Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 82 : De
la volonté
Après
avoir parlé de la sensualité, nous avons à nous occuper de la volonté. — Sur ce
point cinq questions se présentent : 1° La volonté désire-t-elle nécessairement
quelque chose ? (Cet article a pour but de distinguer ce qu’il y a de libre et
ce qu’il y a de nécessaire dans l’exercice de la volonté. C’est une réfutation
de ceux qui ont dit que l’homme était libre dans tous ses actes, et de ceux qui
ont soutenu qu’il ne l’était dans aucun.) — 2° Veut-elle tout ce qu’elle veut
nécessairement ? (Cet article est une réfutation de Calvin, de Luther, des
trinitaires, des fatalistes et de tous ceux qui ont nié ou attaqué de quelque
manière le libre arbitre. Toutes ces erreurs ont été condamnées par le concile
de Trente (Conc. Trid., sess.
6, can. 1 et 5).) — 3° Est-elle une puissance plus noble que l’entendement ? (En
déterminant les rapports de l’intelligence et de la volonté saint Thomas répand
encore de nouvelles lumières sur ce sujet qu’il a déjà si approfondi.) — 4°
Meut-elle l’entendement ? (Il est très important de déterminer clairement le
domaine de la volonté, parce qu’un acte n’étant bon ou mauvais qu’autant qu’il
est volontaire, il faut qu’on sache jusqu’où s’étend l’empire de la volonté.) —
5° Se distingue-t-elle en irascible et en concupiscible ? (Cet article nous
donne l’interprétation de ces passages de l’Ecriture : Irritez-vous mais ne péchez point (Ps. 4, 5) ; Dieu a en horreur
l’impie et son impiété (Sag., 14, 9) ; Le
roi sera épris de votre beauté (Ps.
44, 12) ; Mon âme a désiré, etc.
(Ps. 118, 20).)
Article
1 : La volonté désire-t-elle nécessairement quelque chose ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté ne désire rien nécessairement. Car saint Augustin
dit (De civ. Dei, liv. 5, chap. 10)
que si une chose est nécessaire elle n’est pas volontaire. Or, tout ce que la
volonté désire est volontaire. Donc rien de ce que la volonté désire n’est
nécessairement désiré.
Réponse à
l’objection N°1 : Ce mot de saint Augustin doit s’entendre de la nécessité
de coaction. Car la nécessité naturelle ne détruit pas la liberté de volonté,
comme il le dit lui-même dans le même livre.
Objection N°2.
Les puissances rationnelles, d’après Aristote (Met., liv. 9, text. 3), se rapportent à
des objets opposés. Or, la volonté est une puissance rationnelle, parce que,
comme le dit ce même philosophe (De animâ, liv. 3, text. 42),
elle existe dans la raison. Donc la volonté se rapporte à des objets opposés et
par conséquent elle n’est déterminée nécessairement à l’égard d’aucun.
Réponse à
l’objection N°2 : La volonté, selon qu’elle veut quelque chose naturellement,
répond plutôt à l’intellect qui perçoit les principes naturels (La volonté,
considérée dans ses rapports avec la fin dernière, répond à l’intellect, mais
considérée par rapport aux moyens qui mènent à cette fin, elle répond plutôt à
la raison, parce que, comme elle, elle peut choisir entre des choses diverses.)
qu’à la raison qui se rapporte à des objets opposés. C’est pour cela que dans
ce sens elle est plutôt une puissance intellectuelle qu’une puissance
rationnelle.
Objection N°3. Par
la volonté nous sommes maîtres de nos actes. Or, nous ne sommes pas maîtres de
ce qui arrive nécessairement. Donc l’acte de la volonté ne saurait être
nécessaire.
Réponse à
l’objection N°3 : Nous sommes maîtres de nos actes, dans le sens que nous
pouvons choisir telle ou telle chose. Or, nous n’avons pas à choisir notre fin,
mais les moyens qui s’y rapportent, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 2). C’est
pourquoi le désir de notre fin dernière n’est pas du
nombre des choses dont nous sommes les maîtres.
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 13, chap. 4) que tous les hommes recherchent le bonheur et
qu’ils n’ont à cet égard qu’une même volonté. Or, s’ils ne le recherchaient pas
nécessairement, mais d’une manière contingente, il y aurait au moins quelques
individus qui ne le rechercheraient pas. Donc il y a quelque chose que la
volonté veut nécessairement.
Conclusion La
volonté ne peut rien vouloir par une nécessité de coaction, mais elle peut
vouloir quelque chose par une nécessité finale ou hypothétique ; il y a même
une chose qu’elle veut d’une nécessité naturelle, c’est la béatitude.
Il faut répondre
qu’il y a plusieurs sortes de nécessités. Car on appelle nécessaire tout ce qui
ne peut pas ne pas être. Or, une chose peut être dite nécessaire à un être,
soit d’après son principe intrinsèque ou matériel, comme quand nous disons que
tout ce qui se compose d’éléments contraires doit nécessairement se corrompre,
soit d’après son principe formel, comme quand nous disons que les trois angles
d’un triangle doivent être nécessairement égaux à deux angles droits. Cette
nécessité s’appelle naturelle et absolue. Une chose est encore nécessaire à une
autre quand celle-ci ne peut sans elle atteindre sa fin ou qu’elle est
contrainte par elle à agir. Dans le premier sens on dit que la nourriture est
nécessaire à la vie, le cheval à la course. Cette nécessité se nomme nécessité
finale : quelquefois on lui donne aussi le nom d’utilité (Dans cette nécessité
finale, il faut distinguer ce qui est nécessaire purement et simplement, comme
la nourriture est nécessaire pour vivre, et ce qui est nécessaire par pure
bienséance. C’est celle dernière espèce de nécessaire qui porte le nom
d’utilité. C’est ainsi qu’un cheval est nécessaire pour voyager, parce qu’il
est plus commode d’aller en voiture que d’aller à pied.). Quand un être est
contraint par un agent quelconque à agir de telle sorte qu’il ne puisse pas
faire l’opposé, on appelle cette nécessité une nécessité de coaction. Cette
dernière espèce de nécessité répugne absolument à la volonté. En effet, la
violence est ce qui est opposé à l’inclination d’une chose, et le mouvement de
la volonté est une inclination qui la porte vers un objet. C’est pourquoi,
comme on dit qu’une chose est naturelle parce qu’elle est conforme à
l’inclination de la nature, de même on dit qu’une chose est volontaire quand
elle est conforme à l’inclination de la volonté. Ainsi donc, comme il est
impossible qu’une chose soit tout à la fois violente et naturelle, de même il
est impossible qu’un acte soit tout à la fois contraint et volontaire. Mais la
nécessité finale ne répugne pas à la volonté quand l’être ne peut arriver à sa
fin que d’une manière. Ainsi celui qui veut passer la mer doit nécessairement
vouloir prendre un navire. La nécessité naturelle ne lui répugne pas non plus.
Il faut même que comme l’intellect s’attache nécessairement aux premiers
principes, ainsi la volonté s’attache nécessairement à la fin
dernière qui est la béatitude. Car, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 89), la fin est pour
les choses pratiques ce que les principes sont pour les choses spéculatives. En
effet, il faut que ce qui convient naturellement et d’une manière immuable à un
être soit le fondement et le principe de toutes les autres choses qui sont en
lui, parce que la nature est ce qu’il y a de premier dans chaque être et que
tout mouvement procède d’un premier moteur immobile (La béatitude est ce
principe immuable qui sert de base à toutes les déterminations de la volonté.).
Article
2 : La volonté veut-elle nécessairement tout ce qu’elle veut ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté veuille nécessairement tout ce qu’elle veut. Car
saint Denis dit (De div. nom., chap. 4)
que le mal est en dehors de la volonté. Donc la volonté tend nécessairement au
bien qu’on lui propose.
Réponse à
l’objection N°1 : La volonté ne peut se porter vers une chose qu’autant
qu’elle est bonne. Or, par là même que le bien est multiple il résulte de là
que la volonté ne se rapporte pas nécessairement à une seule chose.
Objection N°2.
L’objet de la volonté est à la volonté elle-même ce que le moteur est au
mobile. Or, le mouvement du mobile est une conséquence nécessaire du moteur. Il
semble donc que l’objet de la volonté la meuve nécessairement.
Réponse à
l’objection N°2 : Le moteur met nécessairement en mouvement le mobile,
quand la puissance du moteur surpasse tellement le mobile que la force de
celui-ci lui est totalement soumise. Or, la puissance de la volonté ayant pour
objet le bien universel et parfait, elle ne peut être soumise tout entière à
aucun bien particulier. C’est pourquoi elle n’est pas mue nécessairement par
lui.
Objection N°3.
Comme ce que les sens perçoivent est l’objet de l’appétit sensitif, de même ce
que l’intellect perçoit est l’objet de l’appétit intelligentiel
qu’on appelle la volonté. Or, ce que les sens perçoivent meut nécessairement
l’appétit sensitif. Car saint Augustin dit (Sup.
Gen. ad litt., liv. 9,
chap. 14) que les animaux sont mus par ce qu’ils voient. Il semble donc que ce
que l’intellect perçoit meuve nécessairement la volonté.
Réponse à
l’objection N°3 : La puissance sensitive n’est pas une faculté qui compare
divers objets, comme la raison, elle ne perçoit absolument qu’une seule chose,
c’est pour cela qu’elle porte l’appétit d’une manière fixe et déterminée vers
cet objet unique. Mais la raison compare plusieurs objets, c’est pour ce motif
qu’elle peut donner à l’appétit intelligentiel ou à
la volonté plusieurs impulsions diverses et qu’elle ne la meut pas
nécessairement dans une seule et même direction.
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit (Retract., liv. 4, chap. 9) que c’est la volonté qui fait que
nous péchons et que nous vivons vertueusement ; par conséquent elle se rapporte
à des objets opposés. Elle ne veut donc pas nécessairement tout ce qu’elle
veut.
Conclusion Il y
a des biens particuliers sans lesquels l’homme peut être heureux ; c’est
pourquoi la volonté ne les veut pas nécessairement ; c’est ainsi que
l’intellect ne donne pas nécessairement son assentiment aux choses qui n’ont
pas une connexion nécessaire avec les premiers principes.
Il faut
répondre que la volonté ne veut pas nécessairement tout ce qu’elle veut. Pour
s’en convaincre il faut observer que comme il est naturel que l’intellect
s’attache nécessairement aux premiers principes, de même la volonté se porte
naturellement vers sa fin dernière, comme nous l’avons
dit (art. préc). Mais il y a des choses intelligibles
qui n’ont pas de connexion nécessaire avec les premiers principes, puisqu’il y
a des propositions contingentes qu’on peut rejeter sans pour cela être obligé
de rejeter les premiers principes eux-mêmes. L’intellect ne donne pas
nécessairement son assentiment aux propositions de cette nature. Il y a aussi
des propositions nécessaires qui ont une connexion nécessaire avec les premiers
principes, comme il y a des conséquences démontrables qu’on ne peut nier sans
nier les premiers principes eux-mêmes. L’intellect y adhère nécessairement une
fois qu’il a connu par une déduction logique la connexion nécessaire qu’il y a
entre ces conséquences et leurs principes. Mais il n’y adhère pas
nécessairement avant d’avoir connu la nécessité rigoureuse de cette connexion.
Il en est de même de la volonté. En effet, il y a des biens particuliers qui
n’ont pas une connexion nécessaire avec la béatitude, parce que sans eux
l’homme peut être heureux ; sa volonté ne s’y attache pas nécessairement. Mais
il y a aussi des biens qui ont une connexion nécessaire avec la béatitude ; ce
sont ceux par lesquels l’homme s’attache à Dieu en qui seul consiste le vrai
bonheur. Toutefois, tant que par la certitude de la vision céleste la nécessité
de cette connexion ne nous est pas démontrée, la volonté ne s’attache
nécessairement ni à Dieu, ni aux choses divines. Mais la volonté de celui qui
voit Dieu s’attache à lui aussi nécessairement que nous nous attachons
maintenant au bonheur (Cette question si difficile ne nous parait avoir été
traitée nulle part avec autant de profondeur et de clarté.). Il est donc
évident que la volonté ne veut pas nécessairement tout ce qu’elle veut.
Article
3 : La volonté est-elle une puissance supérieure à l’intellect ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté soit une puissance supérieure à l’intellect. Car
le bien et la fin voilà l’objet de la volonté. Or, la fin est la première et la
plus noble des causes. Donc la volonté est la première et la plus noble des
puissances.
Réponse à
l’objection N°1 : La nature de la cause suppose le rapport d’une chose à une
autre et que dans ce rapport la nature du bien est ce qu’il y a de principal.
Mais le vrai s’entend dans un sens plus absolu et exprime la nature du bien
lui-même ; c’est pour cela que le bien est une sorte de vrai.
Réciproquement le vrai est aussi une sorte de bien dans le sens que l’intellect
est une chose qui a le vrai pour fin. Et parmi les autres fins celle-là est la
plus excellente comme l’intellect est la puissance la plus élevée entre toutes
les autres.
Objection N°2.
On voit que dans l’ordre de la nature on va de l’imparfait au parfait, et qu’il
en est de même à l’égard des puissances de l’âme, car on s’élève des sens à
l’entendement qui est plus noble qu’eux. Or, on va naturellement aussi de
l’acte de l’intellect à l’acte de la volonté. Donc la volonté est une puissance
plus parfaite et plus noble que l’intellect.
Réponse à
l’objection N°2 : Ce qui a la priorité dans l’ordre de la génération et du
temps est ce qu’il y a de plus imparfait, parce que dans un seul et même sujet
la puissance précède temporairement l’acte, l’imperfection la perfection. Mais
ce qui a la priorité absolument et selon l’ordre de la nature est ce qu’il y a
de plus parfait ; car c’est ainsi que l’acte est antérieur à la puissance. De
cette manière l’intellect est antérieur à la volonté, comme le moteur au
mobile, l’actif au passif ; puisque c’est le bien compris qui meut la volonté.
Objection N°3. Les
habitudes sont proportionnées aux puissances comme les perfections aux choses
perfectibles. Or, l’habitude à laquelle la volonté doit sa perfection est plus
noble que celles qui perfectionnent l’intellect. Car saint Paul dit : Quand je connaîtrais tous les mystères et
que j’aurais la foi la plus parfaite, si je n’ai pas la charité je ne suis rien
(1 Cor., 13, 2). Donc la volonté est
une puissance plus noble que l’intellect.
Réponse à
l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur la volonté considérée
relativement à ce qui est supérieur à l’âme. Car la vertu de la charité a pour
objet l’amour de Dieu (Dieu est incomparablement supérieur à l’âme, qui en a la
connaissance, comme on l’a vu (dans le corps de l’article.).).
Mais c’est le
contraire. Car Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 7) : La plus noble puissance de l’âme
c’est l’intellect.
Conclusion L’objet
de l’intellect étant absolument plus noble que celui de la volonté, l’intellect
est par là même une puissance plus noble que la volonté ; cependant cette
faculté est sous un rapport supérieure à l’intellect dans le sens que son objet
peut se rencontrer dans un sujet plus élevé.
Il faut
répondre que la supériorité d’une chose sur une autre peut se considérer de
deux manières, absolument ou relativement. On considère une chose absolument quand
on la considère en elle-même, et on la considère relativement quand on la
considère par rapport à une autre. Si on considère l’intellect et la volonté en
eux-mêmes, on trouve alors que l’intellect est la faculté la plus noble, et
cela résulte de la comparaison de leurs objets. Car l’objet de l’intellect est
plus simple et plus absolu que l’objet de la volonté. En effet, l’objet de
l’intellect est la raison même du bien que l’on désire, et l’objet de la
volonté est ce bien lui-même dont la raison est dans l’intellect. Or, plus une
chose est simple et abstraite, plus elle est en elle-même noble et élevée.
L’objet de l’intellect est donc plus élevé que l’objet de la volonté. Et comme
les facultés sont entre elles comme leur objet, il s’ensuit que l’intellect est
une faculté plus noble et plus élevée que la volonté. —Relativement,
c’est-à-dire par rapport à ce qui leur est extérieur, la volonté est
quelquefois supérieure à l’intellect, dans le sens que l’objet de la volonté
existe dans un sujet plus élevé que celui de l’intellect. Par exemple on
pourrait dire que l’ouïe est relativement plus noble que la vue, dans le sens
que le sujet qui produit le son est quelquefois plus noble que celui qui
produit la couleur, quoique la couleur soit en elle-même plus noble et plus
simple que le son. Car, comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 1, et quest. 27,
art. 4), l’action de l’intellect consiste en ce que l’essence ou la raison de
l’objet compris est dans le sujet qui le comprend, tandis que l’acte de la
volonté n’est parfait qu’autant que la volonté se porte vers la chose elle-même
selon ce qu’elle est en soi. C’est ce qui a fait dire à Aristote (Met., liv. 6, text.
8) que le bien et le mal qui sont les objets de la volonté sont dans les
choses, tandis que le vrai et le faux qui sont les objets de l’intellect sont
dans l’esprit. Si donc l’être dans lequel est le bien est plus noble que l’âme
elle-même dans laquelle est la nature ou la raison comprise de ce bien, il
s’ensuit que par rapport à cet être la volonté est supérieure à l’entendement.
Mais si l’être dans lequel se trouve le bien est inférieur à l’âme, alors c’est
l’intellect qui est supérieur à la volonté par rapport à lui. C’est ce qui fait
que l’amour de Dieu vaut mieux que sa connaissance, mais que la connaissance
des choses temporelles vaut mieux au contraire que leur amour. Cependant
absolument parlant l’intellect est plus noble que la volonté.
Article
4 : La volonté meut-elle l’intellect ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté ne meuve pas l’intellect. Car le moteur est plus
noble que l’objet mû et lui est antérieur puisqu’il est l’agent, et que celui
qui agit est supérieur à celui qui pâtit, comme le disent saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 16) et Aristote (De animâ, liv.
3, text. 19). Or, l’intellect est antérieur à la
volonté et plus noble qu’elle, comme nous l’avons vu (art. préc).
Donc la volonté ne meut pas l’intellect.
Réponse à
l’objection N°1 : On peut considérer l’intellect de deux manières, on peut
le considérer : 1° comme percevant l’être et le vrai en général ; 2° comme une
chose et comme une puissance particulière ayant un acte déterminé. On peut
aussi considérer la volonté sous un double point de vue. On peut la considérer
: 1° d’après la généralité de son objet ou comme l’appétit du bien en général ;
2° comme une puissance déterminée qui a un acte déterminé. Si donc on compare
l’intellect et la volonté selon la généralité de leur objet, nous avons dit
(art. préc.) que dans ce sens l’intellect est
absolument plus élevé et plus noble que la volonté. Mais si l’on considère
l’intellect suivant la généralité de son objet et la volonté comme une
puissance déterminée, dans ce cas encore l’intellect est supérieur et antérieur
à la volonté, parce que dans la nature de l’être et du vrai que l’intellect
perçoit est comprise la volonté elle-même avec son acte et son objet.
L’intellect comprend donc la volonté, son acte et son objet ainsi que tous les
autres objets particuliers qu’il perçoit, tels que la pierre ou le bois qui
sont compris dans l’idée générale de l’être et du vrai. Si on considère la
volonté d’après la nature générale de son objet qui est le bien et l’intellect
comme une chose et une puissance spéciale, alors dans l’idée générale du bien
se trouve compris, comme un objet spécial, l’intellect lui-même, son acte et
son objet qui est le vrai, parce que chacune de ces choses est un bien
particulier. Dans ce sens la volonté est supérieure à l’intellect et peut le
mouvoir. De toutes ces considérations résulte clairement le motif pour lequel
ces deux puissances exercent l’une sur l’autre une action réciproque, parce que
l’intellect comprend que la volonté veut et la volonté veut que l’intellect
comprenne. Pour la même raison le bien rentre dans le vrai dans le sens que
c’est une sorte de vrai que l’intelligence comprend, et le vrai rentre dans le
bien dans le sens que c’est une sorte de bien que la volonté recherche (Ces
deux puissances sont par le moyen de leurs actes comme deux cercles qui se
renferment l’un et l’autre.).
Objection N°2.
Le moteur n’est pas mû par l’objet qu’il meut, sinon par accident. Or,
l’intellect meut la volonté parce que l’objet de l’appétit perçu par
l’intellect meut sans être mû, tandis que l’appétit meut et est mû tout à la
fois. Donc l’intellect n’est pas mû par la volonté.
Réponse à
l’objection N°2 : L’intellect meut la volonté d’une autre manière que la
volonté meut l’intellect (L’un est cause finale et l’autre cause efficiente.),
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection N°3.
Nous ne pouvons rien vouloir que nous ne l’ayons compris. Si donc la volonté
meut par son acte l’intelligence, il faudra qu’un autre acte de l’intelligence
précède celui de la volonté, et que la volonté veuille à son tour ce nouvel
acte d’intelligence et cela indéfiniment, ce qui est impossible. Donc la
volonté ne meut pas l’intellect.
Réponse à
l’objection N°3 : Il n’est pas nécessaire d’aller ainsi de la volonté à
l’intellect et de l’intellect à la volonté indéfiniment, mais on doit s’arrêter
à l’intellect comme au premier principe de tout mouvement. Car il est
nécessaire que la connaissance précède tout mouvement volontaire, mais tout
mouvement volontaire ne précède pas nécessairement toute connaissance. Quant au
premier principe de tout conseil et de toute intelligence, il est plus élevé
que notre intellect ; c’est Dieu (Ce principe attaque l’erreur des pélagiens,
qui voulaient que l’homme, pour faire le bien, pût se
passer de Dieu et de sa grâce.), comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 18). Et il
prouve de cette manière qu’il n’est pas nécessaire de remonter indéfiniment de
cause en cause.
Mais c’est le
contraire. Car saint Jean Damascène dit (De
orth. fid., liv. 2, chap.
16) : Il est en notre pouvoir d’apprendre ou de ne pas apprendre l’art que nous
voulons. Il y a donc en nous des choses qui n’y sont que par l’effet de la
volonté. Et comme c’est par l’intellect qu’un art s’apprend, il s’ensuit que la
volonté meut cette faculté.
Conclusion
L’intellect meut la volonté comme cause finale, tandis que la volonté qui se
rapporte au bien en général meut l’intellect comme cause efficiente.
Il faut
répondre qu’il y a deux manières d’entendre qu’une chose en meut une autre : 1°
Elle peut la mouvoir comme cause finale, et c’est ainsi que la fin meut
l’agent. Dans ce sens l’intellect meut la volonté parce que c’est le bien
compris qui est l’objet de la volonté et qui la meut comme sa fin. 2° Elle peut
la mouvoir comme agent ; c’est ainsi que ce qui altère meut ce qui est
altéré et ce qui pousse ce qui est poussé. En ce sens la volonté meut
l’intellect et toutes les forces de l’âme, comme le dit saint Anselme (De similitud., chap. 2). La raison en est que suivant la manière dont
toutes les puissances actives sont ordonnées, la puissance qui se rapporte à la
fin universelle est celle qui meut les puissances qui se rapportent à des fins
particulières. Et il en est ainsi dans l’ordre naturel comme dans l’ordre
politique. En effet, le ciel qui conserve universellement tous les corps
engendrés et corruptibles meut tous les corps inférieurs qui agissent chacun
pour la conservation de leur propre espèce ou même de leur individu. De même le
roi, par là même qu’il a pour objet le bien commun de tout le royaume, meut par
son ordre chacun des magistrats qui sont chargés de l’administration de chaque
cité. Or, l’objet de la volonté est le bien et la fin en général. Donc par là
même que toute puissance se rapporte à un bien qui lui est propre, comme la vue
à la couleur et l’intellect à la connaissance du vrai, il s’ensuit que la volonté
comme agent meut toutes les puissances de l’âme et qu’elle commande leurs
actes, à l’exception des puissances naturelles de la partie végétative qui ne
sont pas soumises à notre libre arbitre.
Article
5 : Y a-t-il dans l’appétit supérieur un appétit irascible distinct de
l’appétit concupiscible ?
Objection
N°1. Il semble qu’on doive distinguer l’appétit irascible et l’appétit
concupiscible dans l’appétit supérieur qui est la volonté. Car l’appétit concupiscible
vient de la concupiscence et l’appétit irascible de la colère. Or, il y a une
concupiscence qui ne peut appartenir à l’appétit sensitif, mais seulement à
l’appétit intelligentiel qui est la volonté. Telle
est la concupiscence de la sagesse, dont il est dit (Sag., 6, 21) : La concupiscence de la sagesse conduit au
royaume éternel. Il y a aussi une colère qui ne peut appartenir qu’à cet
appétit ; telle est celle que nous concevons contre les vices. C’est ce qui
fait dire à saint Jérôme (in Matt.,
chap. 13) que nous devons avoir dans la puissance irascible de l’âme la haine
de tous les vices. Donc on doit dans l’appétit intelligentiel
comme dans l’appétit sensitif distinguer l’appétit irascible de l’appétit
concupiscible.
Réponse à
l’objection N°1 : L’amour et la concupiscence s’entendent de deux manières.
Quelquefois on entend par là des passions qui s’élèvent avec une certaine
surexcitation de l’esprit. C’est le sens vulgaire qu’on donne à ces affections
qui, ainsi comprises, n’existent que dans l’appétit sensitif. D’autres fois on
entend par là une simple affection sans passion, sans mouvement de l’esprit.
Alors ce sont des actes de la volonté qu’on peut attribuer à Dieu et aux anges.
Dans ce dernier sens ils ne se rapportent pas à des puissances diverses, mais à
une seule et même puissance qu’on appelle la volonté.
Objection N°2.
On dit généralement que la charité est dans l’appétit concupiscible et
l’espérance dans l’irascible. Or, la charité et l’espérance ne peuvent être
dans l’appétit sensitif parce que ces vertus n’ont pas pour objets des choses
sensibles, mais des choses intelligibles. On doit donc admettre qu’il y a dans
la partie intellectuelle de l’âme un appétit concupiscible et un appétit
irascible.
Réponse à
l’objection N°2 : On peut dire que la volonté est irascible dans le sens
qu’elle veut combattre le mal, non d’après l’impulsion de la passion, mais
d’après le jugement de la raison. On peut dire aussi de la même manière qu’elle
est concupiscible parce qu’elle désire le bien. Ainsi la charité et l’espérance
sont dans l’irascible et le concupiscible, c’est-à-dire dans la volonté suivant
qu’elle se rapporte à ces actes divers. On peut aussi entendre de cette manière
ce que dit le livre de l’Esprit et de
l’Ame, que l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’âme avant
qu’elle ne soit unie au corps, pourvu toutefois qu’on entende cette priorité
selon l’ordre de nature et non selon l’ordre de temps, quoique d’ailleurs il ne
soit pas nécessaire d’ajouter foi à cet ouvrage.
Objection N°3.
Dans le livre de l’Esprit et de l’Ame
(chap. 3) il est dit que l’âme, avant d’être unie au corps, possède ces
puissances : l’appétit irascible, l’appétit concupiscible et la raison. Or, il
n’y a pas de puissance sensitive qui se rapporte à l’âme exclusivement, elles
se rapportent toutes à l’âme unie au corps, comme nous l’avons dit (quest. 78,
art. 5 et 8). Donc l’appétit irascible et l’appétit concupiscible existent dans
la volonté qui est l’appétit intelligentiel.
La réponse à la
troisième objection est par là même évidente.
Mais c’est le
contraire. Car Némésius (Le texte porte saint
Grégoire de Nysse, mais désormais nous citerons ainsi
le véritable auteur de cet ouvrage.) dit (De
nat. hom., chap. 10) que c’est la partie
déraisonnable de l’âme qui se divise en appétit concupiscible et en appétit
irascible. Saint Jean Damascène dit la même chose (De fid. orth., liv. 2, chap. 12). Aristote dit aussi (De animâ, liv.
3, text. 42) que la volonté réside dans la raison, et
il place dans la partie déraisonnable de l’âme la concupiscence et la colère ou
le désir et la passion.
Conclusion On
ne distingue pas dans l’appétit supérieur de l’homme, c’est-à-dire dans la
volonté, l’appétit concupiscible et l’appétit irascible.
Il faut répondre que l’appétit irascible
et l’appétit concupiscible ne sont pas des parties de l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté. Car, comme nous
l’avons dit (quest. 77, art. 3, et quest. 79, art. 7), la puissance qui se
rapporte à un objet d’une manière générale n’est pas diversifiée par les
différences spéciales comprises sous cette raison générale. Ainsi la vue se
rapportant à tout ce qui est visible et coloré en général, ne se divise pas en
autant de puissances qu’il y a de différentes espèces de couleurs. Mais s’il y
avait une puissance qui eût pour objet le blanc considéré comme tel et non
comme objet coloré, cette puissance différerait de celle qui se rapporterait au
noir, comme à son objet propre. Or, l’appétit sensitif n’a pas pour objet le
bien en général, parce que les sens ne perçoivent rien d’universel. C’est ce
qui fait que les parties de l’appétit sensitif se diversifient selon la
diversité de nature de leurs objets particuliers. Ainsi la concupiscence
regarde le bien selon qu’il délecte les sens et qu’il convient à la nature,
tandis que l’irascible se rapporte au bien selon qu’il repousse et combat ce
qui pourrait être nuisible. Mais la volonté a pour objet le bien en général.
C’est pour ce motif que les puissances appétitives contenues en elle ne sont
pas diverses, et qu’on ne distingue pas dans l’appétit intelligentiel
une puissance irascible différente de la puissance concupiscible, comme on ne
divise pas non plus l’intellect en plusieurs facultés perceptives, bien que
dans la partie sensitive ces puissances soient multiples.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email
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retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation
catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
catholique et des lois justes.