Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 80 : Des
puissances appétitives en général
Après
avoir traité des puissances spéculatives nous avons maintenant à nous occuper
des puissances appétitives. A cet égard quatre considérations sont à faire. La
première a pour objet l’appétit en général ; la seconde la sensualité ; la
troisième la volonté ; la quatrième le libre arbitre. — Sur la première de ces
considérations deux questions se présentent : 1° L’appétit doit-il être
considéré comme une puissance spéciale de l’âme ? (Tous les philosophes sont
unanimes à considérer l’appétit en général comme une puissance particulière de
l’âme.) — 2° L’appétit se divise-t-il en appétit sensitif et intelligentiel et ces appétits sont-ils des puissances
diverses ? (La distinction de-ces deux appétits
répond à la division de l’âme en deux parties, la partie intelligente et la
partie sensitive.)
Article
1 : L’appétit est-il une puissance spéciale de l’âme ?
Objection
N°1. Il semble que l’appétit ne soit pas une puissance spéciale de l’âme. Car
une puissance de l’âme ne peut avoir pour objet ce qui est commun aux êtres
animés et aux êtres inanimés. Or, l’appétit est commun aux êtres animés et à
ceux qui ne le sont pas. Car le bien est ce que tous les êtres appètent, comme
le dit Aristote (Eth.,
liv. 1, chap. 1). Donc l’appétit n’est pas une puissance spéciale de l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans les êtres connaissants on trouve un appétit d’un ordre
plus élevé que l’appétit général qui est commun à tous les êtres, comme nous
l’avons dit (dans le corps de l’article.), et que c’est pour ce motif qu’il est
nécessaire d’admettre qu’il y a dans l’âme une puissance destinée à cette
fonction.
Objection
N°2. Les puissances se distinguent d’après leurs objets. Or, l’objet de la
connaissance et de l’appétit est le même. Donc il n’est pas nécessaire de
distinguer la faculté qui appète de la faculté qui perçoit.
Réponse
à l’objection N°2 : L’objet de la connaissance et de l’appétit est le même
subjectivement, mais il diffère rationnellement. Car il est connu comme étant
sensible ou intelligible, tandis qu’il est recherché ou appelé comme une chose
bonne ou convenable. Or, pour que les puissances soient diverses il suffit que
leurs objets diffèrent rationnellement (Les moralistes distinguent ainsi les
actes moraux quant au nombre et à l’espèce, d’après leurs objets formels, non
d’après leurs objets matériels.), il n’est pas nécessaire qu’ils diffèrent
matériellement.
Objection
N°3. Le général ne se distingue pas par opposition au propre. Or, toute
puissance de l’âme appète un bien particulier, c’est-à-dire l’objet qui lui convient.
Donc, par rapport à cet objet que toutes les puissances en général appètent, il
n’est pas nécessaire d’admettre une puissance particulière distincte des autres
qu’on appelle appétitive.
Réponse
à l’objection N°3 : Toute puissance de l’âme est une forme ou une nature et a
naturellement de l’inclination pour quelque chose. De là il arrive que chaque
puissance appète naturellement l’objet qui lui convient. Mais au-dessus de cet
appétit naturel il y a l’appétit de l’animal qui est une conséquence de sa
faculté cognitive. Par cet appétit l’animal ne recherche pas une chose parce
qu’elle convient à tel ou tel acte, à telle ou telle puissance, comme la vue
cherche à voir et l’ouïe à entendre, mais parce qu’elle lui est convenable
selon l’étendue de son être.
Mais
c’est le contraire. Car Aristote (De animâ, liv. 2, text. 27)
distingue l’appétit des autres puissances. Saint Jean Damascène dit aussi (De orth. fid., liv. 2, chap. 22) que les
facultés appétitives diffèrent des facultés cognitives.
Conclusion
Comme dans les substances qui ont une forme plus élevée il y a aussi une
inclination plus noble, il faut que les êtres raisonnables, par là même qu’ils
ont une forme plus distinguée, aient une puissance appétitive supérieure à
l’appétit naturel.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre dans l’âme une puissance
appétitive. Pour s’en convaincre il faut observer que toute inclination est la
conséquence d’une forme quelconque. Ainsi le feu doit à sa forme la propriété
de s’élever et de produire son semblable. Or, la forme existe d’une manière
plus parfaite dans les êtres doués de connaissance que dans ceux qui n’en ont
pas. Car ceux qui n’ont pas de raison ont une forme qui ne se rapporte qu’à un
seul objet propre qui détermine leur être et constitue ainsi leur nature. La
conséquence de cette forme naturelle est une inclination qu’on appelle appétit
naturel. Mais dans les êtres connaissants chaque individu doit l’existence qui
lui est propre à une forme naturelle qui est susceptible de recevoir les
espèces de toutes les choses qui se rapportent à elle. Ainsi les sens reçoivent
les espèces de tous les objets sensibles et l’intellect celles de tous les
objets intelligibles. Par conséquent l’âme humaine devient en quelque sorte
toutes choses (L’âme devient les choses qu’elle connaît et qu’elle perçoit.
Nous avons déjà fait remarquer cette expression qui révèle une des parties les
plus profondes de la théorie péripatéticienne.) par le
moyen des sens et de l’intelligence. C’est ce qui fait que les êtres qui ont la
connaissance se rapprochent d’une certaine manière de l’image de Dieu en qui
toutes choses préexistent, comme le dit saint Denis (De div. nom.,
chap. 5). Ainsi donc, comme les formes des êtres connaissants sont d’un ordre
plus élevé que les formes des êtres inférieurs, il faut aussi qu’il y ait en
eux une inclination d’un ordre supérieur à celle qui reçoit le nom d’appétit
naturel. Et comme cette inclination supérieure appartient à la faculté
appétitive de l’âme par laquelle l’animal appète non seulement toutes les
choses pour lesquelles il a de l’inclination d’après sa forme naturelle, mais
encore toutes celles qu’il perçoit, il s’ensuit qu’il est nécessaire de
reconnaître dans l’âme une puissance appétitive.
Article
2 : L’appétit sensitif et l’appétit intelligentiel
sont-ils des puissances diverses ?
Objection
N°1. Il semble que l’appétit sensitif et l’appétit intelligentiel
ne soient pas des puissances diverses. Car les différences accidentelles ne
diversifient pas les puissances, comme nous l’avons dit (quest. 77, art. 3, et
quest. 79, art. 7). Or, c’est accidentellement si l’objet de l’appétit est
perçu par les sens ou par l’intelligence. Donc l’appétit sensitif et l’appétit intelligentiel ne sont pas des puissances diverses.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce n’est point par accident si l’objet de l’appétit se
rapporte à l’intelligence ou aux sens, mais c’est par lui-même. Car l’objet de
l’appétit ne meut l’appétit qu’autant qu’il est perçu. C’est ce qui fait que
les différences qui existent entre les choses que l’on perçoit existent par
elles-mêmes entre les choses que l’on appète, et que par conséquent on distingue
les puissances appétitives d’après la différence des choses que l’on perçoit
comme d’après leurs objets propres.
Objection
N°2. La connaissance intellectuelle a pour objet les choses universelles, et
elle se distingue par là de la connaissance sensitive qui a pour objet les
choses particulières. Or, cette distinction n’est pas applicable à la partie
appétitive. Car l’appétit étant un mouvement de l’âme vers les choses
particulières, tout appétit semble avoir pour fin un objet individuel. On ne
doit donc pas distinguer l’appétit intelligentiel de
l’appétit sensitif.
Réponse
à l’objection N°2 : Bien que l’appétit intelligentiel
se porte sur des choses qui existent individuellement hors de l’âme, cependant
il s’y porte par un motif universel. Ainsi, il n’appète une chose que parce
qu’elle est bonne. De là, Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap.4) que la haine peut avoir pour objet
quelque chose de général, par exemple, nous pouvons haïr toute espèce de
voleurs. De même nous pouvons aussi, par l’appétit intelligentiel,
appéter les biens immatériels qui ne sont pas du domaine des sens, comme la
science, les vertus, etc.
Objection
N°3. Comme la puissance appétitive est subordonnée à la faculté cognitive,
parce qu’elle lui est inférieure, il en est de même de la puissance motrice.
Or, la puissance motrice, qui est une conséquence de l’intelligence dans
l’homme, n’est pas autre que dans les animaux où elle est une conséquence des
sens. Donc, pour la même raison, il n’y a qu’une faculté appétitive.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (De
animâ, liv. 3, text. 57
et 58), l’opinion universelle (Le texte porte : la conception de l’universel qu’Aristote oppose à la conception du
particulier. On peut à ce sujet voir ce qu’il dit dans son traité Du mouvement des animaux, ch. 8) ne meut
que par le moyen de l’opinion particulière, et que l’appétit supérieur ne meut
également que par le moyen de l’appétit inférieur. C’est pour cela que la
puissance motrice qui est une conséquence de l’intellect n’est pas différente
de celle qui résulte des sens.
Mais
c’est le contraire. Aristote (De animâ, liv. 3, text. 57)
distingue deux sortes d’appétits, et il dit que l’appétit supérieur meut
l’appétit inférieur (Le texte d’Aristote est très obscur ; il est loin d’avoir
la précision que lui prête ici saint Thomas.).
Conclusion
Ce que l’intellect perçoit étant d’un autre genre que ce qui est perçu par les
sens, il est nécessaire que l’appétit intelligentiel
et l’appétit sensitif appartiennent à des puissances
diverses.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre que L’appétit intelligentiel
est une autre puissance que l’appétit sensitif. Car la puissance appétitive est
une puissance passive qui naturellement doit être mue par un objet perçu. Ainsi
l’objet de l’appétit, quand il est perçu, est un moteur qui n’est pas mû,
tandis que l’appétit est un moteur qui est mû, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
3, text. 54, et Met.,
liv. 11, text. 53). Or, la distinction des choses
passives et des mobiles se fonde sur celle des choses actives et des moteurs,
parce qu’il faut que le moteur soit proportionné au mobile, et l’actif au
passif. La puissance passive emprunte même sa nature propre de l’être actif
auquel elle correspond. Par conséquent, comme l’objet perçu par l’intellect est
d’un autre genre que celui que les sens perçoivent, il s’ensuit que l’appétit intelligentiel est une autre puissance que l’appétit
sensitif.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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