Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 78 : Des
puissances de l’âme en particulier
Après
avoir traité des puissances de l’âme en général, nous avons à nous occuper de
ces mêmes puissances en particulier. La théologie n’a spécialement à étudier
que les puissances intellectives et appétitives où se trouvent les vertus. Mais
comme la connaissance de ces puissances dépend des autres sous certains
rapports, nous diviserons en trois parties ce que nous avons à dire des
puissances de l’âme en particulier. Ainsi nous traiterons : 1° des choses qui
sont une prédisposition à l’intellect ; 2° des puissances intellectives ; 3°
enfin des puissances appétitives. — Sur le premier point quatre questions se
présentent. Nous nous occuperons : 1° Des genres des
diverses puissances de l’âme (Dans ces questions purement philosophiques saint
Thomas ne fait que suivre Aristote, dont les observations n’ont pas été
d’ailleurs modifiées par la science moderne.). — 2° Des espèces de l’âme végétative
(Nous avons traduit littéralement. Il eût été peut-être mieux de dire : Est-il
convenable de distinguer dans l’âme végétative trois puissances ou facultés,
une puissance de nutrition, d’accroissement ou de génération.). — 3° Des sens
extérieurs (La thèse que soutient ici saint Thomas, d’après Aristote, c’est
qu’il ne peut pas y avoir plus de cinq sens.). — 4° Des sens intérieurs (Il y a
des commentateurs, comme Avicenne, qui ont distingué cinq puissances
intérieures, mais Aristote n’en distinguait que quatre, et la plupart des
commentateurs sont de l’avis de saint Thomas.).
Article
1 : Doit-on distinguer cinq genres de facultés dans l’âme humaine ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas distinguer dans l’âme humaine cinq genres de
puissances, savoir : la végétative, la sensitive, l’appétitive, la motrice
quant au lieu et l’intellective. Car on dit que les puissances de l’âme sont
ses parties, et communément tout le monde ne distingue en elle que trois
parties : la partie végétative, la partie sensible et la partie raisonnable. Il
n’y a donc dans l’âme que trois genres de puissance et non cinq.
Objection
N°2. Les puissances de l’âme sont les principes des œuvres vitales. Or, on dit
qu’une chose vit de quatre manières. Car Aristote dit (De animâ, liv. 2, text.
43) que le mot vivre a plusieurs
sens, et pour affirmer d’un être qu’il vit il nous suffit qu’il y ait en lui
une des choses suivantes : l’intelligence, la sensibilité, le mouvement et le
repos dans l’espace, et aussi le mouvement qui se rapporte à la nutrition, à
l’accroissement et au dépérissement (Ces divisions générales sont encore
suivies actuellement par les physiologistes les plus célèbres (Voyez le Manuel de Physiologie de M. Muller, t.
1, p. 35).). Il n’y a donc dans l’âme que quatre genres de puissances, et
l’appétit n’y est pas compris.
Objection
N°3. Ce qui est commun à toutes les puissances ne doit pas être désigné comme
un des genres particuliers de l’âme. Or, l’appétit est commun à toutes les
puissances de l’âme. Car la vue recherche ou appète l’objet qui lui convient ;
c’est pour cela qu’il est dit (Ecclésiastique,
40, 22) : L’œil recherche la grâce du
corps et la beauté du visage et par-dessus tout cela la verdure d’un champ
emplanté. Pour la même raison toutes les autres puissances recherchent
l’objet qui leur convient. On ne doit donc pas considérer l’appétit dans l’âme
comme un genre particulier de puissances.
Réponse
à l’objection N°3 : L’appétit naturel est le penchant qu’une chose a par nature
pour une autre. C’est ce qui fait que toute puissance appète naturellement ce
qui lui convient. Mais l’appétit de l’animal suit la forme qu’il a perçue. Cet
appétit suppose nécessairement dans l’âme une puissance spéciale, et la
perception seule ne le constitue pas. Car on appète une chose suivant ce
qu’elle est naturellement. Or, la chose n’existe pas selon sa nature dans la
faculté qui la perçoit, elle n’y existe que par sa ressemblance. D’où il est
évident que la vue appète naturellement l’objet visible uniquement pour le voir,
tandis que l’animal appète la chose vue non-seulement
pour la voir, mais encore pour d’autres usages. Si l’âme n’avait besoin des
choses perçues par les sens que pour les actions des sens eux-mêmes,
c’est-à-dire pour les sentir, il ne serait pas nécessaire d’admettre parmi les
puissances de l’âme l’appétit comme un genre spécial, parce qu’il suffirait de
l’appétit naturel des autres puissances.
Objection
N°4. Dans les animaux le principe moteur c’est le sens, ou l’intelligence, ou
l’appétit, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 48 à
58). On ne doit donc pas admettre le moteur comme un genre particulier et le
ranger à ce titre parmi ceux que nous avons énumérés.
Réponse
à l’objection N°4 : Quoique les sens et l’appétit soient des principes moteurs
dans les animaux parfaits, cependant ces puissances considérées comme telles ne
suffiraient pas pour les mouvoir, si on ne leur surajoutait une vertu
quelconque. Car les animaux immobiles ont ces deux puissances, et cependant ils
ne peuvent se mouvoir. Cette force motrice réside non seulement dans l’appétit
et les sens comme dans la puissance qui commande le mouvement, mais elle réside
encore dans les parties mêmes du corps, et c’est ce qui les rend aptes à obéir
à l’appétit de l’âme qui les meut. La preuve en est que quand les membres sont
privés de leur disposition naturelle, ils ne peuvent plus se mouvoir comme on
le désire.
Mais
c’est le contraire. Car Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 27) :
Nous appelons facultés ou puissances la nutrition, la sensibilité, les
appétits, la locomotion et la pensée.
Conclusion
Il y a dans l’âme cinq genres de puissances distinctes, la puissance
végétative, sensitive, appétitive, motrice selon le lieu et intellective ; il y
a trois âmes, l’âme végétative, sensitive et intellective, et la vie se
manifeste de quatre manières, par la nutrition, la sensibilité, la locomotion
et la pensée.
Il
faut répondre qu’il y a dans l’âme les cinq genres de puissance que nous avons
énumérés, qu’on y distingue trois sortes d’âme et quatre sortes de vie. La
raison de cette diversité c’est que les âmes se distinguent suivant que leurs
opérations sont plus ou moins élevées au-dessus de la nature purement
corporelle. Car la nature des corps est tout entière soumise à l’âme et se rapporte
à elle comme sa matière et son instrument. Aussi il y a certaine opération de
l’âme qui surpasse tellement la nature matérielle qu’elle s’exerce absolument
en dehors de tout organe corporel ; telle est l’opération de l’âme raisonnable.
Il y a une autre opération inférieure à celle-ci qui se produit, au moyen d’un
organe corporel, mais non par l’effet d’une qualité matérielle quelconque ;
cette opération est celle de l’âme sensitive. Car quoique le chaud et le froid,
l’humide et le sec et les autres qualités matérielles de cette nature soient
nécessaires à l’exercice des sens, il ne faut cependant pas en conclure que
l’âme sensible soit excitée par le moyen de leur vertu, elles ne sont requises
que pour donner à l’organe les dispositions nécessaires pour agir. Enfin la
plus humble des opérations de l’âme est celle qui se produit par un organe
corporel et par la vertu d’une qualité matérielle. Elle est cependant
supérieure à l’opération de la nature purement corporelle, parce que les corps
sont mus par un principe extérieur, tandis que les opérations de cette partie
de l’âme sont l’effet d’un principe intrinsèque. Ce caractère est commun à
toutes les opérations de l’âme quelles qu’elles soient, car tout être animé se
meut lui-même de quelque manière. Cette dernière opération est celle de l’âme
végétative. Car la digestion et tout ce qui s’ensuit a pour cause instrumentale
la chaleur (Aristote attribue à la chaleur un rôle très important dans
l’organisation animale. Cuvier n’est pas aussi positif (Règne animal, t. 1, p. 16).), comme le dit Aristote (De an., liv. 2, text.
50). — Quant aux genres des puissances, ils se distinguent d’après leurs
objets. En effet plus une puissance est élevée et plus l’objet auquel elle se
rapporte est universel, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3, réponse N°4).
Or, l’objet des opérations de l’âme peut être considéré sous un triple aspect.
En effet une puissance peut avoir pour objet le corps seul uni à l’âme, et ce
genre de puissances est celui qu’on appelle le genre végétatif. Car la puissance végétative n’agit que sur le corps
auquel l’âme est unie. Il y a dans l’âme un autre genre de puissance qui se
rapporte à un objet plus universel encore ; car il n’embrasse pas seulement le
corps uni à l’âme, mais tout corps sensible. Enfin il y en a un troisième dont
l’objet est plus universel encore, car il ne se rapporte pas seulement à tout
corps sensible, mais en général à tout être. D’où il résulte évidemment que ces
deux derniers genres de puissance ont une opération dont l’objet ne se rapporte
pas seulement à l’âme unie au corps, mais encore à une chose qui lui est
extrinsèque. Or, l’être qui opère devant nécessairement être uni de quelque
manière à l’objet de son opération, il faut que la chose extrinsèque qui est
l’objet de l’opération de l’âme se rapporte à l’âme d’une double manière. 1° Il
est nécessaire qu’elle soit de nature à être unie à l’âme et à exister en elle
par sa ressemblance. A cet effet il y a deux genres de puissances, la puissance
sensitive qui se rapporte à l’objet
le moins général qui est le corps sensible, et la puissance intellective qui se rapporte à ce qu’il
y a de plus général, c’est-â-dire à l’être universel.
2° L’objet extérieur doit se rapporter à l’âme de manière que l’âme se porte
vers lui et le recherche. Sous ce rapport il y a aussi dans l’âme deux genres
de puissances : la puissance appétitive
par laquelle l’âme se porte vers l’objet extérieur comme vers la fin qui est la
première chose dans l’intention ; la puissance motrice selon le lieu, d’après laquelle l’âme se rapporte à ce qui
lui est extérieur comme au terme de son opération et de son mouvement. Car tout
animal se meut pour atteindre la chose qu’il désire et qu’il a l’intention
d’obtenir. — Les différentes sortes de vie se distinguent selon les degrés
divers des êtres vivants. Car il y a des êtres vivants qui n’ont qu’une vie
végétative comme les plantes. Il y en a qui ont une
vie sensitive unie à la vie végétative et qui ne peuvent se mouvoir localement
; tels sont les animaux immobiles comme les huîtres. Il y en a d’autres qui ont
de plus le mouvement local. Ce sont les animaux parfaits auxquels il faut
beaucoup de choses pour vivre et qui ont besoin de se mouvoir pour aller
chercher ce qui leur est nécessaire parce que ces choses sont souvent loin
d’eux. Enfin il y a des êtres vivants qui ont de plus l’intelligence, comme les
hommes. L’appétit n’établit pas de degré parmi les êtres vivants, parce que
partout où il y a sensibilité cette faculté se trouve aussi, comme le fait
remarquer Aristote (De animâ, liv. 2, text. 27).
Par
là les deux premières objections sont résolues.
Article
2 : L’âme végétative est-elle convenablement divisée en parties nutritives,
augmentatives et génératrices ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme végétative ne soit pas convenablement divisée en
parties nutritives, augmentatives et génératrices. Car on dit que ces forces
sont naturelles, tandis que les puissances de l’âme sont au-dessus des forces
de la nature. Donc ces forces ne doivent pas être prises pour des puissances de
l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : On appelle ces forces naturelles : 1° parce qu’elles ont un
effet semblable à la nature qui donne aux choses l’être, l’accroissement et la
conservation, bien qu’elles produisent ce phénomène d’une façon plus élevée ;
2° parce que ces forces exercent instrumentalement leurs actions au moyen des
qualités actives et passives qui sont les principes des actions naturelles.
Objection
N°2. On ne doit pas désigner comme une puissance de l’âme ce qui est commun à
ceux qui vivent et à ceux qui ne vivent pas. Or, la génération est commune à
tous les êtres susceptibles d’être engendrés et corrompus, aussi bien à ceux
qui vivent qu’à ceux qui ne vivent pas. Donc on ne doit pas considérer la force
génératrice comme une puissance de l’âme.
Réponse
à l’objection N°2 : Pour les choses inanimées la génération provient totalement
d’un principe extrinsèque. Mais la génération des êtres vivants se fait d’une
manière plus élevée au moyen d’une partie de l’être vivant ; cette partie est
la semence qui renferme en elle le principe formateur du corps. C’est pour ce
motif qu’il faut qu’il y ait dans l’être vivant une puissance qui prépare cette
semence, et c’est ce qu’on appelle la force génératrice.
Objection
N°3. Une partie de l’âme est plus puissante que la nature corporelle. Or, la
nature corporelle produit l’espèce et l’accroissement par l’effet de la même
vertu. Donc à plus forte raison l’âme. Par conséquent sa puissance augmentative
n’est pas autre que sa puissance génératrice.
Réponse
à l’objection N°3 : La génération des êtres vivants s’opérant au moyen d’une
semence, il faut que tout d’abord l’animal engendré ait de faibles proportions.
C’est pourquoi il est nécessaire que son âme ait la puissance de faire parvenir
le corps à l’accroissement qu’il doit avoir. Mais un corps inanimé (On ne
connaît pas assez parfaitement la nature des minéraux pour bien préciser la
cause de leur accroissement. Peut-être que la loi établie par Aristote est
vraie dans sa généralité, et que tout accroissement suppose une nutrition.) est
engendré par une matière qu’un agent extérieur détermine ; c’est pour cette
raison qu’il reçoit tout à la fois l’espèce et l’étendue que sa matière
comporte.
Objection
N°4. Ce qui donne l’être à une chose est aussi ce qui le lui conserve. Or, la
puissance génératrice donne l’être à ce qui vit. Donc c’est elle aussi qui le
conserve dans ceux qui l’ont reçu. Or, la force nutritive a pour but la conservation
des êtres vivants, puisque, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text.
48), elle est la puissance capable de conserver l’être qui la reçoit. On ne
doit donc pas distinguer la puissance nutritive de la puissance génératrice.
Réponse
à l’objection N°4 : Comme nous l’avons dit (art. préc),
l’opération du principe végétatif a lieu au moyen de la chaleur, dont le propre
est de détruire l’humidité. C’est pour cela que pour rétablir l’humidité perdue
il est nécessaire que l’âme ait la puissance nutritive qui change les aliments
en la substance du corps. Ce qui est nécessaire tout à la fois pour l’acte de
la puissance d’accroissement et de la puissance de génération.
Mais
c’est le contraire. Car Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 34, 46
et 47) que les opérations de l’âme végétative sont d’engendrer, d’alimenter et
de faire croître .le corps.
Conclusion
L’âme végétative se divise en trois parties : la nutrition, l’accroissement et
la génération.
Il
faut répondre que dans l’âme végétative il y a trois puissances. Car l’âme
végétative a pour objet, comme nous l’avons dit (art. préc),
le corps que l’âme vivifie. A l’égard de ce corps il y a trois opérations que
l’âme doit remplir : l’une par laquelle il acquiert l’être, et c’est là le but
que remplit la puissance génératrice ; la seconde qui donne au corps vivant les
proportions qu’il doit avoir, et c’est ce que fait la puissance augmentative ;
la troisième qui conserve au corps vivant et son existence et les proportions
conformes à sa nature, et c’est ce que produit la puissance nutritive. Il y a
cependant une différence à observer entre ces diverses puissances. Car la
puissance nutritive et la puissance augmentative produisent leur effet dans le
corps où elles sont, puisque c’est le corps uni à l’âme qui est développé et
conservé par ces deux puissances animiques. Mais la force génératrice a son
effet non dans le même corps, mais dans un corps étranger, parce qu’il n’y a
pas d’être qui s’engendre lui-même. C’est pour ce motif que cette puissance
approche de la dignité de l’âme sensitive dont l’action s’exerce sur les choses
extérieures, bien que d’une manière plus excellente et plus universelle. Car ce
qu’il y a de plus élevé dans un ordre inférieur touche à ce qui l’est moins
dans l’ordre supérieur, comme le prouve saint Denis (De div. nom.,
chap. 7). Ainsi donc de ces trois puissances la puissance génératrice est celle
qui est la plus finale (J’ai conserve ce ferme parce qu’une périphrase eût ici
mal rendu l’idée.), la plus importante et la plus parfaite, comme le dit
Aristote (De animâ,
liv. 2, text. 49). Car il appartient à une chose déjà
parfaite d’en faire une autre qui soit comme elle. Aussi les puissances de
nutrition et d’accroissement sont-elles soumises à la puissance génératrice et
la puissance de nutrition l’est-elle à la puissance d’accroissement.
Article
3 : Est-il convenable de distinguer cinq sens extérieurs ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable de distinguer cinq sens extérieurs.
Car les sens connaissent les accidents et il y en a une multitude de genres.
Comme on distingue les puissances par leurs objets, il semble qu’il y ait
autant de sens numériquement qu’il y a de genres d’accidents.
Réponse
à l’objection N°1 : Tous les accidents n’ont pas par eux-mêmes la force de
produire une impression ; il n’y a que les qualités de la troisième espèce (On
distingue quatre espèces de qualité : 1° l’habitude et la disposition ; 2° la
puissance et l’impuissance ; 3° la passion et la passibilité ; 4° la forme et
la figure (Voyez Goudin réimprimé par M. Roux-Lavergne, Logica, p. 223).) qui puissent altérer les corps. C’est
pourquoi il n’y a que ces qualités qui soient les objets des sens, parce que,
comme le dit Aristote (Phys., liv. 7,
text. 12), les sens sont modifiés par les objets
mêmes qui modifient les corps inanimés.
Objection
N°2. La grandeur, la figure et toutes les autres choses sensibles qui sont
communes à tous les sens ne sont pas sensibles par accident, elles se
distinguent de ces dernières par opposition (Aristote divise les objets
sensibles en deux classes : ceux qui sont sensibles par eux-mêmes, et ceux qui
sont sensibles par accident. Ceux qui sont sensibles par eux-mêmes sont de deux
sortes ; les uns sont propres à chaque sens, comme la couleur à la vue, le son
à l’ouïe ; les autres sont communs à tous les sens, comme le mouvement, la
figure, la grandeur. L’objet est sensible par accident, quand, par exemple,
l’objet blanc qu’on voit est le fils de Diocris : car
ce n’est que par accident qu’on a cette sensation du fils de Diocris. J’ai cru nécessaire de donner ces définitions, d’après
Aristote lui-même, pour faciliter l’intelligence de cet article.), comme le dit
Aristote (De animâ,
liv. 2, text. 63 et 64). Or, la diversité des objets
diversifie absolument les puissances. Et puisque la grandeur et la figure
différent plus de la couleur que le son, il semble qu’à plus forte raison la
puissance sensitive qui connaît la grandeur ou la figure est autre que celle
qui connaît la couleur et le son.
Réponse
à l’objection N°2 : La grandeur, la figure et toutes les choses sensibles qui
sont communes à tous les sens tiennent le milieu entre les choses qui sont
sensibles par accident et celles qui sont propres à chaque sens et qui sont
pour ce motif leur objet. Car les choses sensibles qui sont propres
impressionnent les sens, puisque ce sont des qualités qui produisent une
altération ou un changement quelconque, tandis que celles qui sont communes se
ramènent toutes à la quantité. Ainsi pour ce qui est de la grandeur et du
nombre il est évident que ce sont des espèces de quantité. La figure est aussi
une qualité qui se rapporte à la quantité, puisque l’essence même de la figure
consiste dans une portion de l’étendue ou de la grandeur. On sent le mouvement
et le repos suivant les divers rapports qu’a le sujet avec l’étendue quand il
s’agit du mouvement d’accroissement ou du mouvement local, ou bien selon les
qualités sensibles comme dans le mouvement d’altération. C’est ce qui fait que
dans le sentiment du mouvement et du repos il y a tout à la fois quelque chose
d’un et de multiple. La quantité est le sujet le plus prochain de la qualité
qui produit l’altération ou le changement, comme la surface est le sujet de la
couleur. C’est pourquoi les choses sensibles qui sont communes à des espèces ne
frappent pas les sens directement et par elles-mêmes, mais elles les frappent
par le moyen de la qualité sensible ; ainsi que la surface les frappe par la
couleur. On ne les regarde cependant pas comme des choses sensibles par
accident, parce qu’elles impressionnent les sens diversement. Car autre est l’impression
que produit sur les sens une grande surface et autre celle que produit une
petite ; on dit même que la blancheur est grande ou petite parce qu’on la
divise comme on divise son propre sujet.
Objection
N°3. Un sens ne peut avoir pour objet qu’une seule espèce de contrariété ;
ainsi la vue perçoit le blanc et le noir. Or, le tact connaît plusieurs choses
contraires, par exemple, le chaud et le froid, l’humide et le sec, etc. Donc le
tact ne forme pas qu’un seul sens, mais il en comprend plusieurs. Donc il y a
plus de cinq sens.
Réponse
à l’objection N°3 : D’après Aristote (De animâ, liv. 2, text. 106 à
120), le tact est un sens unique dans son genre, mais qui comprend plusieurs
espèces (La physiologie moderne n’a pas encore pu déterminer avec précision où
réside le sens du toucher. La théorie d’Aristote, que suit ici saint Thomas, a
été adoptée par Descartes, dans la curieuse réponse qu’il fait à Arnaud pour
montrer l’accord de sa doctrine avec le mystère de la transsubstantiation dans
l’Eucharistie (Voy. Œuvres de Descartes, t. 2, p. 76 et suiv. éd. de M. Cousin).), et
qui pour ce motif s’étend à divers objets qui sont contraires. Ces sens ne sont
pas séparés les uns des autres par rapport à leur organe, ils existent d’une
façon concomitante dans tout le corps, et c’est pour cela qu’ils ne paraissent
pas distincts. Mais le goût qui perçoit le doux et l’amer, se rapportant
seulement à la langue et n’ayant rien de commun avec le reste du corps, se
distingue facilement du tact. On pourrait cependant dire que toutes ces
contrariétés se réunissent chacune dans un genre très prochain et toutes dans
un genre commun qui est l’objet du tact selon sa nature générale. Mais ce genre
commun n’est pas dénommé, il est comme le genre prochain du chaud et du froid
qui manque aussi de dénomination.
Objection
N°4. L’espèce ne doit pas se diviser par opposition avec le genre. Or, le goût
est un certain tact. Donc on ne doit pas admettre qu’il soit un autre sens que
le tact.
Réponse
à l’objection N°4 : D’après Aristote (De animâ, liv. 2, text. 28 et
94), le sens du goût est une espèce de tact qui n’existe que dans la langue. On
ne le distingue pas du tact sous le rapport du genre, mais on le distingue des
différentes espèces de tact qui sont répandues sur
toute la surface du corps. Mais si le tact ne forme qu’un sens seulement parce
que la nature générale de son objet est une, il faudra dire que le goût s’en
distingue parce que l’impression qui le provoque n’est pas la même que celle
qui excite le tact (Le goût perçoit les choses tangibles et les saveurs, tandis
que le toucher ne perçoit que les choses tangibles ; c’est ainsi que ces deux
sens sont du même genre sans être de la même espèce.). Car le tact est
impressionné non seulement d’une manière spirituelle, mais encore d’une façon
naturelle dans son organe par la qualité qui est son objet propre ; tandis que
l’organe du goût n’est pas ainsi impressionné nécessairement. Il n’est pas
nécessaire, par exemple, que la langue soit douce ou amère, mais elle perçoit
le doux et l’amer au moyen d’une qualité préalable qui est le fondement de la
saveur, c’est-à-dire au moyen de l’humeur qui est l’objet du tact.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 128)
qu’il y a cinq sens et qu’il n’y en a pas davantage.
Conclusion
Il y a cinq sens extérieurs : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le tact.
Il
faut répondre qu’il y a des philosophes qui ont voulu faire reposer la raison
de la distinction et du nombre des sens extérieurs sur ce que dans les organes
domine tel ou tel élément, soit l’eau, soit l’air, etc. D’autres ont voulu la
fonder sur le milieu qui leur est uni ou qui est en dehors d’eux, comme l’air,
l’eau et toutes les autres choses semblables. D’autres enfin l’ont fondée sur
la diversité de nature des qualités sensibles selon qu’une qualité appartient à
un corps simple ou qu’elle résulte d’une combinaison quelconque. Mais aucune de
ces opinions n’est soutenable. Car les puissances n’existent pas pour les
organes, mais ce sont les organes qui ont été faits pour les puissances. On ne
peut donc pas dire que la diversité des puissances repose sur la diversité des
organes. C’est pourquoi la nature n’a formé des organes divers que pour les
mettre en rapport avec la diversité des puissances. De même elle a assigné aux
divers sens des milieux différents selon que l’exigeait la nature des actes
produits par les puissances. Mais ce n’est pas aux sens qu’il appartient de
connaître la nature des qualités sensibles, mais c’est à l’intelligence. La
raison du nombre et de la distinction des sens extérieurs doit donc se prendre
de ce qui est propre aux sens et de ce qui leur appartient absolument. Par
conséquent les sens étant des puissances passives qui sont faites pour être
affectées par les objets sensibles qui les frappent du dehors, il s’ensuit que
c’est d’après la diversité de ces objets extérieurs qu’on doit les distinguer.
Or, il y a deux sortes d’affections ou d’impressions extérieures, l’une est
naturelle et l’autre spirituelle. L’impression est naturelle quand la forme de
l’être qui la produit est reçue selon sa nature par le sujet qu’elle affecte ;
c’est ainsi que la chaleur est dans l’être qu’elle échauffe. L’impression est
spirituelle quand la forme de l’être qui la produit est reçue spirituellement
dans le sujet qu’elle modifie ; c’est de cette façon que la forme de la couleur
existe dans la prunelle qui n’est pas par là même colorée. L’action des sens
exige une affection spirituelle qui imprime dans les organes la forme des
objets sensibles. Autrement s’il suffisait pour sentir d’une simple impression
naturelle, tous les corps se sentiraient naturellement quand ils sont modifiés
de quelque manière. Mais il y a des sens où il n’y a pas d’autre impression que
l’impression spirituelle, par exemple la vue. Il y en a d’autres où il faut les
deux espèces d’impression, soit du côté de l’objet, soit du côté de l’organe.
Ainsi de la part de l’objet il y a une impression naturelle qui se produit
localement pour le son qui est l’objet de l’ouïe ; car le son provient de la
percussion et de l’ébranlement de l’air. L’objet de l’odorat suppose une
altération dans les corps, parce qu’ils ne répandent de l’odeur qu’autant que
la chaleur exerce sur eux son influence. De la part de l’organe il y a une
impression naturelle pour le tact et le goût. Car la main s’échauffe en
touchant des corps chauds et la langue s’humecte au moyen des saveurs. Mais
l’organe de l’odorat et celui de l’ouïe remplissent leurs fonctions sans subir
aucune affection naturelle, à moins que ce ne soit par accident. La vue
s’exerçant sans qu’il y ait d’impression naturelle, ni de la part de l’organe,
ni de la part de l’objet, elle est par conséquent le plus spirituel, le plus
parfait et le plus général de tous les sens. Nous placerons en second lieu
l’ouïe et en troisième l’odorat qui supposent l’un et
l’autre une impression naturelle de la part de l’objet. L’ouïe a la priorité
sur l’odorat, parce que le mouvement local est plus parfait et qu’il est
naturellement antérieur au mouvement qui résulte de l’altération des corps,
comme le prouve Aristote (Phys., liv.
8, text. 55). Le tact et le goût sont les sens les
plus matériels, nous parlerons de leur distinction plus loin (réponses N°3 et
N°4). D’où il résulte que les trois autres sens ne sentent pas par un milieu
qui leur est uni, dans la crainte que leurs organes ne subissent quelque transformation
naturelle comme il arrive dans ces deux derniers.
Article
4 : A-t-on convenablement distingué les sens internes ?
Objection
N°1. Il semble que les sens internes n’aient pas été convenablement distingués.
Car ce qu’il y a de général ne doit pas être considéré comme opposé à ce qui
est propre. Par conséquent, on ne doit pas compter le sens commun parmi les
facultés sensitives intérieures indépendamment des sens extérieurs qui sont
propres.
Réponse
à l’objection N°1 : Le sens intérieur n’est pas appelé sens commun parce qu’il
est le genre dont les sens particuliers sont les espèces, mais parce qu’il est
la racine commune et le principe de tous les sens extérieurs.
Objection
N°2. Il n’est pas nécessaire d’admettre une force perceptive intérieure pour
les actes que les sens extérieurs peuvent par eux-mêmes accomplir. Or, pour
juger des objets sensibles on a assez des sens propres et extérieurs. Car
chaque sens juge de son objet propre. Ils paraissent également suffire à la
perception de leurs actes propres ; car l’action des sens tenant en quelque
sorte le milieu entre la puissance et l’objet, il semble que la vue, par
exemple, puisse percevoir beaucoup mieux sa vision que la couleur, parce
qu’elle lui est plus proche, et qu’il en soit de même de tous les autres sens.
Il n’était donc pas nécessaire d’admettre cette puissance intérieure qui a reçu
le nom de sens commun.
Réponse
à l’objection N°2 : Le sens propre juge de son objet particulier en le
distinguant de toutes les autres choses qui sont également de son domaine.
C’est ainsi que la vue distingue le blanc du noir, du vert, etc. Mais la vue et
le goût ne peuvent ni l’un ni l’autre distinguer le blanc du doux, parce qu’il
faut pour les distinguer quelque chose qui les connaisse l’un et l’autre. Ces
objets ne peuvent donc être jugés que par le sens commun auquel les perceptions
de tous les sens se rapportent comme à leur terme. C’est lui aussi qui perçoit
les actions que les sens exercent sur eux-mêmes, comme quand quelqu’un voit
qu’il se voit. Cette double fonction ne peut être remplie par le sens propre,
parce qu’il ne connaît que la forme de l’objet sensible qui l’impressionne.
Cette impression produit la vision, et il résulte de cette impression première
une autre impression qui affecte le sens commun et lui fait percevoir la vision
elle-même.
Objection
N°3. D’après Aristote (De mem. et rem.,
chap. 4), l’imagination et la mémoire sont des passions du premier sensitif (J’ai
conservé cette expression d’Aristote, par laquelle il désigne le principe
premier de la sensibilité.). Or, il n’y a pas opposition entre la passion et le
sujet. On n’aurait donc pas dû faire de la mémoire et de l’imagination des
puissances différentes du sens commun.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme une puissance procède de l’âme par le moyen d’une
autre puissance, ainsi que nous l’avons dit (quest. 77, art. 7), de même l’âme
est soumise à une puissance par le moyen d’une autre. Et c’est dans ce sens
qu’on appelle l’imagination et la mémoire des passions de cette partie de l’âme
qui est le principe même de la sensibilité.
Objection
N°4. L’intelligence dépend moins des sens que toute puissance de l’âme
sensitive quelle qu’elle soit. Or, l’intelligence n’a pas de connaissances
qu’elle ne les ait reçues des sens ; c’est pourquoi il est dit (Post., liv. 1, text.
33) que celui qui est privé d’un sens manque d’une science. Par conséquent on
aurait dû encore moins considérer comme une puissance de l’âme sensitive la
faculté qui perçoit les intentions qui ne tombent pas sous les sens, et que
pour ce motif on appelle opinion ou estimative.
Réponse
à l’objection N°4 : Quoique l’opération de l’intellect provienne des sens,
néanmoins dans l’objet que les sens perçoivent, l’intelligence connaît beaucoup
de choses que les sens ne peuvent percevoir. Il en est de même de l’estimation,
quoiqu’elle en diffère d’une manière moins élevée.
Objection
N°5. L’acte de la faculté discursive ou pensante, qui consiste à comparer, à
composer et à diviser, et l’acte de la ressouvenance qui consiste à se servir
d’un syllogisme pour faire ses recherches, ne diffèrent pas moins l’un et
l’autre de l’acte de l’estimation et de la mémoire, que l’acte de l’estimative
ne diffère de l’acte de l’imagination. Il faut donc faire de la pensée et du
souvenir des facultés différentes de l’opinion et de la mémoire, ou bien on ne
doit pas distinguer l’opinion et la mémoire de l’imagination.
Réponse
à l’objection N°5 : La pensée et la mémoire ont dans l’homme cette prééminence,
non par l’effet de ce qui est propre à l’âme sensitive, mais par suite de
l’affinité et du rapport prochain qu’il y a entre ces facultés et la raison
universelle qui se reflète en quelque sorte sur elles. C’est pourquoi ces
puissances, sans être différentes dans l’homme, sont néanmoins plus parfaites
que dans les autres animaux.
Objection
N°6. Saint Augustin distingue (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap.
7, 24, 27, 28 et 29) trois genres de visions : la vision corporelle qui se fait
par les sens, la vision spirituelle qui a lieu par l’imagination, et la vision
intellectuelle qui se fait par l’intelligence. Il n’y a donc pas d’autre
faculté intérieure que l’imagination qui tienne le milieu entre les sens et
l’intelligence.
Réponse
à l’objection N°6 : Saint Augustin dit que la vision spirituelle est celle qui
a lieu par les images des corps en leur absence. D’où il résulte évidemment
qu’elle est commune à toutes les perceptions intérieures.
Mais
c’est le contraire. Car Avicenne, dans son livre sur l’âme, reconnaît cinq
puissances intérieures sensitives : le sens commun, la fantaisie,
l’imagination, l’opinion et la mémoire.
Conclusion
L’animal recevant et conservant des espèces intelligibles et intentionnelles
que les sens extérieurs ne perçoivent pas, il est nécessaire d’admettre
uniquement dans la partie sensitive de l’âme quatre facultés intérieures qui
soient distinguées d’après les fonctions que nous venons de déterminer ; ces
quatre facultés sont le sens commun, l’imagination, l’opinion et la mémoire.
Il
faut répondre que la nature n’étant jamais en défaut par rapport aux choses qui
lui sont nécessaires, il doit y avoir dans l’âme sensitive autant d’actions
qu’en requiert la vie de l’animal parfait. Et comme toutes ces actions ne
peuvent être ramenées à un principe unique, elles exigent des puissances
diverses, car lies puissances ne sont rien autre chose que le principe le plus prochain
des opérations de l’âme. Or, il est à remarquer que pour que la vie de l’animal
soit parfaite, il faut non seulement qu’il saisisse l’objet sensible quand il
est présent, mais encore quand il est absent ; autrement, comme le mouvement de
l’animal et son action suivent sa perception, l’animal ne se mettrait pas en
mouvement pour chercher un objet qui n’est pas présent. Le contraire se montre
évidemment surtout dans les animaux parfaits qui se meuvent d’un mouvement
processif ; car ils se meuvent pour saisir un objet qui est absent et qu’ils
ont déjà perçu. C’est pour cela qu’il est nécessaire que l’animal reçoive dans
son âme sensitive non seulement les espèces des choses sensibles qui
l’impressionnent par leur présence, mais encore qu’il les retienne et les
conserve. Or, l’action de recevoir et celle de retenir se rapportent quand il
s’agit des choses corporelles à des principes divers. Car les corps humides
sont très aptes à recevoir et ne peuvent conserver, tandis que c’est le
contraire pour les corps secs. La puissance sensitive étant l’acte d’un organe
corporel, il faut donc qu’il y ait une autre puissance qui reçoive les espèces
des choses sensibles et qui les conserve. On doit observer d’un autre côté que
si l’animal était mû seulement par ce que ses sens trouvent d’agréable et de
désagréable, il ne serait pas nécessaire d’admettre en lui autre chose que la
perception des formes qui tombent sous les sens et dans lesquelles il trouve
quelque chose qui le délecte ou qui lui répugne. Mais l’animal est obligé de
rechercher ou de fuir certaines choses, non seulement
parce qu’elles produisent en lui des sensations agréables ou désagréables, mais
encore parce qu’elles peuvent lui être avantageuses ou nuisibles sous une foule
d’autres rapports. Ainsi la brebis prend la fuite à la vue du loup qui s’avance
de son côté, non parce que la couleur ou la physionomie de cet animal lui
déplaît, mais parce qu’elle reconnaît en lui son ennemi naturel. De même
l’oiseau amasse de la paille, non parce qu’elle délecte ses sens, mais parce
qu’elle lui sert à faire son nid. Il est donc nécessaire que l’animal perçoive
ces intentions qui ne tombent pas sous les sens extérieurs. Et il faut pour
cette perception un autre principe que pour la perception des choses
extérieures, puisque celle-ci provient de l’impression produite sur les
organes, tandis que celle-là est purement intérieure. Ainsi donc le sens propre et le sens commun sont destinés à recevoir les formes sensibles ; nous
parlerons de leur distinction plus loin (Réponses N°1 et N°2). La fantaisie ou l’imagination sert à retenir ces formes ou à les conserver ; elle
est comme le trésor où sont déposées les formes que les sens ont reçues. L’opinion sert à percevoir les
intentions qui ne tombent pas sous les sens, et la mémoire est destinée à les conserver. Elle est le trésor qui
renferme ces espèces intentionnelles. La preuve en est que dans les animaux le
principe de la mémoire repose sur ces sortes d’intentions ; par exemple, elle
conserve le souvenir de ce qui a été nuisible ou avantageux. Aussi doit-on
compter au nombre de ces intentions l’idée du passé, parce que la mémoire a le
passé pour objet. — Il est à remarquer que pour les formes sensibles il n’y a
pas de différence entre l’homme et les autres animaux ; car ils sont
impressionnés les uns et les autres de la même manière par les objets
extérieurs, mais ils diffèrent par rapport aux intentions. En effet, les
animaux les perçoivent par leur seul instinct naturel, tandis que l’homme les
perçoit par manière de comparaison. C’est pour cela que la faculté qui reçoit
le nom d’opinion dans les animaux est
appelée pensante ou discursive dans l’homme. On lui donne
aussi le nom de raison particulière,
et les médecins prétendent qu’elle a son organe propre au milieu de l’encéphale
(D’après Muller rien n’autorise à admettre dans le cerveau des organes ou des
départements particuliers qui soient consacrés aux différentes facultés de
l’âme (Manuel de physiologie, tome 2,
page 493).). Cette raison particulière perçoit les intentions individuelles et
les compare, comme la raison intellective compare les intentions générales et
universelles. Sous le rapport de la puissance mémorative, l’homme a non seulement
comme les animaux cette mémoire qui consiste à se rappeler subitement le passé,
mais il a encore la réminiscence (Aristote distingue ainsi la mémoire de la
réminiscence, et il a composé, à ce sujet, un petit traité qui porte ce titre,
et qui est un de ses chefs-d'œuvre. M. Barthélémy
Saint-Hilaire, qui l’a traduit, fait observer que depuis Aristote aucun
physiologiste n’a traité de la mémoire plus profondément que lui.) qui consiste à se rappeler le passé en faisant des
raisonnements d’après ses intentions individuelles. Avicenne a distinguo une
cinquième puissance qui tiendrait le milieu entre l’estimation et l’imagination
et qui consisterait à composer et à diviser les formes imaginées. Ainsi de la
forme de l’or et de la forme d’une montagne nous composons une forme unique,
celle d’une montagne d’or que nous n’avons jamais vue. Mais cette faculté que
l’homme seul possède se confond avec l’imagination. Averroës
a d’ailleurs attribué cette opération à cette faculté dans son livre Des sens et des choses sensibles. Il
n’est donc pas nécessaire de distinguer dans l’âme sensitive plus de quatre
puissances : le sens commun, l’imagination, l’estimative et la mémoire.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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