êtres s’élèvent à une bonté imparfaite au moyen de quelques mouvements. Les êtres qui sont au-dessus d’eux parviennent à une bonté parfaite avec beaucoup de travaux. Ceux qui sont plus élevés encore y arrivent par quelques efforts seulement. La souveraine perfection existe dans ceux qui possèdent cette bonté sans avoir besoin de se mouvoir. Ainsi il est médiocrement disposé relativement à la santé celui qui ne peut avoir une santé parfaite, mais qui avec quelques remèdes parvient à entretenir une existence chétive. Il est mieux disposé celui qui, avec beaucoup de remèdes, obtient une santé parfaite. Il l’est encore mieux celui qui n’a besoin que de quelques remèdes pour se bien porter. Enfin celui qui l’est parfaitement est celui qui n’est point malade et qui ne prend point de remèdes. Il faut donc dire que les choses qui sont au-dessous de l’homme sont susceptibles d’acquérir quelques biens particuliers. Elles ont en conséquence un petit nombre d’opérations et de vertus déterminées. Mais l’homme peut atteindre la bonté parfaite et universelle parce qu’il peut arriver à la béatitude. Il est d’ailleurs placé par la nature au dernier rang parmi les êtres qui doivent être heureux. C’est pour ce motif que son âme a besoin d’une foule de vertus et d’opérations diverses. Les puissances des anges n’ont pas besoin d’être aussi variées, et en Dieu il n’y a pas d’autre puissance et d’autre action que son essence. — Il y a encore une autre raison pour laquelle il y a dans l’âme humaine une très grande diversité de puissances, c’est qu’elle est sur les confins du monde des esprits et du monde des corps. Elle comprend, pour ce motif, en elle les vertus de ces deux sortes de créatures.

 

Article 3 : Les puissances de l’âme se distinguent-elles par leurs actes et leurs objets ?

 

          Objection N°1. Il semble que les puissances ne soient pas distinguées par leurs actes et leurs objets. Car l’espèce d’un être n’est pas déterminée par ce qui lui est postérieur ou extrinsèque. Or, l’acte est postérieur à la puissance et son objet lui est extrinsèque. Donc les puissances ne se distinguent pas spécifiquement par leurs actes et leurs objets.

          Réponse à l’objection N°1 : L’acte, bien qu’il existe postérieurement à la puissance, est cependant antérieur dans l’intention et rationnellement comme la fin à l’égard de l’agent. Et l’objet, tout extrinsèque qu’il est (L’objet est extrinsèque à l’action matériellement, mais il lui est intrinsèque formellement.), est néanmoins le principe ou la fin de l’action. Or, ce qui est intrinsèque à une chose doit être proportionné à son principe et à sa fin.

 

          Objection N°2. Les choses contraires sont celles qui diffèrent le plus. Si les puissances se distinguaient d’après leurs objets, il semble que les objets contraires ne pourraient se rapporter à la même puissance, ce qui est évidemment faux presque pour toutes choses. Car c’est la même puissance visuelle qui perçoit le blanc et le noir, et c’est le même goût qui discerne le doux et l’amer.

          Réponse à l’objection N°2 : Si une puissance se rapportait par elle-même à l’un des contraires comme son objet, il faudrait que l’autre contraire se rapportât à une autre puissance. Mais la puissance de l’âme ne se rapporte pas par elle-même à la nature propre de chaque contraire, mais à la nature générale et commune de l’un et de l’autre. Ainsi, la vue n’a pas pour objet le blanc, mais la couleur. Et il en est ainsi parce que l’un des contraires est en quelque sorte la raison de l’autre, puisqu’ils sont entre eux ce que le parfait est à l’imparfait.

 

          Objection N°3. Quand on enlève la cause, on enlève aussi l’effet. Si donc les puissances étaient diverses par suite de la diversité des objets, le même objet ne se rapporterait pas à des puissances différentes, ce qui est évidemment faux. Car c’est le même objet que l’intelligence connaît et que l’appétit recherche.

          Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche que ce qui est le même subjectivement ne soit rationnellement différent. C’est pourquoi il peut se rapporter à des puissances diverses.

 

          Objection N°4. Ce qui est par soi cause d’une chose produit cette chose en toutes circonstances. Or, il y a des objets divers qui appartiennent à des puissances diverses aussi et qui se rapportent aussi à une seule et même puissance. Ainsi le son et la couleur appartiennent à la vue et à l’ouïe qui sont des puissances différentes et se rapportent également à la puissance du sens commun (Par sens commun, saint Thomas entend ici, avec Aristote, le sens interne qui reçoit les perceptions de tous les autres sens, et qui par conséquent les compare et les juge.). On ne doit donc pas distinguer les puissances d’après la diversité de leurs objets.

          Réponse à l’objection N°4 : La puissance supérieure se rapporte par elle-même à un objet plus universel que la puissance inférieure, parce que plus la puissance est élevée et plus nombreux sont les objets auxquels elle s’étend. C’est pour cela que dans la nature de l’objet que la puissance supérieure embrasse il y a beaucoup de choses qui sont unes et qui seraient diverses si elles se rapportaient à des puissances inférieures, parce que celles-ci ne pouvant les comprendre sous un même point de vue les considéreraient sous des rapports divers. De là il arrive que divers objets se rapportent à différentes puissances inférieures, tandis qu’ils appartiennent à une seule et même puissance supérieure.

 

          Mais c’est le contraire. Les choses qui viennent en second lieu se distinguent d’après celles qui les précèdent. Or, Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 33) que les actes et les opérations sont rationnellement antérieurs aux puissances et que ce qui leur est opposé ou leurs objets sont encore antérieurs aux actes. Donc on distingue les puissances d’après leurs actes et leurs objets.

 

          Conclusion Les puissances se rapportant comme telles aux actes, il faut qu’elles soient distinguées par leurs actes et leurs objets.

          Il faut répondre que la puissance, en tant que puissance, se rapporte à l’acte. Il faut donc qu’elle emprunte sa nature à l’acte auquel elle se rapporte et que par conséquent elle se diversifie de la même manière que l’acte lui-même. Or, la nature de l’acte se diversifie suivant la diversité de nature de son objet. Car toute action appartient ou à une puissance active ou à une puissance passive. L’objet se rapporte à l’acte de la puissance passive comme son principe et sa cause motrice. Ainsi la couleur par là même qu’elle frappe la vue est la cause de la vision. Il se rapporte à l’acte de la puissance active comme son terme et sa fin. Ainsi l’objet d’une faculté progressive est la perfection au delà de laquelle elle ne peut plus progresser. L’action se spécifie donc d’après son principe ou sa fin. Car l’action d’échauffer diffère de celle de refroidir en ce que l’une va du chaud au chaud et l’autre du froid au froid. D’où l’on voit qu’il est nécessaire que les puissances soient distinguées d’après leurs actes et leurs objets. Il faut cependant observer que les accidents ne diversifient pas l’espèce. Ainsi la couleur étant dans l’animal un accident, la diversité des couleurs n’établit pas une différence d’espèce parmi les animaux ; ils ne sont différenciés que par ce qui existe en eux absolument. Telle est par exemple la différence de leur âme sensitive qui existe tantôt avec la raison et tantôt sans elle. C’est pourquoi la raison et le défaut de raison sont des différences qui constituent des espèces diverses. La diversité des objets, quelle qu’elle soit, ne fait donc pas que les puissances de l’âme soient diverses, il faut que leur différence affecte l’être auquel la puissance se rapporte par elle-même. Ainsi les sens se rapportent par eux-mêmes à la qualité passible (Cette espèce de qualité est celle qui produit une altération sensible ou qui est produite par elle.), qui comprend le son, la couleur et plusieurs autres objets distincts par eux-mêmes. C’est pourquoi autre est la puissance sensitive qui perçoit la couleur, c’est-à-dire la vue, et autre est la puissance sensitive qui perçoit le son, c’est-à-dire l’ouïe. Mais la qualité possible ou l’objet colorié peut être accidentellement un musicien, ou un grammairien, un homme grand ou petit, ou une pierre. C’est pour cela que les puissances de l’âme ne se distinguent pas d’après ces différences accidentelles.

 

Article 4 : Les puissances de l’âme sont-elles susceptibles d’être ordonnées ?

 

          Objection N°1. Il semble que dans les puissances de l’âme il n’y ait pas d’ordre à établir. Car dans les choses qui font partie d’une seule et même division il n’y a ni avant, ni après, elles sont naturellement simultanées. Or, les puissances de l’âme sont les divisions d’un même tout. Donc il n’y a pas d’ordre à établir entre elles.

          Réponse à l’objection N°1 : Dans les espèces d’un genre il y a une priorité et une postériorité d’existence, comme dans les nombres et les figures, quoiqu’on dise qu’elles existent simultanément dans le sens qu’elles reçoivent toutes le prédicat du genre qui leur est commun.

 

          Objection N°2. Les puissances de l’âme se rapportent aux objets et à l’âme elle-même. Or, par rapport à l’âme il n’y a pas d’ordre à établir entre ses puissances, puisque l’âme est une. De même il n’y en a pas non plus à établir par rapport aux objets, parce que les objets sont divers et absolument disparates, comme on le voit évidemment à l’égard du son et de la couleur. Il n’y a donc pas d’ordre à établir entre les puissances de l’âme.

          Réponse à l’objection N°2 : L’ordre des puissances de l’âme se prend de l’âme elle-même, qui se rapporte suivant un certain ordre aux actes divers qu’elle produit (bien qu’elle soit essentiellement une) ; il se prend aussi des objets et des actes, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Dans les puissances qui sont ordonnées les unes par rapport aux autres, on remarque ceci : c’est que l’opération de l’une dépend de l’opération de l’autre. Or, l’acte d’une puissance de l’âme ne dépend pas de l’acte d’une autre. Car nous pouvons voir sans entendre, et réciproquement. Il n’y a donc pas d’ordre entre les puissances de l’âme.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose seulement sur les puissances ordonnées d’après le troisième ordre que nous avons indiqué. Quant à celles qui s’ordonnent d’après les deux autres ordres, elles se rapportent réciproquement de telle façon que l’acte de l’une dépend de l’autre.

 

          Mais c’est le contraire. Car Aristote compare les parties ou les puissances de l’âme aux figures (De animâ, liv. 2, text. 30 et 31). Or, les figures s’ordonnent les unes par rapport aux autres. Donc les puissances de l’âme aussi.

 

          Conclusion L’âme étant une et ses puissances multiples, comme on va toujours d’après un certain ordre de l’unité à la multiplicité pour éviter la confusion, il est nécessaire qu’il y ait entre les puissances de l’âme un ordre quelconque.

          Il faut répondre que l’âme étant une, et ses puissances multiples, comme on va toujours de l’un au multiple d’après un certain ordre il est nécessaire que les puissances de l’âme soient ordonnées. Or, il y a entre elles trois espèces d’ordre à observer. Il y en a deux (Le premier de ces deux ordres est l’ordre de perfection ; le second, l’ordre de génération.) qui reposent sur la dépendance dans laquelle est une puissance à l’égard d’une autre. La troisième repose sur la manière dont les objets sont ordonnés entre eux. Or, une puissance peut dépendre d’une autre de deux manières : 1° selon l’ordre de la nature, c’est ainsi que les choses parfaites sont naturellement antérieures aux imparfaites ; 2° selon l’ordre de la génération et du temps, c’est de cette façon qu’on va de l’imparfait au parfait. Dans le premier de ces deux sens les puissances intellectuelles sont antérieures aux puissances sensitives puisqu’elles les dirigent et qu’elles leur commandent. De même les puissances sensitives sont antérieures aux puissances de l’âme nutritive. Dans le second sens ce serait l’ordre inverse qu’il faudrait suivre. Car dans la génération les puissances nutritives existent antérieurement aux puissances sensitives, puisqu’elles y préparent le corps, et celles-ci sont également antérieures aux puissances intellectives. Suivant le troisième ordre il y a des facultés sensitives qui peuvent être ordonnées les unes par rapport aux autres. Telles sont la vue, l’ouïe, l’odorat. Car l’objet de la vue, le visible est naturellement antérieur aux autres objets sensibles parce qu’il est commun aux corps supérieurs et aux inférieurs. L’objet de l’ouïe, le son se produit dans l’air qui est naturellement antérieur à la combinaison des éléments qui produisent l’odeur, l’objet de l’odorat.

 

Article 5 : Toutes les puissances de l’âme sont-elles dans l’âme comme dans leur sujet ?

 

          Objection N°1. Il semble que toutes les puissances de l’âme soient dans l’âme comme dans leur sujet. Car ce que les puissances du corps sont au corps, les puissances de l’âme le sont à l’âme. Or, le corps est le sujet de ses puissances. Donc l’âme est le sujet des siennes.

          Réponse à l’objection N°1 : On dit que toutes les puissances sont dans l’âme, non comme dans leur sujet, mais comme dans leur principe (Les puissances inorganiques sont dans l’âme comme dans leur sujet, mais les puissances organiques ne sont en elles que virtuellement : l’homme est leur sujet, parce qu’elles ne peuvent exercer leurs actes que par des organes corporels.), parce que c’est de l’âme que l’homme a le pouvoir de faire telles ou telles opérations.

 

          Objection N°2. Les opérations des puissances de l’âme sont attribuées au corps à cause de l’âme elle-même, parce que, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text. 24) : L’âme est ce par quoi nous sentons et nous comprenons primitivement (Nous avons ici traduit littéralement le texte d’Aristote.). Or, les premiers principes des opérations de l’âme sont ses puissances. Donc les puissances sont ce qu’il y a de premier dans l’âme.

          Réponse à l’objection N°2 : Toutes ces puissances sont dans l’âme avant d’être dans l’homme, non comme dans leur sujet, mais comme dans leur principe.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 19 et 20) qu’il y a certaines choses que l’âme ne sent pas par le corps, et qu’elle sent même sans lui, telle est la crainte et telles sont les autres affections semblables : mais qu’il y en a d’autres que l’âme sent par le corps. Or, si cette puissance n’existait pas dans l’âme seule, comme dans son sujet, elle ne pourrait rien sentir sans le corps. Donc l’âme est le sujet de la puissance sensitive, et pour la même raison de toutes les autres puissances.

          Réponse à l’objection N°3 : Platon a pensé que la sensibilité était une opération propre à l’âme aussi bien que l’intelligence. Dans une foule de questions philosophiques, saint Augustin met en avant l’opinion de Platon, sans dire qu’il la partage, mais en l’exposant tout simplement. Pour le cas présent, quand on dit qu’il y a des choses que l’âme sent avec le corps, et d’autres qu’elle sent sans lui, on peut comprendre cela de deux manières (Ou, comme disent les philosophes actuels, on peut l’entendre subjectivement et objectivement.) : 1° Ces mots avec ou sans le corps peuvent déterminer l’acte de la sensation par rapport au sujet qui l’éprouve. En ce sens il n’y a rien que l’âme sente sans le corps, parce que la sensation ne peut venir de lame que par un organe corporel. 2° On peut rapporter ces mots à l’objet de la sensation au lieu de les entendre du sujet. Alors il y a réellement des choses qui sont senties avec le corps, c’est-à-dire qui sont existantes dans le corps ; c’est ainsi qu’elle sent une blessure ou toute autre chose semblable. Il y en a d’autres que l’âme sent sans le corps, c’est-à-dire qu’elles n’existent pas dans le corps, elles sont seulement perçues par l’âme. C’est ainsi que l’âme sent qu’elle est attristée ou réjouie d’une chose qu’elle a entendue.

 

          Mais c’est le contraire. Car Aristote dit (De Som. et vigil., chap. 1) que sentir n’est le propre ni de l’âme, ni du corps, mais de l’un et de l’autre réunis. La puissance sensitive est donc dans l’être qu’ils composent comme dans son sujet. Par conséquent, l’âme seule n’est pas le sujet de toutes ses puissances.

 

          Conclusion Comme ce qui opère est le sujet de la puissance qui agit, il est constant que les puissances inorganiques existent dans l’âme seule comme dans leur sujet, et que les puissances organiques n’existent pas en elle exclusivement, mais dans l’être composé, c’est-à-dire dans l’homme.

          Il faut répondre que l’être qui peut opérer est le sujet de la puissance qui opère. Car tout accident donne à son sujet propre sa dénomination, et celui qui peut opérer est le même que celui qui opère. Il faut donc que la puissance soit dans l’être qui opère comme dans son sujet, d’après ce que dit Aristote (loc. cit.). Or, il est évident, d’après ce que nous avons dit (quest. 76, art. 1), qu’il y a des opérations de l’âme qui s’accomplissent sans aucun organe corporel ; telles sont l’intelligence et la volonté. Les puissances qui sont les principes de ces opérations sont donc dans l’âme comme dans leur sujet. Mais il y a aussi certaines opérations de l’âme qui s’accomplissent par des organes corporels ; c’est ainsi qu’on voit par l’œil, qu’on entend par l’oreille. Il en est de même de toutes les autres opérations de l’âme nutritive et de l’âme sensitive. C’est pourquoi les puissances qui sont les principes de ces opérations existent dans le corps et l’âme réunis, comme dans leur sujet, mais non dans l’âme exclusivement.

 

Article 6 : Les puissances de l’âme découlent-elles de son essence ?

 

          Objection N°1. Il semble que les puissances de l’âme ne découlent pas de son essence. Car d’un être simple ne procèdent pas des choses diverses. Or, l’essence de l’âme est une et simple. Par conséquent, puisque ses puissances sont multiples et diverses, elles ne peuvent procéder de son essence.

          Réponse à l’objection N°1 : D’un être simple il peut naturellement émaner plusieurs puissances dans un certain ordre, surtout quand ses puissances répondent à divers organes qui les reçoivent. C’est ainsi que de l’essence de l’âme qui est une procèdent une foule de facultés diverses, parce que ces facultés sont d’ailleurs ordonnées les unes par rapport aux autres, et parce que les organes corporels qui les font fonctionner sont divers.

 

          Objection N°2. L’être dont un autre procède est sa cause. Or, on ne peut pas dire que l’essence de l’âme soit la cause de ses puissances, comme on peut s’en convaincre en examinant les différents genres de causes. Donc les puissances de l’âme ne découlent pas de son essence.

          Réponse à l’objection N°2 : Le sujet est la cause finale de l’accident qui lui est propre, et il est en quelque sorte la cause active et matérielle de celui qu’il reçoit. Ainsi on peut donc admettre que l’essence de l’âme est la cause de toutes ses puissances, dans le sens qu’elle en est la fin et le principe actif, et qu’elle est cause de quelques-unes d’entre elles (Elle est ainsi la cause active et matérielle des puissances inorganiques.) comme étant le sujet qui les reçoit.

 

         Objection N°3. L’émanation désigne un certain mouvement. Or, rien n’est mû par lui-même, comme le prouve Aristote (Phys., liv. 7, text. 2), sinon par l’effet de ses parties. Ainsi on dit que l’animal se meut lui-même parce qu’il y a en lui une partie qui meut et une partie qui est mue. L’âme n’est pas mue (Aristote refuse le mouvement à l’âme, en ce sens, qu’il la considère comme un moteur immobile, qui meut sans être mû. Descartes exprime un sentiment analogue dans son Traité des passions, art. 16 et passim.), comme le prouve Aristote (De animâ, liv. 1, text. 66) : elle ne produit donc pas en elle-même ses puissances.

          Réponse à l’objection N°3 : Les accidents propres n’émanent pas du sujet au moyen d’une transformation quelconque, mais ils en émanent par une conséquence toute naturelle, comme une chose vient naturellement d’une autre ; c’est ainsi que la couleur émane de la lumière.

 

          Mais c’est le contraire. En effet les puissances de l’âme sont ses propriétés naturelles. Or, le sujet est la cause de ses propres accidents, et c’est pour cela qu’il entre toujours dans la définition de l’accident lui-même, comme on le voit (Met., liv. 7, text. 12 à 16). Donc les puissances de l’âme procèdent de son essence comme de leur cause.

 

          Conclusion L’accident propre et intrinsèque étant produit par le sujet selon qu’il est en acte, et étant reçu en lui selon qu’il est en puissance, il est constant que toutes les puissances de l’âme émanent de son essence.

          Il faut répondre que la forme substantielle et la forme accidentelle s’accordent en certains points et diffèrent sur d’autres. Ce qu’elles ont de commun c’est qu’elles sont l’une et l’autre un acte et qu’elles sont cause l’une et l’autre qu’une chose est en acte de quelque manière ; mais elles diffèrent en deux points. 1° La forme substantielle donne absolument l’être, et son sujet n’est qu’un être en puissance, tandis que la forme accidentelle ne donne pas l’être absolu, mais telle ou telle manière d’être, et que son sujet est un être en acte. D’où il résulte évidemment que l’actualité existe dans la forme substantielle avant d’être dans le sujet. Et comme, en tout genre, ce qu’il y a de premier est cause, la forme substantielle est cause que le sujet est en acte. Au contraire l’actualité existe dans le sujet de la forme accidentelle avant d’exister dans cette forme elle-même. C’est pourquoi l’actualité de la forme accidentelle est produite par l’actualité du sujet, de telle sorte que le sujet reçoit la forme accidentelle selon qu’il est en puissance, et qu’il la produit selon qu’il est en acte. Je dis ceci de l’accident propre et intrinsèque ; car pour l’accident extérieur, le sujet ne fait que le recevoir. C’est à un agent extérieur à le produire. 2° La forme substantielle et la forme accidentelle diffèrent en ce que ce qu’il y a de moins principal existe pour ce qui l’est plus. Ainsi la matière existe pour la forme substantielle, tandis qu’au contraire la forme accidentelle est faite pour le complément du sujet. Or, il est évident, d’après ce que nous avons démontré (art. préc.) que le sujet des puissances de l’âme est ou l’âme toute seule qui peut être le sujet de l’accident selon ce qu’elle a de potentiel, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 5), ou l’être composé que l’âme élève à la dignité d’un être en acte. Il est donc évident que toutes les puissances de l’âme, qu’elles aient pour sujet l’âme elle-même exclusivement ou l’homme, découlent de l’essence de l’âme comme de leur principe. Car nous venons de dire que l’accident est produit par le sujet selon qu’il est en acte, et qu’il est reçu en lui selon qu’il est en puissance (Le sujet est en puissance à l’égard de l’accident qu’il reçoit, mais pour le recevoir il faut qu’il soit en acte par sa forme substantielle, et c’est à ce titre qu’il en est la cause finale et matérielle.).

 

Article 7 : Une puissance de l’âme procède-t-elle d’une autre ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’une puissance de l’âme ne procède pas d’une autre. Car quand des choses commencent à exister simultanément, l’une ne procède pas de l’autre. Or, toutes les puissances de l’âme ont été créées en même temps que l’âme elle-même. Donc l’une d’elles ne procède pas de l’autre.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme les puissances qui émanent de l’âme, non par l’effet d’une transformation, mais par une conséquence toute naturelle, existent simultanément avec elle ; ainsi il en est d’une puissance par rapport à une autre.

 

          Objection N°2. La puissance de l’âme procède de l’âme comme l’accident du sujet. Or, une puissance de l’âme ne peut pas être le sujet d’une autre puissance, parce qu’un accident n’a pas d’accident. Donc une puissance ne procède pas d’une autre.

          Réponse à l’objection N°2 : Un accident ne peut pas être par soi le sujet d’un accident. Mais un accident est reçu dans une substance avant un autre ; la quantité par exemple est avant la qualité. Dans ce sens on dit qu’un accident est le sujet d’un autre, comme la surface est le sujet de la couleur, ce qui signifie que la substance par le moyen de cet accident en reçoit un autre. On peut dire la même chose des puissances de l’âme.

 

          Objection N°3. L’opposé ne procède pas de l’opposé, mais chaque être est produit par son semblable suivant son espèce. Or, les puissances de l’âme sont opposées entre elles comme le sont les espèces diverses. Donc l’une d’elles ne procède pas de l’autre.

          Réponse à l’objection N°3 : Les puissances de l’âme sont réciproquement opposées comme le parfait l’est à l’imparfait, ou encore comme les espèces des nombres et des figures le sont entre elles. Cette opposition n’empêche pas l’une de ces choses de venir originairement de l’autre, parce que ce qui est imparfait procède naturellement de ce qui est parfait.

 

          Mais c’est le contraire. On connaît les puissances par leurs actes. Or, l’acte d’une puissance est produit par L’acte d’une autre ; ainsi l’acte de l’imagination vient de l’acte des sens. Donc une puissance de l’âme est produite par une autre.

 

          Conclusion L’essence de l’âme étant par rapport à ses puissances le principe actif et final qui les produit et le principe qui les reçoit, il faut que les puissances soient ordonnées entre elles de manière que les plus parfaites soient les principes des autres quand on les envisage selon le mode dont elles sont produites, et que les plus imparfaites soient au contraire les principes des plus parfaites quand on les considère selon le mode dont l’âme les reçoit.

          Il faut répondre que dans l’ordre naturel des êtres, comme ce qu’il y a de premier ou d’antérieur est la cause de tout le reste, de même ce qui se rapproche le plus du premier est cause de ce qui en est plus éloigné. Or, nous avons prouvé (art. 4) que parmi les puissances de l’âme il y a plusieurs sortes d’ordre qu’on peut reconnaître. Il faut par conséquent qu’il y ait des facultés qui émanent de l’essence de l’âme par l’intermédiaire d’autres facultés. Or, l’essence de l’âme considérée par rapport à ses puissances étant le principe actif et final qui les produit et le principe qui les reçoit, soit qu’elle existe à part, soit qu’elle soit unie avec le corps, et le principe actif et final étant d’ailleurs le plus parfait, il s’ensuit que les puissances de l’âme qui sont les premières selon l’ordre de perfection et de nature sont les principes des autres et qu’elles leur servent de fin et de principe actif. En effet nous voyons que les sens sont faits pour l’intelligence et non réciproquement. Or, les sens étant une participation défectueuse de l’intelligence, il s’ensuit qu’ils procèdent d’elle naturellement d’une certaine façon, comme l’imparfait procède du parfait (Les puissances les plus parfaites sont la cause efficiente et finale des moins parfaites. Ainsi l’entendement est la cause finale des sensations, puisque l’objet des sens se rapporte à l’intelligence ; elle en est la cause efficiente, parce que les sens participent à l’intellect ; sans lui nous ne comprendrions pas ce que les sens perçoivent.). Mais si on considère les puissances de l’âme au point de vue du principe qui les reçoit, on remarque au contraire que les plus imparfaites servent de principe aux autres (Elles en sont la cause matérielle.). Ainsi l’âme considérée dans sa puissance sensitive est par rapport à l’intellect un sujet et une chose, pour ainsi dire, matérielle. C’est pour cela que quand on procède selon l’ordre de génération on place les puissances imparfaites avant les autres. Car l’animal est engendré avant l’homme.

 

Article 8 : Toutes les puissances de l’âme demeurent-elles en elles une fois qu’elle est séparée du corps ?

 

          Objection N°1. Il semble que toutes les puissances de l’âme subsistent encore en elle après qu’elle est séparée du corps. Car il est dit dans le livre de l’Esprit et de l’âme, chap. 15, que l’âme en se séparant du corps emporte avec elle les sens, l’imagination, la raison, l’intellect, l’intelligence, la concupiscence et l’irascibilité.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce livre n’a pas d’autorité (Ce livre, qui n’est qu’un recueil de passages empruntés à divers auteurs, avait été faussement attribué à saint Augustin.) et on peut conséquemment ne faire aucune attention à ce qu’il renferme. Cependant on peut répondre que l’âme emporte avec elle toutes ces puissances non actuellement, mais virtuellement.

 

          Objection N°2. Les puissances de l’âme sont ses propriétés naturelles. Or, le propre d’une chose lui est toujours inhérent et ne s’en sépare jamais. Donc les puissances de l’âme sont en elles après la mort.

          Réponse à l’objection N°2 : Les puissances que nous disons ne pas exister actuellement dans l’âme après sa séparation, ne sont pas les propriétés de l’âme seule, ce sont celles de l’être que l’âme forme par son union avec le corps.

 

          Objection N°3. Les puissances de l’âme sensitive ne s’affaiblissent pas à mesure que le corps s’affaiblit. Car comme le dit Aristote (De animâ, liv. 1, text. 65) : Si un vieillard avait l’œil d’un jeune homme il verrait aussi bien que lui. Or, la débilité mène à la corruption. Donc les puissances de l’âme ne se corrompent pas quand le corps se corrompt, mais elles restent en elle une fois qu’elle est séparée du corps.

          Réponse à l’objection N°3 : On ne dit pas que ces puissances s’affaiblissent à mesure que le corps s’affaiblit lui-même, parce que l’âme qui en est le principe virtuel reste immuable.

 

          Objection N°4. La mémoire est une des puissances de l’âme sensitive, comme le prouve Aristote (De Mem. et remin., chap. 1 et 4). Or, la mémoire reste dans l’âme après sa séparation du corps. Car il est dit en saint Luc au mauvais riche dont l’âme était dans l’enfer : Rappelez-vous que vous avez reçu des biens pendant votre vie (Luc, 16, 25). Donc la mémoire reste dans l’âme après qu’elle est séparée du corps, et par conséquent il en est de même des autres puissances de l’âme sensitive.

          Réponse à l’objection N°4 : Le souvenir se rapporte en cet endroit à la mémoire intellectuelle dont parle saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 14), mais non à la mémoire telle qu’elle existe dans l’âme sensitive.

 

          Objection N°5. La joie et la tristesse résident dans l’appétit concupiscible qui est une puissance de l’âme sensitive. Or, il est évident que les âmes après leur séparation du corps s’attristent des peines qu’elles ont et se réjouissent des récompenses qu’elles reçoivent. Donc l’appétit concupiscible reste dans l’âme après sa séparation du corps.

          Réponse à l’objection N°5 : La tristesse et la joie sont dans l’âme après la mort et elles se rapportent non à l’appétit sensitif, mais à l’appétit intelligentiel, comme dans les anges.

 

          Objection N°6. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 32) que comme l’âme, quand le corps est privé de ses sens, voit certaines choses par son imagination, de même elle a de semblables perceptions une fois que la mort l’a séparée du corps. Or, l’imagination est une des puissances de l’âme sensitive. Donc cette puissance de la partie sensitive reste dans l’âme après la mort, et il en est de même par conséquent de toutes les autres.

          Réponse à l’objection N°6 : Saint Augustin se fait à cet endroit des questions, mais il n’affirme rien. Il dit même là des choses que plus tard il a rétractées.

 

          Mais c’est le contraire. Car il est dit (De Eccles. dogm., chap. 19) que l’homme se compose de deux substances, d’une âme raisonnable et d’un corps sensible. Une fois le corps mort les puissances sensitives n’existent donc plus.

 

          Conclusion Les puissances de l’âme étant ses accidents ou ceux de l’homme qui est un être composé d’un corps et d’une âme, celles qui sont dans l’âme elle-même comme dans leur sujet subsistent en elle après la corruption du corps, mais celles qui sont propres à l’être composé pris dans son universalité n’existent plus que virtuellement une fois que le corps est détruit.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 6 et 7), toutes les puissances de l’âme se rapportent à l’âme exclusivement comme à leur principe. Mais il y a des puissances qui se rapportent à elle exclusivement comme à leur sujet ; telles sont l’intelligence et la volonté. Il est nécessaire que ces puissances subsistent dans l’âme après que le corps est détruit. Il y a aussi des puissances qui ont pour sujet l’être composé qui résulte de l’union de l’âme avec le corps. Telles sont les puissances de l’âme sensitive et nutritive. Or, le sujet détruit, l’accident ne saurait subsister. Une fois que l’être composé est corrompu, ces puissances n’existent donc plus actuellement, elles ne restent que virtuellement dans l’âme comme dans leur principe ou leur racine. Ils se trompent donc ceux qui disent que ces puissances subsistent dans l’âme après la mort du corps ; et ils se trompent encore plus grossièrement, ceux qui prétendent que l’âme séparée du corps produit encore les actes propres à ces puissances : parce que ces puissances ne peuvent agir qu’au moyen d’organes corporels, (Peut-être saint Thomas avait-il ici en vue les philosophes arabes qui, fidèles à l’Alcoran, promettaient à l’homme des jouissances sensuelles après la mort.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.