Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 83 : Du libre arbitre

 

          Après avoir parlé de la volonté, nous avons à nous occuper maintenant du libre arbitre. — Sur ce point quatre questions se présentent : 1° L’homme a-t-il le libre arbitre ? (Toutes les différentes erreurs de Luther, de Calvin, d’Œcolampade, de Mélanchton, de Pelage et de tous les hérésiarques anciens et modernes sur le libre arbitre sont ici attaquées et réfutées.) — 2° Qu’est-ce que le libre arbitre ? Est-ce une puissance, un acte, ou une habitude ? (Cet article prouve que le libre arbitre n’a point été détruit par le péché, et que l’homme peut, avec les seules forces de sa nature ; faire le bien et le mal moralement, comme les conciles l’ont défini, contre Luther et contre tous les hérésiarques qui ont nié la liberté de l’homme depuis son péché.) — 3° Si c’est une puissance, est-elle appétitive ou cognitive ? (En définissant le libre arbitre, l’élection ou la faculté de choisir, saint Thomas coupe court à toutes les difficultés qui ont été soulevées au sujet de cette prérogative de l’homme. Ainsi, qu’on choisisse le bien ou le mal, qu’on puisse pécher ou non, qu’on ait besoin du secours de Dieu pour agir, ou qu’on n’en ait pas besoin, qu’on puisse accomplir par ses seules forces les commandements de Dieu, ou qu’on ne le puisse pas, toutes ces questions qui ont été agitées à l’occasion du libre arbitre ne touchent pas à son essence.) — 4° Si elle est appétitive, est-elle la même que la volonté ou si elle en est distincte ? (L’Ecriture se sert souvent du mot de volonté pour désigner le libre arbitre : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements (Matth., 19, 17) ; Si quelqu’un veut venir après moi, etc. (ibid., 16, 24) ; Il a mis devant toi l’eau et le feu ; étends la main du côté que tu voudras (Ecclésiastique, 15, 17). Il en est de même des conciles. Saint Thomas en donne dans cet article la raison.)

 

Article 1 : L’homme a-t-il le libre arbitre ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’homme n’ait pas le libre arbitre. Car quiconque a le libre arbitre fait ce qu’il veut. Or, l’homme ne fait pas ce qu’il veut. Car l’Apôtre dit (Rom., 7, 19) : Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. Donc l’homme n’a pas le libre arbitre.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 81, art. 3, réponse N°2), l’appétit sensitif, bien qu’il obéisse à la raison, peut cependant la contrarier sous un aspect en convoitant une chose opposée à ce que la raison commande. Il y a donc un bien que l’homme ne fait pas quand il le veut, c’est celui qui consiste à ne rien désirer de contraire à la raison, d’après l’explication que donne saint Augustin lui-même (Cont. Jul., liv. 3, chap. 26).

 

Objection N°2. A quiconque a le libre arbitre il appartient de vouloir et de ne pas vouloir, d’agir et de ne pas agir. Or, le pouvoir n’appartient pas à l’homme. Car saint Paul dit (Rom., 9, 16) : Il ne vous appartient ni de vouloir, ni de courir. Donc l’homme n’a pas le libre arbitre.

Réponse à l’objection N°2 : Cette parole de l’Apôtre ne signifie pas que l’homme ne veuille pas et qu’il ne coure pas par l’effet de son libre arbitre, mais que le libre arbitre seul ne suffit pas pour produire ces actes, s’il n’est mû et aidé par Dieu.

 

Objection N°3. L’être libre est celui qui s’appartient et qui est cause de ses déterminations, comme le dit Aristote (Met., liv. 1, chap. 2). Ce qui est mû par un autre n’est donc pas libre. Or, Dieu meut la volonté. Car il est dit (Prov., 21, 1) : Le cœur du roi est dans la main de Dieu et il le tourne comme il veut. Et saint Paul ajoute (Phil., 2, 13) : C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. Donc l’homme n’a pas de libre arbitre.

Réponse à l’objection N°3 : Le libre arbitre est cause de son mouvement, parce que c’est par lui que l’homme se meut pour agir. Cependant il n’est pas essentiel à la liberté que l’être libre soit sa propre cause, comme il n’est pas nécessaire pour qu’une chose soit cause d’une autre, qu’elle soit sa cause première. Ainsi Dieu est la cause première qui meut toutes les causes naturelles et volontaires. Et comme en mettant en mouvement les causes naturelles il n’empêche pas que leurs actes ne soient naturels, de même en agissant sur les causes volontaires il n’empêche pas leurs actions d’être volontaires, mais il leur donne plutôt ce caractère, car il agit en chaque être d’une manière conforme à ce qui lui est propre (C’est ce qui concilie la liberté de l’homme avec tous les attributs de Dieu.).

 

Objection N°4. Quiconque a le libre arbitre est maître de ses actes. Or, l’homme n’est pas maître de ses actes. Car, comme le dit Jérémie (Jér., 10, 23) : Ce n’est pas à l’homme à choisir sa voie, et ce n’est pas à lui à diriger ses pas. Donc l’homme n’a pas de libre arbitre.

Réponse à l’objection N°4 : Quand on dit que l’homme n’est pas maître de choisir la voie dans laquelle il marche, cela signifie qu’il n’est pas libre de mettre à exécution ce qu’il choisit, parce qu’il peut trouver des obstacles à ses désirs, malgré sa volonté. Mais nous sommes maîtres de fixer nos choix, en supposant toutefois que Dieu vienne à notre secours.

 

Objection N°5. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 5) : Suivant ce qu’est un être, telle lui paraît sa fin. Or, il n’est pas en notre pouvoir d’être de telle ou telle manière, mais c’est à la nature que nous devons ce que nous sommes. Il nous est donc naturel de suivre une fin, et par conséquent ce n’est pas le fait du libre arbitre.

Réponse à l’objection N°5 : Il y a dans l’homme deux sortes de qualité, l’une naturelle et l’autre acquise. La qualité naturelle peut se rapporter soit à la partie intellectuelle de l’âme, soit au corps et aux vertus qui lui sont annexées. De ce que l’homme jouit du côté de l’intellect d’une certaine qualité naturelle il s’en suit qu’il appète naturellement sa fin dernière, c’est-à-dire la béatitude. Cet appétit est naturel et il n’est pas conséquemment soumis au libre arbitre, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2). Du côté du corps et des puissances qui s’y rattachent, un homme peut aussi avoir certaine qualité naturelle, jouir ainsi de telle ou de telle complexion, de telle ou telle disposition d’après l’impulsion des causes matérielles qui ne peuvent affecter la partie intellectuelle parce qu’elle n’est pas un acte du corps. Ainsi l’homme s’attache à telle ou telle fin suivant ce qu’il est d’après ses qualités corporelles, parce que ce sont ses dispositions qui le portent à choisir une chose et à repousser l’autre. Mais ces penchants sont soumis au jugement de la raison qui a tout pouvoir sur l’appétit inférieur, comme nous l’avons dit (quest. 71, art. 3). C’est ce qui fait qu’ils ne sont point un obstacle au libre arbitre. Les qualités acquises sont les habitudes et les passions qui portent quelqu’un vers une chose plutôt que vers une autre. Ces inclinations sont cependant soumises aussi au jugement de la raison. Elle les domine dans le sens qu’il est en notre pouvoir de les acquérir, soit en les produisant nous-mêmes, soit en nous disposant à les recevoir, et qu’il ne dépend que de nous de les repousser. Il n’y a donc là rien qui répugne à la liberté.

 

Mais c’est le contraire. Car il est dit dans l’Ecclésiaste (15, 14) : Dieu a établi l’homme dès le commencement et l’a placé dans la main de son conseil, c’est-à-dire, explique la glose, dans son libre arbitre.

 

Conclusion Puisque l’homme est raisonnable il a nécessairement le libre arbitre.

II faut répondre que l’homme a le libre arbitre, parce qu’autrement les conseils, les exhortations, les préceptes, les défenses, les récompenses et les peines seraient inutiles. Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il faut remarquer qu’il y a des êtres qui agissent sans jugement, c’est ainsi que la pierre se précipite en bas. Il en est de même de tous les êtres sans connaissance. Il y en a qui agissent avec jugement, mais non avec liberté ; tels sont les animaux. Car la brebis qui voit le loup juge qu’elle doit le fuir, mais ce jugement est purement instinctif ou naturel, il n’est pas libre, parce qu’elle ne juge pas d’après la comparaison des objets, et il en est ainsi du jugement de toutes les bêtes brutes. Mais l’homme agit avec jugement parce que c’est d’après sa connaissance qu’il juge qu’il doit fuir ou rechercher une chose. Et comme son jugement n’est pas instinctif quand il s’agit de faire quelque action particulière, mais qu’il résulte du travail logique de la raison, il s’ensuit qu’il agit avec liberté et qu’il peut se décider entre des objets opposés. Car à l’égard des choses contingentes la raison peut choisir entre les contraires (C’est ce qui prouve que s’il y a des motifs déterminants, il n’y a pas de motifs nécessitants. Cette objection, sur laquelle les philosophes ont tant appuyé, est par là même détruite.), comme on le voit dans les syllogismes dialectiques et dans l’art de la persuasion que la rhétorique enseigne. Or, les actions particulières sont des choses contingentes, et c’est pour cela que la raison peut porter sur elles des jugements divers et qu’elle n’est pas par conséquent nécessitée à se prononcer d’une manière déterminée. Donc par cela seul que l’homme est raisonnable il est nécessaire qu’il soit libre.

 

Article 2 : Le libre arbitre est-il une puissance ?

 

          Objection N°1. Il semble que le libre arbitre n’est pas une puissance. Car le libre arbitre n’est rien autre chose que le libre jugement. Or, le jugement n’est pas une puissance, mais un acte. Donc le libre arbitre n’est pas une puissance.

Réponse à l’objection N°1 : On a coutume de désigner la puissance par le nom de l’acte. C’est ainsi que par l’acte du jugement libre on désigne la puissance qui en est le principe. Autrement si le libre arbitre ne désignait que l’acte il ne serait pas immanent dans l’homme.

 

Objection N°2. On dit que le libre arbitre est une faculté delà volonté et de la raison. Or, une faculté (n voit que saint Thomas ne prenait pas ce mot dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui ; c’est pourquoi nous ne l’avons employé que rarement dans cette traduction.) désigne la facilité d’action d’une puissance, et cette facilité est l’effet de l’habitude. Donc le libre arbitre est une habitude. Aussi saint Bernard dit (De Grat. et lib. arb., chap. 2) que le libre arbitre est une habitude de l’esprit qui est libre de lui-même. Ce n’est donc pas une puissance.

Réponse à l’objection N°2 : Le mot faculté désigne quelquefois une puissance très apte à faire une chose. C’est dans ce sens qu’il entre dans la définition du libre arbitre. Quant à saint Bernard il entend par habitude non ce qui se distingue par opposition à la puissance, mais la manière habituelle dont un homme fait un acte. Ce qui comprend tout à la fois la puissance et l’habitude. Car par la puissance l’homme peut agir et par l’habitude il est apte à agir bien ou mal.

 

Objection N°3. Il n’y a pas de puissance naturelle que le péché détruise. Or, le libre arbitre est détruit par le péché, car saint Augustin dit (Ench., chap. 30) que l’homme en faisant mauvais usage de son libre arbitre se perd et perd son libre arbitre lui-même. Donc le libre arbitre n’est pas une puissance.

Réponse à l’objection N°3 : On dit que l’homme en péchant perd son libre arbitre non par rapport à la liberté naturelle qui est à l’abri de la contrainte, mais par rapport à la liberté qui est exempte de faute et de misère. Nous en parlerons lorsque nous traiterons de la morale dans la seconde partie de cet ouvrage.

 

Mais c’est le contraire. En effet il semble que le sujet d’une habitude ne saurait être qu’une puissance. Or, le libre arbitre est le sujet de la grâce dont le secours nous aide à faire le bien. Donc c’est une puissance.

 

Conclusion Puisque le libre arbitre est ce qui permet aux hommes de choisir indifféremment entre le bien et le mal, il est impossible que ce soit une habitude ou une puissance jointe à une habitude, il faut nécessairement que ce soit une puissance naturelle de l’âme.

Il faut répondre que quoique le libre arbitre désigne un certain acte dans le sens propre du mot, cependant, suivant l’acception générale, nous donnons le nom de libre arbitre au principe même de cet acte, c’est-à-dire au principe qui fait que l’homme juge librement. Or, en nous tout principe d’un acte est une puissance et une habitude. Ainsi nous disons que nous connaissons une chose par la science et par la puissance intellectuelle. Il faut donc que le libre arbitre soit ou une puissance ou une habitude, ou une puissance jointe à une habitude. Mais il est évident pour deux raisons qu’il n’est ni une habitude, ni une puissance jointe à une habitude. 1° Si c’était une habitude il faudrait que ce fût une habitude naturelle, car il est naturel à l’homme d’avoir le libre arbitre. Or, nous ne pouvons avoir d’habitude naturelle à l’égard des choses qui sont soumises au libre arbitre, parce que nous sommes naturellement portés vers les choses pour lesquelles nous avons une habitude naturelle. C’est ainsi que nous sommes portés à donner notre assentiment aux premiers principes. Mais ces sortes de choses ne sont pas du domaine du libre arbitre, comme nous l’avons dit en parlant du désir de la béatitude (quest. 82, art. 1 et 2). Il est donc contraire à l’essence même du libre arbitre d’être une habitude naturelle. Il est aussi opposé à sa nature d’être une habitude acquise, par conséquent ce n’est une habitude dans aucun sens. 2° La seconde raison c’est qu’on appelle habitudes l’usage que nous faisons de nos passions et de nos actions bonnes ou mauvaises, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 5). Ainsi la tempérance est le bon usage que nous faisons de la concupiscence et l’intempérance en est l’usage désordonné. De même par la science nous réglons bien l’acte de notre intellect dans la connaissance qu’il a du vrai, et par l’ignorance nous le réglons mal. Le libre arbitre au contraire est indifférent au bien ou au mal. Il est donc impossible qu’il soit une habitude ; par conséquent il ne peut être qu’une puissance.

 

Article 3 : Le libre arbitre est-il une puissance appétitive ?

 

          Objection N°1. Il semble que le libre arbitre ne soit pas une puissance appétitive, mais cognitive. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 2, chap. 27) que le libre arbitre accompagne immédiatement la raison. Or, la raison est une puissance cognitive. Donc le libre arbitre aussi.

 

Objection N°2. On dit libre arbitre comme on dit libre jugement. Or, le jugement est l’acte d’une puissance cognitive. Donc le libre arbitre est une puissance semblable.

 

Objection N°3. Le choix ou l’élection appartient principalement au libre arbitre. Or, l’élection semble appartenir à la connaissance parce que l’élection implique la comparaison d’une chose avec une autre, ce qui est le propre de la vertu cognitive. Donc le libre arbitre est une puissance cognitive.

 

Mais c’est le contraire. Car Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 2) que l’élection est le désir de ce qui est en nous. Or, le désir est l’acte de la vertu appétitive. Donc l’élection aussi. Et comme le libre arbitre est la puissance qui nous fait choisir, il s’ensuit que c’est une faculté appétitive.

 

Conclusion L’acte propre du libre arbitre étant l’élection, et l’élection étant principalement l’acte de la vertu appétitive, il faut que le libre arbitre soit une puissance appétitive.

Il faut répondre que le propre du libre arbitre est l’élection. Car le libre arbitre comme nous l’entendons consiste à recevoir une chose après en avoir rejeté une autre, c’est-à-dire à choisir. C’est pour ce motif qu’il faut considérer la nature du libre arbitre d’après l’élection. Or, l’élection participe tout à la fois de la vertu cognitive et de la vertu appétitive. A la vertu cognitive se rattache le conseil par lequel on juge quelle est la chose que l’on doit préférer à l’autre. C’est ensuite à la faculté appétitive à agréer ce que le conseil a considéré comme méritant la préférence. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 2, qu’il est douteux si l’élection appartient plus particulièrement à la puissance appétitive qu’à la puissance cognitive ; car à son sens l’élection est ou l’intellect appétitif, ou l’appétit intelligentiel. Mais il est plus porté à croire que c’est un appétit intelligentiel, parce qu’il l’appelle un désir inspiré par le conseil (Eth., liv. 3, chap. 3). La raison en est que l’objet propre de toute élection ce sont les moyens, et les moyens sont cette espèce de bien qu’on appelle l’utile. L’utile étant d’ailleurs l’objet de l’appétit, il s’ensuit que l’élection est principalement l’acte de la faculté appétitive et que par conséquent le libre arbitre est une puissance appétitive.

Réponse à l’objection N°1 : Les puissances appétitives et les puissances perceptives sont concomitantes. C’est dans ce sens que saint Jean Damascène dit que le libre arbitre accompagne immédiatement la raison.

Réponse à l’objection N°2 : Le jugement est en quelque sorte la conclusion et la détermination du conseil. Or, ce qui détermine le conseil c’est en premier lieu l’autorité de la raison et en second lieu l’acceptation de l’appétit. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3) que le jugement étant le résultat de la délibération, notre désir est l’effet de la réflexion. C’est dans ce sens que l’élection elle-même est appelée une sorte de jugement auquel le libre arbitre emprunte son nom.

Réponse à l’objection N°3 : Cette comparaison que l’élection suppose se rapporte au conseil antérieur qui est l’effet de la raison. Car l’appétit, quoiqu’il ne compare pas, est cependant mû par la faculté cognitive à laquelle il appartient de comparer, et pour ce motif il paraît établir une comparaison entre les objets quand il préfère l’un à l’autre.

 

Article 4 : Le libre arbitre est-il une puissance différente de la volonté ?

 

          Objection N°1. Il semble que le libre arbitre soit une autre puissance que la volonté. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 2, chap. 22) que le mot θέλησις ; et le mot βούλεσις indiquent des choses différentes. Or, le premier de ces mots désigne la volonté et le second le libre arbitre. Car on appelle βούλεσις la volonté qui s’attache à une chose après l’avoir comparée à une autre. Il semble donc que le libre arbitre soit une puissance différente de la volonté.

Réponse à l’objection N°1 : On distingue le mot βούλεσις du mot θέλησις, non parce qu’ils expriment des puissances diverses, mais des actes différents.

 

Objection N°2. Les puissances se connaissent par les actes. Or, l’élection qui est l’acte du libre arbitre est autre que la volonté, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 2) : car la volonté a la fin pour objet et l’élection les moyens qui mènent à la fin. Donc le libre arbitre est une puissance différente de la volonté.

Réponse à l’objection N°2 : L’élection et la volonté ou le vouloir sont des actes divers, mais ils appartiennent à une seule et même puissance, comme l’intelligence et le raisonnement, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. La volonté est l’appétit intelligentiel. Or, il y a dans l’intellect deux puissances, l’intellect agent et l’intellect possible. Il doit donc y avoir aussi dans l’appétit intelligentiel une puissance indépendamment de la volonté, et cette seconde puissance ne peut être que le libre arbitre. Donc le libre arbitre est une autre puissance que la volonté.

Réponse à l’objection N°3 : L’intellect se rapporte à la volonté comme son moteur ; c’est pour ce motif qu’il n’est pas nécessaire de distinguer dans la volonté l’agent et le possible.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 14) que le libre arbitre n’est rien autre chose que la volonté.

 

Conclusion Comme la raison et l’intellect ne forment pas deux puissances, mais une seule, il en est de même de la volonté et du libre arbitre.

Il faut répondre que les puissances appétitives doivent être proportionnées aux puissances perceptives, comme nous l’avons dit (quest. 64, art. 2, et quest. 80, art. 2). Ainsi ce que l’intellect et la raison sont par rapport à la perception intellectuelle, la volonté et le libre arbitre qui n’est qu’une puissance élective le sont à l’égard de l’appétit intelligentiel. Pour s’en convaincre il suffit d’examiner le rapport de leurs objets et de leurs actes. En effet l’intelligence implique la perception pure et simple d’une chose. Ainsi on dit, à proprement parler, qu’on comprend les principes qui se connaissent par eux-mêmes sans qu’on ait besoin de les comparer à d’autres idées. Le raisonnement consiste au contraire à partir d’une chose pour arriver à la connaissance d’une autre. Ainsi l’objet propre du raisonnement ce sont les conséquences qu’on déduit des principes. De même par rapport à l’appétit la volonté implique le pur et simple désir d’une chose. Par conséquent elle a pour objet la fin qu’on recherche pour elle-même. Mais choisir c’est désirer une chose pour arriver à une autre. Aussi l’élection a pour objet les moyens qui mènent à la fin. Et comme dans l’ordre de nos connaissances le principe se rapporte à la conséquence à laquelle nous adhérons à cause de lui de même dans l’ordre de nos désirs la fin se rapporte aux moyens que nous recherchons à cause d’elle. D’où il est évident que ce que l’intellect est à la raison, la volonté l’est à la puissance élective ou au libre arbitre. Or, nous avons montré (quest. 79, art. 8) que l’intelligence et le raisonnement appartiennent à la même puissance, comme le repos et le mouvement à la même force. Donc c’est aussi la même puissance qui veut et qui choisit, et par conséquent la volonté et le libre arbitre ne forment pas deux puissances, mais une seule.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.