Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 79 : Des
puissances intellectuelles
Nous
avons maintenant à nous occuper des puissances intellectuelles. A ce sujet
treize questions se présentent : 1° L’intellect est-il une puissance de l’âme
ou son essence ? (Cet article et les suivants sont
purement philosophiques.) — 2° Si c’est une puissance est-ce une puissance
passive ? (En établissant la passivité de l’intellect, saint Thomas ne nie pas
son activité, mars il veut seulement prouver qu’il n’est pas un acte pur, et
que, selon l’expression de la science moderne, il n’est actif que parce qu’il
est passif.) — 3° Si c’est une puissance passive, faut-il admettre que c’est un
intellect agent ? (Aristote distingue deux sortes d’intellect, l’intellect
agent et l’intellect possible. L’intellect agent est celui qui rend
intelligibles en acte les choses sensibles qui ne sont qu’intelligibles en
puissance, et qui les dépouille de tout ce qu’elles ont de matériel.
L’intellect possible est l’entendement qui reçoit les espèces intelligibles
après que l’intellect agent les a préparées.) — 4° L’entendement agent est-il
quelque chose de l’âme ? (Cet article est une réfutation de la doctrine de
Platon, qui supposait que l’intellect agent était séparé.) — 5° N’y a-t-il
qu’un seul intellect agent pour tous les hommes ? (Cette question revient à
l’unique principe intelligent qu’Averroës admettait
pour tous les hommes. Cette opinion a déjà été réfutée (quest. 76, art. 2).) — 6° La mémoire est-elle
dans l’intellect ? (Cet article est le résumé du curieux traité d’Aristote,
intitulé : De la mémoire et de la
réminiscence.) — 7° La mémoire est-elle une autre puissance que l’intellect
? (La mémoire est une des parties les plus mystérieuses de l’âme ; c’est aussi,
comme nous l’avons déjà dit, une de celles qu’Aristote a le mieux observées. En
le suivant, saint Thomas est aussi complet et aussi exact qu’on pourrait l’être
en mettant à profit les travaux de la science actuelle.) — 8° La raison
est-elle une autre puissance que l’intellect ? (Cet article a pour objet
d’établir que la raison est en nous la même puissance que l’intellect.) — 9° La
raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances diverses ? (On
appelle raison supérieure l’intelligence qui s’applique à la considération des
choses éternelles, et raison inférieure l’intelligence qui s’applique aux
choses temporelles et périssables.) — 10° L’intelligence est-elle une autre
puissance que l’intellect ? (Dans le style moderne on demanderait quelle
différence il y a entre l’intelligence et l’entendement, mais j’ai tenu à
conserver, autant que possible, la terminologie d’Aristote.) — 11° L’intellect
spéculatif et pratique sont-ils des puissances diverses ? (Il suffit de donner
la définition de ces deux espèces d’intellect pour faire voir qu’ils ne forment
pas des puissances diverses.) — 12° La syndérèse est-elle une puissance de la
partie intellectuelle de l’âme ? (La syndérèse est la connaissance habituelle
des premiers principes moraux ; comme il faut fuir le vice et pratiquer la
vertu.) — 13° La conscience en est-elle une aussi ? (La conscience est
l’application des principes généraux de la morale à des faits particuliers.
C’est elle qui dit si telle ou telle action est bonne ou mauvaise.)
Article
1 : L’intellect est-il une puissance de l’âme ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect ne soit pas une puissance de l’âme, mais son
essence. Car l’intellect semble être la même chose que l’esprit (mens). Or, l’esprit n’est pas une puissance
de l’âme, mais son essence. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 9. chap. 4) : L’esprit ne désigne pas un rapport,
mais il exprime l’essence. Donc l’intellect est l’essence même de l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : La
sensibilité désigne tantôt une des puissances de 1 âme sensitive et tantôt
l’âme sensitive elle-même. Car l’âme sensitive est quelquefois désignée par le
nom de sa faculté la plus importante qui est la sensibilité. De même l’âme
intellective est quelquefois appelée l’intelligence parce que c’est sa faculté
la plus importante, et c’est dans ce sens qu’on dit que l’intellect est une
substance (De animâ,
liv. 1, text.
65). C’est aussi de cette manière que saint Augustin dit que l’esprit est une
espèce ou une essence.
Objection
N°2. Les divers genres de puissance ne sont pas compris dans une seule
puissance, mais dans l’essence de l’âme exclusivement. Or, l’appétit (C’est-à-dire
la partie appétitive et la partie intellectuelle.) et l’intellect sont des
puissances d’un genre différent, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text.
27), et elles sont cependant comprises l’une et l’autre dans l’esprit. Car
saint Augustin (De Trin., liv. 10,
chap. 11) place en lui l’intelligence et la volonté. Donc l’intellect est comme
l’esprit l’essence même de l’âme et non une de ses puissances.
Réponse
à l’objection N°2 : L’appétit
et l’intellect sont des puissances de divers genres parce que leurs objets sont
de nature diverse. Mais l’appétit a quelque chose de commun d’un côté avec
l’âme intellective et de l’autre avec l’âme sensitive suivant qu’il opère par
le moyen des organes corporels ou sans eux. Car l’appétit suit la perception,
et c’est en ce sens que saint Augustin place la volonté dans l’esprit et
Aristote dans la raison (Toutefois elle en est distincte sons le rapport de
l’objet formel, parce que la raison a pour objet l’être, et la volonté a pour
objet le bien.) (De animâ,
liv. 3, text. 42).
Objection
N°3. D’après saint Grégoire (Hom. Ascens.), l’homme a l’intellect de commun avec les
anges. Or, on appelle les anges des esprits et des intelligences. Donc l’esprit
et l’intelligence de l’homme ne forment pas une des puissances de l’âme, mais
l’âme elle-même.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans les
anges il n’y a pas d’autres facultés que l’intelligence et la volonté qui est
une conséquence de l’intelligence. Et on donne à l’ange le nom d’esprit ou
d’intelligence parce que c’est en cela que consiste toute sa vertu. Mais l’âme
humaine a beaucoup d’autres puissances, telles que les puissances sensitives et
nutritives ; c’est pourquoi il n’y a pas de parité.
Objection
N°4. Une substance est
intelligente parce qu’elle est immatérielle par son essence. Or, l’âme est
ainsi immatérielle. Il semble donc qu’elle soit intelligente de la même
manière.
Réponse
à l’objection N°4 : L’immatérialité
de la substance intellectuelle ne constitue pas l’intelligence, mais elle lui
donne la faculté de comprendre. Il n’est donc pas nécessaire que l’intelligence
de l’âme soit sa substance, il suffit que ce soit une de ses vertus ou de ses
puissances.
Mais c’est le contraire. Car Aristote
fait de l’intellect une puissance de l’âme (De
animâ, liv. 2, text.
27).
Conclusion Comme dans l’homme
l’intelligence n’est pas la même chose que son être, elle n’est pas par
conséquent son essence, mais une des puissances de son âme.
Il
faut répondre que d’après ce que nous avons dit précédemment (quest. 54, art. 3 ; quest. 59, art. 2, et 77, art. 1) l’intellect est une puissance de l’âme et non son
essence. Car le principe immédiat de l’action n’est l’essence même du sujet qui
l’opère que quand son action même est son être. En effet, la puissance est à
l’action ce que l’essence est à l’être. Or, il n’y a qu’en Dieu que
l’intelligence soit identique avec l’être. Par conséquent il n’y a qu’en lui
que l’intelligence soit l’essence, mais dans toutes les autres créatures
intellectuelles elle n’est qu’une puissance du sujet qui comprend.
Article
2 : L’intellect est-il une puissance passive ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect ne soit pas une puissance passive. Car tout être
est passif en raison de sa matière et actif en raison de sa forme. Or, la vertu
intellective est la conséquence de l’immatérialité de la substance
intelligente. Il semble donc que l’intellect ne soit pas une puissance passive.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection prend le mot passif dans le premier et le second sens, c’est-à-dire dans le sens qui convient à la matière
première. Mais le troisième sens convient à tout sujet qui existe en puissance
et qui passe à l’acte.
Objection
N°2. La puissance intellective
est incorruptible, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 6). Or, l’intellect, s’il est passif, est corruptible,
comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 20).
Donc la puissance intellective n’est pas passive.
Réponse
à l’objection N°2 : Il y a des
philosophes qui entendent par l’intellect passif l’appétit sensitif qui est le
siège des passions de l’âme et qu’Aristote appelle raisonnable parce qu’il
obéit à la raison (Eth.,
liv. 1, chap. ult.). Il y en a d’autres qui donnent le nom d’intellect passif à
la faculté pensante ou discursive qu’on appelle raison particulière. Dans ces deux sens on peut prendre le mot
passif suivant les deux premières acceptions
que nous lui avons données, parce que l’intellect ainsi compris est l’acte d’un
organe corporel quelconque. Mais l’intellect qui est en puissance par rapport
aux choses intelligibles, et qu’Aristote appelle pour ce motif l’intellect
possible (De animâ,
liv. 3, text. 17 et text.
5), n’est passif que dans le troisième sens parce qu’il n’est pas l’acte d’un
organe corporel. Et c’est pour cela qu’il est incorruptible.
Objection
N°3. Agir est plus noble que
pâtir, comme le disent saint Augustin (Sup.
Gen. ad litt., liv. 3,
chap. 16) et Aristote (De animâ, liv. 3,
text. 19). Or, les puissances de l’âme végétative qui
sont les puissances les plus infimes de l’âme sont actives. Donc à plus forte
raison les puissances intellectives, qui sont ce qu’il y a de plus élevé, le
sont-elles toutes aussi.
Réponse
à l’objection N°3 : Agir est
plus noble que pâtir, si l’activité et la passivité se rapportent au même
objet, mais il n’en est pas toujours de même si elles se rapportent à des
objets divers. Ainsi l’intellect est une force passive par rapport à l’être universel
pris dans sa généralité, tandis que l’âme végétative est active par rapport à
un être particulier, c’est-à-dire par rapport au corps qui lui est uni. Rien
n’empêche donc que tel être passif ne soit plus noble que tel être actif.
Mais c’est le contraire. Car Aristote
dit (De animâ,
liv. 3, text. 12) que penser c’est éprouver ou
souffrir quelque chose.
Conclusion Penser étant éprouver ou
souffrir quelque chose, l’intelligence est une puissance passive.
Il
faut répondre qu’on peut être passif de trois manières : 1° Dans le sens le
plus propre, c’est-à-dire quand le sujet est privé d’une chose qui lui convient
naturellement ou pour laquelle il a une inclination propre ; comme, par
exemple, quand l’eau perd par la chaleur sa fraîcheur, ou quand l’homme est
malade ou triste. 2° Dans un sens moins propre quand le sujet change pour être
mieux ou pire. Dans ce sens l’homme est passif non seulement quand il devient
malade, mais quand il guérit ; non seulement quand il s’attriste, mais quand il
se réjouit ; enfin toutes les fois qu’il subit une modification ou un
changement quelconque. 3° Enfin, en général on dit qu’un sujet est passif lorsqu’étant en puissance par rapport à une chose il la
reçoit sans perdre ce qu’il possédait préalablement. Dans ce sens on peut dire
de tout être qui passe de la puissance à l’acte qu’il est passif, même
lorsqu’il acquiert une perfection. C’est ainsi que notre intellect est passif.
Car l’action de l’intellect, comme nous l’avons dit (quest. 5, art. 2 ; quest. 78,
art. 1), a pour objet l’être absolu ou universel. On peut donc examiner si
l’intellect est en acte ou en puissance en considérant la nature des rapports
qu’il a avec l’être universel. Ainsi il y a un intellect qui est absolument en
acte par rapport à l’être universel tout entier, c’est l’intellect divin, qui
est l’essence elle-même de, Dieu dans laquelle tout être préexiste
originellement et virtuellement comme dans sa cause première. C’est pourquoi
l’intellect divin n’est point en puissance, c’est un acte pur. Mais il n’y a
pas d’intellect créé qui puisse être en acte par rapport à l’être universel
tout entier, parce qu’il faudrait alors qu’il fût infini. Par conséquent, tout
intellect créé, par cela même qu’il existe, n’est pas en acte à l’égard de
toutes les choses intelligibles, il est par rapport à elles ce que la puissance
est à l’acte. Or, la puissance se rapporte à l’acte de deux manières. Il y aune
puissance qui est toujours parfaite par son acte ; telle est la matière des
corps célestes (Qu’on supposait immuable et incorruptible et dont la forme,
disait-on, absorbait tellement la matière qu’elle n’était pas susceptible d’en
revêtir une autre.). Il y a une autre puissance qui n’est pas toujours en acte,
mais qui passe de la puissance à l’acte, comme tous les corps sujets à la
génération et à la corruption. L’entendement angélique est toujours en acte à
l’égard des choses intelligibles qui sont de son domaine, parce qu’il se
rapproche de l’intelligence première qui est un acte pur, comme nous l’avons
dit (quest. 58, art. I ; quest. 2, art. 2, et quest. 3, art. 1). Mais
l’entendement humain qui est placé au dernier rang dans l’ordre des
intelligences et qui est le plus éloigné de la perfection de l’intelligence
divine est en puissance par rapport à toutes les choses intelligibles. Au
commencement il est, selon l’expression d’Aristote (De animâ, liv. 3, text.14), une table
rase sur laquelle il n’y a encore rien d’écrit (Il ne faut pas prendre dans un
sens trop rigoureux ces expressions d’Aristote, parce que l’âme est en
puissance les objets eux-mêmes selon la théorie péripatéticienne, et qu’elle
renferme en elle la semence de toutes les idées que la parole doit développer.).
Ce qui ressort évidemment de ce qu’au début de l’existence nous ne sommes
intelligents qu’en puissance et nous devenons ensuite peu à peu intelligents en
acte. Il est donc clair que comprendre c’est être passif selon le sens que nous
avons donné en troisième lieu à ce mot, et que par conséquent l’intellect est
une puissance passive.
Article
3 : Faut-il admettre dans l’âme un intellect agent ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas admettre un intellect agent. Car comme les
sens se rapportent aux choses sensibles, ainsi l’intellect se rapporte aux
choses intelligibles. Or, comme les sens sont en puissance à l’égard des choses
sensibles, on n’admet pas de sens agent, mais seulement un sens patient. Donc
notre intellect étant en puissance par rapport aux choses intelligibles, il
semble qu’on ne doive pas admettre un intellect agent, mais seulement un
intellect possible.
Réponse
à l’objection N°1 : Les choses
sensibles existent en acte hors de l’âme et pour ce motif on n’a pas eu besoin
d’admettre un sens agent. Ainsi il est évident que dans l’âme nutritive toutes les puissances sont actives, tandis que
dans l’âme sensitive elles sont toutes passives. Mais dans l’âme intellective
il y a quelque chose d’actif et quelque chose de passif.
Objection
N°2. Si on prétend que dans les
sens il y a un agent et que c’est la lumière, on peut ainsi insister. La
lumière est nécessaire à la vue parce qu’elle rend actuellement lucide le
milieu dans lequel se produisent les couleurs. Or, dans l’action de l’intellect
il n’est pas nécessaire d’admettre un milieu qui soit ainsi en acte. Il n’est
donc pas nécessaire d’admettre un intellect agent.
Réponse
à l’objection N°2 : A l’égard
de l’effet de la lumière il y a deux sortes d’opinion. Il y en a qui disent que
la lumière est nécessaire à la vue pour rendre les couleurs actuellement
visibles. D’après cette opinion l’intellect agent est nécessaire à
l’intelligence pour le même motif et dans le même sens que la lumière est
nécessaire à la vue. D’autres prétendent que la lumière est nécessaire à la
vue, non pour rendre les couleurs actuellement visibles, mais pour que le milieu
soit lui-même actuellement lucide ; c’est le sentiment du commentateur
d’Aristote (Averroës.) (De an., liv. 6, comment. 18). Dans ce cas la ressemblance
qu’Aristote établit entre l’intellect agent et la lumière n’est vraie qu’en ce
que la lumière est nécessaire à la vue comme l’intellect agent à
l’intelligence, mais cette nécessité ne repose pas sur le même motif.
Objection
N°3. L’image de l’agent est
reçue dans le patient selon la manière d’être de celui-ci. Or, l’intellect
possible est immatériel ; par là même qu’il est immatériel les formes qu’il
reçoit doivent donc être reçues en lui immatériellement. Et comme une forme est
intelligible en acte par là même qu’elle est immatérielle, il n’y a donc pas
nécessité d’admettre un intellect agent qui rende les espèces intelligibles en
acte.
Réponse
à l’objection N°3 : Supposée
l’existence préalable d’un agent, il arrive que sa ressemblance est reçue de
différentes manières dans divers sujets en raison de la variété de leur
disposition. Mais si l’agent n’est pas préexistant, la disposition du sujet qui
le reçoit ne fait rien à cet égard. Or, l’objet intelligible en acte n’est pas
quelque chose qui existe dans la nature, puisque parmi les êtres sensibles il
n’y en a pas qui soient absolument étrangers à la matière. C’est pourquoi
l’immatérialité de l’intellect possible ne suffirait pas pour donner
l’intelligence d’une chose s’il n’y avait pas là l’intellect agent qui rendît
les objets intelligibles en acte par le moyen de l’abstraction.
Mais c’est le contraire. Car, comme
le dit Aristote (De animâ,
liv. 3, text. 17), il en est de l’âme comme de toute
la nature, il y a en elle l’intelligence qui d’une part peut devenir toutes
choses (L’intellect possible devient toutes les choses qu’il perçoit, et
l’intellect agent peut tout faire, c’est-à-dire rendre toutes choses
intelligibles, de manière que l’âme se les identifie.) et qui d’autre part peut
tout faire. Donc on doit admettre en elle un intellect agent.
Conclusion Puisque rien de ce qui est
en puissance n’est amené à l’acte que par un être qui est en acte lui-même, il
est nécessaire que dans l’âme, indépendamment de l’intellect possible qui la
rend susceptible de devenir toutes choses, il y ait un intellect agent qui la
rende apte à tout faire et à faire passer de la puissance à l’acte tout ce qui
est intelligible.
Il
faut répondre que d’après l’opinion de Platon il n’est pas nécessaire
d’admettre un intellect agent pour rendre les choses intelligibles en acte,
mais seulement pour donner la lumière intelligible au sujet intelligent, comme
nous le verrons (art. suiv. et quest. 84,
art. 6). En effet, Platon supposait que les formes des choses matérielles
subsistaient sans matière et qu’elles étaient par conséquent intelligibles ;
car ce qui est immatériel est par là même intelligible en acte. Il leur donnait
le nom d’espèces ou d’idées (Ainsi la matière n’étant pour Platon qu’une
apparence, toutes les formes des choses naturelles étaient intelligibles par
elles-mêmes ; par conséquent, il ne voyait pas la nécessité de l’intellect
agent.) et il disait que la participation à ces idées produisait la forme des
choses matérielles et constituait naturellement chaque corps dans son genre et
son espèce propre, et que c’était cette même participation qui donnait à nos
intelligences la science des genres et des espèces. Mais Aristote n’ayant pas
admis (Met., liv. 3, text. 10, jusqu’à la fin du livre.) que les formes des
choses naturelles subsistent sans matière, et ayant reconnu au contraire que
les formes qui existent dans la matière ne sont pas intelligibles en acte, il
s’ensuivait que les natures ou les formes des choses sensibles que nous
comprenons n’étaient pas intelligibles en acte. Or, il n’y a qu’un être en acte
qui puisse faire passer une chose de la puissance à l’acte ; ainsi les sens ne peuvent être mis en acte que par un objet sensible qui soit
en acte aussi. Il faut donc reconnaître dans l’intellect une vertu qui rende
les objets intelligibles en acte en dégageant leurs espèces des conditions
matérielles où elles se trouvent. C’est pour cela qu’il est nécessaire
d’admettre un intellect agent.
Article
4 : L’intellect agent est-il quelque chose de l’âme ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect agent ne soit pas quelque chose de notre âme.
Car cet intellect a pour effet d’éclairer l’intelligence. Or, on ne peut
éclairer l’âme que par quelque chose de plus élevé qu’elle, d’après ces paroles
de saint Jean (Jean, 1, 9) : Il était la
véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il semble donc
que l’intellect agent ne soit pas quelque chose de l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette
lumière véritable illumine comme la cause universelle à laquelle l’âme humaine
emprunte une certaine vertu particulière, ainsi que nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.).
Objection
N°2. Aristote (De an., liv. 3, text.
20) dit que l’intellect agent n’est point une chose qui tantôt comprend et
tantôt ne comprend pas. Or, notre âme ne comprend pas toujours, mais elle
comprend en certains moments et ne comprend pas dans d’autres. Donc l’intellect
agent n’est pas quelque chose de notre âme.
Réponse
à l’objection N°2 : Aristote ne
parle pas ainsi de l’intellect agent, mais de l’intellect en acte. Aussi il
avait dit précédemment que l’intellect en acte est identique à la science de la
chose. Ou bien si on entend ces paroles de l’intellect agent, elles signifient
qu’il n’est pas la cause pour laquelle tantôt nous comprenons et tantôt nous ne
comprenons pas, mais que ce phénomène résulte de l’intellect qui est en puissance.
Objection
N°3. L’activité et la passivité
suffisent pour l’action. Si donc l’intellect passif, qui est une faculté
passive, est quelque chose de notre âme et que l’intellect agent qui est une
faculté active soit aussi quelque chose, il s’ensuivra que l’homme pourra
toujours comprendre quand il le voudra, ce qui est évidemment faux. Donc
l’intellect agent n’est pas quelque chose de notre âme.
Réponse
à l’objection N°3 : Si
l’intellect agent se rapportait à l’intellect possible, comme l’objet en acte à
la puissance, c’est-à-dire comme l’objet actuellement visible à la vue, il
s’ensuivrait que nous comprendrions immédiatement toutes choses, puisque
l’intellect agent est ce qui donne à l’âme le pouvoir de tout faire. Mais il ne
se rapporte pas à l’âme comme son objet, il s’y rapporte seulement comme
rendant les objets intelligibles en acte, et pour cela, indépendamment de sa
présence, il faut que les images des choses soient fournies par les sens, que
les facultés sensitives soient bien disposées et suffisamment exercées, parce
que l’intelligence d’une chose conduit à l’intelligence de beaucoup d’autres,
comme on comprend les propositions par les termes qui les composent et les
conclusions parles premiers principes dont elles dérivent. D’ailleurs à cet
égard il est indifférent que l’intellect agent fasse partie de l’âme ou qu’il
en soit séparé.
Objection
N°4. D’après Aristote (De animâ, liv.
3, text. 19), l’intellect agent est une substance en
acte. Or, il est impossible que la même chose soit par rapport au même objet en
acte et en puissance. Si donc l’intellect possible qui est en puissance par
rapport à toutes les choses intelligibles est quelque chose de notre âme, il
semble qu’il ne puisse pas en être ainsi de l’intellect agent.
Réponse
à l’objection N°4 : L’âme
intellective est immatérielle en acte, mais elle est en puissance à l’égard des
espèces particulières des choses. Au contraire, les images des objets sont en
acte la ressemblance des espèces, mais elles sont immatérielles en puissance.
Par conséquent rien n’empêche qu’une seule et même âme, en tant qu’elle est
immatérielle, ait une vertu qui rende les images des objets immatérielles en
acte en les dépouillant de tout ce qu’elles ont de matériel et d’individuel, et
c’est cette vertu qu’on appelle l’intellect agent, et qu’elle possède une autre
vertu qui reçoive ces espèces et qu’on appelle l’intellect possible parce qu’il
est en puissance par rapport à elles.
Objection
N°5. Si l’intellect agent est
quelque chose de l’âme humaine, il faut que ce soit une puissance, car ce ne
peut être ni une passion ni une habitude. En effet, les habitudes et les
passions ne sont pas des agents par rapport aux facultés passives de l’âme ; la
passion est plutôt l’action de l’une de ces puissances, et l’habitude est la
conséquence de ses actes. Or, toute puissance émanant de l’essence de l’âme, il
s’ensuivrait alors que l’intellect agent en procéderait et que par conséquent
il ne serait pas une participation de l’âme à une intelligence supérieure, ce
qui répugne. L’intellect agent n’est donc pas quelque chose de notre âme.
Réponse
à l’objection N°5 : Puisque
l’essence de l’âme est immatérielle et qu’elle a été créée par l’intelligence
suprême, rien n’empêche que la vertu qu’elle a reçue de cet intellect supérieur
pour abstraire des objets leurs conditions matérielles ne procède de son
essence, comme toutes ses autres puissances.
Mais c’est le contraire. Car Aristote
dit (De animâ,
liv. 3, text.
17 et 18) qu’il est nécessaire d’admettre dans l’âme ces deux puissances différentes,
un intellect possible et un intellect agent.
Conclusion Puisqu’il n’y a rien de
plus parfait, que l’âme humaine parmi les êtres inférieurs qui ont reçu des
causes universelles leurs vertus propres, il faut qu’il y ait en elle une
certaine vertu qui émane d’un entendement supérieur et qui éclaire les objets
en rendant intelligibles en acte les choses qui ne sont intelligibles qu’en
puissance.
Il
faut répondre que l’intellect agent dont parle Aristote est quelque chose de
l’âme. Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il est à remarquer qu’au-dessus
de l’intelligence humaine il est nécessaire de reconnaître un entendement
supérieur qui donne à l’âme la faculté de comprendre. Car toujours ce qui
existe par participation, ce qui est mobile et ce qui est imparfait, présuppose
comme antérieur à lui quelque chose qui est par essence ce qu’il est par
participation, quelque chose d’immobile et de parfait. Or, l’âme humaine n’est
intellective que parce qu’elle participe à une vertu intellectuelle. La preuve
en est qu’elle n’est pas totalement intellective, elle ne l’est que par
quelqu’une de ses parties. Ainsi elle n’arrive à l’intelligence de la vérité
que par la méthode discursive et par voie d’argumentation. Elle a de plus une
intelligence imparfaite, parce qu’elle ne comprend pas tout et parce que dans
les choses qu’elle comprend elle passe de la puissance à l’acte. Il faut donc
qu’il y ait une intelligence supérieure à la sienne qui l’aide à comprendre. Il
y a des philosophes qui ont voulu faire une substance séparée de cet intellect
agent qui rend les objets intelligibles en les éclairant de sa lumière. Mais en
supposant que cet intellect soit réellement séparé, il n’en faudrait pas moins
reconnaître dans l’âme humaine une vertu qui serait une participation d’une
intelligence supérieure et qui rendrait les objets actuellement intelligibles.
C’est ainsi que dans tous les autres êtres qui sont parfaits dans leur genre,
indépendamment de leurs causes universelles, il y a des vertus propres qui sont
imprimées à chacun d’eux et qui leur viennent d’agents supérieurs. Car ce n’est
pas le soleil seul qui engendre l’homme, mais il y a dans l’homme comme dans
tous les autres animaux parfaits une vertu génératrice qui est cause de sa
reproduction. Or, parmi les êtres d’ici-bas il n’y a rien de plus parfait que
l’âme humaine. Il faut donc qu’il y ait en elle une vertu qui émane d’une
intelligence supérieure et qui éclaire les images que les sens lui fournissent.
C’est ce que l’expérience nous apprend, puisque nous remarquons que nous
dégageons par l’abstraction les formes universelles de leurs conditions
particulières et que nous rendons ainsi les objets actuellement intelligibles.
Or, comme une action ne se rapporte à une chose qu’autant qu’elle provient d’un
principe qui lui est formellement inhérent, ainsi que nous l’avons dit en
parlant de l’intellect possible (quest. 76, art. 1), il faut donc que la vertu
qui est le principe de cette action soit quelque chose de l’âme, et c’est pour
cela qu’Aristote a comparé (De animâ, liv. 3, text. 18)
l’intellect agent à la lumière qui est une chose reçue dans l’air, tandis que
Platon, selon l’observation de Thémistius (Un des
commentateurs les plus célèbres d’Aristote, et que Tzetzès
appelle le secrétaire de Théodose. Photius lui attribue des commentaires sur
toutes les œuvres d’Aristote.) (Comment. anim., liv. 3), a comparé au soleil l’intellect séparé
qui imprime sa lumière dans nos âmes. Cet intellect séparé, d’après ce que
notre foi nous enseigne, n’est rien autre chose que Dieu lui-même qui est le
créateur de l’âme et l’auteur unique de son bonheur, comme nous le verrons
(quest. 106, art. 2). C’est donc à lui que l’âme humaine emprunte sa lumière
d’après ces paroles du Psalmiste : La
lumière de votre visage est imprimée sur nous, Seigneur (Ps. 14, 7).
Article
5 : N’y a-t-il qu’un intellect agent pour tous les hommes ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait qu’un seul intellect agent pour tous les hommes.
Car rien de ce qui est séparé du corps ne se multiplie en proportion des corps
eux-mêmes. Or, l’intellect agent est séparé, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
3, text. 19 et 20). Donc il n’y a pas autant
d’intellects agents qu’il y a d’hommes, mais il n’y en a qu’un pour tout le
monde.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote prouve que l’intellect agent est séparé, parce que
l’intellect possible l’est aussi ; car il s’appuie sur ce que celui qui agit
est plus noble que celui qui pâtit. Or, il dit que l’intellect possible est
séparé, parce qu’il n’est pas l’acte d’un organe corporel, et c’est dans le
même sens qu’il prétend que l’intellect agent l’est aussi (D’après Aristote,
l’intelligence est séparée, c’est-a-dire qu’elle est sans mélange avec quoi que ce soit ; ce qui ne veut pas dire qu’elle
soit une autre substance que l’âme.), mais il ne veut pas dire par là que ce
soit une substance séparée.
Objection
N°2. L’intellect agent rend
universel ce qui est un dans une multitude d’individus. Or, ce qui est cause de
l’unité est ce qu’il y a de plus un. Donc l’intellect agent est un dans tous
les hommes.
Réponse
à l’objection N°2 : L’intellect
agent produit l’universel en faisant abstraction de la matière. Or, il n’est
pas nécessaire pour cela qu’il n’y en ait qu’un seul pour tous ceux qui ont de
l’intelligence, mais il faut que dans tous les hommes il se rapporte de la même
manière à tous les objets dont il abstrait l’universel qui est un. Et tel est
l’intellect agent en tant qu’immatériel.
Objection
N°3. Tous les hommes ont de
commun les premières conceptions de l’intellect. Or, ils y adhèrent par
l’intellect agent. Donc ils ont de commun le même intellect agent.
Réponse
à l’objection N°3 : Tous les
êtres qui sont de la même espèce ont de commun l’action qui résulte de la
nature de leur espèce ; par conséquent ils ont aussi de commun la vertu qui est
le principe de leur action ; ce qui ne signifie pas toutefois qu’elle soit
numériquement la même pour tous les êtres. Or, la connaissance des premières
choses intelligibles est une action qui est une conséquence de l’espèce humaine.
Il faut donc que tous les hommes aient de commun la vertu qui est le principe
de cette action, et c’est cette vertu qui est le principe de l’intellect agent.
Il ne faut cependant pas qu’elle soit numériquement la même dans tous les
hommes, mais il faut qu’elle sorte d’un principe unique (Ce principe unique
n’est rien autre chose que Dieu et constitue ce qu’il y a d’impersonnel dans la
raison.) pour être ensuite communiquée à tous. La part commune que tous les
hommes prennent aux premiers principes intelligibles démontre l’unité de
l’intellect séparé que Platon compare au soleil, mais elle ne prouve pas
l’unité de l’intellect agent qu’Aristote compare à la lumière (L’intelligence
active, dit Aristote, estime sorte de virtualité pareille à la lumière ; car la
lumière fait des couleurs qui ne sont qu’en puissance des couleurs en réalité,
et c’est ce que fait l’intellect agent à l’égard des choses intelligibles.).
Mais c’est le contraire. Aristote dit
(De animâ,
liv. 3, text. 18) que l’intellect agent est comme une
lumière. Or, ce n’est pas la même lumière qui éclaire tous les divers objets.
Donc l’intellect agent n’est pas le même dans les divers individus.
Conclusion L’intellect agent étant
une vertu de l’âme, il n’est pas possible qu’il n’y en ait qu’un pour tous les
hommes, mais il faut qu’il y en ait autant qu’il y a d’âmes.
Il
faut répondre que la solution de cette question est une conséquence de ce que
nous avons dit dans l’article précédent. Car si l’intellect agent n’était pas
quelque chose de l’âme, mais une substance séparée, il n’y aurait qu’un
intellect agent pour tous les hommes. Et c’est ainsi que l’entendent ceux qui
n’en admettent qu’un. Mais si l’intellect agent est quelque chose de l’âme et
qu’il soit une de ses vertus, il faudra nécessairement qu’il y ait autant
d’intellects agents qu’il y a d’âmes, et que par conséquent il y en ait autant
qu’il y a d’hommes, puisqu’il y a autant d’âmes que d’hommes, comme nous
l’avons dit (quest. 76, art. 2). Car il ne peut se faire qu’il n’y ait numériquement
qu’une seule et même puissance pour divers sujets.
Article
6 : La mémoire est-elle dans la partie intellective de l’âme ?
Objection
N°1. Il semble que la mémoire ne soit pas dans la partie intellective de l’âme.
Car saint Augustin dit (De Trin.,
liv. 12, chap. 2) que les choses qui ne sont pas communes aux hommes et aux
bêtes appartiennent à la partie supérieure de l’âme. Or, la mémoire est commune
aux hommes et aux bêtes. Car saint Augustin dit encore que les bêtes peuvent
sentir au moyen des sens les choses corporelles et les confier à leur mémoire.
Donc la mémoire n’appartient pas à la partie intellective de l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : La mémoire,
selon qu’elle conserve les espèces, n’est pas commune à l’homme et aux bêtes ;
car les espèces ne sont pas seulement conservées dans la partie sensitive de
l’âme ; elles existent plutôt dans l’âme unie au corps, puisque la faculté
mémorative est l’acte d’un organe. Mais l’intellect est destiné par lui-même à
conserver les espèces sans avoir besoin de la concomitance d’un organe
corporel. Ainsi Aristote dit (De animâ, liv. 3, text. 6) que
l’âme est le lieu des espèces (Cette magnifique expression vient peut-être de
Platon, et rappelle une magnifique pensée de saint Augustin, que Mallebranche a exprimée en disant que Dieu est le lieu des esprits, comme l’espace est le lieu des corps.),
qu’elle ne jouit pas tout entière de cette propriété, mais que c’est seulement
son intellect.
Objection
N°2. La mémoire a pour objet
les choses passées. Or, on dit qu’une chose est passée par rapport à un temps
déterminé. La mémoire est donc la faculté qui nous fait connaître un objet sous
un temps déterminé, c’est-à-dire tel qu’il est dans le temps et l’espace. Or,
cette fonction n’est pas propre à l’intellect, mais aux sens. Donc la mémoire
n’est pas dans la partie intellective, mais seulement dans la partie sensitive.
Réponse
à l’objection N°2 : Le passé
peut se rapporter à deux points : à l’objet connu et à l’acte de la
connaissance. Ces deux choses se trouvent simultanément réunies dans la partie
sensitive qui perçoit les objets quand elle est impressionnée par leur présence
sensible. Ainsi l’animal se rappelle tout à la fois qu’il a eu antérieurement
dans le passé une sensation, et qu’il a senti un objet sensible qui n’existe
plus. Mais pour ce qui est de la partie intellective, le passé est un accident
; il n’existe pas par lui-même de la part de l’objet de l’intellect. Car
l’intellect comprend l’homme en tant qu’homme. Il est accidentel à l’homme
ainsi considéré d’exister dans le présent, ou dans le passé, ou dans le futur.
De la part de l’acte le passé peut être pris dans un sens absolu aussi bien
quand il s’agit de l’intellect que quand il s’agit des sens. Car, pour notre
âme, comprendre est un acte particulier qui existe en tel ou tel temps ; ainsi
on dit que l’homme comprend maintenant, ou hier, ou demain. Et il n’y a là rien
qui répugne à la nature de l’intelligence, parce que si comprendre est dans ce
sens quelque chose de particulier, ce n’en est pas moins un acte immatériel,
comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 2). C’est pourquoi comme l’intellect se
comprend lui-même bien qu’il soit quelque chose de particulier, de même il
comprend sa propre connaissance ou intelligence bien que ce soit un acte particulier
qui existe dans le passé, le présent ou l’avenir. Ainsi la mémoire, considérée
par rapport aux choses passées, existe dans l’intellect, dans le sens que
l’intellect comprend qu’il a eu antérieurement l’intelligence d’une chose, mais
elle n’y existe pas relativement au passé considéré comme tel.
Objection
N°3. Dans la mémoire se
conservent les espèces des choses auxquelles on ne pense pas actuellement. Or,
il n’est pas possible que cela ait lieu dans l’intellect, parce que l’intellect
devient en acte par cela seul qu’il est impressionné par une espèce
intelligible. Or, quand l’intellect est en acte il comprend en acte, et par
conséquent il comprend actuellement toutes les choses dont les espèces lui sont
présentes. La mémoire n’est donc pas dans la partie intellective.
Réponse
à l’objection N°3 : Les espèces intelligibles sont quelquefois dans l’intellect
seulement en puissance. Et alors on dit que l’intellect existe en puissance.
D’autres fois elles sont absolument en acte, et alors l’intellect comprend
actuellement. Enfin elles y existent d’une façon qui tient le milieu entre la
puissance et l’acte, et alors on dit que l’intellect possède les choses d’une
manière habituelle. C’est ainsi que l’intellect conserve les espèces quand il
ne les comprend pas actuellement.
Mais c’est le contraire. Car saint
Augustin dit (De Trin., liv. 10,
chap. 11) que la mémoire,
l’intelligence et la volonté ne forment qu’un seul et même esprit.
Conclusion La mémoire comme faculté
conservatrice des espèces intelligibles se rapporte à la partie intellective de
l’âme, mais selon qu’elle a pour objet le passé considéré comme tel, elle se
rapporte davantage à la partie sensitive.
Il
faut répondre que puisqu’il est dans la nature de la mémoire de conserver les
espèces des choses qu’on ne perçoit pas actuellement, il faut d’abord
considérer si les espèces intelligibles peuvent être ainsi conservées dans
l’intellect. Car Avicenne a supposé que c’était impossible (Ce sentiment
d’Avicenne est encore celui des philosophes qui suivent le système de Kant ;
car ils admettent qu’il n’y a pas de mémoire à l’égard des conceptions, et que
l’âme, à chaque fois qu’elle en a besoin, est obligée de les reproduire de
nouveau.). Ainsi il disait que dans la partie sensitive il y a des puissances
qui, par là même qu’elles sont les actes des organes corporels, peuvent
conserver en elles quelques espèces sans avoir besoin de les percevoir
actuellement de nouveau. Mais que dans l’intellect qui n’a
aucun organe corporel il n’existait rien que d’une manière intelligible, et
qu’il fallait par conséquent qu’on comprit en acte l’objet dont l’image ou la
ressemblance existe dans l’entendement. Ainsi, d’après ce philosophe, aussitôt
qu’on cesse de comprendre en acte une chose, l’espèce de cette chose cesse d’être
dans l’intellect. Si on veut la comprendre de nouveau, on doit se tourner vers
l’intellect agent, qu’il suppose une substance séparée, pour que les espèces
intelligibles en émanent et frappent l’intellect possible. Il prétend que
l’habitude de se tourner ainsi vers l’intellect agent donne à l’intellect
possible une certaine facilité et une certaine aptitude de conception qui
constitue ce qu’il appelle la science habituelle. Ainsi dans ce système il n’y
a donc rien de conservé dans la partie intellective qui ne soit compris en
acte. Par conséquent il n’y a pas lieu sous ce rapport d’admettre la mémoire
dans la partie intellective de l’âme. — Mais cette opinion est absolument
contraire au sentiment d’Aristote. Car il dit (De animâ, liv. 3, text.
8) que l’intellect possible devient les choses qu’il pense en ce sens que l’on
dit d’un homme qu’il est savant, parce qu’en effet il est savant en acte. Et
c’est ce qui a lieu du moment que l’intelligence peut agir par elle-même. Elle
n’en est pas moins alors également en puissance d’une certaine façon, mais elle
n’est pas tout à fait comme elle était avant qu’elle eût appris ou découvert la
chose. Or, on dit que l’intellect possible est transformé en chaque chose selon
qu’il reçoit les espèces de chaque objet. Donc, par là même qu’il reçoit les
espèces des choses intelligibles, il a tout ce qu’il faut pour agir quand il le
veut ; ce qui ne signifie pas toutefois qu’il agisse toujours, parce qu’il est
d’une certaine manière en puissance, mais il y est autrement qu’avant d’avoir
compris : il est dans l’état de celui qui, ayant la science habituelle, se
trouve en puissance de réfléchir actuellement à ce qu’il sait. D’ailleurs
l’hypothèse d’Avicenne répugne à la raison. Car ce qui est reçu dans un être y
est reçu selon le mode du sujet qui le reçoit. Or, l’intellect est d’une nature
plus ferme et plus immuable que la matière corporelle. Si donc la matière
corporelle ne conserve pas seulement les formes qu’elle reçoit pendant qu’elle
agit par leur moyen, mais si elle les conserve encore après, à plus forte
raison l’intellect reçoit-il d’une manière immuable et inamissible les espèces
intelligibles, soit qu’elle les ait reçues des objets sensibles, soit qu’elles
émanent d’une intelligence supérieure. Par conséquent, si par la mémoire on
entend la faculté qui conserve les espèces, il faut dire que cette faculté
existe dans la partie intellective de l’âme. — Mais il est encore dans la
nature de la mémoire que son objet soit passé et considéré comme tel ; cette
faculté n’existe pas à ce titre dans la partie intellective de l’âme. Elle
appartient à la partie sensitive qui perçoit les objets particuliers. Car le
passé considéré comme tel, désignant l’être sous un temps déterminé, rentre
dans la condition des choses particulières.
Article
7 : La mémoire intellectuelle est-elle une faculté différente de l’entendement
?
Objection
N°1. Il semble que la mémoire intellectuelle soit une faculté différente de
l’entendement. Car saint Augustin (De
Trin., liv. 10, chap. 10 et 11) place dans l’esprit (in mente) la mémoire, l’intelligence et la volonté. Or, il est
évident que la mémoire est une puissance différente de la volonté. Donc elle
est également différente de l’intellect.
Réponse
à l’objection N°1 : Le Maître
des sentences (Dist. 3, 1 Sent.)
dit que la mémoire, l’intelligence et la volonté sont trois facultés, mais qu’à
cet égard il ne suit pas le sentiment de saint Augustin qui dit expressément (De Trin., liv. 14. chap. 7) que si on
considère la mémoire, l’intelligence et la volonté comme étant toujours
présentes à l’esprit, soit qu’on pense, soit qu’on ne pense pas, elles
paraissent toutes les trois appartenir à la mémoire. Ce que je nomme
l’intelligence, ajoute-t-il, c’est ce qui fait que nous comprenons une chose en
y pensant, et la volonté, l’amour, ou la dilection est le lien qui unit la
pensée au sujet qui la produit. D’où il résulte évidemment que saint Augustin
ne prend pas ces trois choses pour trois puissances de l’âme, mais que pour lui
la mémoire est l’état habituel de l’âme qui conserve toutes les idées et toutes
les connaissances qui l’enrichissent, l’intelligence est l’acte même de
l’intellect, et le vouloir l’acte de la volonté.
Objection
N°2. Ce qui distingue les
puissances de la partie sensitive de l’âme distingue aussi celles de la partie
intellective. Or, dans la partie sensitive la mémoire est une puissance
différente des sens, comme nous l’avons dit (quest. 78, art. 4). Donc la mémoire intellectuelle est une autre
puissance que l’intellect.
Réponse
à l’objection N°2 : Le passé et
le présent peuvent constituer des différences propres par rapport aux
puissances sensitives en raison de la diversité de leurs objets, mais il n’en
est pas de même des puissances intellectives (Parce que les puissances
intellectuelles ont pour objet l’être en général, dépouillé de toutes
circonstances particulières.) pour la raison que nous avons donnée (art. préc).
Objection
N°3. D’après saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 11), la
mémoire, l’intelligence et la volonté sont égales entre elles, et l’une d’elles
procède de l’autre. Or, il ne pourrait en être ainsi, si la mémoire était la
même puissance que l’intellect. Ce n’est donc pas la même puissance.
Réponse
à l’objection N°3 : L’intelligence
procède de la mémoire comme l’acte de l’habitude. Dans ce sens elle est égale à
lui, mais elle ne lui est pas égale comme une puissance est égale à une autre
puissance.
Mais c’est le contraire. Il est dans
la nature de la mémoire d’être le trésor, le lieu où se conservent les espèces.
Or, Aristote attribue à l’intellect cette fonction (De animâ, liv. 3, text.
6). La mémoire intellectuelle n’est donc pas une autre puissance que
l’intellect.
Conclusion Dans l’homme, la mémoire
ne forme pas une puissance distincte de l’intelligence, elles ne forment
ensemble qu’une seule et même puissance, puisqu’elles ont le même objet.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 77, art. 3), les puissances de l’âme se distinguent d’après la
nature diverse de leurs objets, parce que la nature de chaque puissance
consiste dans le rapport qu’elle a avec son objet. Nous avons aussi fait
remarquer (ibid.) que la puissance
qui se rapporte par sa nature propre à un objet général n’est pas diversifiée
par les différences particulières de cet objet. Ainsi la faculté de la vue qui
se rapporte en général à la couleur n’est pas différente de la faculté qui
perçoit le blanc ou le noir. Or, l’intellect a pour objet l’être en général
parce que l’intellect possible est susceptible de devenir toutes choses. Par conséquent
une puissance qui a pour objet une des particularités de l’être ne peut être
différente de l’entendement. Cependant l’intellect agent diffère de l’intellect
possible. Car il faut que par rapport au même objet la puissance active qui
fait que l’objet est en acte soit un autre principe que la puissance passive
qui est mue par un objet qui est déjà dans cet état. Ainsi la puissance active
est à son objet ce que l’être en acte est à l’être en puissance, tandis que la
puissance passive est à son objet ce que l’être en puissance est à l’être en
acte. Mais il n’y a pas d’autres puissances à distinguer dans l’intelligence
que celles de l’intellect possible et de l’intellect agent. D’où il est évident
que la mémoire n’est pas une puissance distincte de l’intellect (La mémoire
n’est pas distincte de l’intellect possible.). Car il entre dans la nature de
la puissance passive de conserver aussi bien que de recevoir.
Article
8 : La raison est-elle une autre puissance que l’intellect ?
Objection
N°1. Il semble que la raison soit une autre puissance que l’intellect. Car
saint Augustin dit (De spir. et an., chap. 11) : Si nous voulons nous élever
des puissances inférieures aux puissances supérieures, nous rencontrons d’abord
les sens, puis l’imagination, ensuite la raison et enfin l’intellect. La raison
est donc une puissance différente de l’intellect, comme l’imagination est
elle-même une puissance différente de la raison.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette
énumération se rapporte aux actes, mais elle n’a pas pour objet la distinction
des puissances, quoique d’ailleurs ce livre ne soit pas d’une grande autorité
(Il paraît que tout le monde n’admettait pas avec saint Thomas que le livre de l’Esprit et de l’âme était
apocryphe. Car il se donne souvent la peine de l’interpréter comme s’il était
de saint Augustin.).
Objection
N°2. Boëce
dit (De cons., liv. 5, pros. 4) que l’intellect
est à la raison ce que l’éternité est au temps. Or, il n’appartient pas à la
même puissance d’être dans l’éternité et dans le temps. Donc la raison n’est
pas la même puissance que l’intellect.
Réponse
à l’objection N°2 : La réponse
est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.). Car
l’éternité est au temps ce que l’immobilité est au mouvement. C’est pour ce
motif que Boëce compare l’intellect à l’éternité et
la raison au temps.
Objection
N°3. L’homme a de commun
l’intellect avec les anges et la sensibilité avec les bêtes. Or, la raison qui
est le propre de l’homme puisqu’on l’appelle un animal raisonnable est une autre
puissance que les sens. Donc elle est aussi pour la même raison une autre
puissance que l’intellect qui est l’attribut propre des anges, puisqu’on les
appelle des substances intellectuelles.
Réponse
à l’objection N°3 : Les autres
animaux sont tellement au-dessous de l’homme qu’ils ne peuvent arriver à la
connaissance de la vérité que la raison recherche. L’homme au contraire arrive
à la connaissance de la vérité que les anges connaissent, mais il y arrive
imparfaitement. C’est pourquoi la faculté cognitive n’est pas dans les anges
d’un autre genre que la raison humaine, mais elle est à la raison ce que le
parfait est à l’imparfait.
Mais c’est le contraire. Car saint
Augustin dit (Sup. Gen.
ad litt., liv. 3, chap. 20) : Ce qui rend l’homme
supérieur aux animaux, c’est la raison, appelez-la esprit, intelligence ou de
tout autre nom qu’il vous plaira. Donc la raison, l’intellect, l’esprit ne
forment qu’une seule et même puissance.
Conclusion Dans l’homme la raison et
l’intelligence ne forment qu’une seule et même puissance, bien que
l’intelligence saisisse simplement la vérité qui s’offre à elle, tandis que la
raison la perçoit en allant d’un objet compris à un autre ; seulement ce
dernier procédé est celui d’un être imparfait et l’autre celui d’un être
parfait.
Il
faut répondre que la raison et l’intelligence ne peuvent pas être dans l’homme
des facultés ou des puissances diverses. Ce qui devient évident quand on
considère les actes de l’une et de l’autre. Car l’intelligence saisit
simplement (L’intelligence connaît intuitivement.) la vérité qui est de son
domaine. La raison va d’un objet compris à un autre (Le procédé de la raison
est discursif.) pour atteindre cette même vérité. C’est pourquoi les anges qui
possèdent une connaissance parfaite de la vérité selon leur nature ne sont pas
obligés d’aller d’un objet à un autre, mais ils perçoivent la vérité simplement
sans avoir besoin de discourir, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 7). Les hommes au contraire ne parviennent à
connaître la vérité qu’en allant d’une chose à une autre, et c’est pour ce
motif qu’on les appelle des êtres raisonnables. Il est donc évident que le
raisonnement est à l’intelligence ce que le mouvement est au repos, ce que
l’acquisition est à la possession ; l’un appartient à l’être parfait et l’autre
à l’être imparfait. Et comme le mouvement part toujours d’un principe immobile
et tend au repos comme à son terme, il arrive de là que le raisonnement humain,
soit qu’il acquière, soit qu’il découvre quelques vérités, procède d’idées
simplement comprises qu’on appelle premiers principes et aboutit au jugement
qui revient à ces mêmes principes qui lui ont servi à apprécier ce qu’il avait
découvert. Or, il est évident que le repos et le mouvement ne se rapportent pas
à des puissances diverses, mais à une seule et même
puissance dans l’ordre de la nature, parce que c’est la même force qui fait
qu’une chose se meut ou se repose dans un lieu. Donc à plus forte raison est-ce
la même puissance qui nous fait comprendre et raisonner. Par conséquent il est
évident que dans l’homme la raison et l’intelligence ne forment pas deux
puissances différentes.
Article
9 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances
diverses ?
Objection
N°1. Il semble que la raison supérieure et la raison inférieure soient des
puissances diverses. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 12, chap. 4) que l’image de la Trinité est dans la
partie supérieure de la raison, mais qu’elle n’est pas dans l’inférieure. Or,
les parties de l’âme sont ses puissances elles-mêmes. Donc la raison supérieure
et la raison inférieure forment deux puissances.
Réponse
à l’objection N°1 : On peut
donner le nom de parties à ce qui est le résultat d’une division quelconque.
Ainsi on peut diviser la raison supérieure et la raison inférieure à cause de
la diversité de leurs fonctions, mais on ne peut pas dire pour cela que ce sont
des puissances diverses.
Objection
N°2. Un être ne procède pas de
lui-même. Or, la raison inférieure procède de la raison supérieure, elle est
réglée et dirigée par elle. Donc la raison supérieure est une puissance
différente de la raison inférieure.
Réponse
à l’objection N°2 : On dit que
la raison inférieure est déduite de la raison supérieure, ou qu’elle est
dirigée par elle dans le sens que les principes dont la raison inférieure fait
usage sont déduits des principes de la raison supérieure, et que ceux-ci leur
servent de règle.
Objection
N°3. Aristote dit (Eth., liv. 6,
chap. 1) que la scientifique ou la
partie de l’âme par laquelle elle connaît les choses nécessaires est un autre
principe et une autre partie que l’opinion et la logistique par laquelle elle connaît les choses contingentes. Et il
le prouve parce que les choses qui sont de genre différent se rapportent à
différentes parties de l’âme. Or, le contingent et le nécessaire ne sont pas du
même genre, pas plus que le corruptible et l’incorruptible. Et puisque le
nécessaire est le même que l’éternel, et le temporel le même que le contingent,
il semble que ce qu’Aristote appelle la scientifique soit la même chose que la
partie supérieure de la raison qui s’applique, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 7), à
contempler et à méditer les choses éternelles, et que ce qu’il appelle
l’opinion et la logistique soient la même chose que la raison inférieure qui,
d’après le même docteur, a pour objet de régler les choses temporelles. La
raison supérieure de l’âme est donc une autre puissance que la raison
inférieure.
Réponse
à l’objection N°3 : La scientifique dont parle Aristote n’est
pas la même chose que la raison supérieure. Car on trouve des choses
nécessaires même dans les choses temporelles qui sont l’objet des sciences
naturelles et des mathématiques. L’opinion et la logistique (J’ai conservé le mot grec.) sont moins que la raison
inférieure, puisqu’elles n’ont pour objets que des choses contingentes. On ne
doit cependant pas dire absolument que la puissance par laquelle l’intellect
connaît les choses nécessaires est autre que celle par laquelle il connaît les
choses contingentes ; car l’intellect connaît le contingent et le nécessaire
sous le même rapport, c’est-à-dire sous le rapport de l’être et du vrai. Ainsi
il connaît parfaitement les choses nécessaires qui possèdent parfaitement la
vérité ainsi que l’être, il pénètre jusqu’à leur essence, et démontre par elle
les accidents qui leur sont propres. Mais il ne connaît qu’imparfaitement les
choses contingentes parce que leur être et leur vérité sont imparfaits. Or, le
parfait et l’imparfait en acte ne diversifient pas les puissances qui s’y
rapportent, ils diversifient seulement leurs actes par rapport à leur manière
d’agir, et par conséquent ils diversifient aussi les principes des actes et les
habitudes qui en résultent. C’est pourquoi Aristote a distingué dans l’âme la
scientifique et la logistique, non qu’il en ait fait deux puissances, mais pour
distinguer les diverses aptitudes qui correspondent aux différentes habitudes
qu’il se proposait en cet endroit de faire connaître. Car, quoique le
contingent et le nécessaire ne soient pas du même genre, cependant ils ont de
commun la nature générale de l’être qui est l’objet de l’intellect, et ils
soutiennent avec l’être en général des rapports divers, parce que l’un est
parfait et l’autre ne l’est pas.
Objection
N°4. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 2, chap. 22) que l’opinion procède de
l’imagination et qu’ensuite l’esprit prononçant sur la vérité ou la fausseté de
l’opinion juge la vérité ; de là l’étymologie du mot mens (esprit) qu’on fait venir de metiri (mesurer). On n’a donc
véritablement l’intelligence que des choses qui sont jugées et déterminées. Par
conséquent l’opinion qui est la raison inférieure est autre que l’esprit et
l’intellect qu’on peut comprendre sous le nom de raison supérieure.
Réponse
à l’objection N°4 : Cette
distinction de saint Jean Damascène se rapporte à la diversité des actes, et
non à la diversité des puissances. Car l’opinion (Ce mot n’est pas pris par
saint Jean Damascène dans le même sens que par Aristote, lorsque celui-ci en fait
une des puissances internes de l’âme, comme dans la question précédente, art.
4. Dans ce dernier sens, l’opinion est le jugement que l’on porte à la suite
d’une sensation.) est l’acte de l’intellect qui se
porte vers une proposition, et qui l’appuie tout en craignant que la
contradictoire ne soit vraie. Le jugement
est l’acte de l’entendement qui applique des principes certains à l’examen de
questions proposées. C’est pour ce motif qu’on dit que juger c’est mesurer, et
c’est du mot mesurer que paraît venir le mot esprit (mensurare, mens). Il y a intelligence
quand on adhère vivement aux décisions que le jugement a portées.
Mais c’est le contraire. Car saint
Augustin dit (De Trin., liv. 12,
chap. 4) que la raison supérieure et la raison inférieure ne se distinguent que
par leurs fonctions. Elles ne forment donc pas deux puissances.
Conclusion La raison supérieure et la
raison inférieure ne forment dans l’homme qu’une seule et même puissance, mais
elles sont distinguées par la diversité de leurs actes et de leurs habitudes,
puisque la raison supérieure s’applique par le moyen de la sagesse à la
contemplation et à l’étude des choses éternelles, tandis que la raison
inférieure s’applique par la science aux choses temporelles qui la mènent à la
connaissance des choses éternelles.
Il
faut répondre que la raison supérieure et la raison inférieure prises dans le
sens que leur donne saint Augustin ne peuvent former
d’aucune manière deux puissances. Car il dit (De Trin., liv. 12, chap. 7) que la raison supérieure est celle qui
a pour objet les choses éternelles qu’elle étudie et qu’elle consulte. Elle les
étudie en les contemplant et elle les consulte afin de trouver en elles la
règle de ses actions. La raison inférieure est ainsi appelée parce qu’elle a
pour objets les choses temporelles. Or, ces deux choses, les temporelles et les
éternelles, se rapportent à notre connaissance de telle sorte que l’une d’elles
est un moyen qui nous mène à la connaissance de l’autre. Car d’après la manière
dont nous arrivons à la découverte de la vérité, ce sont les choses temporelles
qui nous conduisent à la connaissance des choses éternelles, suivant ces
paroles de l’Apôtre : Les choses
invisibles de Dieu nous ont été rendues intelligibles par celles qu’il a faites
(Rom., 1, 20). A l’égard du jugement, nous jugeons au contraire des
choses temporelles par les choses éternelles qui nous sont préalablement
connues, et nous disposons des choses temporelles suivant les raisons des
choses éternelles. A la vérité il peut arriver que les moyens et la fin
appartiennent à des habitudes diverses. C’est ainsi que les premiers principes
qu’on ne peut démontrer appartiennent à l’entendement, tandis que les
conséquences qui en sont déduites se rapportent à la science. C’est ce qui fait
que des principes de géométrie on tire certaines conséquences qui s’appliquent
à une autre science, à la perspective par exemple. Mais c’est à la même
puissance qu’appartient le moyen et le terme auquel il
conduit. Car c’est toujours l’acte de la raison qui accomplit une sorte de
mouvement et qui va ainsi d’une chose à une autre. Et comme le mobile qui passe
par un milieu pour arriver à un but reste toujours le même, il s’ensuit que la
raison supérieure et la raison inférieure ne forment qu’une seule et même
puissance et que, comme le dit saint Augustin (loc. cit.), elles sont seulement distinctes par la diversité de
leurs actes et de leurs habitudes. Car on attribue la sagesse à la raison
supérieure et la science à la raison inférieure.
Article
10 : L’intelligence est-elle une autre puissance que l’intellect ?
Objection
N°1. Il semble que l’intelligence soit une autre puissance que l’intellect. Car
il est dit dans le livre de l’Esprit et
de l’âme que quand nous voulons nous élever des choses inférieures aux
supérieures, les sens se présentent d’abord, puis l’imagination, la raison,
l’intellect et l’intelligence. Or, l’imagination et les sens sont des
puissances diverses. Donc l’intellect et l’intelligence diffèrent aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Si l’on veut reconnaître l’authenticité de ce livre, il
faut prendre alors l’intelligence pour l’acte de l’intellect, et dans ce sens
elle peut être opposée à l’intellect comme l’acte l’est à la puissance.
Objection
N°2. Boëce
dit (De Cons., liv. 5, pros. 1) que
les sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considèrent l’homme d’une
manière différente. Or, l’intellect est la même puissance que la raison. Donc
il semble que l’intelligence soit une autre puissance que l’intellect, comme la
raison est elle-même une autre puissance que l’imagination et les sens.
Réponse
à l’objection N°2 : Par le mot
intelligence Boëce désigne l’acte de l’intellect qui
est supérieur à l’acte de la raison. Car il dit au même endroit que la raison
est l’apanage de l’homme comme l’intelligence est celui de Dieu ; car le propre
de Dieu c’est de tout comprendre sans avoir besoin de faire aucune recherche.
Objection
N°3. D’après Aristote (De animâ, liv.
2, text.
33) les actes précèdent les puissances. Or,
l’intelligence est un acte distinct de tous ceux qu’on attribue à l’intellect.
Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 2, chap. 22) qu’on donne au mouvement premier le nom
d’intelligence ; ce que l’intelligence se propose s’appelle l’intention ; ce
qui reste dans l’âme et ce qui lui imprime l’image de ce qu’elle comprend,
c’est la pensée. La pensée, quand elle est immanente dans le même sujet,
qu’elle s’examine elle-même et qu’elle juge, prend le nom de φρόνησις,
c’est-à-dire de sagesse. La sagesse en se développant produit la connaissance,
c’est-à-dire la parole intérieurement préparée. Et il dit que c’est de cette
parole que provient le discours que la langue prononce. Il semble donc que
l’intelligence soit une puissance particulière.
Réponse
à l’objection N°3 : Tous ces
actes que saint Jean Damas-cône énumère se rapportent
à une seule et même puissance, à la puissance intellective. Quand l’intellect
saisit simplement une chose à la première vue, on donne à cet acte le nom d’intelligence. Ce qu’il perçoit en second
lieu et qu’il dispose de manière à connaître ou à faire autre chose se nomme intention. Quand il persévère à faire
des recherches sur l’objet de son intention, cet acte s’appelle pensée. Quand il apprécie l’objet de sa
pensée d’après des principes certains, on dit alors que c’est la science ou la
sagesse, en grec φρόνησις, car, comme
le dit Aristote (Met., liv. 1, chap.
2), c’est à la sagesse qu’il appartient de juger. Quand il s’est assuré de l’exactitude
d’une chose et qu’il réfléchit aux moyens de la communiquer aux autres, c’est
alors que se forme la parole intérieure de laquelle la parole extérieure
procède. Car toute différence d’actes ne suppose pas une diversité de
puissances, il n’y a que la différence d’actes qu’on ne peut ramener au même
principe, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Mais c’est le contraire. Car Aristote
dit (De animâ,
liv. 3, text. 21) que l’intelligence a pour objet les
choses indivisibles dans lesquelles il n’y a pas de fausseté. Or, c’est à
l’intellect qu’il appartient de connaître ces choses. Donc l’intelligence n’est
pas une autre puissance que l’intellect.
Conclusion L’intellect et
l’intelligence ne forment pas deux puissances différentes, mais on les
distingue comme on distingue l’acte de la puissance.
Il
faut répondre que le mot d’intelligence désigne dans son sens propre l’acte
même de l’intellect qui consiste à comprendre. Cependant dans quelques livres
traduits de l’arabe (Il s’agit sans doute des traductions arabes d’Aristote,
qui étaient souvent très-éloignées des traductions
faites sur le grec.), les substances séparées auxquelles nous donnons le nom
d’anges sont appelées des intelligences, peut-être parce que ces substances
comprennent toujours en acte. Mais dans les ouvrages traduits du grec on leur
donne le nom d’intellects ou d’esprits. On ne distingue donc pas l’intelligence
de l’intellect comme on distingue une puissance d’une autre puissance, mais on
les distingue comme l’acte se distingue de la puissance. Les philosophes
anciens ont en effet accepté cette division. Car quelquefois ils reconnaissent
quatre intellects, l’intellect agent, possible, habituel et acquis (adeptum). Parmi
ces quatre intellects il y a l’intellect agent et l’intellect possible qui forment deux puissances différentes, comme d’ailleurs en
toutes choses la puissance active est autre que la puissance passive. Mais ils
ne voyaient dans les trois dernières sortes d’intellects que trois états
différents de l’intellect possible qui est tantôt en puissance seulement, et on
l’appelle alors l’intellect possible ; tantôt dans l’acte premier qui est la
science, et on l’appelle dans ce cas l’intellect habituel (in habitu)
; tantôt enfin dans l’acte second qui consiste à considérer ce qu’il sait, et
c’est ce qu’on appelle l’intellect en acte ou l’intellect acquis.
Article
11 : L’intellect pratique et l’intellect spéculatif sont-ils des puissances
diverses ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect spéculatif et l’intellect pratique soient des
puissances diverses. Car ce qui perçoit et ce qui meut sont des puissances de
divers genres, comme on le voit (De animâ, liv. 2, text. 27). Or,
l’intellect spéculatif ne fait que percevoir, tandis que l’intellect pratique
meut. Donc ce sont des puissances différentes.
Réponse
à l’objection N°1 : L’intellect
pratique meut, non dans le sens qu’il exécute le mouvement, mais dans le sens
qu’il le dirige, ce qui lui convient en raison de sa connaissance.
Objection
N°2. La diversité de nature de
l’objet établit la diversité de puissance. Or, l’objet de l’intellect
spéculatif est le vrai, tandis que celui de l’intellect pratique est le bien,
deux choses qui diffèrent rationnellement. Donc l’intellect spéculatif et
l’intellect pratique sont des puissances diverses.
Réponse
à l’objection N°2 : Le vrai et
le bon rentrent l’un dans l’autre. Car le vrai est une bonne chose, parce
qu’autrement il ne serait pas désirable, et le bon est une vérité, parce que
sans cela il ne serait pas intelligible. Ainsi donc comme l’objet de l’appétit
peut être le vrai considéré sous le rapport du bon, par exemple quand on désire
connaître la vérité, de même l’objet de l’intellect pratique est le bon qui se
rapporte à l’action sous la considération du vrai. Car l’intellect pratique
connaît la vérité aussi bien que l’intellect spéculatif, seulement il rapporte
la vérité connue à un but pratique.
Objection
N°3. Pour la partie
intellective de l’âme l’intellect pratique est à l’intellect spéculatif ce que
l’opinion est à l’imagination dans la partie sensitive. Or, l’opinion et
l’imagination forment deux puissances distinctes, comme nous l’avons dit
(quest. 77, art. 4). Donc il en est de même de l’intellect pratique et de
l’intellect spéculatif.
Réponse
à l’objection N°3 : Il y a
beaucoup de causes qui diversifient les puissances sensitives et qui ne
diversifient pas les puissances intellectives (En effet, les puissances
sensitives peuvent être variées par la différence particulière des objets,
tandis que cette différence ne peut diversifier l’intellect, qui a pour objet
l’être général et universel.), comme nous l’avons dit (art. 7, et quest. 77,
art. 3).
Mais c’est le contraire. Car il est
dit (De animâ,
liv. 3, text. 49) que l’intellect spéculatif devient
par extension l’intellect pratique. Or, une puissance ne se transforme pas en
une autre. Donc l’intellect spéculatif et l’intellect pratique ne sont pas des
puissances diverses.
Conclusion Une chose perçue par
l’intellect peut être destinée à une œuvre quelconque ou n’y pas être destinée
; comme c’est en cela que diffère l’intellect spéculatif de l’intellect
pratique, il est constant qu’ils ne forment pas deux puissances.
Il
faut répondre que l’intellect pratique et l’intellect spéculatif ne sont pas
des puissances diverses. La raison en est que, comme nous l’avons dit (quest. 77,
art. 3), ce qui se rapporte accidentellement à la nature de l’objet d’une
puissance ne diversifie pas cette puissance. Car un objet colorié peut être
accidentellement grand ou petit, il peut être un homme ou toute autre chose.
C’est pourquoi la même faculté visuelle perçoit tous ces divers objets. Or,
l’objet perçu par l’intellect peut se rapporter accidentellement à une œuvre
que l’on exécute ou ne pas s’y rapporter. Ce n’est que dans ce sens que
l’intellect spéculatif diffère de l’intellect pratique. Car l’intellect
spéculatif est celui qui ne destine pas à l’action l’objet qu’il perçoit, mais
qui le perçoit seulement pour jouir de la contemplation de la vérité. Au
contraire, l’intellect pratique destine à l’action ce qu’il perçoit ; c’est ce
qui fait dire à Aristote (De animâ, liv. 3, text. 49) que
ces deux sortes d’intellect ne diffèrent que par la fin, et que c’est à elles
qu’ils empruntent l’un et l’autre leur dénomination. C’est elle qui fait que
l’un est appelé spéculatif et l’autre pratique ou agissant.
Article
12 : La syndérèse est-elle une puissance spéciale distincte des autres ?
Objection
N°1. Il semble que la syndérèse soit une puissance spéciale distincte des
autres. Car les parties d’une même division semblent être du même genre. Or,
d’après saint Jérôme (Sup. Ezech., chap. 1), la syndérèse fait partie du même tout
que l’appétit irascible, concupiscible et rationnel qui sont autant de
puissances. Donc la syndérèse est aussi une puissance.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette
division de saint Jérôme se rapporte à la diversité des actes et non à la
diversité des puissances. Or, la même puissance peut produire des actes divers.
Objection
N°2. Les choses opposées sont
du même genre. Or, la syndérèse et la sensualité paraissent opposées, parce que
la syndérèse pousse toujours au bien, tandis que la sensualité porte toujours
au mal. C’est pour cela qu’elle est désignée par le serpent, comme le dit saint
Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12
et 13). Il semble donc que la syndérèse soit une puissance aussi bien que la
sensualité.
Réponse
à l’objection N°2 : La
sensualité et la syndérèse sont opposées l’une à l’autre par leurs actes, mais
elles ne le sont pas comme les espèces diverses du même genre.
Objection
N°3. Saint Augustin dit (De Lib. arb.,
liv. 2. chap. 10) que dans la judiciaire naturelle il y a des règles qui sont
des principes de vertu vrais et immuables, et que ce sont ces principes qu’on
appelle syndérèse. Donc, puisque les règles immuables qui nous dirigent dans
nos jugements appartiennent à la partie supérieure de la raison, selon la
remarque de saint Augustin lui-même (De
Trin., liv. 12, chap. 2), il semble que la syndérèse soit la même chose que
la raison, et que par conséquent elle soit aussi une puissance.
Réponse
à l’objection N°3 : Ces raisons
immuables sont les premiers principes pratiques à l’égard desquels on ne peut
errer ; on les attribue à la raison comme puissance et à la syndérèse comme
habitude. C’est ce qui fait que par la raison et la syndérèse nous jugeons
naturellement.
Mais c’est le contraire. D’après
Aristote les puissances rationnelles se rapportent à des objets opposés (Met., liv. 12, text.
3) (C’est-à-dire au bien et au mal.). Or, la syndérèse ne se rapporte pas à des
objets opposés, car elle n’a d’inclination que pour le bien. Donc la syndérèse
n’est pas une puissance. Car si c’était une puissance il faudrait que ce fût
une puissance raisonnable, puisqu’elle n’existe pas dans les animaux.
Conclusion La syndérèse n’est pas une
puissance spéciale supérieure à la raison, ni elle ne se confond pas avec la
nature humaine, mais c’est une habitude naturelle qui se rapporte aux principes
pratiques, comme l’intellect est une habitude naturelle qui a pour objet les
principes spéculatifs, et ce n’est par conséquent pas une puissance.
Il
faut répondre que la syndérèse n’est pas une puissance, mais une habitude,
quoique certains auteurs en aient fait une puissance supérieure à la raison et
que d’autres l’aient confondue avec la raison elle-même considérée comme la
nature de l’homme. Pour se convaincre de l’évidence de cette proposition, il
faut observer que, comme nous l’avons dit (art. 8), le raisonnement est une
espèce de mouvement qui part de l’intelligence de quelques principes généraux
qui sont naturellement connus sans l’intervention de la raison et qui a pour
terme l’entendement lui-même qui juge au moyen de ces principes naturels la
valeur des choses que la raison a découvertes. Or, il est constant que comme la
raison spéculative raisonne sur les choses spéculatives, de même la raison
pratique raisonne sur les choses pratiques. Ce qui suppose nécessairement que
la nature a imprimé en nous des principes pratiques aussi bien que des
principes spéculatifs. Et comme les premiers principes spéculatifs que nous
avons reçus de la nature n’appartiennent pas à une puissance spéciale, mais à
une habitude particulière qu’Aristote appelle l’entendement des principes (Eth., liv. 6, chap. 6), il
s’ensuit que les principes pratiques qui nous viennent de la même voie
n’appartiennent pas non plus à une puissance spéciale, mais à une habitude
naturelle que nous désignons sous le nom de syndérèse.
En ce sens, il est vrai de dire que la syndérèse nous porte au bien et nous
fait condamner le mal, parce qu’elle nous fait connaître et juger l’un et
l’autre par les premiers principes qui sont infaillibles. D’où il est manifeste
que ce n’est pas une puissance, mais un état ou une habitude naturelle.
Article
13 : La conscience est-elle une puissance ?
Objection
N°1. Il semble que la conscience soit une puissance. Car Origène dit à
l’occasion de ces paroles de saint Paul : leur
conscience leur rendait témoignage (Rom.,
2, 15) que la conscience est l’esprit qui corrige l’âme, que c’est le maître
qui l’accompagne, qui l’éloigne du mal et qui l’attache au bien. Or, ce mot esprit (spiritus) désigne dans l’âme une
puissance particulière ou l’intelligence elle-même, d’après ce mot de l’Apôtre
: Renouvelez l’esprit de votre
intelligence (Eph.,
4, 23) ; ou bien il exprime l’imagination, et c’est pour cela qu’on appelle les
visions imaginaires des visions spirituelles, comme on le voit par saint
Augustin (Sup. Gen.
ad litt., liv. 12, chap. 6 et 7). Donc la
conscience est une puissance.
Réponse
à l’objection N°1 : On donne à
la conscience le nom d’esprit dans le sens qu’on prend l’esprit pour
l’intelligence, parce que la conscience est en quelque sorte le dictamen ou la loi de l’intelligence
(C’est un acte de l’intellect pratique qui dit ce qu’il est permis ou ce qu’il
n’est pas permis de faire dans telles ou telles circonstances. Ainsi la loi
naturelle détermine les principes généraux du droit, la syndérèse en est la
connaissance habituelle et la conscience en fait l’application aux cas particuliers.
C’est ce que dit saint Thomas lui-nième dans son
commentaire de Pierre Lombard (2 Sent.,
dist. 21, quest. 2, art. 4).).
Objection
N°2. Le péché ne peut avoir
pour sujet qu’une puissance de l’âme. Or, la conscience est le sujet du péché.
Car saint Paul dit de certains fidèles qu’ils
ont souillé leur âme et leur conscience (Tite, 1, 15). Il semble donc que la conscience soit une puissance.
Réponse
à l’objection N°2 : On ne dit
pas que la souillure existe dans la conscience comme dans son sujet, mais comme
l’objet connu est dans le sujet qui le connaît, dans le sens qu’on sait qu’on
est souillé.
Objection
N°3. Il est nécessaire que la
conscience soit un acte, ou une habitude, ou une puissance. Ce n’est pas un
acte, parce qu’elle ne subsisterait pas toujours dans l’homme ; ce n’est pas
non plus une habitude, car dans ce cas elle ne serait pas une, mais multiple.
Car nous sommes dirigés dans nos actions par plusieurs habitudes cognitives.
Donc la conscience est une puissance.
Réponse
à l’objection N°3 : L’acte,
quoiqu’il ne soit pas toujours permanent, subsiste cependant toujours dans sa
cause qui est une puissance et une habitude. Or, quoique la conscience soit
formée de plusieurs habitudes, toutes tirent néanmoins leur efficacité d’un
premier principe qui est unique, c’est-à-dire de l’habitude des premiers
principes qu’on appelle syndérèse. C’est pour cela que cette habitude reçoit
quelquefois spécialement le nom de conscience, comme nous l’avons vu (art. préc.).
Mais c’est le contraire. En effet la
conscience peut être déposée, c’est-à-dire qu’elle peut cesser d’exister, mais
il n’en est pas de même d’une puissance de l’âme. Donc la conscience n’est pas
une puissance.
Conclusion La conscience, prise dans
son sens propre, n’est pas une puissance, mais un acte par lequel nous
appliquons ce que nous savons à ce que nous faisons ; et cette application a
pour conséquence notre condamnation ou notre excuse.
Il
faut répondre que la conscience à proprement parler n’est pas une puissance,
mais un acte. Ce qu’on peut rendre évident par la nature du nom lui-même, et
par les propriétés que vulgairement on attribue à la conscience. Car le mot conscience par son étymologie indique le
rapport d’une science à une fin quelconque ; en effet le mot conscience est
formé du mot science et du mot cum, avec. Or, une science ne s’applique
à une fin quelconque que par un acte. D’où il résulte évidemment que d’après la
nature de son nom la conscience n’est qu’un acte. On arrive à la même
conséquence en examinant les attributs que l’on reconnaît à la conscience.
Ainsi on dit que la conscience est un témoin, un lien, un instigateur, un
accusateur, un remords, un reproche, etc. Tous ces mots indiquent l’application
que nous faisons de notre science ou de nos connaissances aux choses que nous
faisons. En effet, cette application a lieu de trois manières : 1° Quand nous
reconnaissons que nous avons fait ou que nous n’avons pas fait une chose,
d’après ces paroles de l’Ecclésiaste (7, 23) : Votre conscience sait que vous avez deux fois maudit les autres.
Dans ce cas la conscience est un témoin. 2° Quand nous jugeons d’après notre
conscience que telle chose doit être ou ne doit pas être faite. Alors la
conscience est un lien ou une instigation. 3° Quand nous jugeons qu’une chose
qui a été faite est bonne ou mauvaise. Cette fois on dit que la conscience
excuse, ou qu’elle accuse, ou qu’elle a des remords. Or, il est évident que
toutes ces choses ne sont qu’une conséquence de l’application que nous faisons
de notre science à nos œuvres ; c’est pour cela que la conscience, à proprement
parler, doit être appelée un acte. Cependant comme l’habitude est le principe
de l’acte, quelquefois on donne le nom de conscience à la première habitude
naturelle, c’est-à-dire à la syndérèse. Ainsi saint Jérôme le fait dans son
commentaire sur Ezéchiel (Ezech., chap. 1). Saint Basile appelle conscience la
judiciaire naturelle (hom. in princ. Prov.),
et saint Jean Damascène dit que c’est la lumière de notre entendement (De fid. orth., liv. 4, chap. 23). Car on est
dans l’habitude de nommer la cause pour l’effet et réciproquement.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.