Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 82 : De la volonté

 

          Après avoir parlé de la sensualité, nous avons à nous occuper de la volonté. — Sur ce point cinq questions se présentent : 1° La volonté désire-t-elle nécessairement quelque chose ? (Cet article a pour but de distinguer ce qu’il y a de libre et ce qu’il y a de nécessaire dans l’exercice de la volonté. C’est une réfutation de ceux qui ont dit que l’homme était libre dans tous ses actes, et de ceux qui ont soutenu qu’il ne l’était dans aucun.) — 2° Veut-elle tout ce qu’elle veut nécessairement ? (Cet article est une réfutation de Calvin, de Luther, des trinitaires, des fatalistes et de tous ceux qui ont nié ou attaqué de quelque manière le libre arbitre. Toutes ces erreurs ont été condamnées par le concile de Trente (Conc. Trid., sess. 6, can. 1 et 5).) — 3° Est-elle une puissance plus noble que l’entendement ? (En déterminant les rapports de l’intelligence et de la volonté saint Thomas répand encore de nouvelles lumières sur ce sujet qu’il a déjà si approfondi.) — 4° Meut-elle l’entendement ? (Il est très important de déterminer clairement le domaine de la volonté, parce qu’un acte n’étant bon ou mauvais qu’autant qu’il est volontaire, il faut qu’on sache jusqu’où s’étend l’empire de la volonté.) — 5° Se distingue-t-elle en irascible et en concupiscible ? (Cet article nous donne l’interprétation de ces passages de l’Ecriture : Irritez-vous mais ne péchez point (Ps. 4, 5) ; Dieu a en horreur l’impie et son impiété (Sag., 14, 9) ; Le roi sera épris de votre beauté (Ps. 44, 12) ; Mon âme a désiré, etc. (Ps. 118, 20).)

 

Article 1 : La volonté désire-t-elle nécessairement quelque chose ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne désire rien nécessairement. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 5, chap. 10) que si une chose est nécessaire elle n’est pas volontaire. Or, tout ce que la volonté désire est volontaire. Donc rien de ce que la volonté désire n’est nécessairement désiré.

Réponse à l’objection N°1 : Ce mot de saint Augustin doit s’entendre de la nécessité de coaction. Car la nécessité naturelle ne détruit pas la liberté de volonté, comme il le dit lui-même dans le même livre.

 

Objection N°2. Les puissances rationnelles, d’après Aristote (Met., liv. 9, text. 3), se rapportent à des objets opposés. Or, la volonté est une puissance rationnelle, parce que, comme le dit ce même philosophe (De animâ, liv. 3, text. 42), elle existe dans la raison. Donc la volonté se rapporte à des objets opposés et par conséquent elle n’est déterminée nécessairement à l’égard d’aucun.

Réponse à l’objection N°2 : La volonté, selon qu’elle veut quelque chose naturellement, répond plutôt à l’intellect qui perçoit les principes naturels (La volonté, considérée dans ses rapports avec la fin dernière, répond à l’intellect, mais considérée par rapport aux moyens qui mènent à cette fin, elle répond plutôt à la raison, parce que, comme elle, elle peut choisir entre des choses diverses.) qu’à la raison qui se rapporte à des objets opposés. C’est pour cela que dans ce sens elle est plutôt une puissance intellectuelle qu’une puissance rationnelle.

 

Objection N°3. Par la volonté nous sommes maîtres de nos actes. Or, nous ne sommes pas maîtres de ce qui arrive nécessairement. Donc l’acte de la volonté ne saurait être nécessaire.

Réponse à l’objection N°3 : Nous sommes maîtres de nos actes, dans le sens que nous pouvons choisir telle ou telle chose. Or, nous n’avons pas à choisir notre fin, mais les moyens qui s’y rapportent, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 2). C’est pourquoi le désir de notre fin dernière n’est pas du nombre des choses dont nous sommes les maîtres.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 4) que tous les hommes recherchent le bonheur et qu’ils n’ont à cet égard qu’une même volonté. Or, s’ils ne le recherchaient pas nécessairement, mais d’une manière contingente, il y aurait au moins quelques individus qui ne le rechercheraient pas. Donc il y a quelque chose que la volonté veut nécessairement.

 

Conclusion La volonté ne peut rien vouloir par une nécessité de coaction, mais elle peut vouloir quelque chose par une nécessité finale ou hypothétique ; il y a même une chose qu’elle veut d’une nécessité naturelle, c’est la béatitude.

Il faut répondre qu’il y a plusieurs sortes de nécessités. Car on appelle nécessaire tout ce qui ne peut pas ne pas être. Or, une chose peut être dite nécessaire à un être, soit d’après son principe intrinsèque ou matériel, comme quand nous disons que tout ce qui se compose d’éléments contraires doit nécessairement se corrompre, soit d’après son principe formel, comme quand nous disons que les trois angles d’un triangle doivent être nécessairement égaux à deux angles droits. Cette nécessité s’appelle naturelle et absolue. Une chose est encore nécessaire à une autre quand celle-ci ne peut sans elle atteindre sa fin ou qu’elle est contrainte par elle à agir. Dans le premier sens on dit que la nourriture est nécessaire à la vie, le cheval à la course. Cette nécessité se nomme nécessité finale : quelquefois on lui donne aussi le nom d’utilité (Dans cette nécessité finale, il faut distinguer ce qui est nécessaire purement et simplement, comme la nourriture est nécessaire pour vivre, et ce qui est nécessaire par pure bienséance. C’est celle dernière espèce de nécessaire qui porte le nom d’utilité. C’est ainsi qu’un cheval est nécessaire pour voyager, parce qu’il est plus commode d’aller en voiture que d’aller à pied.). Quand un être est contraint par un agent quelconque à agir de telle sorte qu’il ne puisse pas faire l’opposé, on appelle cette nécessité une nécessité de coaction. Cette dernière espèce de nécessité répugne absolument à la volonté. En effet, la violence est ce qui est opposé à l’inclination d’une chose, et le mouvement de la volonté est une inclination qui la porte vers un objet. C’est pourquoi, comme on dit qu’une chose est naturelle parce qu’elle est conforme à l’inclination de la nature, de même on dit qu’une chose est volontaire quand elle est conforme à l’inclination de la volonté. Ainsi donc, comme il est impossible qu’une chose soit tout à la fois violente et naturelle, de même il est impossible qu’un acte soit tout à la fois contraint et volontaire. Mais la nécessité finale ne répugne pas à la volonté quand l’être ne peut arriver à sa fin que d’une manière. Ainsi celui qui veut passer la mer doit nécessairement vouloir prendre un navire. La nécessité naturelle ne lui répugne pas non plus. Il faut même que comme l’intellect s’attache nécessairement aux premiers principes, ainsi la volonté s’attache nécessairement à la fin dernière qui est la béatitude. Car, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 89), la fin est pour les choses pratiques ce que les principes sont pour les choses spéculatives. En effet, il faut que ce qui convient naturellement et d’une manière immuable à un être soit le fondement et le principe de toutes les autres choses qui sont en lui, parce que la nature est ce qu’il y a de premier dans chaque être et que tout mouvement procède d’un premier moteur immobile (La béatitude est ce principe immuable qui sert de base à toutes les déterminations de la volonté.).

 

Article 2 : La volonté veut-elle nécessairement tout ce qu’elle veut ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté veuille nécessairement tout ce qu’elle veut. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que le mal est en dehors de la volonté. Donc la volonté tend nécessairement au bien qu’on lui propose.

Réponse à l’objection N°1 : La volonté ne peut se porter vers une chose qu’autant qu’elle est bonne. Or, par là même que le bien est multiple il résulte de là que la volonté ne se rapporte pas nécessairement à une seule chose.

 

Objection N°2. L’objet de la volonté est à la volonté elle-même ce que le moteur est au mobile. Or, le mouvement du mobile est une conséquence nécessaire du moteur. Il semble donc que l’objet de la volonté la meuve nécessairement.

Réponse à l’objection N°2 : Le moteur met nécessairement en mouvement le mobile, quand la puissance du moteur surpasse tellement le mobile que la force de celui-ci lui est totalement soumise. Or, la puissance de la volonté ayant pour objet le bien universel et parfait, elle ne peut être soumise tout entière à aucun bien particulier. C’est pourquoi elle n’est pas mue nécessairement par lui.

 

Objection N°3. Comme ce que les sens perçoivent est l’objet de l’appétit sensitif, de même ce que l’intellect perçoit est l’objet de l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté. Or, ce que les sens perçoivent meut nécessairement l’appétit sensitif. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 9, chap. 14) que les animaux sont mus par ce qu’ils voient. Il semble donc que ce que l’intellect perçoit meuve nécessairement la volonté.

Réponse à l’objection N°3 : La puissance sensitive n’est pas une faculté qui compare divers objets, comme la raison, elle ne perçoit absolument qu’une seule chose, c’est pour cela qu’elle porte l’appétit d’une manière fixe et déterminée vers cet objet unique. Mais la raison compare plusieurs objets, c’est pour ce motif qu’elle peut donner à l’appétit intelligentiel ou à la volonté plusieurs impulsions diverses et qu’elle ne la meut pas nécessairement dans une seule et même direction.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Retract., liv. 4, chap. 9) que c’est la volonté qui fait que nous péchons et que nous vivons vertueusement ; par conséquent elle se rapporte à des objets opposés. Elle ne veut donc pas nécessairement tout ce qu’elle veut.

 

Conclusion Il y a des biens particuliers sans lesquels l’homme peut être heureux ; c’est pourquoi la volonté ne les veut pas nécessairement ; c’est ainsi que l’intellect ne donne pas nécessairement son assentiment aux choses qui n’ont pas une connexion nécessaire avec les premiers principes.

Il faut répondre que la volonté ne veut pas nécessairement tout ce qu’elle veut. Pour s’en convaincre il faut observer que comme il est naturel que l’intellect s’attache nécessairement aux premiers principes, de même la volonté se porte naturellement vers sa fin dernière, comme nous l’avons dit (art. préc). Mais il y a des choses intelligibles qui n’ont pas de connexion nécessaire avec les premiers principes, puisqu’il y a des propositions contingentes qu’on peut rejeter sans pour cela être obligé de rejeter les premiers principes eux-mêmes. L’intellect ne donne pas nécessairement son assentiment aux propositions de cette nature. Il y a aussi des propositions nécessaires qui ont une connexion nécessaire avec les premiers principes, comme il y a des conséquences démontrables qu’on ne peut nier sans nier les premiers principes eux-mêmes. L’intellect y adhère nécessairement une fois qu’il a connu par une déduction logique la connexion nécessaire qu’il y a entre ces conséquences et leurs principes. Mais il n’y adhère pas nécessairement avant d’avoir connu la nécessité rigoureuse de cette connexion. Il en est de même de la volonté. En effet, il y a des biens particuliers qui n’ont pas une connexion nécessaire avec la béatitude, parce que sans eux l’homme peut être heureux ; sa volonté ne s’y attache pas nécessairement. Mais il y a aussi des biens qui ont une connexion nécessaire avec la béatitude ; ce sont ceux par lesquels l’homme s’attache à Dieu en qui seul consiste le vrai bonheur. Toutefois, tant que par la certitude de la vision céleste la nécessité de cette connexion ne nous est pas démontrée, la volonté ne s’attache nécessairement ni à Dieu, ni aux choses divines. Mais la volonté de celui qui voit Dieu s’attache à lui aussi nécessairement que nous nous attachons maintenant au bonheur (Cette question si difficile ne nous parait avoir été traitée nulle part avec autant de profondeur et de clarté.). Il est donc évident que la volonté ne veut pas nécessairement tout ce qu’elle veut.

 

Article 3 : La volonté est-elle une puissance supérieure à l’intellect ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté soit une puissance supérieure à l’intellect. Car le bien et la fin voilà l’objet de la volonté. Or, la fin est la première et la plus noble des causes. Donc la volonté est la première et la plus noble des puissances.

Réponse à l’objection N°1 : La nature de la cause suppose le rapport d’une chose à une autre et que dans ce rapport la nature du bien est ce qu’il y a de principal. Mais le vrai s’entend dans un sens plus absolu et exprime la nature du bien lui-même ; c’est pour cela que le bien est une sorte de vrai. Réciproquement le vrai est aussi une sorte de bien dans le sens que l’intellect est une chose qui a le vrai pour fin. Et parmi les autres fins celle-là est la plus excellente comme l’intellect est la puissance la plus élevée entre toutes les autres.

 

Objection N°2. On voit que dans l’ordre de la nature on va de l’imparfait au parfait, et qu’il en est de même à l’égard des puissances de l’âme, car on s’élève des sens à l’entendement qui est plus noble qu’eux. Or, on va naturellement aussi de l’acte de l’intellect à l’acte de la volonté. Donc la volonté est une puissance plus parfaite et plus noble que l’intellect.

Réponse à l’objection N°2 : Ce qui a la priorité dans l’ordre de la génération et du temps est ce qu’il y a de plus imparfait, parce que dans un seul et même sujet la puissance précède temporairement l’acte, l’imperfection la perfection. Mais ce qui a la priorité absolument et selon l’ordre de la nature est ce qu’il y a de plus parfait ; car c’est ainsi que l’acte est antérieur à la puissance. De cette manière l’intellect est antérieur à la volonté, comme le moteur au mobile, l’actif au passif ; puisque c’est le bien compris qui meut la volonté.

 

Objection N°3. Les habitudes sont proportionnées aux puissances comme les perfections aux choses perfectibles. Or, l’habitude à laquelle la volonté doit sa perfection est plus noble que celles qui perfectionnent l’intellect. Car saint Paul dit : Quand je connaîtrais tous les mystères et que j’aurais la foi la plus parfaite, si je n’ai pas la charité je ne suis rien (1 Cor., 13, 2). Donc la volonté est une puissance plus noble que l’intellect.

Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur la volonté considérée relativement à ce qui est supérieur à l’âme. Car la vertu de la charité a pour objet l’amour de Dieu (Dieu est incomparablement supérieur à l’âme, qui en a la connaissance, comme on l’a vu (dans le corps de l’article.).).

 

Mais c’est le contraire. Car Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 7) : La plus noble puissance de l’âme c’est l’intellect.

 

Conclusion L’objet de l’intellect étant absolument plus noble que celui de la volonté, l’intellect est par là même une puissance plus noble que la volonté ; cependant cette faculté est sous un rapport supérieure à l’intellect dans le sens que son objet peut se rencontrer dans un sujet plus élevé.

Il faut répondre que la supériorité d’une chose sur une autre peut se considérer de deux manières, absolument ou relativement. On considère une chose absolument quand on la considère en elle-même, et on la considère relativement quand on la considère par rapport à une autre. Si on considère l’intellect et la volonté en eux-mêmes, on trouve alors que l’intellect est la faculté la plus noble, et cela résulte de la comparaison de leurs objets. Car l’objet de l’intellect est plus simple et plus absolu que l’objet de la volonté. En effet, l’objet de l’intellect est la raison même du bien que l’on désire, et l’objet de la volonté est ce bien lui-même dont la raison est dans l’intellect. Or, plus une chose est simple et abstraite, plus elle est en elle-même noble et élevée. L’objet de l’intellect est donc plus élevé que l’objet de la volonté. Et comme les facultés sont entre elles comme leur objet, il s’ensuit que l’intellect est une faculté plus noble et plus élevée que la volonté. —Relativement, c’est-à-dire par rapport à ce qui leur est extérieur, la volonté est quelquefois supérieure à l’intellect, dans le sens que l’objet de la volonté existe dans un sujet plus élevé que celui de l’intellect. Par exemple on pourrait dire que l’ouïe est relativement plus noble que la vue, dans le sens que le sujet qui produit le son est quelquefois plus noble que celui qui produit la couleur, quoique la couleur soit en elle-même plus noble et plus simple que le son. Car, comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 1, et quest. 27, art. 4), l’action de l’intellect consiste en ce que l’essence ou la raison de l’objet compris est dans le sujet qui le comprend, tandis que l’acte de la volonté n’est parfait qu’autant que la volonté se porte vers la chose elle-même selon ce qu’elle est en soi. C’est ce qui a fait dire à Aristote (Met., liv. 6, text. 8) que le bien et le mal qui sont les objets de la volonté sont dans les choses, tandis que le vrai et le faux qui sont les objets de l’intellect sont dans l’esprit. Si donc l’être dans lequel est le bien est plus noble que l’âme elle-même dans laquelle est la nature ou la raison comprise de ce bien, il s’ensuit que par rapport à cet être la volonté est supérieure à l’entendement. Mais si l’être dans lequel se trouve le bien est inférieur à l’âme, alors c’est l’intellect qui est supérieur à la volonté par rapport à lui. C’est ce qui fait que l’amour de Dieu vaut mieux que sa connaissance, mais que la connaissance des choses temporelles vaut mieux au contraire que leur amour. Cependant absolument parlant l’intellect est plus noble que la volonté.

 

Article 4 : La volonté meut-elle l’intellect ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne meuve pas l’intellect. Car le moteur est plus noble que l’objet mû et lui est antérieur puisqu’il est l’agent, et que celui qui agit est supérieur à celui qui pâtit, comme le disent saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 16) et Aristote (De animâ, liv. 3, text. 19). Or, l’intellect est antérieur à la volonté et plus noble qu’elle, comme nous l’avons vu (art. préc). Donc la volonté ne meut pas l’intellect.

Réponse à l’objection N°1 : On peut considérer l’intellect de deux manières, on peut le considérer : 1° comme percevant l’être et le vrai en général ; 2° comme une chose et comme une puissance particulière ayant un acte déterminé. On peut aussi considérer la volonté sous un double point de vue. On peut la considérer : 1° d’après la généralité de son objet ou comme l’appétit du bien en général ; 2° comme une puissance déterminée qui a un acte déterminé. Si donc on compare l’intellect et la volonté selon la généralité de leur objet, nous avons dit (art. préc.) que dans ce sens l’intellect est absolument plus élevé et plus noble que la volonté. Mais si l’on considère l’intellect suivant la généralité de son objet et la volonté comme une puissance déterminée, dans ce cas encore l’intellect est supérieur et antérieur à la volonté, parce que dans la nature de l’être et du vrai que l’intellect perçoit est comprise la volonté elle-même avec son acte et son objet. L’intellect comprend donc la volonté, son acte et son objet ainsi que tous les autres objets particuliers qu’il perçoit, tels que la pierre ou le bois qui sont compris dans l’idée générale de l’être et du vrai. Si on considère la volonté d’après la nature générale de son objet qui est le bien et l’intellect comme une chose et une puissance spéciale, alors dans l’idée générale du bien se trouve compris, comme un objet spécial, l’intellect lui-même, son acte et son objet qui est le vrai, parce que chacune de ces choses est un bien particulier. Dans ce sens la volonté est supérieure à l’intellect et peut le mouvoir. De toutes ces considérations résulte clairement le motif pour lequel ces deux puissances exercent l’une sur l’autre une action réciproque, parce que l’intellect comprend que la volonté veut et la volonté veut que l’intellect comprenne. Pour la même raison le bien rentre dans le vrai dans le sens que c’est une sorte de vrai que l’intelligence comprend, et le vrai rentre dans le bien dans le sens que c’est une sorte de bien que la volonté recherche (Ces deux puissances sont par le moyen de leurs actes comme deux cercles qui se renferment l’un et l’autre.).

 

Objection N°2. Le moteur n’est pas mû par l’objet qu’il meut, sinon par accident. Or, l’intellect meut la volonté parce que l’objet de l’appétit perçu par l’intellect meut sans être mû, tandis que l’appétit meut et est mû tout à la fois. Donc l’intellect n’est pas mû par la volonté.

Réponse à l’objection N°2 : L’intellect meut la volonté d’une autre manière que la volonté meut l’intellect (L’un est cause finale et l’autre cause efficiente.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. Nous ne pouvons rien vouloir que nous ne l’ayons compris. Si donc la volonté meut par son acte l’intelligence, il faudra qu’un autre acte de l’intelligence précède celui de la volonté, et que la volonté veuille à son tour ce nouvel acte d’intelligence et cela indéfiniment, ce qui est impossible. Donc la volonté ne meut pas l’intellect.

Réponse à l’objection N°3 : Il n’est pas nécessaire d’aller ainsi de la volonté à l’intellect et de l’intellect à la volonté indéfiniment, mais on doit s’arrêter à l’intellect comme au premier principe de tout mouvement. Car il est nécessaire que la connaissance précède tout mouvement volontaire, mais tout mouvement volontaire ne précède pas nécessairement toute connaissance. Quant au premier principe de tout conseil et de toute intelligence, il est plus élevé que notre intellect ; c’est Dieu (Ce principe attaque l’erreur des pélagiens, qui voulaient que l’homme, pour faire le bien, pût se passer de Dieu et de sa grâce.), comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 18). Et il prouve de cette manière qu’il n’est pas nécessaire de remonter indéfiniment de cause en cause.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 2, chap. 16) : Il est en notre pouvoir d’apprendre ou de ne pas apprendre l’art que nous voulons. Il y a donc en nous des choses qui n’y sont que par l’effet de la volonté. Et comme c’est par l’intellect qu’un art s’apprend, il s’ensuit que la volonté meut cette faculté.

 

Conclusion L’intellect meut la volonté comme cause finale, tandis que la volonté qui se rapporte au bien en général meut l’intellect comme cause efficiente.

Il faut répondre qu’il y a deux manières d’entendre qu’une chose en meut une autre : 1° Elle peut la mouvoir comme cause finale, et c’est ainsi que la fin meut l’agent. Dans ce sens l’intellect meut la volonté parce que c’est le bien compris qui est l’objet de la volonté et qui la meut comme sa fin. 2° Elle peut la mouvoir comme agent ; c’est ainsi que ce qui altère meut ce qui est altéré et ce qui pousse ce qui est poussé. En ce sens la volonté meut l’intellect et toutes les forces de l’âme, comme le dit saint Anselme (De similitud., chap. 2). La raison en est que suivant la manière dont toutes les puissances actives sont ordonnées, la puissance qui se rapporte à la fin universelle est celle qui meut les puissances qui se rapportent à des fins particulières. Et il en est ainsi dans l’ordre naturel comme dans l’ordre politique. En effet, le ciel qui conserve universellement tous les corps engendrés et corruptibles meut tous les corps inférieurs qui agissent chacun pour la conservation de leur propre espèce ou même de leur individu. De même le roi, par là même qu’il a pour objet le bien commun de tout le royaume, meut par son ordre chacun des magistrats qui sont chargés de l’administration de chaque cité. Or, l’objet de la volonté est le bien et la fin en général. Donc par là même que toute puissance se rapporte à un bien qui lui est propre, comme la vue à la couleur et l’intellect à la connaissance du vrai, il s’ensuit que la volonté comme agent meut toutes les puissances de l’âme et qu’elle commande leurs actes, à l’exception des puissances naturelles de la partie végétative qui ne sont pas soumises à notre libre arbitre.

 

Article 5 : Y a-t-il dans l’appétit supérieur un appétit irascible distinct de l’appétit concupiscible ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on doive distinguer l’appétit irascible et l’appétit concupiscible dans l’appétit supérieur qui est la volonté. Car l’appétit concupiscible vient de la concupiscence et l’appétit irascible de la colère. Or, il y a une concupiscence qui ne peut appartenir à l’appétit sensitif, mais seulement à l’appétit intelligentiel qui est la volonté. Telle est la concupiscence de la sagesse, dont il est dit (Sag., 6, 21) : La concupiscence de la sagesse conduit au royaume éternel. Il y a aussi une colère qui ne peut appartenir qu’à cet appétit ; telle est celle que nous concevons contre les vices. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme (in Matt., chap. 13) que nous devons avoir dans la puissance irascible de l’âme la haine de tous les vices. Donc on doit dans l’appétit intelligentiel comme dans l’appétit sensitif distinguer l’appétit irascible de l’appétit concupiscible.

Réponse à l’objection N°1 : L’amour et la concupiscence s’entendent de deux manières. Quelquefois on entend par là des passions qui s’élèvent avec une certaine surexcitation de l’esprit. C’est le sens vulgaire qu’on donne à ces affections qui, ainsi comprises, n’existent que dans l’appétit sensitif. D’autres fois on entend par là une simple affection sans passion, sans mouvement de l’esprit. Alors ce sont des actes de la volonté qu’on peut attribuer à Dieu et aux anges. Dans ce dernier sens ils ne se rapportent pas à des puissances diverses, mais à une seule et même puissance qu’on appelle la volonté.

 

Objection N°2. On dit généralement que la charité est dans l’appétit concupiscible et l’espérance dans l’irascible. Or, la charité et l’espérance ne peuvent être dans l’appétit sensitif parce que ces vertus n’ont pas pour objets des choses sensibles, mais des choses intelligibles. On doit donc admettre qu’il y a dans la partie intellectuelle de l’âme un appétit concupiscible et un appétit irascible.

Réponse à l’objection N°2 : On peut dire que la volonté est irascible dans le sens qu’elle veut combattre le mal, non d’après l’impulsion de la passion, mais d’après le jugement de la raison. On peut dire aussi de la même manière qu’elle est concupiscible parce qu’elle désire le bien. Ainsi la charité et l’espérance sont dans l’irascible et le concupiscible, c’est-à-dire dans la volonté suivant qu’elle se rapporte à ces actes divers. On peut aussi entendre de cette manière ce que dit le livre de l’Esprit et de l’Ame, que l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’âme avant qu’elle ne soit unie au corps, pourvu toutefois qu’on entende cette priorité selon l’ordre de nature et non selon l’ordre de temps, quoique d’ailleurs il ne soit pas nécessaire d’ajouter foi à cet ouvrage.

 

Objection N°3. Dans le livre de l’Esprit et de l’Ame (chap. 3) il est dit que l’âme, avant d’être unie au corps, possède ces puissances : l’appétit irascible, l’appétit concupiscible et la raison. Or, il n’y a pas de puissance sensitive qui se rapporte à l’âme exclusivement, elles se rapportent toutes à l’âme unie au corps, comme nous l’avons dit (quest. 78, art. 5 et 8). Donc l’appétit irascible et l’appétit concupiscible existent dans la volonté qui est l’appétit intelligentiel.

La réponse à la troisième objection est par là même évidente.

 

Mais c’est le contraire. Car Némésius (Le texte porte saint Grégoire de Nysse, mais désormais nous citerons ainsi le véritable auteur de cet ouvrage.) dit (De nat. hom., chap. 10) que c’est la partie déraisonnable de l’âme qui se divise en appétit concupiscible et en appétit irascible. Saint Jean Damascène dit la même chose (De fid. orth., liv. 2, chap. 12). Aristote dit aussi (De animâ, liv. 3, text. 42) que la volonté réside dans la raison, et il place dans la partie déraisonnable de l’âme la concupiscence et la colère ou le désir et la passion.

 

Conclusion On ne distingue pas dans l’appétit supérieur de l’homme, c’est-à-dire dans la volonté, l’appétit concupiscible et l’appétit irascible.

Il faut répondre que l’appétit irascible et l’appétit concupiscible ne sont pas des parties de l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté. Car, comme nous l’avons dit (quest. 77, art. 3, et quest. 79, art. 7), la puissance qui se rapporte à un objet d’une manière générale n’est pas diversifiée par les différences spéciales comprises sous cette raison générale. Ainsi la vue se rapportant à tout ce qui est visible et coloré en général, ne se divise pas en autant de puissances qu’il y a de différentes espèces de couleurs. Mais s’il y avait une puissance qui eût pour objet le blanc considéré comme tel et non comme objet coloré, cette puissance différerait de celle qui se rapporterait au noir, comme à son objet propre. Or, l’appétit sensitif n’a pas pour objet le bien en général, parce que les sens ne perçoivent rien d’universel. C’est ce qui fait que les parties de l’appétit sensitif se diversifient selon la diversité de nature de leurs objets particuliers. Ainsi la concupiscence regarde le bien selon qu’il délecte les sens et qu’il convient à la nature, tandis que l’irascible se rapporte au bien selon qu’il repousse et combat ce qui pourrait être nuisible. Mais la volonté a pour objet le bien en général. C’est pour ce motif que les puissances appétitives contenues en elle ne sont pas diverses, et qu’on ne distingue pas dans l’appétit intelligentiel une puissance irascible différente de la puissance concupiscible, comme on ne divise pas non plus l’intellect en plusieurs facultés perceptives, bien que dans la partie sensitive ces puissances soient multiples.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.